En-dehors de la littérature parascolaire, il n'existe pas vraiment de commentaire des lettes dites "du voyant" depuis quarante ans. L'étude de référence date de 1975. Cette année-là, les deux lettres de Rimbaud du 13 et du 15 mai 1871 furent éditées et commentées par Gérald Schaeffer sous le titre Lettres du voyant chez Droz dans la collection Textes littéraires français. Cette édition était accompagnée, précédée même d'une longue étude de Marc Eigeldinger intitulée La Voyance avant Rimbaud.
L'étude de Schaeffer est remarquable. Il a compris l'essentiel de l'esprit de ces deux lettres à une époque où aucune étude décisive n'a encore été publiée sur un quelconque poème de Rimbaud. Toutes les grandes études de poèmes, au cas par cas, n'ont commencé à proliférer qu'à partir des années 80 avec les critiques Steve Murphy, Yves Reboul, Bruno Claisse, Marc Ascione, etc. Même Antoine Fongaro, vieux de la vieille, ne s'est aguerri qu'à partir des années 80.
Les poèmes en vers de 1870 étaient réputés à tort ne guère poser de difficultés avant le renouveau des études les concernant dont Steve Murphy a été l'initiateur et Jean-François Laurent un artisan moins connu, mais réel suite à son étude sur Le Dormeur du Val.
Les grandes lectures de Vénus anadyomène, de L'Homme juste, du Dormeur du Val datent des années 80, parfois même 90. A peu près jusqu'à la fin des années 90, seuls Fongaro et Claisse parvenaient ou osaient proposer des lectures des poèmes en prose des Illuminations équivalentes à ce qui se faisait pour n'importe quel autre texte ou poème. Toutes les autres lectures de l'œuvre en prose étaient circonscpectes et se contentaient de trouver divin cet hermétisme triomphalement séducteur qui interloquait tout le monde.
Le renouveau des études métriques rimbaldiennes ne date lui aussi que du début des années 80. Ce renouveau qui ne s'est toujours pas imposé à tous n'a d'ailleurs pris de l'ampleur qu'à partir des années 90, quand plusieurs rimbadiens ont saisi le bon sens de la démarche entreprise par Benoît de Cornulier et ont voulu lui emboîter le pas.
Les premières grandes études de référence sur Une saison en enfer, pourtant fort insuffisantes, datent aussi de la fin des années 80 : l'édition critique de Pierre Brunel, la thèse de Yoshikazu Nakaji et l'ouvrage un peu particulier de Danielle Bandelier.
Quand Gérald Schaeffer écrit, c'est une époque où l'œuvre de Rimbaud passe pour énigmatique, à défaut de pouvoir passer pour ésotérique depuis qu'Etiemble effraie tout le monde avec ses sarcasmes à l'encontre de toutes les interprétations rimbaldiennes qui voudraient prendre cette œuvre au sérieux.
Tel était le contexte.
Même si la critique des sources produisait déjà d'intéressants résultats (Suzanne Bernard ou Jacques Gengoux), le rimbaldisme balbutiait.
Quant au texte d'Eigeldinger, il me paraît bien plus pertinent que les autres essais thématiques de cet auteur (Lumières du mythe ou Le Soleil de la poésie). Il est malgré tout évident qu'on peut appliquer à Eigeldinger le reproche proverbial "Qui trop embrasse mal étreint". Eigeldinger s'est intéressé à l'histoire de l'idée de "voyant" à l'échelle de toute l'histoire humaine.
Ceci dit, suite à cette publication, les rimbaldiens ont eu beau jeu de prétendre que Rimbaud n'a jamais employé ce mot de "voyance". Cela revient comme une scie critique sous la plume de Fongaro, Reboul et bien d'autres. L'idée, c'est que, le pourfendeur de mythes Etiemble ayant ridiculisé les approches ésotériques, il faut absolument rappeler à tous que Rimbaud n'adhère en aucun cas à une théorie d'illuminé, façon Gengoux ou autre. Mais, il n'en reste pas moins que le mot "voyant" n'est pas si distinct que ça du terme "voyance". Où tracer une frontière nette entre les deux notions ? Et surtout le mot employé par Rimbaud après les romantiques renvoie de toute façon à l'ésotérisme. Il ne faut pas prétendre que le mot "voyant" désigne une esthétique romantique bien posée. Le mot est bel et bien ésotérique et il relève d'un emploi métaphorique de la part des romantiques comme de Rimbaud, en n'allant pas sans un malicieux parti pris d'esbroufe.
Bref, malgré la pertinence de quantité d'analyses critiques, les rimbadiens depuis les annéees 80 ont eu le ricanement mal avisé.
On remarque qu'ils ont peu cité l'ouvrage de Schaeffer et que le ricanement sur la "voyance" donnait l'idée d'un ouvrage datant d'une ère révolue du rimbaldisme, le mépris pour le titre d'Eigeldinger donnant à penser que tout l'ouvrage était à rejeter. Le commentaire si pertinent des lettres par Schaeffer passait ainsi discrètement à l'as.
Mais, où sont les analyses des lettres dites "du voyant" qui justifieraient un tel renvoi ? Citez-moi une grande étude de référence sur ces lettres depuis le travail de Schaeffer et montrez-moi les progrès accomplis ?
A la page 118 de son édition commentée des "lettres", Schaeffer écrit ceci sur les sources d'un emploi rimbaldien du couple "objectif" et "subjectif" :
C'est à subjectif et à objectif qu'il faut s'arrêter. Le couple objectif / subjectif est une acquisition du XIXe siècle, à partir de Kant et de Fichte. Après avoir été utilisé, isolé, par Descartes dans le sens de conceptuel, objectif (je cite Littré)
Une citation de Littré suit qui rapporte les idées subjectives à ce qui jaillit de l'entendement et les idées objectives à ce qui provient de l'excitation des sensations (distinction peu claire au demeurant).
Cette définition ne convient pas du tout au cas rimbaldien.
Mais Schaeffer cite pourtant très justement encore un autre extrait de Littré :
Objectiver le subjectif, examiner comme un objet d'étude notre propre moi et chacune de ses impressions ou de ses opérations.
Schaeffer citera un peu plus loin (page 120) une définition du Larousse du XIXe siècle où le sujet est le moi, l'esprit conscient et l'objet est la chose, quelle qu'elle soit, dont l'esprit a conscience.
Le sujet devient l'objet de la pensée, tel est le retournement effectué par Rimbaud, peut alors conclure Schaeffer.
Plus précisément, ou devrais-je dire moins précisément, Schaeffer écrit ceci : "Le rêve de Rimbaud est bien de faire fusionner dans une œuvre le moi et le non-moi, de manière à rendre compte de l'existence tout entière." Après avoir montré la présence du couple subjectif / objectif d'origine kantienne dans la littérature française du dix-neuvième siècle depuis son acclimatation par madame de Staël, Schaeffer penser pouvoir affirmer ceci : "le poète futur [...] aura surmonté le divorce du moi et du non-moi, grâce à la conscience de l'objectif qui, venu de l'âme universelle, est intérieur au Je créateur ; il parviendra ainsi à construire une œuvre où données externes et visions internes coïncideront en une seule expression, universelle, saisissable par tous, matérialiste et objective, c'est-à-dire unissant parole et idée, esprit et matière, idées extérieures et images extérieures."
Tout cela, c'est malheureusement que du charabia. Qu'est-ce que ce prodige de surmonter le divorce du moi et du non-moi ? Est-ce cela que dit Rimbaud ? Que pourrait être l'unisson de la parole et de l'idée ? Parole ?, j'emploierais plutôt le mot "discours" déjà, et, dans tous les cas, qu'est-ce que l'union étroite entre un acte de discours et une idée, si ce n'est l'expression sèche d'une idée ? Soudainement, le discours de Schaeffer devient bien confus, bien dérisoire, bien irrationnel et contradictoire.
Surtout, entre les citations de Littré et celle du Larousse du XIXe siècle, l'essayiste a cité des passages d'auteurs français connus : Gautier et Baudelaire, et et le lecteur a eu tout le temps de s'apercevoir qu'avant Rimbaud le subjectif est une qualité du poète plutôt que l'objectif, mais encore que le subjectif est proche de l'idée alors que l'objectif est proche de la sensation.
Je reprends la citation de Gautier à propos de Nerval : "Il était plus subjectif qu'objectif, s'occupait plus de l'idée que de l'image."
Une autre citation de Gautier précisait que le poète n'était pas que subjectif, mais qu'il était aussi objectif. Baudelaire prônait la combinaison des deux.
Sans exclure une combinaison des deux "vous ne voyez dans votre principe que poésie subjective", Rimbaud est tout de même dans un rapport d'opposition "votre poésie subjective", "je verrrai dans votre principe la poésie objective". Surtout, c'est la poésie objective qui importe.
Mon intertexte philosophique, la préface de Sully Prudhomme à sa traduction du premier livre du De rerum Natura de Lucrèce, permet de revenir sur l'opposition. Comme Rimbaud, Prudhomme prône la supériorité de l'objectif. Surtout, Prudhomme nous éloigne de la simple partition subjectif pour les idées et objectif pour les sensations, en dégageant l'idée d'une opposition entre la spontanéité et la réflexion. Voilà des précisions qui conviennent parfaitement dans le contexte de la réponse à Izambard, et qui éclairent deux idées essentielles : le caractère fadasse de la poésie subjective et le côté satisfait de n'avoir rien fait du poète subjectif.
Schaeffer n'a pas manqué par ailleurs de relever la prétention matérialiste du poète du futur. Mais comment se fait-il que Rimbaud n'ait pas appliqué le programme par la suite ? Le matérialisme tourne le dos à la cause finale. L'âme est matérielle et mortelle. Les atomes sont partout dans l'univers infini, mais leur combinaison ne relève d'aucun projet universel.
Or, si Rimbaud donne son renvoi à la morale stricte des sociétés humaines, il affirme sans arrêt des conceptions finalistes, comme c'est le cas avec les poèmes allégoriques des Illuminations dont Génie et A une Raison, comme c'est le cas dans Une saison en enfer où la réflexion offre pas mal de points d'ancrage explicites sur cette question.
Dans la préface de Prudhomme, le raisonnement épicurien est présenté comme dépassé, insuffisant, et la solution proposée n'est ni matérialiste, ni spiritualiste.
Voilà qui ouvre de quoi repenser à nouveaux frais le positionnement de Rimbaud, puisqu'à l'évidence il n'est pas matérialiste dans son discours.
Enfin, outre des passages sur la question de la couleur, la préface de Prudhomme parle de la différence du sens des mots entre les hommes, et c'est là que nous retrouvons un éclairage intéressant pour tout ce que Rimbaud peut dire sur le temps qui viendra d'un langage universel, sur la sottise de réfléchir comme un académicien sur la lettre A. Avec Prudhomme, Rimbaud avait d'emblée été mis en garde en ce qui concerne l'essence des couleurs. Les couleurs sont au plan de nos perceptions et non une qualité qui nous vient telle quelle d'un objet.
Voilà les choses importantes et vibrantes que j'ai à exposer actuellement, et je suis engagé à me taire sur un complément que je ne lâche point encore.
En revanche, en ce qui concerne le sonnet Voyelles, oui, Rimbaud choisit une trichromie qui renvoie à Helmholtz, à un état de la science de son époque, et la considération finale sur le "violet" en est un indice dont je me suis rendu compte qu'il avait déjà été évoqué jadis dans le monde des rimbaldiens. Etiemble a cité le violet de Helmholtz à l'occasion, mais cette piste intéressante est restée noyée dans son immense ouvrage de dénigrement. La science d'Helmholtz était d'actualité à l'époque de Rimbaud. Le sonnet Voyelles est nourri d'un certain état de la question sur les voyelles à l'époque. Le problème, c'est qu'ensuite les poèmes de Rimbaud ne se spécialisent pas en tant que petits exposés continus sur ce sujet. Les poèmes de 1872, printaniers pour une bonne part, vont privilégier un retrait bucolique étonnant où le discours se construit dans la distance avec les tendances politiques de la société. L'avenir des études rimbaldiennes sur des poèmes comme Larme, La Rivière de cassis ou Mémoire, c'est de voir comment ces poèmes prennent leurs distances avec les productions, fussent-elles anecdotiques, d'une époque, par exemple les patriotiques Chants du départ de Déroulède, les poèmes d'après la défaite de Sully Prudhomme ou d'autres. C'est ce que j'entrevois, mais je n'ai pas le temps de m'en occuper dans l'immédiat. Mais du coup, Voyelles offre des liens évidents avec d'autres poèmes de Rimbaud, notamment à cause des allusions communardes comme manifestation d'un discours plus vrai sur le monde, mais il demeure une exception en tant que production par tableaux d'un discours sur le langage.