Le caractère hugolien de poèmes tels que "Morts de Quatre-vingt-douze...", Rages de Césars ou Le Forgeron est connu. Mais l'influence hugolienne n'est perçue que comme une chose secondaire qui va de soi pour un jeune poète qui veut traiter de l'actualité politique. Or, il ne s'agit pas simplement de constater une allure hugolienne des poèmes concernés, mais encore d'apprécier la force d'un discours saturé de références au recueil des Châtiments. Nous allons montrer que cette saturation concerne un ensemble de sonnets de l'année 1870 : "Morts de Quatre-vingt-douze...", Le Mal, Rages de Césars, Le Châtiment de Tartufe, L'Eclatante victoire de Sarrebruck et Le Dormeur du Val, et que cette influence s'étend avec bien sûr Le Forgeron, mais aussi avec plusieurs textes clefs de l'année 1871 : Paris se repeuple, Les Mains de Jeanne-Marie, Les Poètes de sept ans et notamment Le Bateau ivre. L'influence des Châtiments permet également de poser sous un angle paradoxal, problématique, la question du romantisme poétique et de l'oeuvre hugolienne, et de l'oeuvre rimbaldienne.
Le sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze..." présente sous forme de sonnet un sujet d'actualité traité de manière satirique. Loin du madrigal pétrarquiste, il tourne à l'épigramme.
Quelque peu, le sonnet d'apparence mondaine met à distance la dimension épique des événements pour nous lover dans la réplique du poète aux puissants, telle qu'elle pourrait cingler dans un salon.
L'armature est fortement rhétorique, le discours veut lancer une période, mais celle-ci va se ramasser sur la pointe familière du dernier vers.
Le poème se fonde sur une articulation "Vous / Nous / Eux", avec une distribution décroissante 11, 2 et 1 vers. Immense adresse éloquente, les onze premiers vers font contraste aux trois derniers, autrement dit au tercet final. Mais le contraste se fait en deux temps. Le "Vous" en gloire s'oppose au sort médiocre du "Nous", puis le dernier vers introduit une discordance surprenante.
L'opposition "Vous"/"Nous" n'est pas sensible dans l'épigraphe donnée au sonnet, mais elle a bien pour modèle l'article de Paul de Cassagnac paru dans le journal Le Pays le 16 juillet 1870 : "Vous, républicains... Vous, légitimistes... Vous, Orléanistes... Nous, bonapartistes..." L'idée est clairement de souligner la cocasserie de cette adresse des bonapartistes aux républicains à des fins d'union belliqueuse. Quelque peu réécrite par Rimbaud lui-même, l'épigraphe du sonnet joue plutôt ironiquement sur l'équivalence voulue par la succession "Français de soixante-dix, bonapartistes, républicains, souvenez-vous de vos pères, etc."
La rhétorique de Cassagnac et sa visée sont bradées au profit d'un appel à la Révolution qu'avait laissé passer subrepticement le discours propagandiste. La corruption de l'épigraphe le montre bien. Nous passons de l'idée de menace prussienne à l'idée révolutionnaire épurée, de "Vous républicains, souvenez-vous qu'à pareille époque en 1792, les Prussiens entraient en Lorraine" à "souvenez-vous de vos pères en 92". La corruption a déjà une signification critique. Le problème n'était pas l'invasion étrangère, mais la menace qui pesait sur la République naissante.
Izambard prétend que le poème a été écrit juste après la publication de l'article et qu'il s'intitulait initialement Aux morts de Valmy. Rien ne permet d'infirmer une telle thèse qui est rendue probable par le seul fait que le sonnet se nourrit précisément d'un extrait d'un quotidien, ce dernier mot étant à apprécier au sens fort du terme, puisqu'il s'agissait, ainsi définie, d'une prose d'un intérêt en principe limité dans le temps.
Toutefois, le sonnet n'avait pas vocation à connaître un sort aussi éphémère et il a visiblement été remanié en septembre 1870, juste après la sortie de prison de Rimbaud. Le sonnet est facticement daté comme suit après la signature : "fait à Mazas, 3 septembre 1870".
Le fait biographique rejoint la légende antibonapartiste. Rimbaud était effectivement incarcéré à Mazas à ce moment-là, et, si le motif d'incarcération est ici dérisoire : trajet non payé, éventuels cris séditieux lors de son arrestation; ce qui s'impose, c'est le symbole d'oppression du régime impérial sur les républicains. Mazas est la prison des opposants au régime.
Il est en revanche impossible d'évaluer les éventuels remaniements, et de l'épigraphe, et des quatorze vers. Si aucun vers n'a été remanié, il faut apprécier l'incroyable capacité de la suscription "fait à Mazas, 3 septembre 1870" à donner une nouvelle perspective au sonnet. La composition de juillet 1870 ne pouvait que manifester un refus d'allégeance au régime, quelque flatteur qu'il se montrât, alors qu'en septembre 1870 le tercet final et la portée d'ensemble même du sonnet changent du tout au tout. Cette fois, la République est proclamée, c'est un acquiescement fin qui répond à la sollicitation des Cassagnac. Rimbaud savait-il que ce même Paul de Cassagnac avait été fait prisonnier à Sedan ? En tout cas, si nous jouons à cerner quel vers clef a pu faire l'objet d'une réécriture, nous songeons inévitablement au vers douze avec le terme "République" à la rime et surtout son recours à l'imparfait : "Nous vous laissions dormir avec la République". C'est le vers le plus susceptible d'avoir été modifié suite à la tournure des événements. Sans certitude, je me demande si le début de l'épigraphe "Français de soixante-dix..." n'est pas une modification postérieure à l'avènement du 4 septembre dans la mesure où le texte original de Cassagnac parle lui de "Français de tous les partis". En revanche, des éléments clefs du second quatrain sont probablement d'origine : "Hommes extasiés et grands dans la tourmente", "noble Amante", il s'agit d'une reprise avec amplification et enrichissement d'une formule du texte de Cassagnac : "Vous fûtes grands et nobles".
Benoît de Cornulier a fait remarquer que le sonnet faisait également allusion au texte de La Marseillaise avec le mot "sillons" à la rime, et pas n'importe laquelle : la dernière du second quatrain, allusion ainsi sensible à "Qu'un sang impur abreuve nos sillons!" Cornulier s'est intéressé également à la particularité du trimètre "Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d'Italie," qu'avec raison il a traité en alexandrin aux deux hémistiches de six syllabes avec effet de sens à la césure. La forte originalité vient de la présence de la préposition "de" à la césure, préposition banale, mais qui du fait qu'elle comporte un "e" rythmiquement instable n'apparaissait jamais à la césure, exception faite d'un trimètre de Banville de très peu antérieur.
Benoît de Cornulier justifie l'effet de sens en s'intéressant au "de" traité comme l'équivalent d'une particule annoblissante, tandis que la véritable particule nobiliaire sonnerait faux dans "Messieurs de Cassagnac". En effet, la composition nom préposition "de" et nom permet un parallèle entre les cinq apostrophes anaphoriques et le sujet du dernier vers.
Morts de Quatre-vingt-douze
et de Quatre-vingt-treize
Morts de Valmy
Morts de Fleurus
Morts d'Italie
Messieurs de Cassagnac
Toutefois, si le jeu est sensible dans la relation entre ces diverses mentions, j'ai du mal à admettre le jeu au plan métrique. Le trimètre précède la mention "Messieurs de Cassagnac" et rien n'invite à anticiper sur la présence d'un nom à particule dans le poème. La lecture suspensive qu'induit la lecture binaire de l'alexandrin me semble plutôt mettre en relief la mention "Fleurus", et je pense qu'il s'agit alors d'un calembour, ces morts vont refleurir, ce qui est le discours même de vers précédent de peu notre trimètre, avec en prime si pas le rejet, la bascule de la forme verbale "a semés" dans le second hémistiche du vers 7 :
O Soldats que la mort a semés, noble Amante,
Pour les régénérer, dans tous les vieux sillons,
[...]
Notre trimètre est suivi d'un vers non plus de régénération, mais de résurrection :
O million de Christs aux yeux sombres et doux ;
[...]
Passons maintenant à l'influence des Châtiments.
L'ensemble des mots du sonnet de Rimbaud tend à apparaître abondamment dans le recueil hugolien. Les exceptions sont "joug", "extasiés", "régénérer", "Valmy", "Fleurus" et "Cassagnac" et ajoutons que les mentions "Italie" chez Hugo ne recoupent guère l'emploi rimbaldien. La construction verbale "sauter d'amour" ne figure pas non plus dans le recueil hugolien. Mais elle vient sans doute du poème La Curée d'Auguste Barbier, lequel servira d'intertexte à Paris se repeuple un peu après : "C'était sous des haillons que battaient les coeurs d'hommes" Noter la présence solidaire du mot "haillons"
A cette aune, on peut penser que le sonnet de Rimbaud n'est pas réellement saturé d'allusions à l'oeuvre satirique antibonapartiste de son célèbre prédécesseur. Il devrait s'agir tout au plus de rencontres ou de quelques signes d'une influence d'époque.
Je vais m'attacher à montrer que ce serait une erreur de penser les choses ainsi.
Les mentions des grandes années révolutionnaires sont présentes dans le recueil hugolien, plutôt "quatre-vingt-neuf" mentionnée à deux reprises, deux fois "quatre-vingt-treize" dont une mention vers le début du recueil, à une position clef, une fois "quatre-vingt-douze", et on observe également une mention de "quatre-vingt-onze". A noter l'orthographe particulière à Hugo : "quatrevingt-treize", etc.
Les hommes de quatrevingt-douze
Affrontaient vingt rois combattants (A ceux qui dorment)
Reste seul à jamais, Titan quatrevingt-treize ! (Nox)
Ton fier quatrevingt-neuf reçoit des coups de fouet (Applaudissement)
L'affrontement avec les "rois" et la menace des "coups de fouet", nous voilà d'emblée dans des équivalences métaphoriques intéressantes avec "Nous, courbés sous les rois comme sous une trique".
L'idée que les héros des grandes armées révolutionnaires dorment est tout entière dans le grand recueil hugolien. Sans relâche, le poète reproche aux hommes de laisser dormir les héros du passé, d'oublier mesquinement l'appel révolutionnaire. On ne peut pas résumer Les Châtiments de Victor Hugo sans en faire état. C'est le coeur même de ce discours, et le premier poème du premier des sept livres se finit sur ces vers : "Et si ceux qui vivent s'endorment, / Ceux qui sont morts s'éveilleront." Il n'est aucunement délicat d'établir le lien entre cette bravade hugolienne et le discours de Rimbaud : "Nous vous laissions dormir..."
La métaphore du mort qui dort revient à plusieurs reprises selon diverses modalités d'emploi dans l'oeuvre de 1853, mais aussi dans les poèmes ultérieurs de Rimbaud.
Et cette idée est associée chez Hugo à la régénération dans l'herbe.
Remarquons également que l'adresse épique par appositions de Rimbaud "Morts..." est plus volontiers une adresse pathétique avec recours à l'interjection "o" chez Hugo : "O morts..."
Ô morts, que disiez-vous à Dieu dans ces ténèbres?
Ô morts, l'herbe sans bruit croît sur vos catacombesDormez dans vos cercueils!
Marchez, le poing crispé, dans l'herbe où sont les morts!
Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques!
Paix aux morts endormis dans la tombe stoïque !
Et nous qui serons morts, morts dans l'exil peut-être,
[...]
Nous nous réveillerons pour baiser sa racine
Au fond de nos tombeaux.
Le "baiser fort de la liberté" ne fait-il pas écho à ce baiser du poète qui se voue à sa révolte idéale comme le fera le poète des Mains de Jeanne-Marie qui selon moi ne manque pas de se souvenir de sa lecture des Châtiments, thèse sur laquelle je reviendrai.
Les mots "courbés" et "trique" ou leurs équivalents ne sont pas rares dans les vers indignés d'Hugo : "Le dos courbé sous le bâton" (Toulon), "qui vous courbez, adorant le bâton," "ô grand peuple courbé". Une des occurrences de "trique" est précisément à la rime, mais non pas couplée avec "République", plutôt avec "électrique", ce qui annonce inévitablement la reprise de cette rime hugolienne des Châtiments dans un quatrain du Bateau ivre :
Retenons la colère âpre, ardente, électrique.
Peuple, si tu m'en crois, tu prendras une trique
Au jour du châtiment.
Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
J'ai commenté dans un sens révolutionnaire ces vers du Bateau ivre en signalant une ressemblance de formulation avec un passage de la préface d'Hernani. Les juillets sont une image des mois révolutionnaires de 1789 et 1830 et nous lisons l'allusion aux "Ultras" dans le bleu d'outremer du mot "ultramarins".
Les "lunules électriques" qui font s'abattre les "coups de triques" ont à voir avec l'irrépressible colère à laquelle Rimbaud dit ne pas renoncer dans cette espèce de dialogue suivi avec Hugo qu'est Le Bateau ivre, ainsi que je l'ai souligné dans mon article de 2006.
Le mot "République" apparaît à plusieurs reprises à la rime dans le recueil des Châtiments. Il ne rime pas avec "trique", plus volontiers avec "oblique". Il est volontiers associé au mot "Liberté".
"Tout à coup, un clairon jette aux vents : République !
La Liberté!"
La notion de République est fondamentale, comme le souligne le second poème du premier livre, poème qui s'intitule Toulon et qui prophétise une inversion de destinée. Le combat du premier Napoléon, non encore empereur, se faisait pour la République. Mais l'inversion de destinée joue essentiellement sur l'idée que Toulon offre la perspective du bagne, laquelle doit se retourner à l'usure contre Napoléon III.
Or, c'est tout le tercet final qui s'éclaire à la lecture des Châtiments. La mention "Messieurs" est bien sûr politisée, comme nous le savons par le témoignage d'Izambard commentant l'adresse "Cher Monsieur" de la lettre qu'il a reçu de Rimbaud le 13 mai 1871. Un relevé dans le recueil d'Hugo est éloquent : tel vers avec usage lui aussi du tiret : "- Eh bien, messieurs, la chose est-elle un peu bien faite?", le terme "Monsieur" jaillit plusieurs fois encore dans Souvenir de la nuit du 4, puis nous avons ce défilé : monsieur Bonaparte, monsieur Romieu, monsieur Fiolin, monsieur Mocquart, monsieur Riancey, monsieur Veuillot, monsieur Fould, Messieurs les aigrefins et messieurs les dévots, monsieur Beauharnais, messieurs d'Arras et de Beauvais, le sieur Delangle. Ajoutons à cela le vers à rapprocher du Forgeron : "C'est vrai, monsieur, je suis une canaille" ou tel extrait d'une épigraphe : "messieurs, voici Napoléon le Petit par Victor Hugo le Grand". Mais un vers entre autres retient mon attention, car il a le même effet de chute finale ramassée que la pointe du sonnet rimbaldien :
"Ces drôles sont charmés de monsieur Bonaparte"
C'est le dernier vers du troisième poème du premier livre du recueil!
Il termine sur une sorte de pirouette une longue énumération d'actions pseudo méritoires.
La préfixation de la forme verbale "reparlent" est quelque peu familière, mais elle ne doit pas cacher le sens fort du verbe "parler", c'est un verbe qu'emploie abondamment Hugo et souvent à des fins expressives.
Le poëte chantait l'oeuvre immense des homes,
La tribune parlait avec sa grosse voix.
Que Jésus et Voltaire auront en vain parlé !
Le banni
[...]
Parlera dans l'ombre tout haut
(on peut penser ici aux variantes paradoxales "tout haut" et "tout bas" concernant le poème Ophélie)
Ils meurent, et s'en vont parler du prêtre à Dieu.
Ô cadavres, parlez !
Ainsi parle Caton.
Ah ! quelqu'un parlera.
Ces hommes ont parlé devant les sénateurs
Que je parle de toi
Calme, il écoutait dans sa tombe
La terre qui parlait de lui.
- Et de qui parlez-vous ? demandai-je. Il reprit :
"Mais ! de ce vagabond qu'on nomme Jésus-Christ!"
Pour bien apprécier la force ironique de cette formule "- Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous", on peut en tout cas citer l'extrait suivant qui croise un autre motif central du sonnet rimbaldien :
Et lorsque nous traitons ainsi ces morts illustres,
Tu prétends, toi, maraud, goujat parmi les rustres,
Que je parle de toi qui lasses le dédain,
Sans dire hautement : cet homme est un gredin!
Un tel intertexte rend plus facile encore d'arriver à la conclusion suivante : Messieurs de Cassagnac sont des gredins !
Il n'est pas nécessaire de montrer les abondantes mentions que peut faire Hugo de la plupart des mots du poème de Rimbaud. Au vers onze "Ô million de Christs aux yeux sombres et doux", nous avons une épithète homérique. Il faut tout de même observer que la qualification brusque du regard, de l'oeil, est typique des Châtiments et qu'elle est explicitement reprise par Rimbaud dans Rages de Césars : "oeil terne", etc. J'y reviendrai dans le cas de cet autre sonnet. Le terme "million" cible plus volontiers les dépenses et la luxure de l'Empire, mais le mot peut faire contrepoint, ainsi dans cette image : "La palpitation de ces millions d'ailes".
Rimbaud n'a pas conservé le jeu d'opposition entre l'appât des "millions" et les hyperboles visionnaires, mais il a tout de même conservé le charme de ces dernières formes d'amplification, ce qui se retrouve dans Le Bateau ivre : "Million d'oiseaux d'or".
Les gens tendent à m'attribuer des rapprochements hugoliens hasardeux, risqués : visiblement, quand nous lisons, on ne doit pas avoir la même façon de réagir et de se sentir imprégnés.
J'avoue ne pas me gêner pour mettre également en écho, mais cette fois plus aléatoirement, encore que..., les "vieux sillons" avec les "vieux héros des vieilles républiques".
L'idée de semer est pour moi métaphoriquement hugolienne. La métaphore semble discrète dans Les Châtiments, elle apparaît néanmoins : "Ils ont semé cela sur l'avenir [...]" "Ville que la gloire et l'infamie ensemencent" (vers faux, je dois vérifier), "Devant ses légions sur la neige semées"
Or, cet emploi s'inscrit dans un autre emploi métaphorique hugolien qui veut que les soldats martyrs dorment.
Je pourrais citer les emplois de "calme", "briser", "sabot", "haillons", "grandeur", voire "tourmente", par Hugo ou bien le traitement symbolique qu'il fait de l'âme (celle par exemple jamais éteinte du proscrit) ou du front (la honte ou la combativité, etc.)
, mais il ne me reste que deux passages à présenter comme relevant d'une influence du grand romantique sur le jeune ardennais précoce.
L'idée de ces soldats "bris[ant] le joug qui pèse / Sur l'âme et sur le front de toute humanité" ne manque pas d'équivalents au sein des vers des Châtiments :
Qui va brisant toute chaîne
brisaient les bastilles
brisez vos fers
brisa la Bastille
Sur les français vaincus un saint-office pèse
Le pied d'un tyran sur ton front
Poussez, la crosse aux reins, l'assemblée à Mazas !
Je reviendrai sur l'adjectif "pâles" en commentant Rages de Césars en fonction des Châtiments. L'emploi hugolien est plutôt connoté négativement, sauf sans doute dans l'emploi suivant qui peut se rapprocher de notre présent extrait rimbaldien : "Mais tu t'éveilleras bientôt, pâle et terrible, / Peuple, et tu deviendras superbe tout à coup" (Applaudissement).
L'analyse d'un dernier vers m'intéresse, celle du vers 9 : "Vous dont le sang lavait toute grandeur salie".
Il s'agit d'une image extrêmement forte des Châtiments où elle revient de manière obsédante, et j'ai prétendu, mais en criant cela vainement dans le désert moral de la foule rimbaldienne rétive, qu'il s'agissait d'une image clef reprise dans Le Bateau ivre.
Toutes les eaux de ton abîme,
Hélas ! passeraient sur ce crime,
O vaste mer, sans le laver.
Toi qui dans ton onde sacrée
Laves l'étoile du matin!
Lui, ce bandit qu'on lave avec l'huile du sacre,
Ils lavent notre époque incrédule et pensive,
Soit : [...] attends qu'on ait lavé
Le pavé de la rue.
Paris lave à genoux le sang qui l'inonda;
Ton front de sang lavé
Si jamais par hasard, vous vous lavez les mains
Sibour lave leur linge
Mandrin mal lavé
Ce vainqueur qui, béni, lavé, sacré, sublime
Par les juges lavé
Et laissons la pudeur au fond du lavabo
N'espérez plus laver dans les combats le crime
Dont vous êtes éclaboussés.
Le lavabo vidé des pâles courtisanes
Et qu'ils aillent, après avoir sali leurs âmes,
Nettoyer leurs souliers!
Je prétends que c'est cette symbolique qu'on retrouve dans Le Bateau ivre :
"Me lava", "baigné", "baigné".
J'y reviendrai.
En attendant, je vous laisse à juger si la filiation hugolienne était suffisamment appuyée dans les commentaires et annotations à ce sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze..."
On peut toujours jouer la forte tête et penser n'avoir rien appris de neuf en lisant ce qui précède, mais à la suite d'un tel aveu de forte tête il ne faudra pas pleurer si vous vous étonnez de vous voir attribuer une approche grossière et non fine du poème. Certes, on comprenait les grandes lignes de ce sonnet sans aucun renfort intertextuel, certes...