lundi 28 mars 2022

Les trois "Vies"

Avec le précédent article, je plaidais une lecture de "Vies" comme un seul poème en trois volets. Je refusais fermement l'idée de lire séparément les trois textes.
Dans le commentaire qu'il a consacré au poème dans son livre Eclats de la violence, Pierre Brunel vient quelque peu sur ce terrain, mais on appréciera la différence :

"Vies", ces trois textes semblent avoir été conçus au point de départ comme un ensemble. Aussi est-il possible, souhaitable même de les considérer comme unis. André Guyaux, qui complète son analyse de chacun d'entre eux par une synthèse (éd. crit., p. 93-94), découvre qu' "ils se ressemblent plus qu'ils ne se complètent". Ceci peut être nuancé : car, si l'on prend l'ensemble de la série, on va bien d'une vie antérieure doublement inspirée de la conception hindoue (début de "Vies" I) à une vie "d'outre-tombe" (fin de "Vies" III) qui ne sera sans doute qu'un néant, - pour l'individu, mais pas nécessairement pour son œuvre.
Je laisse de côté l'idée finale de cette citation qui peut avoir un certain caractère d'imprudence tant qu'on n'a pas étudié les enjeux du discours poétique tenu. C'est un peu facile de dire que le poète se reconnaît un "néant" ("Qu'est mon néant [...] ?") tandis que les lecteurs apprécient les poèmes par-delà sa mort. Mais Brunel a un argument phare que forcément nous partageons, le glissement d'une vie antérieure à une projection dans un avenir qui ne brille pas par le sentiment d'ouverture. On remarque, mais sans que nous ne bénéficions d'explications, que Guyaux considère que les poèmes se ressemblent mais ne se complètent pas. Je n'ai jamais lu cette édition critique, car ce n'est pas un ouvrage fort disponible dans les bibliothèques. Ou alors ça m'a échappé. Brunel n'ose pas trop contester, il préfère nuancer l'affirmation. Moi, j'affirme que les trois textes se complètent d'autant plus nécessairement qu'ils ne forment qu'un seul poème, et nous allons avoir l'occasion d'en reparler dans cet article et le suivant.
Dans un prochain article, je parlerai de la référence à Chateaubriand dans "Vies". L'année passée, sur son site internet, Alain Bardel a publié une note de lecture qui signalait que Brunel avait envisagé le lien de "Vies" à la partie conclusive des Mémoires d'outre-tombe. Je n'ai encore jamais lu en intégralité les Mémoires d'outre-tombe, même si je les possède en quatre volumes. Mais j'avais depuis longtemps annoncé sur ce blog que la solution de "Vies" devait être liée aux Mémoires d'outre-tombe et j'avais publié depuis longtemps encore que le titre "Vies" avec les mots de la fin "d'outre-tombe" étaient plus que limpidement un jeu de mots avec le titre Mémoires d'outre-tombe. Du coup, j'étais impressionné par le fait de m'être fait brûler la politesse. Je me suis procuré un volume d'anthologie des Mémoires d'outre-tombe, même si j'ai quelque part dans mes cartons le quatrième et dernier tome d'une édition en Livre de poche. Je ne savais même pas que ça se terminait par une sorte de grande "conclusion". Il me manquait l'ouvrage de Brunel, parce que je ne savais pas trop ce qui était du fait de Bardel et ce qui était du fait de Brunel dans les rapprochements. J'ai remédié à ce problème, j'ai un exemplaire personnel neuf du volume Eclats de la violence de Brunel, ouvrage que j'avais déjà lu abondamment dans le passé et où je n'avais pas remarqué une telle mise en avant de Chateaubriand dans le cas de "Vies".
On va procéder par des mises au point successives. On a compris que je veux montrer, comme je l'ai déjà fait l'année passée à la suite de la mise en ligne d'Alain Bardel, que tout le poème "Vies" réécrit la "Conclusion" des Mémoires d'outre-tombe, la lecture de Bardel étant plus fournie que celle de Brunel mais pas assez étendue.
Ma lecture du travail même de Brunel permet trois conclusions importantes. D'abord, Brunel étudie les trois volets de "Vies" séparément, démarche que je compte récuser. Ensuite, il ne mobilise la référence aux Mémoires d'outre-tombe que pour le seul troisième volet. Nous sommes bien dans une démarche cloisonnée, où il y a une lecture de "Vies" I, une autre de "Vies" et une dernière de "Vies" III. Brunel ne cite jamais Chateaubriand dans le cas de "Vies" I et "Vies" II et cela est particulièrement significatif dans le cas du "gentilhomme" de "Vies" II. Brunel rappelle une contradiction soulevée par Antoine Adam en 1972 : Rimbaud est un roturier et n'a pas de raison de se faire un portrait en gentilhomme. Pour y répondre, Brunel passe par une théorie du masque qui pose le problème de la pétition de principe pour nous fournir une lecture sans énigme. Rimbaud prendrait le masque du gentilhomme Don Quichotte. Au lieu de la référence à l'écrit autobiographique de Chateaubriand, nous avons un renvoi au roman de Cervantès, mais une sorte de renvoi qui ne s'impose pas, qui ne vaut pas plus qu'un autre. Enfin, Brunel, même au seul plan du troisième volet de "Vies" n'a pas réellement cerné l'importance cruciale de la référence à Chateaubriand, même si la citation suivante pourrait donner l'impression éclatante de l'inverse :
[...] Mais il faut aussi noter l'emprunt volontaire, comme plus haut pour Balzac, aux Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand. L'avant-dernier chapitre (XLII, 17) pourrait être, consciemment ou inconsciemment, un modèle pour Rimbaud à l'heure des bilans, comme c'était le cas dans l' "Adieu" d'Une saison en enfer et comme c'est le cas ici. Le titre en était "Récapitulation de ma vie". Et Chateaubriand écrivait : "Au bout de la vie est un âge amer : rien ne plaît, parce qu'on n'est digne de rien." Chateaubriand récapitulait ses "trois carrières", comme Rimbaud "Vies" I, II et III.
Ces lignes sont particulièrement décisives et brillantes, mais elles ne figurent pas du tout dans le commentaire suivi de "Vies III", elles ne figurent que dans une note de commentaire à propos de la mention "d'outre-tombe" ! Pour rappel, dans son édition critique et comparatiste des Illuminations, Brunel commence par citer le poème ou ici extrait de poème I, II ou III, qu'il va commenter, puis il fournit un ensemble de notes autour de mots du poème rappelés en gras, et enfin il offre un "commentaire" et un prolongement comparatiste. Le commentaire fouillé autour de Chateaubriand n'est véritablement présent que dans une note. Le commentaire s'intitule bien "Récapitulation d'une vie", reprise sensible du titre de Chateaubriand, mais Brunel ne va jamais le mentionner dans son commentaire, sauf quand inévitablement il va parler de la phrase finale. Et ce rapprochement n'est même pas mis spécialement en valeur, puisque s'il ouvre le dernier paragraphe de la section de commentaire, il s'éclipse au profit du commentaire de la clausule : "et pas de commissions" :
   La dernière phrase a alors la fonction d'épilogue à la fin de cette évocation des "Vies", comme le fameux épilogue de Chateaubriand à la fin des Mémoires d'outre-tombe. La reprise du terme ("je suis réellement d'outre-tombe") est aussi volontaire et aussi chargée de signification que "la comédie humaine" dans la deuxième phrase. [...]
Il nous est assuré que c'est important, mais on n'en parlera pas. Bardel mettra d'autres éléments en place, mais j'en parlerai dans le prochain article sur "Vies". Je préfère poser petit à petit les choses et que mes lecteurs cernent bien tous les contours de la question, tout ce qui se joue avec cette soudaine évolution de la lecture du poème "Vies" mis en résonance avec la fin des Mémoires d'outre-tombe. Et j'insiste bien sur le fait que, pour l'instant, on voit bien que la lecture de Brunel a soulevé un lièvre, mais qu'il n'en a rien fait. On ne pourra pas dire que tout ce qui va suivre comme développements autour de la référence de Chateaubriand allait déjà de soi après la lecture de son analyse de 2004.
N'oublions pas que "Vies" offre un cas singulier dans l'étude critique des poèmes en prose des Illuminations. Considérant qu'il a affaire à trois poèmes distincts, Brunel a placé en tête de ses trois études une petite introduction d'ensemble. Chateaubriand n'est pas cité une seule fois dans ces deux pages d'introduction. Nous avons la preuve formelle que Brunel n'a pas voulu envisager que réellement l'ensemble de "Vies" s'inspirait des Mémoires d'outre-tombe. Il envisage que la référence est comme cruciale et piquante, mais seulement ponctuelle, seulement liée au fait de dire "d'outre-tombe" en manière de clin d'œil. En revanche, l'introduction de Brunel précise des liens assez attendus, assez prévisibles avec Une saison en enfer.
Brunel cite la célèbre phrase : "A chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues" et cette autre dans la foulée : "Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d'une de leurs autres vies". Il va de soi que ces rapprochements ont une importance à creuser. Mais, dans le rapprochement avec Une saison en enfer, j'introduis ici une idée importante. Une saison en enfer est un ouvrage qui, que ce soit au plan de la fiction ou non, décrit un bilan à un instant présent. C'est la même chose pour "Vies", et si on exhibe le syntagme "à présent", cela vaut aussi pour deux autres proses des Illuminations : "Guerre" et "Jeunesse" II.
Brunel part de l'idée devenue traditionnelle et consensuelle que le livre Une saison en enfer a été composé avant les poèmes en prose des Illuminations. Je maintiens que cette thèse est problématique. Les rimbaldiens ne parviennent qu'artificiellement à faire fi du manque évident de compositions rimbaldiennes pouvant être datées de la période courant des mois inclus de septembre 1872 à mars 1873. Dans un ancien ordre de considérations, les poèmes en prose passaient pour avoir tous été recopiés au plus tard en mai-juin 1874 en compagnie de Germain Nouveau, ce qui ne rendait pas l'hypothèse d'une composition des poèmes en prose après Une saison en enfer très crédible, puisque de septembre 1873 à avril 1874 Rimbaud n'avait pas vécu en Angleterre alors que le cadre de la vie anglaise est si prégnant dans ces compositions. Il était alors plus naturel de songer à des poèmes composés en compagnie de Verlaine de septembre 1872 à mars 1873. Jacques Bienvenu a fait voler en éclats ce cadre par deux considérations. Employé dans "Jeunesse", le jeu de mots "peste carbonique" (modèle peste "bubonique") n'aurait pas été inventé par Rimbaud, mais il l'aurait repris à un article de presse publié en 1874. C'est un cas unique d'attestation d'une réécriture dans un poème des Illuminations nécessairement postérieure à Une saison en enfer (composition et mise sous presse). Mais surtout, profitant de la révélation de la lettre de Rimbaud à Andrieu de 1874, Bienvenu a repris la réflexion de Bouillane de Lacoste sur les "f" bouclés pour en arriver à la conclusion que les manuscrits avec des "f" bouclés et une collaboration de Germain Nouveau ne pouvaient dater que de janvier-février 1875. Il devient dans un tel cadre de réflexion beaucoup moins absurde qu'autant des poèmes en prose parlent de l'Angleterre. Toutefois, je rappelle que, de manière similaire à ce qui s'est passé pour "peste carbonique", j'ai souligné que "Beams" de Verlaine composé quand Rimbaud entamait son projet de "Livre païen" réécrivait sensiblement des passages des poèmes "A une Raison" et "Being Beauteous", sachant que le titre anglais du poème en prose de Rimbaud est un emprunt à l'auteur américain Longfellow qui était aussi l'objet d'emprunts à la même époque de la part de Verlaine pour flanquer d'épigraphes ses futures Romances sans paroles. Ce rapprochement est contesté, tant l'habitude mentale de considérer que les poèmes en prose sont postérieurs à Une saison en enfer est appelée à prédominer consensuellement. Toutefois, il existe d'autres problèmes de conflit de lecture entre Une saison en enfer et les Illuminations. Je parlais du poème "A une Raison" qui exalte le "nouvel amour". Or, la section "Adieu" d'Une saison en enfer renonce explicitement à une telle prétention, en employant avec insistance l'adjectif "nouveau" lui-même. J'ai d'autres idées plus fuyantes. Par exemple, dans "Adieu", le poète parle d'accepter enfin d'étreindre "la réalité rugueuse", alors que dans "Bottom", il est question d'une "réalité trop épineuse" qu'un locuteur s'exprimant à la première personne ("mon grand caractère") rejette. Admettons que le conflit dans le cas de "Bottom" ne soit pas probant, puisque le poème "Bottom" peut ironiser sur ce refus d'admettre la réalité ou bien mettre en scène un "je" qui n'est pas tant le poète qu'une caricature défouloir.
Mais j'en viens au cas du rapprochement tendu entre Une saison en enfer et "Vies". Dans "Vies", le poète dit qu'il "atten[d] de devenir un très méchant fou". Même si la formule n'est pas à prendre au premier degré et même si le poème n'est pas du biographique au sens pur, il est un peu difficile de considérer que la phrase est purement et simplement ironique. Elle a une signification prospective. On ne peut pas l'évacuer par l'humour. Or, dans Une saison en enfer, le poète dit qu'il a été fou et qu'il ne veut plus l'être, ce qui correspond à une double impossibilité de lire "Vies" comme un poème postérieur à Une saison en enfer. Ce genre de contradiction ne semble pas embarrasser les rimbaldiens. Pourtant, là il n'est pas question d'oxymore, c'est de la contradiction pure et simple sans aucun intérêt poétique.
La seule solution serait de considérer que Rimbaud ne parle pas de lui-même dans "Vies", mais plutôt fait parler un doublon caricatural sur le modèle du prosateur Chateaubriand. Ce n'est pas du tout ce que font les lecteurs en général de "Vies", et Brunel lui-même ne cesse de fixer un commentaire où c'est Rimbaud qui parlerait bien de lui-même. Et Brunel développe cela dans la perspective d'un poème écrit après Une saison en enfer, puisque quand le critique parle d'un texte par rapport à l'autre c'est toujours en fonction de la chronologie qui fait consensus, comme si elle allait de soi. Mais, si on lit "Vies" et Une saison en enfer comme deux bilans biographiques sincères, la contradiction éclate aux yeux. "Vies" serait un reniement complet de la conclusion d'Une saison en enfer !
La solution, pour défendre l'hypothèse chronologique traditionnelle, serait de dire que le locuteur de "Vies" n'est pas une figuration de Rimbaud, mais une figuration un tant soit peu caricaturale d'un Chateaubriand. Evidemment, il est possible d'envisager l'hypothèse chronologique inverse en soutenant que l'allusion continue à Chateaubriand n'empêche pas d'identifier un bilan que Rimbaud fait lui-même, mais en le comparant à un modèle de référence.
En tout cas, pour l'instant, aucune lecture officielle de "Vies" ne s'est préoccupée de répondre à une telle problématique à alternatives : avant ou après Une saison en enfer, un bilan rimbaldien ou une caricature de bilan à la Chateaubriand ?
Il sera bientôt temps d'étudier tout le parti à tirer d'une lecture attentive des Mémoires d'outre-tombe. Mon article étant un peu long, et comme je me sens un peu fatigué, j'annonce pourtant que, contredisant ce que j'ai dit plus haut, avant l'article sur le sujet il y en aura un autre intermédiaire. Je prévoyais de finir cet article sur la distribution des lieux et du temps dans "Vies". Je l'ai déjà fait dans un article publié dans la revue Parade sauvage, paru quasi en même temps que le livre Eclats de la violence de Brunel, en 2004 même. A l'époque, j'avais inventé un concept de "cellule de création métaphorique" que je disais "spatio-temporelle", j'en étais assez content. Je m'étais rendu déjà compte à l'époque que l'adjectif "spatio-temporel" posait problème. Il a un sens précis en sciences physiques, il est à raccorder à la théorie de l'espace-temps. Depuis, j'ai passé quelques années à enseigner le français dans les collèges, du moins à essayer d'enseigner, et j'ai découvert, ce que je n'avais pas soupçonné au départ, que le terme "spatio-temporel" était complètement banal pour préciser que dans un récit l'action est située dans l'espace et dans le temps. On parle de "cadre spatio-temporel". Ma conviction, c'est qu'on apprend à nos élèves à parler en dépit du bon sens, dans un jargon qui confond tout. Dans un récit, on étude le lieu ou les lieux, et le moment de l'action, mais on n'étudie pas un cadre spatio-temporel. On ne fait pas du Minkowski. Certes, les dictionnaires ont admis paresseusement que "spatio-temporel" pouvait avoir la signification scolaire de cadre dans le temps et l'espace d'un récit, mais ce n'est pas rendre service aux jeunes. Il y a un cadre spatial et un cadre temporel si on veut, il y a un lieu et une date, un moment du récit, en termes simples, mais le mot "spatio-temporel" introduit un sentiment trouble dans l'esprit des enfants. Même si par la force des choses, ils ne songeront pas à la théorie de l'espace-temps, il me semble assez évident que la formulation abstraite "cadre spatio-temporel" est désastreuse auprès d'enfants de douze ans. Ce n'est pas intelligent de leur parler ce jargon. Je récuse donc mon ancienne manière de m'exprimer, mais je vais quand même reprendre en des termes de la vie de tous les jours mes idées de 2004 sur les références du poème "Vies" au passé, au présent, au futur, à un "ici" et à un "là-bas".
J'ose espérer que les lecteurs ne trouveront pas cela inintéressant et puis nous pourrons enfin nous repaître de rapprochements avec les Mémoires d'outre-tombe...

A suivre !












jeudi 17 mars 2022

Sur la composition du poème "Vies" des Illuminations

Je vais revenir prochainement sur le fait que le poème "Vies" des Illuminations soit une réécriture de la partie conclusive des Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand, mais il importe au préalable de bien établir que le titre "Vies" ne coiffe pas une suite de trois poèmes numérotés par les chiffres romains I, II et III, mais qu'il est bien le titre d'un unique poème en trois volets numérotés. Dans le troisième volet, l'expression "comédie humaine" semble évoquer l'ensemble romanesque balzacien, tandis que la dernière phrase avec l'expression : "Je suis réellement d'outre-tombe [...]", pour un poème intitulé "Vies" impose aisément à l'esprit l'idée d'un réécriture du titre de Chateaubriand : Mémoires d'outre-tombe. Pierre Brunel, dans son livre Eclats de la violence, a souligné des reprises de la partie conclusive de l'œuvre autobiographique dans le troisième volet de "Vies", et Brunel étudie bien séparément les trois volets du poème "Vies", comme autant de poèmes distincts, ce qui limite les rapprochements proposés au seul troisième volet dans son approche. Nous avons un autre problème. Il existe quatre cas, au sein des Illuminations, de titres suivis de sections numérotés : "Enfance", "Vies", "Veillées" et "Jeunesse". Nous ne pouvons pas tout étudier à la fois. Notons tout de même que dans le cas de "Jeunesse", une relative autonomie des quatre textes réunis sous ce titre s'impose par le fait que les trois premiers ont un autre titre qui leur est propre. Dans le cas de "Veillées", le troisième texte à tout le moins était autonome et nous avons de bonnes raisons de penser que la fusion en trois textes n'a pas été le fait de Rimbaud lui-même. Mais, aujourd'hui, nous n'allons travailler qu'à démontrer que "Vies" est un seul poème en présupposant que cela le distingue des séries "Enfance", "Jeunesse" et "Veillées". Pour prouver ce fait, nous allons souligner les articulations du texte, et tout particulièrement au plan des répétitions de mots.

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                                                            Vies

 

                                                              I

 

Ô les énormes avenues du pays saint, les terrasses du temple ! Qu’a-t-on fait du brahmane qui m’expliqua les Proverbes ? D’alors, de là-bas, je vois encore même les vieilles ! Je me souviens des heures d’argent et de soleil vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées. – Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée. – Exilé ici j’ai eu une scène où jouer les chefs-d’œuvre dramatiques de toutes les littératures. Je vous indiquerais les richesses inouïes. J’observe l’histoire des trésors que vous trouvâtes. Je vois la suite ! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos. Qu’est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend ?

 

                                                              II

 

Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. A présent, gentilhomme d’une campagne aigre au ciel sobre j’essaie de m’émouvoir au souvenir de l’enfance mendiante, de l’apprentissage ou de l’arrivée en sabots, des polémiques, des cinq ou six veuvages, et quelques noces où ma forte tête m’empêcha de monter au diapason des camarades. Je ne regrette pas ma vieille part de gaîté divine : l’air sobre de cette aigre campagne alimente fort activement mon atroce scepticisme. Mais comme ce scepticisme ne peut désormais être mis en œuvre, et que d’ailleurs je suis dévoué à un trouble nouveau, - j’attends de devenir un très méchant fou.

 

                                                              III

 

Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j’ai appris l’histoire. A quelque fête de nuit dans une cité du Nord j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m’a enseigné les sciences classiques. Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier j’ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite. J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions.

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Soit, nous avons trois-poèmes paragraphes, soit nous avons un seul poème qui aurait pu avoir l'allure d'un texte en prose en trois alinéas, la numérotation étant venue aérer l'ensemble.
Pris comme un seul ensemble, le texte de "Vies" est saturé de répétitions. J'ai souligné en rouge celles qui ne souffrent aucune discussion. J'ai souligné en violet celles qui peuvent faire débat. J'ai souligné en gris des reprises significatives de mots-outils pour dire vite. Les soulignements m'ont permis de relever des inversions dans les reprises. La mention en vert de "anciens" est une liberté que j'ai prise de laisser en suspens la question d'un rapprochement ou non avec la série "vieilles", "vieille", "vieux", mais je n'ai pas souligné la mention opposée "nouveau". Pour les mentions en bleu, il s'agit soit d'un point qui peut faire débat, j'ai identifié la base "homme" dans "gentilhomme" pour la rapprocher de l'adjectif "humaine", puis j'ai souligné une évidente opposition "là-bas" et "ici".
Nous constatons que les séries de trois répétitions sont peu nombreuses : "vieilles", "vieille", "vieux" / "chefs-d'œuvre", "mis en œuvre", "immense œuvre" / "campagne", "campagne aigre", "aigre campagne". Une série de trois peut être disputée, contestée : "mis en œuvre", "remis", "commissions".
Pour l'essentiel, les répétitions sont binaires.
Certaines répétitions sont contenues dans un seul des trois volets. Le volet I offre un cas discret avec la reprise verbale : "[J]e vois". Les jeux de reprises sont plus caractérisés dans le second volet avec des inversions sensibles : "campagne aigre" contre "aigre campagne", et même avec un enchâssement qui structure les répétitions entre elles : "campagne aigre au ciel sobre" / "l'air sobre de cette aigre campagne". J'aurais pu écrire en bleu "l'air" et "le ciel" pour insister sur une idée de relative correspondance. Rimbaud a joué sur l'effet d'immédiateté d'une reprise lexicale avec le mot "scepticisme". Ici, la répétition entre dans un jeu d'écriture rhétorique ou argumentative évident. On me reprochera peut-être d'avoir souligné "fort" et "forte", mais j'ai décidé de procéder au relevé le plus systématique possible.
Comme le premier, le troisième volet offre un cas de répétition binaire discrète, mais la reprise de "illustré" à "illustre" est particulièrement saisissante, puisqu'il est difficile de ne pas envisager ici le fait exprès.
Passons maintenant à l'étude des répétitions entre les trois volets. La série ternaire : "vieilles", "vieille" et "vieux" a une occurrence dans chaque volet, c'est le cas également pour la série ternaire : "chefs-d'œuvre", "mis en œuvre" et "immense œuvre".
Parmi les répétitions binaires, une entre autres doit nous troubler. Le verbe "attend", tantôt conjugué à la troisième personne, tantôt à la première, a un rôle conclusif dans les deux premiers volets. La symétrie est difficilement contestable : "[...] la stupeur qui vous attend ?"- "[...] j'attends de devenir un très méchant fou." Nous pouvons songer à mettre en résonance "stupeur" et "fou", mais il est également sensible que, même sans analyse poussée de la composition du poème, le lecteur naïf peut spontanément être sensible à la symétrie de conclusion des deux volets. Le lecteur peut aisément ressentir qu'il y a deux attentes dressées l'une contre l'autre. Pour nous, cet indice suffit à affirmer que "Vies" est un seul poème en trois volets. L'écho n'invite pas à comparer deux fins de poèmes, nous sommes bien dans une logique de contraste qui n'a de sens qui si nous lisons l'ensemble des volets comme une unité.
D'autres répétitions binaires sont dispersées entre les différents volets et elles achèvent de confirmer l'idée d'une composition unique, d'autant que les reprises ne sont pas telles quelles, mais suppose des variations qui excluent les faits inconscients involontaires : "souviens" et "souvenir", "appris" et "apprentissage", en plus de "trouvé" et "trouvâtes", la double occurrence de "l'histoire", le développement insistant pour "campagne" avec trois mentions.
Si ces mots reviennent, c'est qu'ils sont médités par le poète dans tous les cas, mais Rimbaud tend à les formuler de manière ramassée. Il ne dit pas "l'apprentissage de ceci ou cela", mais "l'apprentissage". Dans le troisième volet, la forme verbale "appris" est accolée à l'histoire, ce qui délimite un apprentissage, mais à côté d'autres apprentissages finalement, et on observe que cette "histoire" n'est pas précisée, alors que dans le premier volet une "histoire" était plus nettement spécifiée, celle des trésors trouvés", et le verbe "trouver" est lui-même le support d'une reprise qui fait contraster la valeur du "vous" et celle du "Je" "autrement méritant" : "trésors que vous trouvâtes" contre l'orgueil d'avoir "trouvé" "quelque chose comme la clef de l'amour". Dans de telles conditions, il m'a toujours semblé absurde de proposer des lectures autonomes des trois volets.
Les trois volets forment un tout nettement articulé. Il ne s'agit même pas de trois poèmes qui peuvent éventuellement être lus comme un seul poème supérieur. Il s'agit directement d'un seul et unique poème. Les trois volets n'ont aucune réelle autonomie poétique.
On ne peut pas dire : "Aujourd'hui, je vais lire le volet I et demain le volet II, et je me réserve de m'exalter à la lecture du volet III quatre jours plus tard." Cela n'a aucun sens. Il s'agit pourtant des habitudes de la critique rimbaldienne. Nous rencontrons des articles qui étudient le seul volet I du poème ou nous avons droit à des études successives bien cloisonnées, d'abord "Vies I", ensuite "Vies II", enfin "Vies III". Cette démarche se conçoit aisément pour les cinq textes réunis sous le titre "Enfance", mais ici les répétitions que j'ai soulignées montrent qu'il y a une articulation narrative qui relie les trois volets entre eux.
Enfonçons le clou. Le principal point fort de mon argumentation, c'est bien sûr la reprise verbale "attend(s)" de la fin du premier volet à la fin du deuxième volet, et nous pouvons y ajouter, surtout que ça renforce l'idée d'opposition du "je" au "vous", la reprise verbale "trouvâtes" et "trouvé". Les autres répétitions viennent en soutien, avec les séries ternaires "vieux" et "œuvre", avec le sentiment qu'en effet des reprises binaires du type "illustre" / illustre" ou "apprentissage" / "appris" peuvent difficilement passer pour des coïncidences involontaires.
Mais, passons au plan des mots-outils que j'ai soulignés en gris. La préposition "Dans" est significativement reprise dans le dernier volet et elle est renforcée par d'autres procédés : anaphore, échos de mesures syllabiques, rimes internes ("-ier"), échos dans la signification des mots "grenier" et "cellier" : "Dans un grenier" / "Dans un cellier". L'anaphore est d'une certaine étendue dans le troisième volet avec une petite exception : "A quelque fête de nuit dans une cité du Nord..." Les quatre autres des cinq mentions de la préposition "dans" dans le troisième volet de "Vies" sont toutes en tête de phrase : "Dans un grenier...", "Dans un cellier...", "Dans un vieux passage à Paris...", "Dans une magnifique demeure..." Notons que nous pouvons récupérer l'exception "A quelque fête de nuit dans une cité du Nord..." en soulignant le chiasme formé avec "Dans un vieux passage à Paris..."
La préposition "dans" avait une unique occurrence dans le premier volet : "debout dans les plaines poivrées". Or, la progression du troisième volet nous fait passer d'un enfermement à une ouverture étrange : "cellier", "grenier", "cité du Nord", "vieux passage", "magnifique demeure cernée...", mais "cernée par l'Orient entier". Les "plaines poivrées" sont une figure de "Là-bas", et dans l'exil du monde d'ici, il est question d'une "scène" permettant les représentations.
Face à cette série autour de la préposition "dans", il faut relever la série de reprise du déterminant "tout" qui la croise. La "scène" de l'exil a permis de représenter "toutes les littératures". Cette idée de totalité se retrouve dans le troisième volet avec la même opposition étrange entre lieu et étendue des possibles : "scène" pour "toutes les littératures", "grenier" pour une "comédie humaine", "cellier" pour "l'histoire", etc. Il était question des drames de "toutes les littératures", et nous passons à "toutes les femmes des anciens peintres", ces femmes étant les acteurs de drames mis en images. Le deuxième volet ne contient pas le recours au déterminant "tout" pour exprimer l'invention comme dans "toutes les littératures" et "toutes les femmes des anciens peintres", mais peu importe, il reconduit cette idée de totalité avec l'idée d'oppose le "Je" au reste du genre humain : "tous ceux qui m'ont précédé". L'invention supérieure dont le poète se prévaut au début du volet II rejoint les énumérations du volet III.
Nous ne sommes plus au plan des répétitions de mots, nous sommes au plan de l'identité des thèmes développés dans les trois volets, et il faut quand même considérer que ces reprises sont fondues dans une structure rhétorique ou argumentative qui a une progression nette. Il devrait être sensible à tout lecteur que la progression du raisonnement se fait d'un volet à l'autre. Séparer les trois parties du poème n'a définitivement aucun sens.
Certes, dans l'absolu, on ne peut empêcher personne de lire chaque volet séparément, mais si vous ignorez les liens entre les trois volets, vous tendez inévitablement à une lecture assez sèche des deux premières "clausules" : "Qu'est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend ?" / "[...] j'attends de devenir un très méchant fou." / "[...] je suis réellement d'outre-tombe, et pas de commissions." Il y a un élan qui réunit ces trois fins de poème. Vous n'allez pas vous forcer à ne pas y être sensible !

mardi 8 mars 2022

Assis et ronds-de-cuir ?

Sans prendre la peine de relire et reprendre posément mon article de 2008 sur le poème "Les Assis", je voulais soumettre le développement suivant à l'attention.
On le sait ! Verlaine a prétendu que le poème "Les Assis" ciblait un bibliothécaire dont il connaissait le nom et dont il parlait comme s'il l'avait rencontré personnellement.
Or, quelle que soit la date de composition des "Assis", quel que soit le lieu de composition du poème, à Charleville ou à Paris, Verlaine n'a pas fréquenté la bibliothèque de Charleville avec Rimbaud avant la mi-septembre 1871. Le témoignage de Verlaine a tout l'air d'être un écran de fumée et quand on lit le poème les "Assis" ne désignent pas qu'une seule personne et on ne peut pas dire que le statut de bibliothécaire soit caractérisé de manière très nette.
Dans mon article de 2008, j'ai insisté sur l'image du bourgeois ventru, du roi assis sur son ventre ("Le Forgeron"), sur le motif de la position accroupie dans d'autres poèmes de Rimbaud dont "Chant de guerre Parisien", mais aussi dans le recueil Châtiments de Victor Hugo. J'ai souligné l'idée que les "assis" dans la culture, et quand on cite Rimbaud notamment, ce sont les réactionnaires et les nantis, et je pouvais citer notamment les vers inédits rapportés par Delahaye d'un fragment souvent flanqué désormais du titre apocryphe de "La Plainte du vieillard monarchiste".
L'idée d'une identification à un bibliothécaire semble dès lors à complètement refouler, malgré l'image à la limite de transformation en livre dans "percaliser leur peau". Je soulignais aussi comme d'autres avant moi l'amour de ces "Assis" pour des sièges contre Paris et je faisais remarquer les implications métaphoriques de mots révolutionnaires clefs comme "blé", "pantalon", etc.
Mais je voudrais soumettre ici une idée. Après la Révolution française et sous l'Empire, il y a eu le développement d'une nouvelle fonction publique qui avait bien sûr des racines dans les structures de l'Ancien Régime depuis Philippe le Bel, mais qui s'était constituée sur de nouvelles bases. Et les fonctionnaires au dix-neuvième siècle n'occupaient pas encore une place au point d'être présents dans toutes les familles de France. Et, au dix-neuvième siècle, l'expression dépréciative "ronds-de-cuir" a fait son apparition. Elle fait référence au coussin rond en cuir que les fonctionnaires mettent sur leur siège avant de s'asseoir pour ne pas user leurs pantalons. Or, le poème "Les Assis", et c'est logique vu son titre, est une longue description physique de la manière de faire corps avec une chaise. Ensuite, il y a la question des "manchettes sales". N'étant pas spécialiste de l'histoire des fonctionnaires, je n'avais jamais fait le lien avec le statut de "ronds-de-cuir" au dix-neuvième, mais non seulement il y a ce cliché du coussin pour ne pas user son pantalon, mais ils enfilaient également des protège-manches sous leur blouse. Ils avaient de bons revenus, bien supérieurs à  ceux d'un ouvrier, une stabilité de l'emploi, un bureau chauffé et un temps de travail moins lourd. Rimbaud parle des "bureaux" dans "A la Musique", il évoque la femme entretenue par un "bureau" dans le poème "Les Reparties de Nina", puisque je rappelle que la femme qui possède son bureau ce n'est pas fort concevable avant la Première Guerre mondiale.
Le poème "Les Assis" s'impose donc bien comme une satire du fonctionnaire parvenu, peut-être royaliste ou peut-être bonapartiste, à coup sûr pas communaliste, du dix-neuvième siècle.

L'identification des "Assis" à des bureaucrates n'est pas une nouveauté dans l'approche du poème. En revanche, et les éditions annotées des poésies de Rimbaud sont là pour l'attester, la description des "Assis" n'a jamais été déclarée une parodie évidente autour de la notion de "rond-de-cuir", même quand il est question des "pantalons" qui "bouffent" aux "reins boursouflés". Je pars du principe que si cela a pu être développé ponctuellement dans un article, cela aurait dû être mécaniquement reporté dans toutes les éditions commentées des œuvres de Rimbaud. Si ce n'est pas relayé, c'est que ce n'est pas acté. Les "manchettes" ne me semblent pas non plus avoir été traitées comme un indice sociologique clef.

samedi 5 mars 2022

A ceux qui disent "à Moscou" comme on disait "à Berlin" en 1870 du temps de Rimbaud

Là, il faut protester, Rimbaud voulait la "liberté libre", là, il y a une censure pour nous obliger à penser favorablement la guerre vorace des Etats-Unis dont la ligue de Délos est l'Otan.
Voici du contre-poison.


D'où vous pouvez contester les scènes de foule, les interventions à la Rada (parlement ukrainien), l'interrogatoire en fin de documentaire de Nuland sommée de dire si oui ou non il y a des nazis dans la révolution de Maïdan ? On a le français auquel on demande si "Mussolini" est son vrai nom et qui répond : "Ah ! j'ai oublié de l'enlever", des atrocités et des scènes hallucinantes en veux-tu en voilà, des propos par des ukrainiens d'une aménité confondante.



Pour ceux qui parlent anglais ou qui peuvent le lire (activer les sous-titres)



Quant aux sanctions, il faut vous expliquer comment les choses ? On est déjà en pleine inflation et on espérait qu'une chose essayer d'à peu près revenir à la normale après l'épidémie. La Russie a quantité de matières premières, est industrialisée (contrairement à la France qui vit pas mal du coup sur le développement des réseaux mondiaux justement et des services), elle n'a pas d'endettement et elle est en plein développement vu son histoire compliquée. Il y a je ne sais combien d'entreprises françaises en Russie, c'est un pays qui offrait des débouchés. L'espace aérien russe va être fermé aux compagnies européennes, mais pas japonaises et chinoises. Les compagnies aériennes se portent déjà si bien avec l'épidémie comme chacun sait. Les russes n'ont plus l'espace européen, peu leur importe si nous leur sommes fermés. La Russie est une terre idéale à survoler pour aller en Extrême-Orient, c'est ainsi.
Mais à quoi vous vous attendez ? La Russie qui échappe à Swift, mais c'est le rêve de tout pays d'échapper à l'hégémonie américaine.
Bien sûr qu'il y aura des problèmes pour la Russie, mais les pires problèmes ils sont promis aux européens. On en est même à chasser des artistes russes, dans le monde de l'opéra, simplement parce qu'ils sont russes. Mais où on va ? On censure des chaînes de télévision. Moi, j'ai regardé plein de reportages sur Russia Today pendant les premiers jours de l'invasion ukrainienne. Les présentateurs employaient le mot "invasion", il y a même eu un présentateur pour signifier à un intervenant pro-Otan qu'il utilisait le mot "invasion", et l'intervenant répondait avec morgue : "Mais, oui, nous sommes dans un pays libre". Mais la liberté d'expression s'est éteinte pour une vérité unique. Sur Russia Today, le seul travail de propagande, c'était de taper sur les faiblesses des gouvernements occidentaux, mais pour des raisons logiques de leur survie bien évidemment qu'ils ne se sont pas amusés à faire un discours favorable à la guerre en Ukraine selon Poutine. Qu'est-ce qu'on a censuré exactement ? Posez-vous des questions ! Vous dites que vous n'êtes pas racistes, que vous êtes contre l'extrême-droite, et vous usez d'arguments spécieux pour dire que c'est l'extrême-droite qui dénonce le nazisme en Ukraine (sous-entendu, il ne faudrait pas le dénoncer en Ukraine), vous soutenez une politique de l'Otan qui s'articule sur des récits Le Grand échiquier et Le Choc des civilisations de Brzezinski et Huntington, disponibles au format de poche, qui expliquent qu'il y a des civilisations, qu'un combat s'est engagée entre elles. L'Otan, c'est l'idéologie confondant la race et la civilisation à l'exclusion des russes, il y a un combat contre la civilisation-race musulmane et un combat contre la civilisation-race russe et contre la civilisation-race chinoise. Vous n'êtes pas un peu perdus ?

mercredi 2 mars 2022

Patrouillotisme et francs-tirades

Un petit point sur l'actualité.
Le 25 août 1870, Rimbaud écrivait à Izambard à propos d'une "benoîte population", "prud-hommesquement spadassine" :
C'est effrayant, les épiciers retraités qui revêtent l'uniforme ! C'est épatant comme ça a du chien, les notaires, les vitriers, les percepteurs, les menuisiers, et tous les ventres, qui, chassepot au cœur, font du patrouillotisme aux portes de Mézières ; ma patrie se lève !... moi, j'aime mieux la voir assise ; ne remuez pas les bottes ! c'est mon principe.
Le 2 novembre 1870, Rimbaud écrivait ceci :
  - Par ci, par là, des francs-tirades. - Abominable prurigo d'idiotisme, tel est l'esprit de la population. On en entend de belles, allez. C'est dissolvant.
Pour précision, dans "francs-tirades", je n'identifie pas l'allusion à des coups de feu tirés au hasard en ville, mais j'entends l'idée de "tirades" que leurs auteurs confondent avec des coups de feu courageux, ce qui s'accorde avec la phrase ironique : "On en entend de belles, allez."

Alors, je ne suis pas Rimbaud, je ne peux pas dire ainsi ce qu'il penserait de la situation actuelle ou ce qu'il aurait pensé de la politique sanitaire. Personnellement, je ne me suis pas fait vacciner et un vaccin qu'on renouvelle tous les quatre mois je trouve ça hallucinant, la passe vaccinale, tout autant. Après, je n'empêche personne de se vacciner.
Passons à la guerre actuelle.
Certes, vu qu'on ne peut pas légitimer de faire n'importe quoi, mécaniquement, on peut dénoncer le coup de force de Poutine en Ukraine. Mais il y a un gros problème. Si on en est là, c'est à cause des Etats-Unis.
Lors de la chute de l'URSS, les américains avaient promis que l'Otan n'avancerait pas d'un mètre vers la Russie. Depuis, quatorze pays sont rentrés dans l'Otan avec pour visée d'en faire entrer deux autres, l'Ukraine et la Géorgie. Et les bases de l'Otan, on en a sur le pourtour du continent asiatique également, et quelques-unes à l'intérieur de l'Asie, même si ces dernières années il y a pas mal de terrain perdu (Afghanistan, Kazakhstan tout récemment, Syrie). Il faut ajouter la création artificielle du Kosovo, arraché aux serbes et selon une absence de légitimité en droit international comparable à ce qui se passe en ce moment. D'ailleurs, pratiquement toutes les guerres américaines n'ont aucune légitimité internationale. En Syrie, la Russie intervenait à la demande du président de la Syrie, il y a donc eu un cadre juridique les concernant. Les Etats-Unis, nada !
On comprend aussi que la parole des Etats-Unis n'a aucune valeur, ils bluffent, ce sont des joueurs de poker. Et on ne voit pas comment ils pourraient être les arbitres d'un droit international qu'ils bafouent. Ils discréditent même le droit international, puisqu'au lieu de le pratiquer de bonne foi ils s'en servent en camouflant leurs intentions, ils agissent au coup-par-coup sans aucune bonne foi. Ajoutons le cas de la deuxième guerre en Irak le prétexte mensonger avec la photographie de Colin Powell une fiole à la main...
Les bases de l'Otan se sont resserrées tout autour de la Russie. Des révolutions dites "de couleurs" ont été provoquées dans des pays voisins tout autour de la Russie pour les déstabiliser et mettre des gouvernements en place qui les arrangeaient. Ce fut le cas avec deux coups d'état en Ukraine et on sait à quel point en 2014 les Etats-Unis sont impliqués.
On pourrait parler de la Bolivie, du Brésil, du Venezuela, de la Libye, de l'Irak, de la Syrie, etc. Bref, il y a un deux poids, deux mesures entre les Etats-Unis et la Russie. Et il faudrait parler encore du nombre de morts, un million deux cent mille en Irak, etc.
En Ukraine, le coup d'état a eu lieu six mois avant les élections ! On sait l'implication des Etats-Unis avec en particulier l'enregistrement de Nuland qui dit : "Fuck UE".
L'Ukraine, je ne vais pas en faire l'historique complet. Pour ceux qui confondent l'URSS et la Russie, on rappellera que Staline était géorgien, Kroutchnev, Brejnev et quelques autres ukrainiens.
L'Ukraine peut être divisée en différentes populations. La Crimée n'a jamais été de population ukrainienne, elle a été lointainement grecque, elle a été tatare, puis russe. L'armée russe y était encore, le il y avait en plus un statut à part de Sébastopol même, et le peuple étant majoritairement russe avait un bon droit à l'autodétermination. La Crimée en 2014, les Etats-Unis l'ont perdue à jamais de toute façon, ça s'appelle la réalité. Les régions (oblasts) de Donetsk, Lougansk et Kharkov sont essentiellement russes d'origine. Et ce ne sont pas des russes venus par immigration lorsqu'il y avait un empire, il s'agit de leurs terres historiques. Les trois régions se sont soulevées en 2014, mais la ville de Kharkov a été matée et précisons que seule une petite partie de la région de Lougansk avait réussi à s'autoproclamer république. Cela fait sept ans. Odessa est un cas particulier de forte communauté russe isolée à l'ouest. En 2014, une quarantaine de russes ont été brûlés vifs dans l'indifférence de l'occident. Lors de ce soulèvement de Donetsk et Lougansk, le président Porochenko disait que les gens du Donbass devraient se terrer dans des caves sous les bombes pendant que les enfants du reste de l'Ukraine iraient à l'école. Pendant sept ans d'un conflit gelé, dans l'indifférence de l'occident, des russophiles à l'intérieur de l'Ukraine ont été persécutés, tandis que sur la frontière avec les deux républiques autoproclamées les ukrainiens pratiquaient des bombardements provocatoires dirigés sur des civils. Alors, certes, il n'y a pas eu de génocide, il n'y a pas de nettoyage ethnique non plus, mais au niveau de l'horreur répugnante ce qu'a fait le gouvernement ukrainien ça se situe très très très haut, et je n'ai pas tout dit. J'aurais dû préciser pourquoi à l'est ils se sont soulevés. Ben, on leur arrangeait un statut de minorité avec une volonté d'éradiquer progressivement leur culture russe. Même si les ukrainiens parlent eux-mêmes le russe, il était question en particulier de nier leur droit à parler leur langue.
Enfin, j'en arrive au sujet qui fâche. La Seconde Guerre Mondiale n'a pas été gagnée sur le sol européen par les seuls américains, et même si on peut rendre hommage à tous ceux qui sont morts sur le Mur de l'Atlantique la victoire décisive vient des russes qui y ont versé un tribut de trente millions de morts. Les russes ne sont pas n'importe quel rempart dans l'histoire : ils se sont pris les mongols, ils se sont pris les nazis, etc. Peut-être qu'ils méritent notre respect et que les roumains, les bulgares sont des peuples ingrats... Je dis ça, je dis rien !
Or, si le gouvernement ukrainien n'est pas en tant que tel nazi, il y a bien un pacte avec une forte composante d'organismes nazis. On nous fait pleurer sur l'Ukraine, alors qu'à l'heure actuelle, à Paris ces jours derniers, on a des drapeaux rouge et noir dans des manifestations de rue en faveur des ukrainiens. C'est quoi à votre avis ces drapeaux rouge et noir ? Vous y avez jeté un oeil. Il y a des camps de formation de jeunesses... (je vous laisse remplir les trois petits points) actuellement en Ukraine. Le bataillon Azov qui a tellement grossi que le mot bataillon (cent personnes) n'a plus aucun sens a des insignes très clairs. Ce bataillon Azov a une fiche Wikipédia. On sait que depuis novembre selon un ministre finlandais Poutine a changé d'attitude et est devenu très froid. Or, en Ukraine, les nazis c'est donc Svoboda, Pravy Sektor, le bataillon Azov avec des gens qui viennent plutôt de l'ouest de l'Ukraine, ces gens forment quelques dizaines de milliers de combattants liés à l'armée ukrainienne. Ils ont joué un rôle clé dans les agitations et le coup d'état de 2014. Les vidéos sont sur internet, regardez les drapeaux, les insignes parmi la foule... La page Wikipédia sur le bataillon Azov, elle n'a pas été créée par des russes que je sache. Puis, les photos, les vidéos, tout ça rend les choses évidentes.
Or, début novembre 2021, Iarosh de Pravy Sektor qui avait déjà eu un poste important quelques années auparavant a été nommé conseiller du commandant en chef des armées ukrainiennes.
On comprend que Poutine fasse la gueule. Le président ukrainien Zelensky, acteur comique aux blagues antirusses, a aussi demandé un soutien nucléaire de l'Otan. Mais surtout, le bataillon Azov est massé militairement près des frontières du Donbass et prêt à toutes les exactions.
Et pendant ces sept ans, quand la Russie demande qu'on arrête de persécuter les russes du Donbass, on n'obtient rien. Les observateurs de l'OSCE le disent que c'est le gouvernement ukrainien qui commet l'essentiel des exactions sur la frontière conflictuelle et gelée. Vu que les américains font des promesses qu'ils ne tiennent pas en se gardant de signer des documents compromettants, Poutine a demandé aux américains de dire par écrit leurs intentions et si oui ou non l'Ukraine allait entrer dans l'Otan. Les Etats-Unis bottent en touche. Les accords de Minsk, les Etats-Unis ne s'y sont pas mouillés, et la France et l'Allemagne n'ont rien fait pour les faire respecter par la partie ukrainienne.
On demande aux russes de revenir à la table des négociations, mais il n'y a aucune négociation. Les américains ne négocient rien du tout, nada de chez nada, ni les ukrainiens, puisqu'il y a deux niveaux du conflit, celui de la guerre civile, et celui des superpuissances Etats-Unis et Russie.
Si le droit international n'est pas pratiqué avec bonne foi, comment se permettre de donner tous les torts à la Russie ? Et comment expliquer ce deux poids deux mesures, que les Etats-Unis aient droit à un glacis défensif et pas la Russie ? 80% de la population russe est dans la partie européenne du pays. L'Otan à Kiev, les missiles tombent sans délai sur Moscou, sachant que l'Otan est déjà en Estonie, avec en prime des français. Les russes, leur base la plus éloignée du pays, n'est qu'en Syrie. Or, en 1962, il y a eu la crise de Cuba, où personne ne conteste la légitimité des américains à empêcher la provocation de l'URSS à l'époque d'y placer un arsenal nucléaire.
Ce deux poids, deux mesures, il faut l'admettre. Quant au droit, mais le droit, ce n'est pas de la magie qui apparaît sur un bout de papier, le droit est un prolongement par rapport à la réalité, il établit un cadre protecteur. On ne peut pas dire : "Oh l'Ukraine, fais ce qu'elle veut, elle est souveraine, si elle veut entrer dans l'Otan, c'est son droit". Eh ! oh ! les humains ne sont pas de purs entités juridiques, tout ce qu'on veut dit sur Kelsen, la pyramide des normes, c'est des tissus de conneries. Il faut respecter le droit, il faut en tenir compte, mais attention au juridisme pur qui réduit les humains à des entités juridiques et qui se love dans l'analyse mathématique du droit existant. Faut arrêter d'être idiot. Dans le lointain passé, les états existaient sans qu'il n'y ait encore l'écriture. La déclaration des droits de l'homme, ce n'est pas un papier magique, ni la première constitution écrite de la France. Il y a un droit coutumier qui sert de socle. Le texte écrit n'existait pas à l'état latent, mais il s'appuie sur du fait coutumier. C'est pour cela que lors de la Révolution française, le pays n'a pas disparu du jour au lendemain. Même si les gens s'affrontaient violemment au plan politique, ils étaient tous par faits coutumiers français d'un certain territoire. Il faut arrêter le délire d'objectivité transcendantal du droit, il y a la réalité sur quoi le droit s'appuie.
Maintenant, dans cette guerre, on croit délirer. On a des français qui se croient plus proches des ukrainiens que les russes eux-mêmes. Mais, au-delà de la composition bigarrée de la population en Ukraine, ces gens vivaient en URSS, ils sont tous slaves. Quels sont les intérêts des français à aller faire la guerre là-bas et à prendre parti, à prendre parti qui plus est pour un gouvernement qui est allié à des néo-nazis en tant que tels ? Vous croyez qu'avec de telles données Rimbaud apprécierait vos choix ? Moi, pas ! Vous imaginez ce que ça implique quand vous mettez un petit drapeau ukrainien de soutien sur une application de réseaux sociaux ? Vous imaginez ce que vous rejoignez politiquement ou non ?
En plus, le danger nucléaire est une réalité, ça peut commencer par des armées de l'Otan en déplacement dans les champs, ou bien sur des bateaux, après c'est les têtes des pays ennemis, c'est Paris pour la France ! Alors, je sais bien que lâcher une bombe nucléaire ce n'est pas par ça qu'on commence, mais vous voulez vous approcher du risque jusqu'où ? Vous contrôlez la situation ? Vous y pensez qu'à côté de l'Ukraine ça peut partir en vrille en Transnistrie (Moldavie) ? Vous y pensez qu'on arme des ukrainiens dans le but que le conflit s'enlise ? Les dérapages, vous les maîtrisez ? Ah bon ? Là, on est déjà à un niveau d'alerte où Russie, France, Etats-Unis ont commencé à les mettre en place les missiles avec des cibles choisies.
Vous ne pensez pas qu'il est plus raisonnable de dire que, puisque les russes tiennent à leur glacis défensif, acceptions d'imposer à l'Ukraine Minsk 2 fédéralisons l'Ukraine, etc. ? Non ? C'est mieux, la guerre pour vous !
Bruno Le Maire, il parle de "guerre économique", puis il se reprend "ce n'est pas approprié", mais il y tient quand même à "l'effondrement économique de la Russie". Mais, on se paie de "francs-tirades", on se paie de mots ! Je n'ai pas dit "guerre", donc je ne suis pas cobelligérant. Je l'ai dit, mais ah je retire ce que j'ai dit ! Mais même en retirant le mot un blocus ou arraisonner un bateau russe, ce sont des actes de guerre.
On n'a pas demandé aux français s'ils voulaient prendre le risque d'une éradication nucléaire, on ne leur a pas demandé s'ils voulaient de cette guerre... Eh ! oh ! le délire, ça va bientôt finir ?
Les sanctions, mais pour imposer des sanctions, il faut faire des sacrifices, et en plus envisager que la partie adverse va faire des sanctions en retour. Et même si la France ne se fournit pas en gaz russe comme l'Allemagne, le prix du gaz en général va monter. Le manque de blé va déstabiliser les pays d'Afrique du nord et d'autres. Il va y avoir un problème sur les engrais. Plein d'entreprises françaises implantées en Russie vont morfler. Les ventes des produits de luxe, ben, il n'y aura plus de débouchés russes. L'espace aérien russe, il faudra le contourner avec les conséquences sur le prix du billet d'avion pour aller au Japon, en Chine.
Je pense malheureusement qu'il est trop tard, mais ça va durer encore longtemps les conneries ? De toute façon, il ne faut pas rêver, Macron va être réélu, lequel Macron a prévu de racheter les turbines Arabelle, mais les brevets ils sont passés aux américains de toute façon. C'est splendide de "patrouillotisme", splendide, vraiment splendide ! On n'a rien à gagner, c'est simplement qu'on aime perdre !
Moi, je ne crois pas deux secondes que Rimbaud apprécierait le discours va-t'en-guerre, je n'y crois même pas un millionième de seconde.