vendredi 20 novembre 2020

Fantaisie, passage du pitre et eaux-fortes ! dans les triolets du Cœur supplicié

J'entends poursuivre mon étude des triolets du "Cœur supplicié" par petites étapes successives.
Dans les années 1980, Antoine Fongaro faisait remarquer que les trois mots les plus étonnants du poème envoyé à Izambard étaient "Ithyphalliques", "pioupiesques" et "abracadabrantesques". Ce qui excitait la verve railleuse du critique rimbaldien, c'était l'évitement du sens obscène pour le premier de ces trois adjectifs. Murphy avait tout de même taxé Fongaro d'exagération en dressant la liste de tous ceux qui expliquèrent ce mot en note 15 de bas de page 299 de son livre Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion. Dans les titres variés qui ont coiffé le poème, deux autres mots méritent sans aucun doute une attention particulière : "supplicié" et "pitre". Et nous ajouterons à cela le mot "fantaisie" qui sert à définir l'ensemble du poème dans la lettre à Izambard.
Le mot "pitre" suppose une espèce d'autodérision. Ce mot n'intervient que pour la deuxième version du poème transmise à Demeny le 10 juin 1871. Il n'a pas nécessairement conditionné l'écriture des triolets, puisque ce mot "pitre" apparaît un mois après l'envoi de la première version à Izambard. Toutefois, le choix exprès du mot "pitre" retient notre attention. Rimbaud était un lecteur assidu des livraisons du Parnasse contemporain qui en était à son deuxième numéro de recueil en 1871. Cependant, en 1869, il y a eu la publication du volume collectif Sonnets et eaux-fortes qui s'inscrivait dans la série des publications parnassiennes. Ce volume contient un sonnet de Verlaine intitulé précisément "Le Pitre". On peut rapidement partir dans les rapprochements saugrenus, par exemple entre l'expression "eaux-fortes" et "flots abracadabrantesques", mais le recueil Sonnets et eaux-fortes s'ouvre sur un sonnet du poète Jean Aicard, lequel est précisément le destinataire d'une lettre de Rimbaud ce même mois de juin de l'envoi du "Cœur du pitre" à Demeny, et le sonnet "Le Pitre" est pour sa part l'avant-dernier du recueil.
La contribution de Jean Aicard s'intitule "La Mer" et elle peut être rapprochée du "Bateau ivre" quelque peu, mais aussi du "Cœur supplicié", puisque nous avons ici la description d'une mer déchaînée qui fait s'effondrer une falaise. Or, le chêne, sorte de mât terrestre, est personnifié dans sa volonté de ne pas tomber, puis il est question de la chute de la mouette, ce qui crée une impression de pitreries poétiques :
La falaise s'effondre et s'affaisse ; un vieux chêne
Tortueux se cramponne à son flanc crevassé,
Et, faible, il pend, d'un long effort enfin lassé,
Prêt à choir quand le vent du large se déchaîne ;

Une blanche mouette, un moment incertaine,
Tombe des cieux aux flots comme un oiseau blessé ;
Dans les galets, en bas, sur sa quille dressé,
Un bateau frêle incline en avant sa carène.

Ainsi : - le sol croulant, l'arbre & l'oiseau, l'esquif
Au penchant de la plage à grand' peine captif,
On croirait que tout cède à la loi du vertige,

Et que, pour l'engloutir malgré l'éloignement,
Par un mystérieux & souverain prestige
La mer attire tout vers elle lentement.
Les mentions "quille" ou "bateau frêle" se retrouveront dans "Le Bateau ivre". Le "chêne" est associé à un "Mât" dans "Les Corbeaux". L'idée que la mer gagne sur la terre en faisant s'effondrer une falaise ou une péninsule, en mangeant les récifs, c'est là encore des images clefs de poèmes tels que "Le Bateau ivre" ou "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." Le thème de l'attirance des flots est présent dans la question "Comment agir ?" du "Cœur supplicié" face aux "flots abracadabrantesques". En revanche, la pitrerie dans le poème d'Aicard, c'est cette chute ridicule de l'oiseau blessé vaincu par la tempête, c'est aussi ce combat grotesque du chêne qui "se cramponne" pour ne pas tomber aux flots. Dans le cas du poème de Rimbaud, la pitrerie est élaborée différemment. Le poète est-il un pitre parce qu'il hésite à se jeter aux flots et qu'il se plaint d'une agression qui ne vient pas de la mer, mais de l'intérieur même de l'embarcation en principe protectrice ?
Le sonnet "La Mer" a l'intérêt d'occuper une place stratégique de tout début de recueil. Qui plus est, le second sonnet du recueil vient du vieux poète de la génération romantique antérieure Joseph Autran, précisément celui qui a écrit un recueil intitulé Les Poèmes de la mer dont Rimbaud a démarqué le titre en "Poème / De la Mer" à cheval entre deux vers du "Bateau ivre". Le poème "Le Masque" n'a rien à voir avec la mer, mais il est sur le thème du jeu avec le prêtre en soutane dans le rôle d'une courtisane, ce qui nous vaut la parenthèse "(quel mal y voir ?)". Le sonnet suivant, en octosyllabes, nous vient de Banville et, proche de l'esprit d'un recueil contemporain de Verlaine, s'intitule "Promenade galante" avec un vers final qui décrit les personnages "[T]ristes comme l'Amour même".
La pièce suivante d'Auguste Barbier ressemble aux pièces des Fleurs du Mal : "La Beauté" et "Hymne à la Beauté". Il y est question de "supplices" à la rime et de "payer cher l'extase où nos cœurs sont noyés". Nous sommes exactement dans le cas de figure du poète qui exhibe ses douleurs devant le public. Les contributions suivantes de Bouilhet, Cazalis et Cladel sont dans une même continuité solennelle, mais le recueil permet ensuite de moins en moins de rapprochements intéressants. Tout de même, il faut citer le sonnet de Verlaine dont le titre "Le Pitre" peut avoir influer sur la variation de celui des triolets rimbaldiens.
Le tréteau qu'un orchestre emphatique secoue
Grince sous les grands pieds du maigre baladin
Qui parade - non sans un visible dédain
Des badauds s'enrhumant devant lui dans la boue.

La courbe de ses reins & le fard de sa joue
Excellent. Il pérore & se tait tout soudain,
Reçoit des coups de pied au derrière, badin
Baise au cou sa commère énorme & fait la roue.

Il accueille à merveille & rend bien les soufflets ;
Son court pourpoint de toile à fleurs & ses mollets
Tournant jusqu'à l'abus valent qu'on l'on s'arrête.

Mais ce qu'il sied vraiment d'exalter, c'est surtout
Cette perruque d'où se dresse, sur sa tête,
Preste, une queue avec un papillon au bout.
Voilà une figure de pitre en poésie qui permet de revenir sur celle des triolets de Rimbaud. Notons que la mention "baladin" à la rime, dans ce sonnet qui offre aussi la mention "parade", fait envisager que Rimbaud songeait peut-être à ce poème quand il composait "Bal des pendus" en 1870. L'hémistiche "La courbe de ses reins" est à rapprocher pour sa part de "Vénus Anadyomène" et il se trouve que la contribution "Le roman comique" de Glatigny au recueil Sonnets et eaux-fortes semble elle aussi comporter une source au sonnet "Vénus Anadyomène", avec la tournure de phrase aux vers 2 à 4 : 
                   [...] On voit sur la voiture
Des objets singuliers jetés à l'aventure,
Des loques, une pique avec de vieux chapeaux.
Le sonnet "Le Roman comique" a une manière de briser les césures et entrevers fort proche de "Vénus Anadyomène" me semble-t-il également.
Précisons que le mouvement du Parnasse contemporain a tenu en cinq volumes collectifs : les trois numéros du Parnasse contemporain en 66, en 69-71 et en 76, doivent être rejoints par les volumes Sonnets et eaux-fortes et Le Tombeau de Théophile Gautier. De 1869 à 1871, Rimbaud n'avait que trois lectures à faire : les deux premiers numéros et ce volume Sonnets et eaux-fortes. Il faut bien prendre la mesure d'un ouvrage qui a compté pour lui. Précisons que le sonnet "Les Conquérants" de José-Maria de Heredia, si célèbre à l'époque, et cela de l'avis même de Verlaine dans sa notice pour "Les Hommes d'aujourd'hui", n'a pas attendu la publication en volume en 1885 avec le recueil Les Trophées d'une facture parnassienne désormais anachronique. Non, le sonnet a été publié en 1869 dans Sonnets et eaux-fortes, tandis que des extraits du poème "Les Conquérants de l'or" furent publiés dans le second volume du Parnasse contemporain. Depuis vingt ans, je précise que le sonnet "Les Conquérants" est une source au poème en vers libres "Mouvement". Et, enfin, en laissant de côté quelques autres suggestions, il me faut au moins citer la contribution qui fait honneur au mot "fantaisie", il s'agit de la pièce "Le Pays inconnu" d'Arsène Houssaye. "Poésie" et "Fantaisie" y riment de quatrain à quatrain, tandis que l'autre rime "fleuves d'or d'Asie" et "saisie" me fait penser au passage aux "Mains de Jeanne-Marie". Il est question d'une "Fantaisie", à la Hernani, c'est un peu "une force qui va", il est nettement question de chercher "la vision", du "pays inconnu" et donc de l'inconnu. L'idée d'une Modeste Mignon de Goethe qui fixe le "bleu firmament" n'est pas sans rappeler la noyée "Ophélie" du poème rimbaldien de mai 1870... Rimbaud ne dédaignait pas, fût-ce par calcul vis-à-vis de son professeur, de citer favorablement un extrait d'une préface à un recueil de Louisa Siefert. Il faut penser à articuler les grandes conceptions poétiques de Rimbaud aux préoccupations de son époque, quitte à en trouver les expressions dans des écrits secondaires, voire ternes comme un livre de Mario Proth.
Adieu, je vais partir ; déjà la Poésie,
Descendant jusqu'à moi, vient me donner la main.
Je pars, mais sans savoir où je serai demain,
Aux forêts d'Amérique, aux fleuves d'or d'Asie ?

Je vais ! je vais partout où va ma Fantaisie,
Ici-bas, nul ne peut m'indiquer mon chemin,
Je vais à l'Idéal, - ô vieil orgueil humain ! -
Cherchant la vision que je n'ai pas saisie.

Oui, comme la Mignon du rêveur allemand,
Les yeux vagues, levés vers le bleu firmament,
Sans voir jamais le puits où l'astrologue tombe,

Je vais cherchant toujours le pays inconnu,
D'où - regret éternel ! - tout poète est venu,
Mais qu'il ne reverra qu'en passant par la tombe.
Prochaine étape : un article intitulé "satire ou fantaisie ?"

dimanche 15 novembre 2020

Le Coeur volé, de la lecture de Murphy à la mienne

Steve Murphy n'a publié que trois recueils d'études sur des poèmes de Rimbaud. Il a publié deux premiers volumes en 90 et en 91 aux Editions du CNRS et aux Presses Universitaires de Lyon : Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion et Rimbaud et la ménagerie impériale. Puis, vingt ans après, à la Dumas, il a publié l'épais Rimbaud et la Commune en 2010, aux éditions classiques Garnier. Le premier volume de 1990 contenait une longue étude finale sur "Le Cœur volé" (pages 269-316 : 48 pages !) et en 2010 le volume contient encore une étude sur ce même poème de 23 pages, et elle est même précédée d'une étude sur la lettre du 13 mai 1871.
Dans les différences entre les deux lectures, je vais tout de suite signaler à l'attention la question formelle. Pierre Brunel semble être le premier à avoir signalé que les triolets du "Cœur volé" s'inspiraient de triolets contenus dans le recueil Les Cariatides. Brunel aurait signalé ce fait à l'attention dans son livre de 1983 Rimbaud, Projets et réalisations. Dans son étude de 1990, Murphy ne fait que passer rapidement sur cette question. Il parle alors surtout du mot "fantaisie" :
Le mot a été lié en particulier, dans l'esprit des poètes contemporains, au nom de Théodore de Banville, dont les triolets des Cariatides sont parodiés dans la forme du Cœur volé /v. Brunel 1983b, 77/.
Cette phrase est accompagnée d'une note 27 de bas de page qui précise le propos, mais il est exclusivement question de la mention "fantaisie". Murphy n'envisage à aucun moment le rapprochement phonétique entre "Ô flots abracadabrantesques" et Odes funambulesques. Je ne sais pas si un autre que moi a jamais fait ce rapprochement, il semble que non ! Or, en 2010, dans la nouvelle étude du poème, Murphy tient compte cette fois des publications plus récentes de Jacques Bienvenu. Toutefois, nous n'aurons toujours pas de rapprochement phonétique entre le vers "Ô flots abracadabrantesques" et le titre Odes funambulesques. Murphy n'apporte d'ailleurs pas grand-chose à ses propos de 1990 :
Depuis les travaux menés par Jacques Bienvenu ces dernières années, on est en mesure de mieux cerner l'importance du poète pour Rimbaud, à une époque où l'on ne négligeait pas encore l'intérêt de son œuvre, qui a suscité l'admiration aussi bien de Verlaine, Mallarmé et Rimbaud que de Baudelaire. Ici, la référence à Banville peut viser des poèmes précis (Pierre Brunel cite Triolet, à Phillis), mais même sans supputer une référence spécifique, on notera que la prolifération des triolets à cette époque est largement redevable à Banville, qui a relancé cette forme [voir Richter, 1976, 45 n.8, Aroui 1996b]. [...]
La note au sujet de Richter retient mon attention, vu qu'elle est de sept ans antérieure au livre de Brunel. Mais il s'agit d'un renvoi au livre de 1976 que je n'ai jamais consulté : La Crise du logos et la quête du mythe. Le livre parle de Baudelaire, Rimbaud, Cendrars et Apollinaire, donc Richter aurait parlé avant Brunel de l'influence des triolets de Banville sur Rimbaud. En tout cas, malgré les études de Bienvenu, rien n'a été fait pour approfondir cette relation de Rimbaud aux triolets. Or, il y a quand même deux choses importantes à encore observer. Premièrement, chez Banville, le triolet n'est pas une strophe, c'est un poème à soi tout seul, alors que Rimbaud pratique les triolets enchaînés. Faudrait-il interroger le livre de Philippe Martinon sur les strophes à ce sujet ? En parle-t-il seulement ? Au bout d'un moment, quelqu'un va bien nous citer, s'il y en a, les poèmes en triolets enchaînés à la manière de Rimbaud ? Quelqu'un va bien nous dire un jour si oui ou non Martinon en a parlé en tant que strophes ? C'est déjà en soi un sujet important, et si Rimbaud doit avoir inventé de les enchaîner il faudra méditer pourquoi. Il y a peut-être une intention maligne... Deuxièmement, Izambard a prétendu avoir répliqué à Rimbaud avec un poème "La Muse des méphitiques" qui est lui aussi en triolets enchaînés. Le poème tel qu'il nous est parvenu a en réalité été composé bien longtemps après 1871, ce que permettent d'attester des anomalies de césure dans les décasyllabes, puisque le poème d'Izambard est en décasyllabes et non en octosyllabes. Jamais Izambard n'aurait commis des anomalies de césure à la façon de Rimbaud dans "Tête de faune", "Jeune ménage" ou "Juillet" en 1871 même ! Il est clair que le poème d'Izambard a été composé dans les années 1880. Et la question qui se pose est de savoir si les césures anormales d'Izambard sont liées à l'influence inconsciente de son époque ou bien s'il est fait exprès de cibler la versification décadente de Rimbaud. J'ai tendance à considérer qu'Izambard n'a pas un instant l'air d'attribuer à Rimbaud le dérèglement des césures, ce qui m'a toujours surpris comme inattention. Mais, au-delà des césures, je trouve quand même remarquable qu'Izambard ait répondu en triolets enchaînés au poème de Rimbaud. Brunel et Richter ne lui avaient pas dit : "Mais, rappelle-toi, Banville s'en sert dans Les Cariatides." On peut toujours se dire que, sans voir la référence à Banville, sans même peut-être connaître le nom "triolet" (il faut que je relise le témoignage d'Izambard s'il emploie ou non le mot "triolet(s)", Rimbaud emploie le mot dans sa lettre à Demeny du 10 juin cependant), Izambard a pu spontanément imité la structure voyante du poème de Rimbaud avec ses répétitions de vers. Il n'en reste pas moins qu'Izambard a été frappé par cette forme et l'a imitée, que ce soit dans une version inconnue en 1871 ou que ce soit avec la version "La Muse des Méphitiques" telle qu'elle nous est parvenue et par conséquent bien plus tard. Evidemment, Izambard s'est bien gardé de divulguer les lettres qu'il a reçues de Rimbaud avant le 13 mai, car nul doute que ça nous offrirait d'éloquentes explications. Une prochaine fois, je m'attacherai à citer in extenso les triolets antérieurs de Banville et aussi les triolets d'autres poètes. Rappelons au sujet d'Izambard qu'il est l'intermédiaire pour la rencontre avec le douaisien Paul Demeny, qu'il connaissait Jean Richepin, et que c'est quelques mois après l'arrivée d'Izambard en tant qu'enseignant dans la classe de Rimbaud que ce dernier a écrit une lettre directement à Banville, parce qu'évidemment cette adresse n'a pas dû tomber comme ça dans l'escarcelle de Rimbaud. Il y a des contacts qui ont dû jouer.
Revenons-en à l'article de 1990. Il va être question d'Alain Rey. On sait que celui-ci est mort récemment et que dans une vidéo consultable sur internet il y a quelques années il a prétendu que l'adjectif "abracadabrantesques" n'était pas de Rimbaud et datait même du début du dix-neuvième siècle, mais sans fournir la moindre attestation. J'estime évidemment qu'il s'est trompé et que, déjà sénile, il a confondu les mots "abracadabrant" et "abracadabrantesques" dans une entrevue sans doute un peu bien improvisée. Si je me trompe, qu'on se dépêche de m'apporter la référence contradictoire. Nous sommes tous vivement intéressés par ce genre de mise au point. En tout cas, sans la chercher, j'ai trouvé une mention d'Alain Rey dans l'étude de 1990 de Murphy, mais pas du tout au sujet de l'adjectif "abracadabrantesques". A la page 301 du Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion, la note 18 de bas de page apporte les précisions suivantes au sujet de la mention "chique" dans le poème de Rimbaud :
Jacques Cellard et Alain Rey proposent une autre explication, qui ne nous paraît guère convaincante : "Le point de départ est ici vraisemblablement la chique, insecte, utilisé également dans se tirer ses chiques "sortir seul d'une situation déplaisante", 1921 (Esnault). Tirer sa chique, favorisé par le voisinage de tirer son coup, c'est également "se soulager" /s.v. chique/. [...]
Il faut dire que le refus de Murphy de considérer que Rimbaud parle du caporal en tant que tabac à chiquer ne nous convainc pas non plus. Je n'ai jamais rien compris à cette fin de non-recevoir. Mais, on voit qu'Alain Rey a travaillé jadis sur les problèmes lexicaux posés par ce poème, qu'il n'a pas convaincu et qu'il n'a révélé aucune attestation ancienne de l'adjectif "abracadabrantesques".
Pour précision, Murphy cite à la page 10 dans la partie Abréviations de son livre, la référence complète de l'ouvrage de Jacques Cellard et Alain Rey, Dictionnaire du Français non-conventionnel (Hachette, 1980). Il n'est pas question d'Alain Rey dans la publication de 2010.
Passons maintenant à un autre point important, celui du "contexte", mot employé par Murphy lui-même. Le poème a été envoyé le 13 mai 1871 à Izambard dans une lettre, du moins dans sa première version connue avec le titre "Le Cœur supplicié", puis la seconde version connue avec le titre "Le Cœur du pitre" a été envoyée à Demeny dans une lettre du 10 juin 1871. Entre-temps, Rimbaud a envoyé une autre lettre à Demeny le 15 mai 1871 qui reprend des idées de la lettre à Izambard du 13 mai, notamment celles sur le devenir de "voyant" du poète. Ces liens ont suffi à Murphy pour déclarer avec perspicacité que le poème devait se lire en fonction des trois lettres. Murphy a inclus la lettre du 15 mai qui ne contient pas de version du poème :
La petite, envoyée à Izambard, contient Le Cœur supplicié, mais Demeny n'aura pas droit au poème dans la grande ; il aura à attendre presqu'un mois... Malgré cela, il faut à notre avis tenir compte des trois lettres - c'est-à-dire des deux lettres de mai et de celle du 10 juin - ne serait-ce que pour contrecarrer certaines lectures idéalistes du poème.
Murphy va donc commenter sur quelques pages la lettre du 13 mai à Izambard, en signalant que "le sens global de [celle-ci] ne fait plus de doute, grâce à deux études essentielles et trois autres secondaires. Les deux études essentielles sont celles de Richter dans son livre de 1976 et celle de Gérald Schaeffer à qui nous devons une édition critique et philologique conséquente des deux lettres en 1975. Je n'ai pas lu l'ouvrage de Richter comme je l'ai dit plus haut et je ne suis pas sûr que son ouvrage soit de référence. En revanche, effectivement, si Schaeffer n'a rien publié d'autre sur Rimbaud, son livre est insuffisamment cité par les rimbaldiens au vu de l'analyse très compétente qui y est délivrée.
Le problème de l'étude de Murphy, c'est qu'elle est altérée par le préjugé des conceptions marxistes, alors que, comme Reboul et quelques autres rimbaldiens, nous pensons que Rimbaud est plutôt pré-libertaire, plus proche de l'anarchie éventuellement, même s'il ne correspondrait pas vraiment au modèle, mais il n'était certainement pas marxiste. Rimbaud n'a pas ce dogmatisme particulier dans ses conceptions politiques, ça n'apparaît pas. Il hérite de l'esprit révolutionnaire de 1848, et il y a plein d'apparences d'évidences dans lesquelles s'embourbe le raisonnement marxiste. Murphy commente également des jeux de mots, mais cela me laisse également perplexe. Pour la formule : "On me pense", Rimbaud la fait suivre de la parenthèse "(Pardon du jeu de mots)". Le destinataire de la lettre lui-même a envisagé que le calembour était "On me panse", "blague" qui viendrait de Voltaire et ce serait une blague reprise par Onésime Boquillon. Mais, il faudrait s'entendre sur deux choses : 1) comment définit-on un jeu de mots ? 2) Est-ce que le repérage des jeux de mots a pu évoluer de l'époque de Rimbaud à la nôtre ? La question ne semble pas devoir se poser, puisqu'Izambard lui-même a supposé que le jeu de mots venait de l'homophonie avec "panse". Je pense malgré tout que c'est plus compliqué que ça. En annotant le passage de cette lettre avec l'idée que Rimbaud joue sur l'homophonie "pense"/"panse", on oriente la décision du lecteur. Pourtant, la formule "On me pense" n'impose pas spontanément à l'esprit "On me panse", même en y flanquant un avertisseur du type "(Pardon du jeu de mots)". On peut prétendre que cela venait plus facilement à l'esprit de gens ayant lu du Onésime Boquillon, comme ce fut sans doute le cas d'Izambard et Rimbaud. Cependant, il n'en reste pas moins que le "On me pense" offre une autre forme de jeu de mots, et Murphy inévitablement la met en balance : "On me pense" peut vouloir dire "Les gens me pensent", alors que c'est clairement un sens que doit à tout prix éviter Rimbaud par rapport à la teneur de son propos. Le "On" dans sa lettre, c'est ce soi-même qu'on ignore, et non pas les gens qui nous jugent, évaluent. Le "(Pardon du jeu de mots)" semble plus cohérent dans cette lettre s'il s'agit d'éviter une fâcheuse équivoque. Rimbaud n'a aucune raison d'anticiper un jeu de mots sur "panse". Et c'est pour cela que je soulève aussi la question des pratiques d'écrivain. Depuis les années 1960 environ, notre rapport au langage a évolué. Nous avons tendance à voir des jeux de mots et à les projeter. Le poème "Mémoire" de Rimbaud, par exemple, qui parle d'une surface liquide que nous suivons, le voilà qui va permettre à la critique littéraire de développer le jeu de mots "Mémoire"/"mes moires", sauf que l'expression "mes moires" n'est pas employée par Rimbaud. Sur ces soixante dernières années, nous sommes devenus fort peu exigeants sur la manifestation littéraire du jeu de mots, ce qui permet aux commentaires d'investir tout ce qu'ils veulent, comme ils veulent. J'ai moi-même été victime de mon époque, mes premiers pas de rimbaldien s'en sont bien sûr ressentis. Et j'en viens à l'idée suivante. Izambard connaissait le jeu de mots sur "pense" et "panse" et il a plaqué cette référence sur la lecture de la lettre de Rimbaud. Du coup, il n'a tenu aucun compte de l'absence d'avertisseur en ce sens dans la lettre de Rimbaud. En revanche, si nous raisonnons à partir de la composition de la lettre par Rimbaud, si nous envisageons que le poète joue avec l'homophonie "pense" et "panse", il faut considérer que les phrases avoisinantes de Rimbaud ne permettent nullement de glisser sur ce terrain équivoque. Il faudrait citer ici les textes de Voltaire, Hugo et ceux attribués à Onésime Boquillon pour voir comment sont mis en pratique littéraire les jeux de mots. Car, dans le cas de Rimbaud, c'est un présupposé qui sort du chapeau, qui ne s'appuie sur rien. Il faudrait se persuader que Rimbaud savait pertinemment qu'Izambard connaissait ce jeu de mots, mais, en plus, il faudrait considérer que Rimbaud considérait important de signaler à l'attention ce risque de méprise. J'ai vraiment l'impression personnelle, même si je peux me tromper en refoulant l'explication par "panse", que c'est la formule triviale : "On me pense ceci, on me pense cela" qui gênait Rimbaud et qu'il lui importait de bloquer. Rimbaud ne signale pas le jeu de mots pour amuser, mais pour s'excuser de la gêne de lecture qu'il occasionne, non ?
Sans doute par le fait d'être un anglophone qui s'approprie le français en tant que langue seconde, en tant que nouvelle langue pratiquée, Murphy a également insisté sur l'idée que dans l'expression "se faire voyant" on peut comprendre "voyant" comme un adjectif, ce qui modifie complètement le sens. Toutefois, le soulignement dans la lettre vaut emploi du mot "voyant" en mention et cela favorise bien une lecture en tant que nom substantif. Parmi les lecteurs francophones, personne spontanément ne consacre du temps à hésiter sur une lecture selon laquelle "voyant" serait un adjectif.
Voici pour mes réserves. Maintenant, plein de choses intéressantes et judicieuses sont dites par Murphy au sujet de la lettre du 13 mai 1871.
Le critique insiste aussi sur la date du document pour réfuter la lecture selon laquelle Rimbaud se plaindrait d'un viol par les communards, et Murphy n'a qu'à citer le passage où Rimbaud dit bien au contraire qu'il veut se rendre à Paris pour combattre aux côtés des communards. Il va de soi aussi que les mentions "caporal", pioupiesques" désignent plutôt l'armée versaillaise, sans pour autant qu'il faille renverser l'idée en évoquant un viol de Rimbaud par les versaillais.
En revanche, dans la suite de son étude, si Murphy mobilise les mentions de passages variés de la lettre du 15 mai 1871, il ne cite à aucun moment le passage sur Musset.
Dans le livre de Murphy de 2010 Rimbaud et la Commune, nous avons droit à trois études successives sur la lettre du 13 mai à Izambard, sur le poème "Le Cœur supplicié" et sur la lettre du 15 mai 1871 à Demeny (pages 145-206). Là encore, le passage sur Musset de la lettre du 15 mai n'est jamais cité. Et même le poète Musset n'est pas vraiment convoqué dans l'analyse en général.
Or, dans mon article tout récent "A propos de l'interprétation par le viol du 'Cœur supplicié' " (cliquer ici pour le consulter), je développe une lecture fort similaire à celle de Murphy, et je semble ne m'inscrire que dans son prolongement, puisqu'il avait lui-même dit que le poème "Le Cœur volé" devait s'étudier en fonction des trois lettres du 13 mai, du 15 mai et du 10 juin à Izambard et Demeny. Cependant, l'originalité de mon article, c'est d'insister sur le fait qu'il est rare qu'un poème de Rimbaud soit commenté par son auteur et que, pour l'occasion, nous avons trois commentaires du poème dans ses trois lettres. Murphy signale à l'attention les commentaires des lettres du 13 mai à Izambard et du 10 juin 1871 à Demeny, mais il ne convoque ensuite les trois lettres que comme un cadre contextuel. Je voudrais insister sur la situation nouvelle que je propose en dégageant le passage précis de la lettre du 15 mai qui est en partie un commentaire indirect donné aux triolets du "Cœur supplicié".
Pour la lettre du 13 mai, je reviendrai plus tard sur sa dimension d'ensemble, mais on peut déjà relever ce qui s'entend explicitement comme des remarques sur la composition :

Je vous donne ceci : est-ce de la satire, comme vous diriez ? Est-ce de la poésie ? C'est de la fantaisie, toujours. - Mais, je vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni trop de la pensée : [...]
Et à la suite de la transcription des triolets, Rimbaud ajoute en précision : "ça ne veut pas rien dire." Il va de soi que cette formule est limpide et anticipe la réaction probablement effarouchée "ça ne veut rien dire" du professeur. La salutation finale : "Bonjour de cœur," confirme que le poème a un caractère personnel.
Voici le second passage qui vaut explicitement en tant que commentaire sur le poème par son auteur, il s'agit d'un extrait de la lettre à Demeny du 10 juin 1871 que Murphy ne manque pas de citer bien en relief dans ses études de 1990 et 2010 :
Voici, - ne vous fâchez pas, - un motif à dessins drôles : c'est une antithèse aux douces vignettes pérennelles où batifolent les cupidons, où s'essorent les cœurs panachés de flammes, fleurs vertes, oiseaux mouillés, promontoires de Leucade, etc... - ces triolets, eux aussi, du reste, iront
                                                                  Où les vignettes pérennelles,
                                                                                Où les doux vers.
Voici : - ne vous fâchez pas ! -
Or, j'ajoute à ces deux commentaires explicites un troisième tiré cette fois enfin de la lettre du 15 mai 1871 :
Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, - que sa paresse d'ange a insultées !
Je prends appui sur quelques éléments : Rimbaud dit "nous", il s'implique et il définit des "générations douloureuses et prises de visions" ce qui renvoie bien évidemment au discours sur l'avenir du poète à être un voyant dans les lettres du 13 mai et du 15 mai 1871, mais, d'autant plus qu'il est question d'opposition des générations, nous observons que l'expression "prises de visions" implique l'idée de "fantaisie", terme qui définit le poème "Le Cœur supplicié" selon Rimbaud, tandis que l'expression "douloureuses" coïncide avec l'idée du poète dont le cœur bave à la poupe. Dans "Le Cœur supplicié", il est question des "insultes" de la "troupe" et ici d'une paresse insultante. Et la paresse qualifiait explicitement le censeur Izambard dans la lettre du 13 mai : "satisfait qui n'a rien fait, n'ayant rien voulu faire". Et Rimbaud jugeait le principe du professeur se réclamant d'une autorité poétique : "Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse." L'expression "votre poésie subjective" a un petit horizon de lecture indécidable : s'agit-il des poèmes créés par Izambard ou plus probablement du principe dont il se réclame dans ses lectures, son enseignement et éventuellement ses créations ? En tout cas, la forme bien caractérisée adverbe et adjectif "horriblement fadasse" a son répondant dans la manière d'épingler les productions de Musset : "Proverbes fadasses", tout cela étant "haïssable au suprême degré" selon Rimbaud. Il va de soi que Musset est un peu le principe poétique défendu par Izambard.
Nous en arrivons à une autre dimension très intéressante de la réflexion. On le sait : la lettre du 15 mai à Demeny est plus longue que celle du 13 mai remise à Izambard. Les rimbaldiens se sont en général persuadés, et les lecteurs à leur suite, que Demeny avait pour lui d'être un poète et que la relation devait sans doute mieux se passer avec lui qu'avec le professeur. Mais, Rimbaud n'a fréquenté Demeny qu'en septembre et octobre 1870, lors de deux brefs séjours, et Demeny n'étant pas suspect d'avoir caché des lettres ne semble pas avoir eu de relation épistolaire avec Rimbaud avant le 17 avril, et, du côté d'envois par Rimbaud, leur relation épistolaire a tenu en quatre lettres tout au plus. Un consensus a tenté de s'imposer aussi selon lequel Rimbaud remettait ses manuscrits à Demeny dans l'espoir qu'il les publie. C'est un peu comme si moi j'écrivais demain à quelqu'un d'entre vous qui a déjà publié un livre : je lui envoie quelques articles, il doit comprendre qu'il est invité à les publier sans autres efforts de ma part, sans autres échanges. C'est évidemment absurde. Dans son enthousiasme d'adolescent, Rimbaud remettait des copies de ses poèmes à des lecteurs potentiels en se disant qu'ils finiraient par le lire et qu'ils finiraient par s'avouer être éblouis : il ne faut évidemment pas chercher plus loin ! Dans son article de 1990, Murphy faisait des observations remarquables qui sont restées malheureusement sans suite dans le milieu rimbaldien. Au sujet de la lettre du 13 mai 1871, Murphy écrivait : "Ici, le professeur est autant le sujet de la lettre que l'élève." Murphy insiste aussi ailleurs sur le fait que l'étude de la première lettre demande de prendre bien en considération le caractère du destinataire et pas la seconde. Or, il y a quelques années, sur ce blog, j'ai publié quelques articles sur les lettres de 1871 avec une idée nouvelle selon laquelle la lettre du 15 mai 1871 n'était pas la confidence privilégiée à Demeny après le rond d'essai pour Izambard, mais le prolongement de colère de la discussion avec le professeur Izambard.
Il faut quand même rappeler qu'Izambard a eu plus de mal que Demeny à se déposséder du texte des lettres de Rimbaud, qu'Izambard a dévoilé quelques lettres au compte-gouttes, et surtout dans ses témoignages Izambard nous explique clairement qu'il a reçu d'autres lettres de Rimbaud avant le 13 mai. Izambard revendique avoir eu connaissance d'une version antérieure sans titre de "Mes Petites amoureuses", il affirme également qu'il a eu lui aussi droit à un panorama de l'histoire des littératures grecque, latine et française. Et comme la lettre du 13 mai a un caractère rentre-dedans immédiat qui ne laisse pas un instant douter qu'elle vient après d'autres missives, il est quand même extraordinaire qu'avec un positivisme qui défie l'entendement on puisse s'en tenir aux lettres qui nous sont parvenues pour dire que Rimbaud a préféré se confier à un poète qu'à son professeur. Le professeur a lui-même témoigné pour faire entendre que, finalement, à part les poèmes, il a reçu lui aussi l'équivalent de la lettre du 15 mai, sauf que cela s'est fait sur plusieurs courriers, et Izambard n'en a dévoilé qu'un seul, et bien tardivement encore, afin d'empêcher Berrichon d'accréditer l'idée d'un Rimbaud à Paris sous la Commune. Sans cette intention de démentir Berrichon, nous n'aurions probablement jamais connu cette lettre ! Ceci dit, dans la mesure où il ne dévoilait rien de gênant pour lui, Izambard a clairement fait savoir la teneur de ces courriers où figurait tout un déballage littéraire équivalent à celui de la grande lettre à Demeny et cela s'est passé avant le 15 mai. Le professeur nous a même appris que Rimbaud répétait les slogans de la Commune. Or, Izambard n'a pas revu Rimbaud depuis la fin octobre 1870, et il va de soi qu'Izambard ne peut pas confondre sans autre forme de procès les discours de Rimbaud en septembre 1870 pour la défense de la République contre les traîtres et les prussiens avec les slogans communalistes. Il nous manque bien sûr un certain nombre de lettres de Rimbaud à Izambard, et forcément les lettres d'Izambard à Rimbaud. Cependant, ce n'est pas parce qu'il nous manque des documents que nous sommes empêchés de faire une quelconque expertise. Il y a des tas d'indices qui montrent que le débat est allé loin entre Rimbaud et Izambard, et qu'ils se sont fâchés et ont cessé toutes relations rapidement. Dans sa lettre à Demeny, Rimbaud écrit deux fois "ne vous fâchez pas" avant la transcription du poème du "Cœur du pitre". Il me semble assez évident que, depuis le 13 mai, Rimbaud a essuyé la réaction outrée d'Izambard. Si celui-ci avait bien pris les triolets, Rimbaud n'aurait aucune raison de répéter maladroitement "ne vous fâchez pas" dans la lettre à Demeny. Pourquoi faire penser au destinataire qu'il pourrait se fâcher à la lecture de ce poème ? Certes, on peut répondre parce que cela attaque frontalement ses convictions poétiques. Mais, vous en connaissez beaucoup des gens qui se sentent attaqués dans leur mièvrerie à la lecture du "Cœur du pitre" ? Il est sensible que Rimbaud appréhende que Demeny comprenne fort bien les intentions polémiques de la composition. A cela, il y a deux réponses possibles. D'abord, Rimbaud peut penser qu'Izambard écrit à Demeny et lui fait un rapport aigri de sa relation littéraire avec le jeune Rimbaud. Ensuite, il y a une hypothèse à ne pas exclure : c'est que quelque chose de très prononcé sur la vocation poétique ait été déjà mis sur le tapis par Rimbaud lors des deux séjours douaisiens de septembre et octobre 1870.
Mon article est assez long pour cette fois, mais je vais donc terminer avec le problème des "vignettes pérennelles" et de Musset. L'expression "vignettes pérennelles" revient deux fois sous la plume de Rimbaud dans sa lettre du 10 juin, tout comme l'incise "ne vous fâchez pas", et on peut se demander si ce n'est pas une citation telle quelle d'époque. Rimbaud dit en quelque sorte que son poème n'a pas plus d'éternité que les "vignettes pérennelles", même si celui-ci est de l'ordre de la "fantaisie" de "générations douloureuses et prises de visions" pour citer les lettres du 13 et du 15 mai. Mais, alors que le mot "fantaisie" permettait de se dérober à la qualification de "satire" de la part d'Izambard, et sans reprendre ici les précisions de Reboul sur l'origine latine du genre de la "satire" développées dans son article sur le sonnet "Les Douaniers", dans la lettre du 10 juin le poème est tout de même admis comme une "antithèse" à une poésie qu'on comprend aisément comme le symbole par excellence de la création subjective et fadasse d'un Musset ou d'un Izambard. Et j'en arrive à mon idée qu'il ne faut pas perdre de vue le temps long de la relation de Rimbaud à Izambard et Demeny. Il ne faut pas considérer trop exclusivement qu'il y a une rupture, un renouveau de la pensée de Rimbaud au printemps 1871 dont Izambard et Demeny furent tardivement pris à témoin. Izambard dans ses écrits révèle qu'il était déjà offusqué par "Vénus anadyomène" ou Un cœur sous une soutane. Rimbaud a envoyé six poèmes à Demeny dans les lettres du 15 mai et du 10 juin. Parmi ces pièces, nous pouvons comprendre qu'il était difficile d'envoyer "Accroupissements" à Izambard, vu son avis sur "Vénus anadyomène" et Un cœur sous une soutane. Pour "Les Poètes de sept ans", le portrait dressé de la Mère est également problématique vis-à-vis d'un professeur, d'autant plus qu'Izambard avait ramené Rimbaud à sa mère et essuyé la colère de celle-ci. Nous pouvons également penser qu'en juin Rimbaud est trop en froid avec Izambard pour lui envoyer ses nouvelles compositions. Izambard a-t-il reçu les manuscrits de plusieurs autres poèmes de Rimbaud dans les lettres qu'il ne nous a pas divulguées ? Il ne semble pas revendiquer l'envoi d'une version antérieure de "Chant de guerre Parisien". Cependant, Izambard a reçu le premier une version du "Cœur supplicié" le 13 mai et il revendique avoir reçu une version sans titre de "Mes Petites amoureuses", le premier poème transcrit en hors-texte dans la lettre du 15 mai à Demeny. Or, le poème "Mes Petites amoureuses" partage avec un poème d'août 1870, "Ce qui retient Nina" ou "Les Reparties de Nina" selon les versions, la forme strophique du quatrain alternant octosyllabes et vers courts de quatre syllabes, mode de composition assez rare qui a un antécédent remarquable la "Chanson de Fortunio" de Musset et dans les recueils de Musset, ce poème est voisin d'une chanson à Ninon. La Ninon est une figure fantasmée récurrente des poésies de Musset qui a fait des émules, je pourrais citer des poèmes de Charles Coran et plusieurs autres, et Nina est bien évidemment une corruption de Ninon. Le poème "Mes Petites amoureuses" est à l'évidence une "antithèse" pour reprendre à dessein le terme de la lettre du 10 juin à Demeny aux "vignettes pérennelles" de mains poètes connus. Il n'est pas innocent que le quatrain reprenne la forme de la "Chanson de Fortunio", que l'aimée s'appelle Nina comme elle pourrait s'appeler Ninon (et je songe à un vers précis de Musset en disant cela), comme il n'est pas innocent que le titre "Mes Petites amoureuses" reprenne un titre de Glatigny "Les Petites amoureuses" et en même temps semble cibler Alphonse Daudet, auteur d'un recueil de jeunesse Les Amoureuses, mais aussi d'un roman à la Dickens quelque peu plein d'éléments autobiographiques Le Petit Chose qui raille pêle-mêle les mots exotiques de Leconte de Lisle, l'école parnassienne, la poésie ridicule avec un zest d'autodérision mal rentrée, etc. Le mot "caoutchoucs" est rare pour désigner des chaussures. On peut toujours prétendre que cette rareté vaut pour les lecteurs d'aujourd'hui, pas pour les lecteurs contemporains de Rimbaud. Il se trouve que nous lisons tout de même pour certains d'entre nous quantité de romans du dix-neuvième siècle, et il est difficile de ne pas remarquer que l'emploi du mot est rare, sauf qu'elle survient dans Le Petit Chose et y est même érigée en titre de chapitre. Dans son étude de 1990 du "Cœur supplicié", Murphy rappelle qu'au sujet de passages d'Un cœur sous une soutane et du "Cœur supplicié" Brunel avait rapporté que Glatigny avait composé un poème intitulé Stabat mater, formule liturgique employée par Rimbaud dans la lettre du 13 mai elle-même à Izambard et que, curieusement, Brunel n'avait pas cité la strophe où, le rapprochement ayant du coup plus de prix, Glatigny employait précisément l'adjectif supplicié :

Et vous tous dont les cœurs se consumaient sans cesse,
                   Ainsi que des brasiers,
Poètes frissonnants d'amour et de tristesse,
                   O doux suppliciés !

Personnellement, le premier vers de cette citation me fait songer au sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze..." A vous de trouver pourquoi ? Ce qui est certain, c'est que même s'il ne faut pas mettre sur le plan Musset, Glatigny et Banville, la lecture du "Cœur du pitre" ou du "Cœur supplicié" ou du "Cœur volé", comme vous voulez, engage de bien réenvisager la relation à Izambard sur le long terme, engage une lecture en regard de poèmes tels que "Les Reparties de Nina" et "Mes Petites amoureuses". Evidemment, comme Murphy, je ne lâcherai rien non plus de la signification politique, communarde, du "Cœur volé", et c'est pour cela que je vous mets aussi la puce à l'oreille au sujet de "Morts de Quatre-vingt-douze..." Il est évident que "Le Cœur volé" est une réponse avec deux niveaux de lecture : il y a l'antithèse à la poésie subjective et il y a l'idée métaphorique de la Commune avec l'opposition au "gouvernail", du moins à partir de la version "Le Coeur volé", et l'abandon aux "flots".
Si vous trouvez que je ne dis pas du neuf, je vous laisse préciser spontanément vous-même ce que Rimbaud signifie par toutes ces allusions à Musset, Banville, Glatigny et Daudet ? Je vous laisse préciser "abracadabrantesques". L'article de 1990 de Murphy est déjà dans la bonne direction, mais on voit bien que des éléments sont encore à mieux exposer, on voit aussi que ce passage de la lettre du 15 mai 1871 sur Musset précise bien à son tour les enjeux du poème "Le Cœur volé", et on a des éléments concrets, des reprises de mots indiscutables "fadasses", "insulte" ou "insultées", "paresse". Cela était passé jusqu'à présent inaperçu, bien que ça aille dans le sens du courant des analyses proposées depuis trente ans par Murphy.

jeudi 12 novembre 2020

Prochainement, d'autres articles autour du "Coeur volé" et de l'adjectif "abracadabrantesques"

 On m'a relancé en privé parce que je n'aurais rien publié depuis trois semaines en gros. Je n'ai pas vérifié si c'est exact, mais de toute façon je publierais sur des revues papier les délais entre chaque article seraient autrement plus longs, infiniment plus conséquents. J'ai voulu laissé bien mis en avant mes articles récents sur "Le Coeur volé" et sur l'adjectif "abracadabrantesques", parce que j'ai conscience de leur importance cruciale. En ce moment, je ne rédige pas encore la seconde partie de l'étude sur l'occurrence "abracadabrantesques" dans le livre de Mario Proth. Mais ce que je rédige est pourtant sur notre sujet. J'ai déjà rédigé deux pages en fichier Word d'une recension du long chapitre de 48 pages de Murphy sur "Le Coeur volé" dans son livre de référence Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage la subversion. Murphy n'a publié que trois recueils d'analyses de poèmes de Rimbaud : les deux volumes de 1990 et 1991 aux Editions du CNRS et aux Presses Universitaires de Lyon, Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion et La Ménagerie impériale, puis vingt ans plus quasi la somme Rimbaud et la Commune en 2010 aux Editions Classiques Garnier. Et dans ce dernier volume, nous avons une nouvelle étude de 23 pages sur le poème "Le Coeur volé", c'est dire l'importance que Murphy a donnée à ce poème. Et d'ailleurs, il existe une lacune de novembre 1870 à avril 1871 pour ce qui concerne la production rimbaldienne. Les triolets du "Coeur supplicié" forment l'unique poème de la lettre "du voyant" du 13 mai 1871 remise à Izambard et si Rimbaud n'a pas remis ce poème le 15 mai à Demeny il le fera le 10 juin 1871 avec à nouveau un commentaire exclusif de ce texte. Rimbaud a envoyé six poèmes à Demeny en mai-juin 1871, trois le 15 mai, trois le 10 juin. "Le Coeur du pitre" fait partie des six et il est le seul accompagné d'un commentaire. Il va de soi que le poème "Le Coeur volé" est une pièce maîtresse des études rimbaldiennes. Je me devais de relire l'étude de 1990 de Murphy, parce que je n'ai pas le souvenir qu'il a étudié comme je l'ai fait la relation du "Coeur volé" aux trois lettres. Pourtant, dans l'introduction de son chapitre sur le poème, Murphy a pourtant fait cette déclaration qu'il fallait lire le poème à la lumière des trois lettres. Murphy avait parfaitement compris qu'il fallait inclure la lettre à Demeny du 15 mai 1871 à côté des lettres du 13 mai et du 10 juin qui seules contenaient une version du poème. En revanche, dans la suite de l'étude, si la lettre du 15 mai est convoquée pour défendre des idées variées, il n'y a pas cette étude de passages que j'ai faite, et pas cette étude du cas Musset en particulier. Je vais prendre le temps de bien réviser cet article, de bien rédiger ma recension et je vais aussi étudier l'article de 2010 du volume Rimbaud et la Commune. J'ai tout sous la main, j'y travaille avec enthousiasme et passion.
Comme il n'y aura aucune invitation à lire mon article ailleurs, sachez, vous qui venez en ce moment, que là je vous coince sur une période fabuleuse sur une clef majeure de la poésie rimbaldienne. On parle du "Coeur volé", on parle des lettres dites "du voyant", on parle de la conception à cerner pour les "flots abracadabrantesques" et cela engage de meilleures approches pour "Le Bateau ivre" et "Voyelles". Non, non, là, on n'étudie pas un poème parmi les, je ne sais pas, deux cent de l'auteur, on est vraiment sur un truc sur lequel il est nécessaire de bien prendre son temps.
On peut me dénigrer tant qu'on veut, aller flairer mon écriture, mon orthographe, mes bévues, ma façon d'être et de réagir, mes goûts, ce que je suis, tout ce qu'on veut, mais le problème c'est que me rabaisser c'est rabaisser tous les rimbaldiens et tous les lecteurs de Rimbaud, parce que je ramène concrètement des choses qui n'ont jamais été formulées avant, jamais été précisées, etc., etc. Je suis désolé, mais dans trente ans les gens prendront un livre de Reboul, de Claisse, de Murat, de Murphy, de Bardel (on sait jamais, on peut rigoler), et ils diront : "Mais pourquoi ces gens ne citaient-ils jamais David Ducoffre, sauf pour le contester ou le plus allusivement du monde ? Ils ne comprenaient rien à ce point-là. Ils croyaient qu'en ne le citant pas, ils passeraient avant lui."
Maintenant, il est trop tard. Moi, je dis explicitement ma plainte au sujet du traitement que j'ai reçu, donc ça continuera, mais j'ai fait mes choix désormais. Je ne veux pas des conditions qu'on m'impose et du coup je peux faire du rimbaldisme librement. En plus, je me modère beaucoup plus qu'on ne le croit et j'en garde volontairement sous le pied. Je n'ai aucune urgence, je fais ce que je veux.
Au passage, on a, semble-t-il, voulu me conseiller la lecture des Mésaventures de Jean-Paul Choppart. Je vais sûrement en parler prochainement aussi.
Et ça tient toujours pour les articles de mise au point sur les questions formelles. On a le temps, on a bien le temps, maintenant plus rien ne presse en rimbaldie pour moi... Mais ne croyez pas que j'ai renoncé, je vis à mon rythme, c'est tout !