mardi 29 avril 2025

Une source insoupçonnée au poème "Sensation" ? Et une cascade de liens pour les trois poèmes envoyés à Banville !

Il y a plusieurs approches possibles pour identifier les sources des poésies en vers de Rimbaud. On peut identifier les emprunts, parfois d'un vers ou d'un hémistiche, parfois d'un mot rare, parfois d'une partie d'hémistiche ou de vers. On peut identifier une nette reprise d'une manière d'un autre poète. On peut identifier une similitude troublante dans le phrasé ou au plan grammatical. On peut identifier la reprise de rimes. La poésie en vers offre un avantage sur la poésie en prose : elle superpose aux ressemblances entre les phrases du modèle et de l'imitateur le cadre du vers qui affermit l'évidence de l'emprunt, qui rend aussi l'écho plus élaboré, plus saillant. On peut identifier aussi des strophes plus caractérisées ou bien l'emploi d'une mesure : alexandrin, octosyllabe, pentasyllabe, tend à conforter certaines comparaisons avec des poètes antérieurs.
Parmi les poèmes des débuts d'Arthur Rimbaud, "Sensation" occupe une place exceptionnelle. Le morceau est très court, seulement deux quatrains, mais il a une identité transcendantale et éclipse les autres poèmes que Rimbaud composait au même moment : "Credo in unam", "Ophélie", "A la Musique", ou bien "Bal des pendus" et "Les Etrennes des orphelins".
La force du poème "Sensation" est pour partie liée à son emploi du futur simple de l'indicatif :
Par les beaux soirs d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds :
Je laisserai le vent baigner ma tête nue....
 
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien....
Mais un amour immense entrera dans mon âme :
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme !
 A cause de ce futur simple de l'indicatif, ces deux quatrains sont volontiers comparés à l'un des plus célèbres poèmes des Contemplations de Victor Hugo, "Demain, dès l'aube,..." :
Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
 
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
 
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Il y a sept verbes au futur simple de l'indicatif dans les huit alexandrins de Rimbaud, huit dans les douze de Victor Hugo. Une seule fois dans chaque poème, le verbe à l'indicatif futur simple est à la troisième personne du singulier : "entrera" contre "sera".
La forme "irai" a deux occurrences dans les deux poèmes. Dans celui de Victor Hugo, elle forme une anaphore interne entre les hémistiches du vers 3, mais la structure du poème de Victor Hugo va de la forme "partirai" à l'occurrence "arriverai", et la répétition d'insistance "irai" est proche du départ. Dans "Sensation", la forme "irai" remplace le cadre "partirai"/"arriverai" en éliminant l'idée de destination au profit d'une propension à découvrir l'infini : "j'irai dans les sentiers", "j'irai loin". Dans le vers 3 de "Demain dès l'aube", nous avons des compléments essentiels de lieu lancés par la préposition "par", ce qu'on retrouve chez Rimbaud, mais avec une altération métaphorique du recours à la préposition : "Par les beaux soirs d'été, j'irai..." "Et j'irai loin... Par la Nature..."
On peut comprendre le poème de Rimbaud comme une inversion psychologique de la performance hugolienne : Hugo envisage un point d'arrivée et son voyage est funèbre avec un refus de l'extérieur, alors que le voyage de Rimbaud vers l'infini est heureux avec une réception d'une idée d'amour qui pénètre son âme. Les chutes des deux poèmes ont un écho sur le principe du contraste. Hugo rejoint le lieu où gît le corps mort de sa fille, ce qui apaiserait le sentiment de manque, tandis que Rimbaud imagine la Nature comme compensation au manque de la compagne amoureuse.
Si je reviens à la la liaison entre la forme conjuguée "irai" et des compléments essentiels de lieu, on peut aussi noter l'idée commune de cheminer dans la Nature :  "j'irai dans les sentiers" contre "J'irai par la forêt, j'irai par la montagne." Rimbaud a aussi son propre alexandrin qui crée une balance mélodique de deux propositions brèves se répondant au futur de l'indicatif. Au vers 3 toujours de "Demain, dès l'aube..." : "J'irai par la forêt, j'irai par la montagne[,]" fait écho le vers 5 de "Sensation" : "Je ne parlerai pas, je ne penserai rien..." Et ce vers 5, le premier du second quatrain, développe des idées qui font écho et au premier vers du second quatrain de "Demain, dès l'aube..." et au premier vers du troisième et dernier quatrain :
 
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
[...]
 
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
[...]
 Pour toutes ces raisons, il est probable que "Demain, dès l'aube,..." soit une source d'inspiration au poème en deux quatrains de Rimbaud, et j'y ajoute une petite suggestion. Le premier vers du poème des Contemplations cale à la césure l'expression "heure" avec suspens plus précisément d'une amorce en deux syllabes d'un complément de temps : "à l'heure..." Le dernier vers du "huitain" rimbaldien cale à la césure l'adjectif dissyllabique "heureux" qui phonétiquement et orthographiquement ressemble à "heure".
Toutefois, Rimbaud n'a pas repris les modulations du type trimètres des vers suivants, avec rejet de "fixés" et "courbé" :
 
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,

Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
 
Et cela est normal,  puisque les effets de sens exprimant la dépression et la position voûtée du sombre Hugo ne pouvaient être exploités dans le cadre psychologiquement inversé que suppose la création rimbaldienne.
Mais Rimbaud ne fait pas qu'inverser le poème de Victor Hugo. Ou plus précisément, Rimbaud n'inverse pas le poème hugolien pour le plaisir de l'inversion. Il avait déjà des idées sur ce qu'il voulait écrire avant d'exploiter ainsi le poème hugolien. Rimbaud avait d'autres sources d'inspiration.
Le poème "Par les beaux soirs d'été..." est étroitement lié à la genèse du poème "Credo in unam", puisque les deux poèmes sont des créations récentes réunies dans la lettre à Banville du 24 mai 1870. 
Le cliché qui attaque le poème en deux quatrains : "Par les beaux soirs d'été..." a son équivalent dans "Credo in unam" :
 
Par la lune d'été vaguement éclairée,
Debout, nue, et rêvant dans sa pâleur dorée
Que tache le flot lourd de ses longs cheveux bleus,
Dans la clairière sombre où la mousse s'étoile,
La Dryade regarde au ciel mystérieux....
- La blanche Séléné laisse flotter son voile,
Craintive, sur les pieds du bel Endymion,
Et lui jette un baiser dans un pâle rayon...
[...]
 Nous avons une correspondance entre deux hémistiches qui sont des clichés : "Par les beaux soirs d'été" contre "Par la lune d'été..." On peut remarquer que éclairée" fonde sa rime sur un écho vocalique commun au mot "sentiers". Mais j'ai allongé ma citation, "clairière" n'est peut-être pas un équivalent très strict pour "sentiers", mais vous avez l'adjectif féminin "nue" et le participe présent "rêvant" qui font écho à un mot à la rime du poème finalement intitulé "Sensation" et au substantif "Rêveur". On peut également apprécier l'écho entre les tournures factitives : "Je laisserai le vent baigner ma tête nue" et "- La blanche Séléné laisse flotter son voile". Notez que "flotter son voile" entre en résonance avec des vers du poème "Ophélie" ce que confortent la rime "étoile"/"voile", la "pâleur", le participe présent "rêvant", le flot de la chevelure et la mention à la rime du "ciel mystérieux" à rapprocher du "chant mystérieux" qui "tombe des astres d'or". Enfin, il y a le "bel Endymion" à la rime. L'origine de ce recours rimbaldien semble la toute fin du poème "La Mort de Socrate" de Lamartine, où "Endymion" rime avec "rayon", dans l'ordre inverse, mais avec la même image de la Lune qui caresse son amoureux mythologique :
 
On eût dit que Vénus d'un deuil divin suivie
Venait pleurer encor sur son amant sans vie !
Que la triste Phœbé de son pâle rayon
Caressait, dans la nuit, le sein d'Endymion !
Je n'ai pas souvenir de l'emploi de ce nom à la rime chez Banville, ni même chez Hugo, peut-être chez Leconte de Lisle si je ne me fais pas un faux souvenir. Nous avons une rime élargie : "pâle rayon"/"Endymion" et une similaire idée de caresse érotique. Et Lamartine mentionne Vénus qui est précisément la Déesse célébrée par Rimbaud dans "Credo in unam".
Gardez à l'esprit ce rapprochement lamartinien, pendant que je continue mes remarques.
L'hémistiche "Par les beaux soirs d'été" est un cliché, mais un cliché qui varie de forme : "Par un beau soir d'été," "Par ce beau soir d'été,", etc. On sait que l'hémistiche tel quel a été employé par François Coppée au début d'un poème du Reliquaire, et comme Rimbaud emprunte beaucoup aux vers de Coppée en 1870 le lien s'impose de lui-même. Il s'agit d'un second hémistiche d'alexandrin du poème "Vers le passé" :
 
Longuement poursuivi par le spleen détesté,
Quand je vais dans les champs, par les beaux soirs d'été,
[...]
 Il va de soi que nous pouvons comparer du coup l'expression "j'irai dans les sentiers" à "je vais dans les champs". Rimbaud a bien sûr évité l'expression incongrue "par les sentiers", surtout après son attaque : "Par les beaux soirs d'été", s'éloignant de la ressemblance avec Hugo : "J'irai par la forêt, j'irai par la montagne", mais sa préposition "dans" entre en résonance avec cet autre modèle ayant inspiré visiblement la création de son poème.
Là encore, Rimbaud n'a pas repris le traitement du trimètre courbé à la césure :
 
Je ris de voir, le long des bois, les fiancés
[...]
 Rimbaud a peut-être repris l'adjectif "heureux" à une rime du poème de Coppée, dont il s'est ingénié à inverser le propos.
 
Car je dédaigne enfin les baisers puérils
Et la foi des seize ans, fleur brève des avrils,
            Ephémère duvet des pêches,
Qui fait qu'on se contente et qu'on est trop heureux,
Si la femme qu'on aime a les bras amoureux,
             L'âme neuve et les lèvres fraîches.
 Rimbaud a très bien pu reprendre cette mention "heureux" et en même temps l'idée d'un autre mot à la rime dans ce sizain avec l'adjectif "fraîches" :
 
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds,
[...]
Par la Nature, - heureux comme avec une femme.
 
Rimbaud ne partage sans doute pas le mépris de la sensualité de la jeunesse d'un Coppée, mais tout de même il reprend l'idée de trouver un plaisir supérieur : la Nature sera sa compagne érotique... Pied-de-nez au chaste modèle coppéen. C'est la Nature femme qui communique sa fraîcheur aux pieds du poète et qui le rend "heureux".
Nous pourrions comparer aussi "avenir doré" à la rime dans "Vers le passé" avec "pâleur dorée" dans "Credo in unam", non pas pour parler de source d'inspiration directe, mais parce que nous cernons des indices d'une méditation longue de la part de Rimbaud sur les poèmes dont il s'inspire ce qui suppose un rayonnement de l'influence qui s'étend sur plusieurs poèmes.
Le poème décrit un retour forcé du poète à son "passé riant", ce qui peut être comparé à la structure du poème "Demain dès l'aube" de "je partirai" à "j'arriverai" et du coup à la structure d'expansion du "huitain" rimbaldien : "j'irai"/"j'irai".
Je remarque au passage qu'un vers du sizain cité ci-dessus fait écho au vers 1 de "Roman" : "On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans", poème où Rimbaud reprend précisément un hémistiche à un poème du recueil Intimités du même François Coppée, et j'ajoute que si le motif de la "rédemption" renvoie clairement à la religion chrétienne dans "Credo in unam" il s'agit tout de même d'un mot rare en poésie, et il s'agit précisément du titre du dernier poème du recueil intitulé Le Reliquaire de François Coppée. Le recueil Le Reliquaire a un poème liminaire intitulé "Prologue", puis nous avons une suite de poèmes qui va précisément de la pièce "Vers le passé" à la conclusion "Rédemption".
Rimbaud a voulu donner ses versions bien distinctes de celles de Coppée de la polarisation amoureuse et de la rédemption par l'amour. Rimbaud a aussi tendance dans les poèmes envoyés à Banville à combattre la dépression d'Hugo ("Demain, dès l'aube..."), de Lamartine ("La Mort de Socrate"), de Coppée ("Vers le passé" et "Rédemption"), de Musset ("Rolla"), de Banville lui-même ("L'Exil des dieux"). Du moins dans "Sensation" et "Soleil et Chair", puisque "Ophélie" est tout de même plus mélancolique.
Le vers 6 de "Par les beaux soirs d'été..." : "Mais un amour immense entrera dans mon âme :" est le plus scolaire de cette composition et il a son équivalent dans "Credo in unam" :
 
L'idéal, la pensée invincible, éternelle,
Montera, montera, brûlera sous son front !
[...]
Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers
L'Amour infini dans un infini Sourire !
[...]
 
 Cette équivalence coïncide avec la première césure sur préposition monosyllabique de Rimbaud, avec la préposition "dans", et en remaniant "Par les beaux soirs d'été..." qui prend alors le titre "Sensation" Rimbaud rapporte l'emploi insistant du verbe "monter" :
 
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
[...]
Un nouveau modèle entre dans la danse, puisqu'en modifiant le cliché repris tel quel à Coppée Rimbaud s'inspire cette fois d'Albert Mérat : "Par les soirs bleus d'été..." Mais Mérat n'était pas cité dans la version de mai 1870 envoyée à Banville, il n'est donc pas une source nécessaire à la composition originelle du "huitain" rimbaldien.
En revanche, on sent que les modèles conviés pour "Ophélie" ou "Credo in unam" peuvent aussi concerner "Par les beaux soirs d'été..." Avez-vous remarqué que la citation que j'ai faite toute à l'heure de Credo in unam concernait précisément le passage aux rimes croisées, comme précisément dans "Par les beaux soirs d'été..." et "Ophélie". Certes, le passage aux rimes croisées comme l'a analysé Cornulier dans "Credo in unam" permet de créer un effet autour du dévoilement sexuel d'une dryade, mais cela pourrait se superposer à un moment de création où Rimbaud songeait à "Ophélie" et à "Par les beaux soirs d'été...", comme si nous avions une pièce rapportée au sein de "Credo in unam"...
Je ne vais pas aller plus loin en ce sens, mais je tenais à signaler l'hypothèse.
Le huitain "Par les beaux soirs d'été..." a aussi des rimes particulières. La rime "menue"/"nue" retient l'attention et a son écho dans le sonnet "Le Dormeur du Val" où nous retrouvons la mention de cet adjectif féminin à la rime, avec en prime la reprise du verbe "baigner" pour exprimer là encore des sensations procurées par la Nature :

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort : il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vers où la lumière pleut.
 
[...]
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
 
Il pourrait ne pas être vain de chercher qui avant Rimbaud employait les quatre paires rimiques de "Sensation", il y a peut-être des sources à débusquer.
 On voit qu'il y a une cristallisation de mots, d'images, de rimes qui relie les poèmes entre eux. J'ai aussi indiqué que la séquence "loin, bien loin" se trouvait dans un poème "Thébaïde" de Théophile Gautier où apparaît également la rime "Ophélie"/"folie" et le nom formulé à l'italienne : "Ophélia". Et autour de l'expression "loin, bien loin", qui accessoirement se rencontre aussi dans Emaux et camées, d'autres éléments sont à rapprocher du poème "Sensation" :
 
[...]
Oui, c'est là que j'irais pour respirer ton baume
[...]
De mon cœur dépeuplé je fermerais la porte
[...]
J'effacerais mon nom de ma propre mémoire ;
Et de tous ces mots creux : Amour, Science et Gloire
Qu'aux jours de mon avril mon âme en fleur rêvait,
[...]
 Gautier s'abandonne à la solitude, il explique plus loin que lassé de vivre il ne veut pas mourir, et qu'il ne sait plus ni marcher, ni courir, et il fait allusion à la question du héros de Shakespeare : "Assez, je me suis dit, voilà la question." Décidément, "Par les beaux soirs d'été" s'attaquent aux vers dépressifs de nombre de nos poètes du XIXe siècle. Le conditionnel de Gautier le cède à l'indicatif futur simple déjà si efficace chez Hugo. Et justement, l'interrogation d'Hamlet entraîne le développement sur "Ophélie" avec un poète qui se définit "Pauvre rêveur", "pauvre" étant un terme clef dans "Ophélie" de Rimbaud, tandis que le substantif "rêveur" est en vedette dans "Sensation" :
 
Va, pauvre rêveur, cherche une solution
Claire et satisfaisante à ton sombre problème,
Tandis qu'Ophélia te dit tout haut : Je t'aime ;
Mon beau prince danois marche les bras croisés,
Le front dans la poitrine et les sourcils froncés,
D'un pas lent et pensif arpente le théâtre,
Plus pâle que ne sont ces figures d'albâtre,
Pleurant pour les vivants sur les tombeaux des morts ;
Epuise ta vigueur en stériles efforts,
Et tu n'arriveras comme a fait Ophélie,
Qu'à l'abrutissement ou bien à la folie.
C'est à ce degré-là que je suis arrivé.
Je sens ployer sous moi mon génie énervé ;
Je ne vis plus ; je suis une lampe sans flamme,
Et mon corps est vraiment le cercueil de mon âme.
 
Ne plus penser, ne plus aimer, ne plus haïr,
[...]
 Songez que pour ne pas me disperser je ne vous dis pas tout ce que je remarque, les échos avec des vers de Baudelaire, le fait que dans "Le Dormeur du Val", "Val" fait songer à "vallon" chez Lamartine ou que le vers 5 offre non pas un trimètre mais un effet de courbe à la césure : "bouche ouverte", procédé non repris dans "Par les beaux soirs d'été...", etc. J'essaie de m'en tenir à l'essentiel. Je pourrais citer la suite de "Thébaïde" quand Gautier parle de couper tout désir, et de rester prostré dans son désespoir. Je vous fais tout de même remarquer deux éléments encore dans "Thébaïde". L'emploi de "dépeuplé" n'est-il pas une allusion au plus célèbre des vers de Lamartine ? Cela va de soi puisque "Thébaïde" revendique un ensevelissement dans la solitude, tandis que le vers "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé" figure dans le premier poème des Méditations poétiques intitulé "L'Isolement", et encore une fois gardez cette référence lamartinienne à l'esprit. Et puis, vous avez noté que la marche d'Hamlet ressemble à l'autoportrait que dressera Hugo dans "Demain, dès l'aube..." Il y a même un relatif écho à la rime entre "bras croisés" pour l'un et "mains croisées" pour l'autre.
Vous remarquez le mot "âme" à la rime dans un vers qui est clairement l'inverse de celui de Rimbaud : "Et mon corps est vraiment le cercueil de mon âme" contre : "Mais un amour immense entrera dans mon âme"[.]
Rimbaud n'a pas repris plusieurs autres éléments dans son poème, et notamment ce qui lie "Thébaïde" au postérieur "Demain, dès l'aube...", mais le fait que "Thébaïde" et "Demain, dès l'aube..." soient deux sources à "Par les beaux soirs d'été...", cela donne une puissance de propos au "huitain" rimbaldien qui est vraiment vertigineuse, surtout qu'ici Gautier parle d'une marche théâtrale. Rimbaud ramène à la vie. Sans parler du "Mauvais moine" et d'autres poèmes de Baudelaire qui s'inspirent de "Thébaïde", il faut ajouter que ce poème de Gautier noue un lien étroit entre le couple "Par les beaux soirs d'été..."/"Credo in unam" et "Ophélie". Le poème "Thébaïde" confirme qu'il y a bien une unité de pensée de la part de Rimbaud quand il coince le poème "Ophélie" entre "Par les beaux soirs d'été..." et "Credo in unam". Or, il se trouve que j'ai montré que Rimbaud s'était doublement inspiré du recueil Les Nuits d'hiver d'Henry Murger. Il s'est inspiré de son poème "Ophélia" pour créer "Ophélie" et j'ai signalé la symétrie très forte entre deux quatrains isolés sur une page et le poème "Par les beaux soirs d'été" en fixant l'origine de l'hémistiche "comme un bohémien" qui de fait renvoie à un poème de l'inventeur du cliché de la bohème qu'était Murger. Et tout cela lie Gautier, Murger et Banville entre eux.
Rimbaud a d'ailleurs repris la rime "rien"/"bohémien" au deuxième quatrain du poème en vers de sept syllabes de Murger.
Je n'ai pas mené de recherches pour les autres rimes "menue"/"nue", "sentiers"/"pieds" et "femme"/"âme". En revanche, je reviens au balancement du vers : "Je ne parlerai pas, je ne penserai rien[.]" Je l'ai déjà commenté sous certains aspects, je fais remarquer que sa construction négative coïncide avec le trimètre à la Corneille de "Thébaïde" cité plus haut : "Ne plus penser, ne plus aimer, ne plus haïr," Gautier s'inspirant du trimètre de Suréna avec reprise de l'infinitif "aimer" : "Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir[.]" Notez que Rimbaud reprendrait à la foi l'insistance dans la négation et le premier verbe du trimètre "Ne plus penser" donnant "je ne penserai rien".
Face à autant de références riches dans un aussi petit poème en deux quatrains, il me reste une dernière pièce à exhiber.
J'ai plusieurs fois parlé de Lamartine et si Rimbaud veut se taire, pour ma part, je ne peux manquer de dévoiler un lien entre "Par les beaux soirs d'été..." et le poème "L'Isolement" qui ouvre les Méditations poétiques. Il s'agit d'un poème en quatrains de rimes croisées comme "Sensation". Et à cause de "Thébaïde" de Théophile Gautier, il est obligé que Rimbaud l'ait à l'esprit quand il compose "Sensation".
Vous aurez remarqué le lyrisme chantant particulier de "Sensation". Il est produit par la facile assonance des "é", et à ce propos j'ai toujours été amusé par l'attaque du second vers, "Picoté" étant un participe passé symétriquement confronté à l'infinitif "fouler". Cela m'a toujours frappé, cette symétrie mélodique du vers 2 que ne justifie pas l'analyse grammaticale : "Picoté par les blés, fouler l'herbe menue[.]"
En tout cas, il y a une certaine idée de balancement gracieux et cela se retrouve dans l'attaque du poème "L'Isolement" :
 
Souvent, sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m'assieds ;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.
 
 Je ne peux m'empêcher de comparer le balancement "Picoté par les blés, fouler l'herbe menue" à celui, grammaticalement plus rigoureux, de Lamartine entre le second hémistiches du vers 1 et le premier hémistiche du vers 2 : "à l'ombre du vieux chêne, / Au coucher du soleil," et l'emploi à la rime à la fin du premier quatrain de "à mes pieds" tend à justifier mon intuition, puisque je compare cela au vers : "Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds." Rimbaud guérissant ses modèles de leurs dépressions, ici nous avons l'inversion : "je m'assieds" par rapport aux deux quatrains de Rimbaud. L'expression "sur la montagne" fait écho accessoirement à "par la montagne" chez Victor Hugo, et nous avons aussi malgré l'inversion "je m'assieds" contre "j'irai dans les sentiers" un glissement métaphorique amusant de la part de Lamartine : "je m'assieds" mais "Je promène au hasard mes regards" avec quasi rime interne entre "hasard" et "regards". Lamartine ne décrit pas son mouvement, mais celui de la Nature : "gronde le fleuve aux vagues écumantes", "Il serpente, et s'enfonce", "le lac immobile étend ses eaux dormantes", "l'étoile du soir se lève". Par rapport à "Ophélie", on relève que les "eaux" sont "dormantes" et que c'est au sein du lac que "se lève" "l'étoile du soir". L'emploi du verbe "blanchit" suggère que "L'Isolement" pourrait aussi être une source à "Demain, dès l'aube". Le tournoiement des renvois est infini, ce qui n'est pas peu valorisant pour le prestige éternel de "Sensation" de Rimbaud, véritable OVNI culturel. Dans ce morceau, Lamartine nous dit que le soleil lui importe peu, ce que Rimbaud retourne très clairement dans le poème "Credo in unam"  dont le titre va évoluer en "Soleil et Chair" scellant l'union en idée des notions du soleil et de Vénus... Et c'est précisément dans ce moment où Lamartine méprise le soleil qu'il offre une série de phrases négatives qu'on peut confronter naturellement au vers 5 de "Sensation" : "Je n parlerai pas, je ne penserai rien..."
 
[...]
Qu'importe le soleil ? je n'attends rien des jours.
 
Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts ;
Je ne désire rien de tout ce qu'il éclaire,
Je ne demande rien à l'immense univers.
 Lamartine envisage alors son rêve, mais en le marquant du sceau de l'hypothèse. Rimbaud lui se tait mais laisse entrer en lui un amour immense, adjectif "immense" qui fait écho ici à "immense univers", nom univers déployé dans l'extrait de "Soleil et chair" que nous avons rapproché du vers 6 de "Par les beaux soirs d'été..."
Et le choix final "Montera" s'oppose à la mise en relief en tête de vers de "Monte", verbe dont le sujet est "le char vaporeux de la reine des ombres" dans "L'Isolement". Et tout ce que j'ai indiqué comme sources dans l'article ici déroulé donne une sacrée portée de sens au vers final de Rimbaud : "Par la Nature, - heureux comme avec une femme."
C'est même magistral !

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