lundi 31 juillet 2017

Rimbaud lecteur des Châtiments : "Rages de Césars" (premier compte rendu de lecture)

Le sonnet "Rages de Césars" ne pose pas le même problème d'identification correcte de sa cible que le sonnet "Le Châtiment de Tartufe". Tout le monde l'admet : "Rages de Césars" est une charge contre Napoélon III, mais on ne rappellera jamais assez qu'il est désolant qu'on ne s'accorde pas à reconnaître la même cible dans "Le Châtiment de Tartufe".
Pour rappel, dans ces quatorze vers, nous avons une évocation de Napoléon III fait prisonnier à Wilhelmshöhe après la défaite de Sedan, qui fut bien sûr suivie de la chute du régime. Le décor est floral et le château de Wilhelmshöhe a déjà compté dans l'histoire des Bonaparte, mais ici il s'agit d'une prison dorée pour prince ou monarque, prison qui rappelle inévitablement les châteaux où Napoléon III a réellement exercé son pouvoir : les Tuileries et Saint-Cloud. La caricature va se dessiner sur un fond de mélancolie non partagée par l'auteur. Loin de penser en grand seigneur, ce Napoléon III, souffreteux, ne songe qu'à la vie de débauche qu'il a perdue, dans la droite ligne de la critique des Châtiments où le pouvoir recherché n'était que pour faire belle fête. Il faut dire que, pendant longtemps, rien ne prédestinait Napoléon III à devenir empereur. Plusieurs héritiers du trône étaient censés passer avant lui et Karl Marx, piètre historien, a bien tort de reprocher à Hugo la grande initiative personnelle qu'il prête à son défouloir dans son recueil satirique de 1853, puisque c'est réellement grâce à la constance d'une conviction et à force d'actions personnelles que Napoléon III est arrivé à se hisser au rang d'empereur. Ceci dit, dans sa jeunesse, le futur Napoléon III s'est fait connaître par ses aventures galantes qui n'annonçaient pas du tout une stratégie résolue pour conquérir le pouvoir au bénéfice du nom qu'il portait. Fortement inspiré de la préface de 1853 aux Châtiments, le second quatrain de "Rages de Césars" défend l'idée clef du poème, idée similaire à celle exprimée dans le sonnet sans titre "Morts de Quatre-vingt-douze..." et il joue sur un paradoxe implicite. Napoléon III se complaît à se souvenir de son rêve d'éteindre la Liberté au moment où il est fait prisonnier et où toute son action est ruinée. Le sonnet établit des oppositions tranchées entre les aspirations du rêve et les déconvenues de la réalité. Et la fin du poème rit de la vanité du prétendu César, en exploitant un motif qui était prégnant à l'époque, celui du fumeur de cigares ou cigarettes tout empli d'un sentiment de puissance, sinon de bien-être.
Le poème comporte des équivoques sexuelles, en même temps qu'il épingle la maladie de l'Empereur qui est tant en fin de règne qu'en fin de vie. En revanche, il comporte des énigmes qui se concentrent dans quatre vers, les vers 9 à 12, c'est-à-dire dans le premier tercet et le premier vers du second tercet.

Le poème s'inspire à nouveau des Châtiments de Victor Hugo, mais le grand romantique n'a alors jamais publié de sonnet. Rimbaud cherche à s'aguerrir au plan de la conception formelle du sonnet et, en même temps, vu qu'il reprend une part considérable du matériau satirique des Châtiments, le recours au sonnet est l'argument formel qui lui permet de ne pas s'enfermer purement et simplement dans un plagiat dilué à partir des livres d'Hugo. On voit que Rimbaud doit encore prendre de l'assurance. Loin de nous empresser d'admirer la modernité dans l'organisation des rimes, nous remarquons que Rimbaud essaie encore timidement de parvenir à une reprise des mêmes rimes dans les quatrains. Il reprend la rime féminine en "-ies" d'un quatrain à l'autre, mais les rimes masculines sont distinctes : "dents" ::" "ardents" contre "Liberté" :: "éreinté". Certes, l'organisation des rimes dans les tercets offre une inversion du schéma du sizain (observer la position de la rime "muettes"::"lunettes"), mais il ne faut pas se dépêcher de considérer que Rimbaud est un génie, qu'il se met au diapason de la modernité parnassienne, et que forcément tout cela est magnifiquement concerté, ni s'empresser de considérer qu'il fait de la provocation de libertin par son choix de rimes irrégulières. En réalité, Rimbaud cède à quelques facilités car il apprend le métier, il n'a pas encore l'habitude d'avoir rapidement une esquisse des rimes à fournir pour mener un discours parfaitement conçu. Disposer les rimes comme Rimbaud le fait, c'est à la portée de tout le monde. Soit, il s'agit d'une audace volontaire, soit il s'agit pour Rimbaud de ne pas lâcher son propos pour une organisation des rimes strictement traditionnelle. Je penche nettement pour cette dernière hypothèse. Nous pouvons remarquer également que Rimbaud a une approche de la poésie fortement liée à la musique. Comme dans "Le Châtiment de Tartufe", il reprend des hémistiches ou segments d'hémistiches, pour créer une scansion, un envoûtement ou, dirait Baudelaire, "une sorcellerie évocatoire" : "L'homme pâle, le long...", "L'Homme pâle repense..." Les échos vont plus loin avec les répétitions de mots : "et le cigare aux dents", "de son cigare en feu" / "aux regards ardents", "Et regarde filer" / "L'Homme pâle repense", "Il repense peut-être" / "des pelouses fleuries", "aux fleurs des Tuileries" / "Et parfois son œil terne", "L'Empereur a l’œil mort." La répétition "L'Empereur" pourrait être ajoutée, mais il convient aussi d'apprécier l'effet de rythme autour de la répétition du nom allégorique "Liberté" : "souffler la Liberté", "La Liberté revit !" avec une opposition vie / mort entre la Liberté et "L'Empereur" qui "a l’œil mort". Cette recherche musicale se rencontre aussi dans le balancement d'hémistiche à hémistiche : "Bien délicatement, ainsi qu'une bougie", "La Liberté revit ! Il se sent éreinté !", "On ne le saura pas. L'Empereur a l’œil mort." On sent une imprégnation hugolienne réussie, car ,même si cette distribution binaire semble courue d'avance avec la construction en deux hémistiches de l'alexandrin, on sent nettement la capacité de Rimbaud à faire vivre le balancement. Ce ne sont pas les hémistiches assez mornes d'un poète anodin. Et Rimbaud exploite la simplicité et crudité rhétorique hugolienne, ainsi de ce tour oratoire familier et sublime à la fois : "On ne le saura pas. L'Empereur a l’œil mort." Le dernier vers montre qu'il sait pratiquer avec bonheur la pause du complément circonstanciel pour créer un effet de rythme : "Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu". Il sait créer une brusquerie qui ne rompt pas pour autant la progression du récit : "- Et parfois son oeil terne a des regards ardents..." On sent très nettement qu'il lit et relit Les Châtiments de Victor Hugo pour faire entrer le métier. Et un exemple l'illustre clairement, c'est la maîtrise de l'enjambement aux vers 10 et 11. Rimbaud crée un rejet du verbe "Tressaille", recours quelque peu clichéique. Ce rejet est ménagé dans la mesure où un complément circonstanciel de lieu sépare le sujet de la phrase interrogative "quel nom" du verbe "Tressaille" sur tout un hémistiche, ce qui dilue quelque peu la brutalité qu'aurait pu avoir le simple rejet de sujet à verbe "Quel nom / Tressaille ?" Rimbaud déploie mélodiquement ses effets : "Quel nom sur ses lèvres muettes / Tressaille ?" Et l'expression "sur ses lèvres muettes" est elle-même un bon trésor d'invention dans le domaine du persiflage feutré. Mais ce rejet s'appuie sur l'isolement d'une phrase ramassée qui, lapidaire et familière, est efficacement oratoire et bien dans l'esprit de Victor Hugo. Continuant d'apprivoiser le rejet, Rimbaud reconstruit enfin le cadre du vers tout en favorisant une reformulation de la question qu'il vient de poser, mais en pratiquant cette fois un tout autre type d'enjambement romantique sur l'adjectif épithète, avec une convergence réussie de l'effet de plomb du mot "implacable" ainsi en suspens après la césure :

Il est pris. - Oh ! quel nom sur ses lèvres muettes
Tressaille ? Quel regret implacable le mord ?
Imaginez deux secondes la différence d'effet si Rimbaud était parti sur une autre idée après le rejet du verbe "Tressaille". On voit très bien que nous avons affaire à un auteur qui médite la consommation rythmique des effets.
A proximité d'une répétition "L'Empereur", le mot "fleuries" est-il une réminiscence de la formule de La Chanson de Roland : "l'empereur à la barbe fleurie", comme le pense Marc Ascione ? Même si Rimbaud a écrit quelques mois auparavant un pastiche médiéval, cela n'est peut-être pas évident. En revanche, l'influence maximale d'Hugo est indiscutable et j'en verrais un indice dans le pluriel du titre "Césars" qui, dans sa visée, rabaisse Napoléon III à la figure de "Napoléon le Petit". Il est bien connu que Napoléon III a publié une histoire de César chez Plon, l'ironie du titre est parfaitement entendue, le pluriel renvoyant à l'idée d'une foule de petits personnages qui ne sauraient être au-dessus des autres.
Les deux principales études consacrées à ce sonnet ont été publiées la même année. Dans son livre Rimbaud et la ménagerie impériale, Steve Murphy a consacré le huitième chapitre à ce sonnet : "Portrait d'un Empereur : Rages de Césars". Nous allons en rendre compte, mais en rappelant au passage que le livre Rimbaud et la ménagerie impériale n'est pas un recueil d'articles, mais un volume d'études inédites articulées entre elles, ce qui veut dire que Murphy ne revient pas systématiquement sur les éléments de lecture qu'il a pu traiter dans un autre chapitre de son livre. L'autre étude importante a été publiée dans l'édition du centenaire "établie par Alain Borer". Comme son nom l'indique, cette édition date de 1991, de novembre pour être plus précis, et elle vient chronologiquement après le livre de Murphy dont elle tient compte. L'édition du centenaire est pour l'essentiel assez décevante et discutable, mais elle est importante par la qualité des interventions de certains collaborateurs dans la section des notes. Dans le cas de "Rages de Césars", nous avons droit à deux notes. Jean-François Laurent offre une première note synthétique, raisonnable pour un tel type d'ouvrage. Une heureuse formule vaut la peine d'être citée : "Aux affirmations des quatrains succèdent les incertitudes des tercets (v. 11 et 12) qui suggèrent un personnage en train de se décomposer, de partir en fumée." A cette note fait suite une autre de Marc Ascione qui s'étend sur six pages de transcription serrée (pages 1021-1026) et qui représente en vrai un condensé d'article à part entière.
Nous allons donc rendre compte de la lecture de Steve Murphy, puis de celle de Marc Ascione.

Revenons sur les chapitres d'introduction du livre Rimbaud et la ménagerie impériale. En 1991, Steve Murphy travaillait à revaloriser la poésie en vers de Rimbaud des années 1870 et 1871. Les textes prestigieux étaient Une saison en enfer et les poèmes en prose des Illuminations, ou bien des poèmes en vers particuliers comme Le Bateau ivre ou Voyelles., sinon certains poèmes à la versification irrégulière du printemps et de l'été 1872. Sur cet ensemble, tout le monde pouvait accorder qu'il n'y avait pas d'interprétations consensuelles des textes. En revanche, même s'ils n'allaient pas sans poser des difficultés à la lecture, la plupart des poèmes de 1870 et de 1871 étaient relativement compréhensibles ou supposés tels au plan des thèmes développés, au plan des tonalités et humeurs satiriques. A cette aune, il convenait d'enfermer dans un relatif mépris l’œuvre de jeunesse. Cela pouvait se faire pour des raisons de refoulement politique, mais aussi, et la critique rimbaldienne ne devrait pas négliger ce fait, parce que, au-delà des idées politiques, maints lecteurs souhaitaient de toute façon qu'il soit un jour établi que Rimbaud avait créé une dimension nouvelle de la Littérature qui ne correspondait à rien de connu. A la page 11 de son livre, Steve Murphy épingle un indice verbal dans le discours de deux précoces biographes.

Les premiers biographes de Rimbaud, Jean Bourguignon et Charles Houin, ont vu dans Le Forgeron, Le Mal, Rages de Césars et Le Châtiment de Tartufe les traces d'une lecture de Hugo, des journaux républicains de l'époque : "il avait subi les influences républicaines".... Subi, précisément, puisque l'existence même de telles influences aurait des conséquences négatives pour l'évaluation de chaque poème.
Le verbe "subir" ne signifie pas qu'une tendance à la resucée d'idées antérieures, il y a l'idée, assez absurde, mais c'est un fait que longtemps on a attendu cela de Rimbaud, que "Voyelles", "Le Bateau ivre", "Matinée d'ivresse", "Larme", "Parade", etc., etc., devaient parler de sujets résolument nouveaux qui n'avaient jamais eu droit de cité auparavant dans la littérature. Même quand Rimbaud écrivait une phrase simple, nous étions conviés à croire que jamais le recours à un temps verbal, à un pronom, à un mot de tous les jours, n'avait été employé de telle façon avec une telle portée ou visée de sens. Et face à cette haute conception, le jeu dans "Rages de Césars" ne pouvait que pâlir et sembler même résolument simpliste, d'autant que les reprises patentes du grand texte hugolien trahissaient le travail d'un jeune apprenti en train de fourbir ses armes. En 1991, Murphy s'attachait donc à montrer que les œuvres de 1870 étaient pleines de beautés annonciatrices des réussites à venir, mais encore ces pièces de la prime jeunesse créaient un socle sur lequel construire raisonnablement et solidement une interprétation politique fiable qui allait pouvoir servir de fil rouge dans la jungle hermétique des chefs-d’œuvre de la période 1872-1874. Ceci dit, nous l'avons vu avec "Le Châtiment de Tartufe", Murphy va avoir tendance à minimiser les reprises de Rimbaud à d'autres auteurs, en l'occurrence Hugo, en concevant systématiquement un rapport polémique aux sources, Baudelaire étant d'autant plus facilement excepté que les intertextes patents le concernant sont difficiles à trouver et certifier.
Ce livre sur l'antibonapartisme de Rimbaud est également l'occasion pour Murphy de revenir sur la notion de "caricature", notion clef de sa thèse anglaise de 1986 que je n'ai jamais pu consulter : Le Goût de la révolte, Caricature et polémique dans les vers de Rimbaud.
Steve Murphy rapporte que Rimbaud s'intéressait beaucoup à la caricature, aux dessins où le trait est forcé pour faire rire ou pour dénoncer politiquement. Plusieurs attestations de ce goût pour la caricature sont rassemblées et puis suit une étude sur les liens entre la caricature et les idées républicaines. Et enfin une sous-partie du second chapitre introducteur nous invite à identifier la caricature comme une tactique littéraire formatrice dans la pratique littéraire de Rimbaud. Hugo et ses Châtiments sont cités, mais il me semble qu'il manque un travail sur la filiation littéraire, sous peine d'avoir une fausse impression de franche nouveauté de Rimbaud à son époque. Et justement l'étude de "Rages de Césars" se situe d'emblée dans le rapprochement avec le dessin : "Napoléon III est observé de près, tout à fait seul, et au centre du tableau", alors qu'un portrait fait de mots renvoie forcément à une tradition littéraire dans l'art du portrait.
Sur 21 pages consacrées à l'analyse du sonnet "Rages de Césars", le nom de Victor Hugo va revenir assez peu. Murphy cite plus volontiers Glatigny, dont le futur recueil Le Fer rouge, Nouveaux Châtiments se réclamait pourtant de l'exemple de l'illustre prédécesseur en exil, ou bien il met Hugo en balance avec un auteur allemand, Karl Marx pour ce qui est de la "mascarade" du second Empire et de son échec à venir, ou bien il cite les Propos de Labienus, ou bien Victor Schoelcher, Pierre Vésinier, Barbey d'Aurevilly, puis Hugo est associé aux satiristes républicains, puis Baudelaire est cité à son tour. Nous enchaînons avec Villemessant, Rochefort. Un retour sur Hugo s'accompagne de retours sur Glatigny, Baudelaire, puis il est question d'une comparaison avec un roman ultérieur de Zola, La Curée, avant un autre avec Madame Bovary. La sous-partie sur le "Compère en lunettes" permet assez facilement de ne pas citer le texte hugolien de 1853, puis si Hugo revient dans une sous-partie intitulée "une fleur des Tuileries" honneur est fait à la citation intégrale d'un sonnet des Fleurs du Mal, "Sonnet d'automne". Et nous poursuivons avec une "Badinguette" attribuée à Rochefort et un extrait d'une "Lettre de Napoléon III à Marguerite Bellanger". On le voit, Hugo est transformé en une référence anodine parmi d'autres au sujet du poème "Rages de Césars". Les citations ne sont pas inintéressantes, mais ce qui surprend, c'est que, volens nolens, Murphy escamote la filiation hugolienne stricte du poème. A la page 108, la suggestion de Louis Forestier selon laquelle Rimbaud s'inspirerait d'un passage de "Nox" des Châtiments pour "l’œil terne", le corps "cassé de débauches" et les "traits pâlis" est balayée d'un revers de la main : "En fait, cet œil terne apparaît dans de très nombreuses descriptions contemporaines et il en devient inutile de postuler des 'sources' précises." Et c'est alors qu'une "source", notez que nous aussi savons nous servir des guillemets, est signalée du côté d'un ouvrage de Pierre Vésinier qui attribue à l'Empereur "le regard éteint, vitreux". Pourtant, outre sa notoriété, le recueil de vers de Victor Hugo date de 1853, des débuts du second Empire en quelque sorte, puisque le régime a été consacré en janvier 1852. Hugo est quelque part le modèle de référence des nombreuses sources que Murphy a préféré mettre en avant.
Mais surtout, Murphy manque toute l'analyse de détail du sonnet qui renvoie sans arrêt à la matière hugolienne, et il convient même de citer des passages stratégiques. La citation de Forestier venait déjà d'un passage explicitement posé comme un seuil d'introduction au recueil. Qu'on se reporte à notre citation de la source dans notre étude sur "Le Châtiment de Tartufe". Mais ce n'est pas tout. Le second quatrain est le cœur de l'expression politique engagée du poème "Rages de Césars". L'Empereur y est présenté comme un exemple de personnage "cassé de débauches", ce qui est une constante de la figure caricaturale dressée par Hugo dans son recueil pamphlétaire. Rimbaud écrit donc que "l'Empereur est soûl de ses vingt ans d'orgie!" La seule chose qui ne saurait être reprise à Hugo, c'est l'espace des "vingt ans", nous sommes passés d'un recueil des quasi débuts du règne à la chute de Sedan. Mais surtout, au-delà du magnifique emploi des temps verbaux "est soûl" (présent de l'indicatif) et "s'était dit" (emploi d'un temps du passé pour signifier que, si l'ivresse dure encore, cette fois le châtiment est tombé), au-delà de cet habile emploi des temps verbaux donc, Rimbaud construit une vision métaphorique où Napoléon III est présenté comme un personnage fantasmagorique capable d'affronter une allégorie de la Liberté présentée sous la forme d'une flamme vivante de bougie. Le vers 8 signifie l'échec de l'Empereur avec sans doute la saveur de l'éreintement par le choix du mot à la rime. Les mots clefs qui construisent cette métaphore se retrouvent à la rime : "orgie", "Liberté" et "bougie" à côté du mot "éreinté" précisément. Nous observons au passage que Rimbaud a fait rimer un nom abstrait au suffixe en "-té" avec une forme de participe passé d'un verbe dont l'image concrète n'est pas tellement prévisible en tant que rime au mot "Liberté". Il y a eu visiblement un effort de recherche à ce sujet, sans doute pour ne pas en demeurer à la rime "liberté"::"humanité" qui n'a aucun mérite particulier dans "Morts de Quatre-vingt-douze..." Mais, cette métaphore et ces trois premiers mots à la rime sont une allusion explicite aux Châtiments de Victor Hugo et à une armature rhétorique et métaphorique qui traverse tout le recueil, qui le dirige même. Or, Rimbaud reprend précisément la métaphore de l'empereur qui veut soit jouer de l'éteignoir, soit allumer sa lanterne à la gloire de son ancêtre. La première version de cette métaphore est exploitée par Hugo dans la préface en prose à la publication tronquée de son livre Châtiments de 1853, la seconde se trouve précisément dans le poème Nox III que Louis Forestier avait cité en source probable du portrait de l'empereur pour son "oeil terne" et sa pâleur. Nous avons deux passages clefs du recueil hugolien. Rimbaud désigne expressément dans son second quatrain des pilotis organisant la lecture des Châtiments. Il ne s'en cache pas et ne le fait pas subrepticement. Rimbaud était à l'évidence convaincu que tout le monde identifierait son modèle. Il ne se doutait pas que de telles indices le feraient traiter de plagiaire ou entraîneraient une démarche sécuritaire de négligence du texte hugolien, car bien sûr pour Rimbaud le génie qu'il mettait dans son texte était ailleurs et était même plutôt dans le prolongement malicieux qu'il offrait. Le texte de cette préface de 1853 n'est pas très long et il conviendrait de s'y reporter pour lire celle-ci en son intégralité, en prenant conscience des mentions suivantes : "les derniers et sacrés asiles de la probité et de la liberté", "que les patriotes qui défendent la liberté, que les généreux peuples auxquels la force voudrait imposer l'immoralité, ne désespèrent pas", "l'homme qui lutte pour la justice et la vérité trouvera toujours le moyen d'accomplir son devoir tout entier" et surtout il faut citer tout le mouvement suivant qui est la fin même de la préface : "La pensée échappe toujours à qui tente de l'étouffer. Elle se fait insaisissable à la compression ; elle se réfugie d'une forme à l'autre. Le flambeau rayonne ; si on l'éteint, si on l'engloutit dans les ténèbres, le flambeau devient une voix, et l'on ne fait pas la nuit sur la parole ; si on met un bâillon à la bouche qui parle, la parole se change en lumière, et on ne bâillonne pas la lumière."
Hugo déploie l'image et développe un parallèle implicite avec le mythe de Protée. Rimbaud choisit de ne conserver qu'un sentiment d'évidence dans une image ramassée qui donne l'impression d'un effet inéluctable de pirouette : "Je vais souffler la Liberté", et cela "Bien délicatement", "ainsi qu'une bougie". Rimbaud ne décrit pas ce qui se joue alors dans notre esprit, l'image de l'homme qui souffle sur la bougie, qui croit voir la flamme disparaître, mais qui a raté et qui voit la flamme revenir une fois son souffle passé. "La Liberté revit ! Il se sent éreinté !" Là encore, nous observons que les verbes peu usuels (je pense au préfixe) "repense" et "revit" sont judicieusement choisis par Rimbaud, l'imitation du modèle hugolien n'excluant pas l'expression de son génie propre.
Pour le reste, la lecture de Murphy est convaincante. Plusieurs mots du poème épinglent la mauvaise santé d'un empereur affligé de calculs douloureux à la vessie. Murphy ajoute le verbe "Chemine" à cette série dans la mesure où il suggère une marche laborieuse. Certaines images font double emploi. Le personnage étant "soûl de ses vingt ans d'orgie", la mention de "l’œil terne" a à voir avec les débauches sexuelles, voire la masturbation comme dans "Le Châtiment de Tartufe". Mais nous serions plus réservés quant aux équivoques proposées pour certains mots : le vit qui se lirait dans "revit" pour un corps revigoré ou la phrase "Il est pris" exprimant le désir sexuel de cet homme qui a parfois des "regards ardents". C'est la Liberté qui revit, par conséquent l'équivoque sexuelle n'a pas sa place à cet endroit du sonnet. Pour ce qui est de la phrase "Il est pris", un double sens est possible, mais dans l'économie du premier tercet il n'est nullement question d'un regain d'ardeur, que du contraire ! L'empereur est fait prisonnier et il est pris d'un nouveau mal soudain, tel est le calembour que nous pouvons prêter à la phrase ramassée : "Il est pris". Ces deux jeux de mots obscènes qu'il a proposés étant moins évidents, Murphy précise que ce sont des perfidies d'un genre nouveau, ce qui ferait que l'analyse serait irrémédiablement problématique. Nous lisons à la page 116 : "Ou bien son lecteur sous-interprète, ou bien il surinterprète."
Certes, il y a des calembours obscènes dans l’œuvre de Rimbaud, et dans ce poème lui-même avec le passage de l"œil terne" aux "regards ardents", mais la progression du texte exclut les deux calembours (le vit dans "La Liberté revit!", ou "Il est pris" équivalent d'ailleurs discutable de "Il se sent pris (sous-entendu de désirs)". Nous lisons la succession d'idées suivantes : l'empereur est éreinté, il est pris, il se pose des questions qui le font mortellement souffrir. Cette succession se suffit à elle-même. Nous comprenons que la phrase "Il est pris" est résolument négative pour le personnage : capture, éventuellement corps pris de douleurs. Ce que nous connaissons de Rimbaud, de son génie, de sa perversité, etc., ne change rien à l'affaire. Si Rimbaud est artiste, il n'a pas mis une indétermination dans son texte que seule une discussion avec lui aurait efficacement levée. Les équivoques de dérision sexuelle sont éminemment plus fiables pour ce qui est du "cigare en feu" et du "fin nuage bleu" en toute fin de poème.
Pour la troisième sous-partie du chapitre consacré à "Rages de Césars", Murphy traite de la référence à Emile Ollivier de la périphrase "Compère en lunettes". J'y reviendrai quand je rendrai compte de l'analyse de Marc Ascione. Enfin, la quatrième partie "Une fleur des Tuileries" est plutôt une digression, même si le propos tend à identifier les "fleurs des Tuileries" aux anciennes maîtresses de l'empereur.

mercredi 26 juillet 2017

Prochain passage dans une émission radio sur Rimbaud et la Commune

A partir de septembre, une émission radio toulousaine sera en préparation. Il y aura une présentation des événements guerre et Commune mais pas par moi, une présentation de Rimbaud cette fois par moi, puis j'aurai à répondre à une série de questions, mais ce sera uniquement des questions politiques autour de Rimbaud, ce ne sera pas une émission littéraire. Je préviens longtemps à l'avance. Je mettrai à nouveau un avertissement sur le blog quand l'émission sera mûre et quand une date de diffusion sera annoncée, mais je ne sais pas si ce sera en septembre, octobre ou novembre pour ce qui est de la diffusion. Voilà.
En attendant, mes problèmes de colis sont réglés, je vais pouvoir traiter du sonnet "Rages de Césars" avec le confort souhaité, puis j'enchaînerai sur d'autres sonnets assez rapidement.
Je profite de cette publication informelle pour revenir sur la fameuse énigme "Trouvez Hortense" du poème H des Illuminations. Ce poème était très souvent cité comme une grande énigme rimbaldienne à résoudre et il a fait couler de l'encre. Aujourd'hui encore, si vous dites que vous vous intéressez à Rimbaud, le quidam va peut-être vous répliquer humoristique "Et alors, vous avez trouvé Hortense ?"
Je l'ai déjà dit. Le poème "H" reprend le mot "habitude" du dizain de Verlaine "L'Enfant qui ramassa les balles..." et le nom "Hortense, il s'agit donc à l'évidence d'une allusion à la dynastie napoléonienne. Le "H" est sans aucun doute une déformation de ce "N" que Rimbaud raille dans le dizain "Ressouvenir" où il est également question de naissance impériale "des N d'or". Le dizain "L'Enfant qui ramassa les balles..." a été recopié sur un album de Félix Régamey à Londres en septembre 1872. Or, Napoléon III est lui-même réfugié en exil en Angleterre et il est décédé dans ce pays un peu après en janvier 1873, alors que Rimbaud et Verlaine y résidaient encore. Pour moi, l'énigme du poème "H" est liée à la mort de Napoléon III en janvier 1873 et il ne me semble pas à exclure que la prose de Rimbaud ait pour source une publication dans la presse à cette époque. Il y a eu deux femmes importantes prénommées Hortense dans la vie de Napoléon III : sa mère et Hortense Cornu, filleule de la précédente.
Les précisions sont intéressantes. Hortense de Beauharnais était la sœur de Joséphine, la première épouse de Napoléon Ier, épouse qui fut répudiée. Elle était l'épouse du roi Louis de Hollande et donc reine de Hollande, ce qui vient rajouter un mot dont l'initiale commence par un H dans la série des solutions proposées à l'énigme du titre rimbaldien. Il était et il est toujours de notoriété publique que des doutes planaient sur la légitimité du futur Napoléon III. Louis-Napoléon pourrait être le fils d'un amant d'Hortense et non le neveu authentique du célèbre empereur. Hugo a joué avec cette rumeur quand il écrit que que la naissance de Napoléon III est un vol et son nom un faux. Une blague qui courait était que la reine Hortense faisait des faux Louis. Le "Trouvez Hortense" du poème "H" fait sans doute penser à une prostituée, mais il fait nettement songer dans le cadre d'un jeu sur la dynastie impériale à un procès en bâtardise sur le compte de l'empereur déchu et exilé. J'avais relevé d'autres possibilités de calembour qui ne sont pas exploitées dans le poème de Rimbaud, par exemple le précepteur de Napoléon III, fils d'un proche de Robespierre, ce qui n'est pas peu paradoxal, s'appelait Le Bas. Voilà qui invite à des feintes sur le bas corporel. Il y avait d'autres jeux de mots rendus possibles par l'entourage de Napoléon III (Vieillard, Conneau, quels noms !, il est un calembour qui m'échappe à l'instant présent, mais peu importe). Enfin, un truc amusant, c'est que l'entourage familial immédiat d'Hortense plaisantait lui-même la légitimité de ses enfants, en disant que, pour la paternité de ses enfants, elle se trompait souvent dans ses.... calculs. Napoléon III étant mort d'une maladie de la pierre, le "Trouvez Hortense" pour saluer son décès aurait une certaine drôlerie dans la complication du trait d'esprit.

mardi 25 juillet 2017

Les Conquérants d'Hérédia à Rimbaud

Le recueil Les Trophées de José-Maria de Heredia est aisément considéré comme l'exemple type d'une poésie parnassienne dans la droite ligne d'un Leconte de Lisle. Un sujet historique est traité de manière impersonnelle et la forme du sonnet donne l'idée d'un pur travail d'art pour l'art comme un orfèvre se consacrant à la splendeur formelle d'un bijou. Ce recueil n'a été publié qu'en 1893, à une date où l'idéal parnassien pâlissait face à la poussée de nouvelles générations de poètes. En réalité, le Parnasse est loin d'avoir correspondu à l'image que peut en donner Hérédia, et il conviendrait même de parler de la césure qu'a été l'année terrible avec la guerre franco-prussienne et la Commune, dans la mesure où le troisième Parnasse contemporain de 1876 s'est fondé sur un refoulement du politique qui dévoyait complètement ce qu'avait été l'expérience sous le Second Empire. Dans les deux premières séries du Parnasse contemporain, en 1866 et puis 1869-1871, Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé et Charles Cros avaient trouvé leur place, tandis qu'Arthur Rimbaud y avait aspiré.
Mais ce n'est pas d'une réflexion théorique sur le Parnasse que je veux vous entretenir présentement. Ce qui m'intéresse, c'est qu'une perception paresseuse se contente de considérer le recueil du poète d'origine cubaine comme l'expression d'une réussite parnassienne tardive, alors que la notoriété de cet auteur s'était déjà progressivement installée par la publication de poèmes dans des revues. Hérédia est né en 1842, il est de la génération de Verlaine ou Mallarmé, et plus précisément de la jeune génération des poètes qui furent lancés par le premier volume collectif du Parnasse contemporain en 1866. Hérédia a publié une série de sonnets dans ce premier volume : série non reprise dans Les Trophées, sonnets qui avaient une organisation des rimes plus capricieuse que ceux ultérieurs du recueil Les Trophées. Dans le second Parnasse contemporain, Hérédia a publié non pas des sonnets ciselés, mais un long poème en rimes plates intitulé Les Conquérants de l'or. Et justement,en 1869, une autre œuvre collective des parnassiens a été publiée, un recueil de sonnets conjugués à autant d'eaux-fortes qui s'intitulait Sonnets et eaux-fortes, et c'est dans ce recueil qu'Hérédia a publié le célèbre sonnet Les Conquérants. Est-il nécessaire de préciser que Verlaine a lui aussi contribué à ce recueil pour faire entrevoir la plausible connaissance du sonnet d'Hérédia par Rimbaud ? Dans sa notice pour Les Hommes d'aujourd'hui, Verlaine explique qu'il ne faut pas se lasser de citer toujours le sonnet Les Conquérants.

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de promener leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines,
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ;

Ou penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.
Les quatrains sont sur les deux mêmes rimes avec une disposition embrassée classique, et l'organisation des rimes dans les tercets respecte là encore l'originale tradition souvent notée ccd ede. La versification surannée est bien à la fois classique et romantique comme Verlaine en fait le commentaire, Hérédia ne s'autorisant aucune excentricité parnassienne à la césure.
Christophe Colomb n'est pas nommé, il est simplement suggéré ("Palos de Moguer", "caravelles"), mais la suggestion la plus saisissante est dans cette jolie mention de "Cipango" au vers 6. Cipango est, avec des variantes de transcription, le premier nom donné au Japon, quand dans Le Livre des merveilles où l'auteur pisan Rustichello raconte la vie de Marco Polo l'occident apprend l'existence de cette île. Marco Polo ne s'est pas rendu au Japon, il rapporte un témoignage qu'il a récolté à ce sujet. Introduit à la cour des grands seigneurs mongols, Marco Polo y a appris, fût-ce avec des imprécisions, leurs deux récentes  tentatives d'invasion. Quelques siècles plus tard, il semble que les îles Ryukyu (archipel d'Okinawa non éloigné de Taiwan) aient été capables d'exporter d'importantes quantités de barrettes d'or et d'argent. Le Japon a produit de l'argent dans ses mines. En revanche, au treizième siècle, les mongols étaient apparemment acquis à une idée qui ne s'est pas vérifiée selon laquelle le Japon était tellement riche en minerais que les toits des maisons étaient tout en or, et c'est probablement ce rêve cupide dont rend compte le passage suivant du "devisement du monde" : "De l'île de Ciampagu. Ciampagu est une île au Levant, en haute mer. [...] Il y a ici de l'or en grandissime abondance, car le monarque ne permet pas facilement qu'il quitte l'île, et parce que peu de marchands y vont et qu'y abordent rarement des vaisseaux d'autres pays. Le roi de l'île a un grand palais couvert d'or très fin, comme nous recouvrons de plomb nos églises. Les fenêtres de ce palais sont toutes garnies d'or et le pavage des grandes salles et de nombreuses pièces est couvert de planches d'or, de deux doigts d'épaisseur. Ils ont des perles en extrême abondance [...] Il y a aussi de nombreuses pierres précieuses, car toute l'île de Ciampagu est riche à merveille." Le chapitre suivant raconte "comment le grand khan envoya son armée conquérir l'île de Ciampagu." C'est ainsi dans le récit en vieux français mâtiné de pisan que fit Rustichello à partir des témoignages de son compagnon de cellule Marco Polo que l'occident découvrit l'existence du Japon. Peu importe ici que certaines affabulations soient suspectes dans le récit de Marco Polo, il est aisé de voir que le récit reprend des témoignages mongols authentiques mais indirects et fantasmés, cela à partir de faits historiques attestés, les deux tentatives d'invasion mongole du Japon.
La déformation de "Ji" en "Ci", Jipango devenant Cipango, s'expliquerait par le parler vénitien de Marco Polo. Or, dans une lettre datée de 1474, le florentin Toscanelli a envisagé, en se fondant sur le témoignage de Marco Polo à propos de l'île de Cipango, l'idée de faire le tour du monde et de rejoindre les Indes par l'ouest. Toscanelli fut en contact avec Christophe Colomb dont il a sans aucun doute alimenté le projet, et Colomb avait un but essentiel : découvrir Cipango et son or, à tel point que toute sa vie il demeura convaincu que l'Amérique qu'il avait découverte était en fait l'île mythique de Cipango. Après Colomb, Magellan et d'autres sont passés à côté du Japon. Pourtant, une fois que la découverte de l'Amérique devint claire dans les esprits, la recherche du Japon reprit de plus belle, et les espagnols tentèrent d'en reprendre la recherche en partant de la côte ouest de l'Amérique. Ils furent finalement devancés par les portugais en 1542 ou 1543, avec la découverte quasi simultanée du Japon et aussi de l'archipel des Ryukyu aujourd'hui partie intégrante du Japon.
Le simple mot de "Cipango" a une étonnante valeur de talisman dans le sonnet d'Hérédia. Il permet une double allusion aux voyageurs Marco Polo et Christophe Colomb, ces découvreurs de mondes inconnus. Nous nous plaçons même dans la conscience borgne des découvreurs qui croient rencontrer un monde attendu, une île, sans bien voir qu'ils découvrent tout un continent tout à fait inconnu cette fois. Ce mot engage aussi toute la rapacité des conquérants, un trait étonnant du poème étant son traitement épique, sans humeur mélangée, d'une conquête qui est animée pourtant par l'avidité la plus crue. Le décalage n'est pas livré par une rhétorique satirique ou ironique, mais par une distribution de plusieurs mots significatifs qui se laissent imprégner de l'envoûtement épique du sonnet : "gerfauts", "charnier", "misères hautaines", "ivres d'un rêve héroïque et brutal". La violence du premier quatrain s'efface même, après le relais "Ils allaient conquérir...", dans l'exaltation continue des onze derniers vers.
Rimbaud n'a sans doute pas refait le sonnet "Les Conquérants", mais il me semble qu'il s'en est nettement inspiré dans son poème en vers libres Mouvement, un "mirage doré" du recueil intitulé Illuminations. Par ses retours à la ligne qui imposent de songer aux vers, mais aussi par ses blancs typographiques qui séparent quatre groupes de vers, le poème Mouvement a l'air d'un désinvolte rappel de la forme sonnet. Les vers n'ont pas un nombre régulier de syllabes. Les deux premières séquences sinon strophes comptent huit vers chacune, mais les deux dernières offrent une déclinaison six puis quatre, qui n'est pas sans rappeler l'opposition des tercets aux quatrains.
Enfin, la seconde séquence du poème de Rimbaud contient le mot "conquérants" : "Ce sont les conquérant du monde / Cherchant la fortune chimique personnelle" et l'articulation "conquérants" "Cherchant la fortune", où noter l'écho étymologique redondant "quérir" / "chercher", fait songer à l'autre titre d'Hérédia "Les Conquérants de l'or". Si, dans le sonnet d'Hérédia, les "routiers et capitaines" sont "ivres d'un rêve héroïque et brutal", les "conquérants" du poème rimbaldien sont conduits dans "l'héroïsme de la découverte". Ils ont le même rêve des richesses de Cipango avec cette quête de la "fortune chimique personnelle".
Il me semble assez sensible que Rimbaud se sert de l'arrière-plan de la conquête et découverte de l'Amérique pour railler son époque, et le truchement du sonnet d'Hérédia lui a été appréciable pour la composition de son poème qui peut donner à plusieurs reprises l'impression d'échos, d'effets de symétrie entre les séquences ou strophes de l'un et de l'autre poème.

vendredi 21 juillet 2017

Cassagnac et Lissagaray

Un envoi par le poste a le chic pour exaspérer ma patience. Je ne peux donc pas donner le rythme convenu à ma série d'articles. Qu'à cela ne tienne, voici un petit sujet divertissant, toujours en lien avec le 19 juillet 1870, vous allez voir.

Rimbaud avait réagi à un article dans le journal Le Pays par la composition d'un sonnet que nous connaissons aujourd'hui dans une version sans titre : "Morts de Quatre-vingt-douze..." Pour signifier le renvoi satirique, Rimbaud a cité approximativement le texte de cet article dans l'une des très rares épigraphes de son œuvre : "Français de soixante-dix, bonapartistes, républicains, souvenez-vous de vos pères en 92, etc...", Paul de Cassagnac, Le Pays. Les épigraphes de Rimbaud sont le plus souvent des mentions de dates ou de lieux,  mais ici il s'agit d'une citation. C'est un point commun avec le devoir en vers latins Jugurtha, ce qui ne me semble pas avoir été souligné jusqu'à présent, alors que le rapprochement entre les deux citations est assez intéressant. En tête de Jugurtha, Rimbaud a cité une phrase de Balzac : "... La Providence fait quelquefois reparaître le même homme à travers plusieurs siècles..." L'épigraphe est-elle du Balzac du XVIIème siècle ou du Balzac du XIXème ? Elle sonne très dix-neuvième en fait (Balzac, Sue, etc.). Ce qui est marrant, c'est que dans l'épigraphe de Cassagnac il est question de faire revivre le même peuple à un siècle de distance. Et, de mémoire, je crois que ce sont les deux seules citations en épigraphe qu'on rencontre dans l’œuvre de Rimbaud. Mais, ce qui m'intéresse présentement, c'est l'auteur ciblé, Paul de Cassagnac. Dans le sonnet, nous avons une extension familiale au dernier vers : "- Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous !" Rimbaud vise ainsi une famille de journalistes qui soutiennent Napoléon III : Bernard-Adolphe Granier de Cassagnac et Paul de Cassagnac. Dans son livre Rimbaud et la ménagerie impériale, Steve Murphy nous offre sur une même page d'illustration une reproduction de deux caricatures, figure 19 pour Paul de Cassagnac, figure 20 pour le père du précédent (se reporter à l'encart iconographique entre les pages 46 et 47).
Dans l'étude qu'il consacre au poème, le chapitre 4 de son livre (pages 47 à 56), Steve Murphy passe assez vite sur les personnalités qu'étaient les Cassagnac. Il nous rappelle tout de même qu'il s'agissait de redoutables "spadassins".
Mais, ouvrons notre réédition du livre de Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, pour découvrir une extension familiale inattendue. L'ouvrage de Lissagaray peut être consulté sur la toile, mais je préfère la lecture sur un support papier. J'ai donc fait l'acquisition d'un volume avec avant-propos de Jean Maitron, aux éditions La Découverte. Jean Maitron annonce d'emblée qu'il ne veut pas "dresser un portrait en pied de l'auteur", ce qui est bien dommage, mais il consent à le "silhouetter" quelque peu. Nous lisons à la page 5 quinze lignes de condamnation sous le second Empire pour diffamation, plusieurs excitations à la haine, délit de presse, contravention à la loi sur les réunions, coups, infraction à la loi sur les réunions, offenses envers l'empereur à deux reprises, tout cela entre le 5 novembre 1868 et le 28 mai 1870. Page 6, nous apprenons que, réfugié à Londres, Lissagaray a une alercation avec un journaliste du Figaro de passage dans la capitale anglaise. Ce journaliste René de Pont-Jest a publié des articles sur "Les Communards à Londres". Lissagaray le soufflette, mais un procès anglais va l'obliger à s'en arrêter là. Ceci dit, en 1880, suite à l'amnistie, Lissagaray s'empresse d'aller envoyer ses témoins à René de Pont-Jest qui se dérobe au duel, ce qui lui vaut une réponse par lettre ouverte où Lissagaray raille : "les mêmes qui, pendant neuf ans, ont entassé les ordures sur les déportés et les proscrits, visant les femmes, n'épargnant pas les enfants ; les mêmes qui se sont vantés de nous rencontrer en France [....] blêmissent, reculent, demandent des délais, comme s'ils en avaient accordé aux nôtres, et, finalement, fuient leurs rendez-vous." Ce n'est pas piquant, puisque duel il n'y a pas eu, mais au moins c'est violent, franc et pas volé.
En fait, dès la page 5, nous avons été prévenus : Lissagaray est parent avec les fines épées que sont les Cassagnac : "Hippolyte, Prosper, Olivier Lissagaray naquit le 24 novembre 1838 au sein d'une famille basquaise de bonne bourgeoisie apparentée au futur député bonapartiste Paul de Cassagnac."
Nous pouvons en apprendre un peu plus sur les liens entre les Cassagnac et Lissagaray à partir d'une rapide recherche sur internet.
Evidemment, l'intérêt rimbaldien, c'est que Paul de Cassagnac est un repoussoir lors des débuts d'une poésie en vers explicitement engagée de la part de Rimbaud et que Lissagaray est une des fréquentations de Rimbaud et Verlaine à Londres, à la fin de sa carrière de poète. On se demande d'ailleurs pourquoi on n'est pas parvenu à faire parler des sources avec la recherche historienne autour de Jules Andrieu, Lissagaray, Vermersch, etc. Qui plus est, dans l'introduction de son ouvrage, Lissagaray parle des grèves de la fin du second Empire, ce qui est à rapprocher du poème "Le Forgeron" contemporain du sonnet "Morts de quatre-vingt-douze...", et autour du 4 septembre il mobilise bien évidemment un imaginaire similaire à celui de Rimbaud dans son sonnet.
Les Lissagaray et les Cassagnac étaient inévitablement des cousins ennemis, mais ils partageaient un certain sang chaud malgré tout.
Pour clore ce sujet, je propose en lien une vidéo d'un duel tardif d'un Cassagnac. Il s'agit d'un Paul de Cassagnac, mais du fils de celui mentionné par le sonnet de Rimbaud. Le duel eut lieu en 1912 entre cette troisième génération de Cassagnac journaliste-politique-duelliste et Charles Maurras, lequel fut atteint à l'avant-bras.


lundi 17 juillet 2017

19 juillet 1870

Le 19 juillet 1870, déclaration de guerre de la France à la Prusse.
Le lecteur peut se demander pourquoi approfondir notre connaissance des événements de la guerre franco-prussienne, qui fut en réalité franco-allemande. Avec les articles qui ont été publiés, nous aurions déjà une bonne compréhension des six sonnets concernés par l'événement.
Ce n'est en fait pas si simple que cela.
Je laisse de côté le cas du poème "A la Musique" qui demande de trancher entre une influence ou non de la crise allant du 2 sinon 6 juillet au 19 juillet.
Le cas important à soulever est celui du poème "Rages de Césars". C'est le prochain poème que nous allons d'ailleurs traiter dans notre série en cours. Ce sonnet revient à l'évidence sur la défaite de Napoléon III, mais il évoque aussi l'idée d'un empereur fait prisonnier, ce qui invite à le dater postérieurement à l'arrivée de Napoléon III au château de Wilhelmshöhe. Sous le Premier Empire, ce château encore récent avait été rebaptisé Napoléonshöhe, car c'est là que demeura Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie. Suite à la défaite de Sedan, c'est dans ce château que Napoléon III a été maintenu en résidence surveillée à partir du 5 septembre. Selon toute vraisemblance, les sonnets "Le Châtiment de Tartufe" et "Rages de Césars" ont été composés après le 5 septembre, d'autant que Rimbaud doit alors sortir de prison pour rejoindre Izambard à Douai, et au-delà de l'influence des Châtiments, Rimbaud a a dû s'inspirer de la soudaine libération de la presse qui a profité de l'abdication pour effectuer un virage à 180° et critiquer, voire moquer, rabaisser l'empereur publiquement. Les attaques contre la tartufferie de Napoélon III qui ont inspiré Rimbaud ont deux sources strictes : Les Châtiments de Victor Hugo et la presse des lendemains de la défaite de Sedan. J'ai personnellement un article à citer du journal Le Monde illustré qui pourrait être une source aussi bien au "Châtiment de Tartufe" qu'au sonnet "Rages de Césars". Je ne connais pour l'instant aucun autre document de la presse du mois de septembre 1870 qui ait été cité dans le domaine des études rimbaldiennes pour expliquer les deuix sonnets de Rimbaud. Mais "Rages de Césars" pose un autre problème à cause de la mention de "Saint-Cloud". Après Sedan, la guerre a repris sous un gouvernement de défense nationale républicain. Or, le 14 octobre 1870, le château de Saint-Cloud a été bombardé et a disparu dans un incendie. Le château de Saint-Cloud avait une importance précise dans l'histoire des Bonaparte, puisque c'est dans l'orangerie de ce château que se joua le coup d'état du 18 brumaire, c'est-à-dire que se joua le basculement du Directoire au Consulat, marche-pied à la création du Premier Empire. Saint-Cloud était une résidence à forte valeur symbolique pour Napoléon III. Il peut sembler naturel que Rimbaud y fasse allusion dans un sonnet, mais le problème est le suivant : "Rages de Césars" a été composé en septembre ou octobre 1870, mais pas au-delà puisque le manuscrit en a été remis à Paulo Demeny, tandis que le château de Saint-Cloud a été détruit par les flammes le 14 octobre ; Rimbaud fait-il allusion à cette incendie dans son sonnet ("cigare en feu", "fin nuage bleu", "comme aux soirs de Saint-Cloud") ou s'agit-il à nouveau d'une coïncidence comme dans le cas du poème "A la Musique" ? Si jamais nous considérons que le poème fait inévitablement allusion à l'incendie du 14 octobre, cela bouleverse tout le consensus sur les manuscrits remis à Demeny. Premièrement, l'ensemble des sept sonnets "Ma bohême", "Rêvé pour l'hiver", "Le Dormeur du Val", "Au Cabaret-vert", "La Maline", "Le Buffet", "L'Eclatante victoire de Sarrebruck" ne serait plus chronologiquement postérieur à un quelconque des quinze autres poèmes remis à Demeny à cette époque. Deuxièmement, si nous avons publié sur le blog "Rimbaud ivre" un article sur "La Légende du 'Recueil Demeny' " prouvant clairement qu'il ne s'agissait pas d'un recueil, nous avons soutenu l'idée d'une transmission en deux temps des manuscrits qui pourrait être remise en cause par une réévaluation de la date de composition de "Rages de Césars". Car si "Rages de Césars" devait apparaître comme une composition postérieure au 14 octobre, cela voudrait dire que Rimbaud a remis en un seul séjour l'ensemble des poèmes manuscrits et que, contrairement à ce que nous avons toujours cru, il aurait recopié la série des sept sonnets avant de recopier au propre quinze autres poèmes. L'idée est d'autant plus intéressante qu'il faut aussi considérer qu'il est plus naturel d'envisager Rimbaud emmenant avec lui tous ses manuscrits lors d'une seconde fugue plus organisée que lors d'une première fugue où il se rendait à Paris, sans doute sans adresse précise, première fugue s'étant terminée en prison avec ensuite un séjour douaisien non initialement prévu. Dans sa lettre à Demeny de juin 1871 où Rimbaud demande de brûler tous ses manuscrits anciens, il parle d'un unique séjour. Voilà donc pourquoi il est important de travailler en historien et en éplucheur de la presse d'époque au sujet du sonnet "Rages de Césars".
Le deuxième cas à étudier est celui du "Dormeur du Val". L'interprétation traditionnelle consistait à en faire un poème pacifiste, dénonçant la guerre. Steve Murphy a livré dans son livre Rimbaud et la ménagerie impériale une étude importante pour montrer que le sonnet daté d'octobre 1870 ne pouvait pas ainsi prendre à contre-pied les opinions de Rimbaud une fois passée la date de Sedan. A ce moment-là, le jeune poète ardennais veut la guerre contre l'Allemagne au nom d'un idéal de défense de la République où le peuple en quelque sorte "insurgé" se remémore les dates révolutionnaires comme Valmy. Je ne suis pas d'accord en tout point avec cette étude, mais je la rejoins dans les grandes lignes, surtout que "Le Dormeur du Val" a des liens intertextuels avec d'autres poèmes de Rimbaud, ce qui permet de prouver que Rimbaud entend les choses ainsi. Mais surtout la lecture patriotique prend du relief à partir du moment où sont révélées les images christiques. Steve Murphy s'appuyait sur l'étude capitale de Jean-François Laurent qui avait montré, sans s'intéresser à la question du patriotisme pourtant, qu'il y avait une imitation toute en inversions de la crucifixion du Christ. Il n'y a pas deux études importantes chacune de leur côté, l'étude de Jean-François Laurent précipite nécessairement une lecture engagée et patriotique du "Dormeur du Val", patriotique au sens révolutionnaire de l'époque.
Le troisième sonnet qui demande une attention d'historien est "Le Mal". Sans approche d'historien, le poème est certes bien compréhensible et il est loisible de l'envisager dans une portée de sens générale et universelle. Ceci dit, nous avons surtout retenu de la guerre franco-prussienne la débâcle française. Le poème décrit, lui, des massacres d'une importance égale entre les deux armées. Je trouve donc pertinent de revenir sur les massacres du mois d'août 1870, en montrant que la victoire allemande allait de pair avec une stratégie extrêmement coûteuse en vies humaines, d'autant que l'infanterie française était considérée avec raison comme le seul point sur lequel les français étaient supérieurs militairement face aux allemands en 1870. Plutôt que de se contenter d'une lecture valant pour toutes les époques, je voudrais dégager ce que le sonnet "Le Mal" révèle d'appréhension par Rimbaud de la situation concrète au moment où il apprend les nouvelles, déformées qui plus est, des combats en cours.
Enfin, pour ce qui concerne le sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze..."; il faut envisager les représentations révolutionnaires qu'avait le poète, représentations décisives dans son engagement en septembre-octobre 1870, puis dans son adhésion à la Commune.
Pour l'instant, est en préparation l'étude sur "Rages de Césars".

Je mets en ligne cet article le 17 et non le 19 juillet, mais invitons le lecteur à méditer l'écoulement de l'été. Le lecteur peut le faire pour ce qui concerne la guerre franco-prusssienne de 1870, comme il peut le faire pour le séjour en Belgique de 1872 ou comme il a pu le faire pour le drame de Bruxelles en juillet 1873. Il faudra que j'étudie pour l'année prochaine un système de publication en fonction des dates clés de ces trois étés. Comment se représenter le temps vécu par le poète autrement que par l'attention prêtée à un mode de transposition ?

lundi 10 juillet 2017

Rimbaud lecteur des Châtiments : "Le Châtiment de Tartufe"

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Sommaire des études à venir dans cette série

Introduction (cliquer sur le lien)
Le Châtiment de Tartufe
Rages de Césars
L'Eclatante victoire de Sarrebruck
"Morts de Quatre-vingt-douze..."
Le Mal
Le Dormeur du Val
L'influence des Châtiments sur les poèmes en vers de 1871
L'influence des Châtiments sur l'écriture de Solde
 
Compléments prévus: études sur Le Forgeron et Le Rêve de Bismarck, comptes rendus d'ouvrages sur la guerre de 1870 (François Roth, La Guerre de 1870, Fayard, 1990 ; Antoine Reverchon, La France pouvait-elle gagner en 1870 ?, Economica, 2014, La Chute du Second Empire, Reichshoffen - Sedan - Metz, Economica, 2015).
A plus long terme, une étude des articles de la presse d'époque (Le Monde illustré, etc.) sur la guerre qui était alors en cours est prévue.

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Du livre La Ménagerie impériale de Steve Murphy, le chapitre le plus important est sans doute celui sur « Le Châtiment de Tartufe ». En 1985, Yves Reboul avait publié dans le numéro 2 de la nouvelle revue d’études rimbaldiennes Parade sauvage un article qui fit grand bruit dans la mesure où on avait paresseusement sous-estimé l’importance du poème « L’Homme juste » en considérant, malgré d’évidentes contradictions à la lecture, qu’il était question d’une prise à partie de Jésus-Christ. Il s’agissait en réalité d’une charge contre Victor Hugo. L’étude de Murphy sur « Le Châtiment de Tartufe » est similaire : le poème a été considéré jusqu’alors comme secondaire et il n’attirait pas les commentaires, arrive Murphy qui révèle que la cible n’est pas un religieux hypocrite servant de prétexte à un discours anticlérical, mais Napoléon III, et cela peut s’établir par la lecture des Châtiments de Victor Hugo. Conscient de ce parallélisme, Steve Murphy a voulu pousser plus loin et considérer que le sonnet « Le Châtiment de Tartufe » faisait d’une pierre deux coups, il épinglerait à la fois Napoléon III et Hugo, lequel serait déjà flagellé dans son illusion prétentieuse d’homme juste.
La révélation de Murphy a été précédée d’éléments annonciateurs. Le rapprochement avec la nouvelle Un cœur sous une soutane aidant, plusieurs commentaires (Plessen, Ascione et Chambon) avaient repéré l’allusion à la masturbation (« tisonnant son cœur amoureux »). Le début du sonnet et le titre de la nouvelle se font nettement écho : Un cœur sous une soutane et « son cœur amoureux sous / Sa chaste robe noire ».  Nous partageons naturellement l’idée selon laquelle la nouvelle est antérieure au sonnet, mais Murphy livre une explication peu probante en soi : la périphrase « chaste robe noire » est une réécriture du mot « soutane ». L’emploi de la périphrase a très bien pu préexister à l’emploi du mot simple. La loi d’une création allant du mot simple à la périphrase ne s’impose pas. En revanche, comme nous l’avions déjà fait remarquer dans notre « Chronologie des poèmes de Rimbaud de 1868 à 1870 » publiée sur le blog Rimbaud ivre, si la préposition « sous » est à la rime du vers 1, nous avons une configuration similaire sur la première page manuscrite du texte de la nouvelle. La préposition « sous » est en fin de ligne et le retour à la ligne permet de lire un équivalent périphrastique équivoque au nom « soutane » : « ma capote de séminariste ». Sans exclure un fait exprès de la part de Rimbaud, la préposition « sous » n’a aucune fonction stylistique à la fin d’une ligne d’un manuscrit en prose, contrairement à sa position à la rime : « fit battre mon cœur de jeune homme sous / ma capote de séminariste ». Dans la mesure où aucun manuscrit de la nouvelle ne nous est parvenu du côté de Demeny, et en tenant compte des nombreuses activités de Rimbaud en septembre-octobre (fugues, séjour en prison, activités politiques douaisiennes, échanges avec des adultes, composition de plusieurs poèmes), tout invite à penser que la nouvelle est une suite à l’année scolaire 1869-1870, encore insensible à la grande réorientation thématique qu’allait imposer la guerre franco-prussienne.
Mais ceci ne conduisait pas encore à identifier la cible réelle du sonnet « Le Châtiment de Tartufe ». Or, s’il est sensible que le dernier vers reprend approximativement un vers d’un célèbre passage du Tartuffe de Molière (« Et je vous verrais nu du haut jusques en bas » devenant « – Peuh ! Tartufe était nu du haut jusques en bas ! »), Suzanne Bernard avait observé que le portrait physique du « Tartufe » de Rimbaud s’opposait à celui du Tartuffe de Molière. Rimbaud n’est pas le seul à avoir écrit « Tartufe » avec un seul « f », il s’oppose en cela à l’exemple de Molière, et même à l’exemple des Châtiments de Victor Hugo, à s’en fier aux éditions que j’ai consultées. Il pourrait s’agir d’un fait exprès pour exiger de nous une plus grande attention. C’est ensuite le critique C. A. Hackett qui, sans se rendre compte que la cible du poème était peut-être Napoléon III, a indiqué un lien intertextuel décisif : « nombreux Tartufes (ou Tartuffes) qui sont fustigés dans Châtiments », et Hackett de citer A des journalistes de robe courte et surtout Fable ou histoire. C’est le point de départ de la lumineuse étude de Murphy qui ajoute encore que Jacques Gengoux avait été sensible à la ressemblance du Tartufe avec le portrait de l’empereur dans le sonnet contemporain « Rages de Césars ».
Steve Murphy a très vite écarté le poème « A des journalistes de robe courte », l’intertexte capital étant « Fable ou histoire ». Toutefois, outre que le nom de Tartuffe est mentionné (« Tartuffe ne meurt pas. »), nous rencontrons des expressions qui ont visiblement inspiré le sonnet de Rimbaud : « effroyablement doux » équivaut à l’antithèse « effroyables sornettes » du poème « A des journalistes de robe courte », la forme répétée « Tisonnant, tisonnant » n’est pas sans ressemblance avec la forme « jargonnant », elle aussi au premier vers du poème correspondant d’Hugo : « Parce que jargonnant vêpres, jeûne et vigile, / […] » et même « bavant la foi de sa bouche édentée » a une ressemblance d’allure avec « Ouvert boutique effrontément », les deux expressions étant chacune en fin de la première strophe de leurs poèmes respectifs. Et surtout cette fameuse suite de mots « son cœur amoureux sous / Sa chaste robe noire » dont nous avons vu que Rimbaud la faisait varier dans sa nouvelle Un cœur sous une soutane (« mon cœur sous ma capote de séminariste ») a dans la suite du poème hugolien une correspondance dont le sens varie un peu, mais qui a une construction similaire plus qu’évidente : « Parce que la soutane est sous vos redingotes, » vers qui a dû inspirer la saillie propre à Rimbaud du cœur ou sexe sous la soutane. Si dans la suite des autres strophes, l’influence de ce texte semble diminuer, nous relevons encore la mention verbale « Bave » à la neuvième strophe et une volonté d’aller « chercher [les] oreilles » de ces journalistes à la onzième strophe ou bien l'expression « entre deux oremus ». Nous ne parlerons pas plus d’un lexique qui fait écho à d’autres des sonnets de Rimbaud sur la guerre franco-prussienne : « Dix sous », « un sou », « la trique », « crache », « Mes drôles », « ces crapules ». Steve Murphy n’a cité aucun vers de ce poème dans son étude sur « Le Châtiment de Tartufe » en 1991.
Celui-ci s'est contenté de citer six vers de « Fable ou Histoire », l’intertexte qu’il présente à juste titre comme capital, et quatre autres du poème « Oh ! je sais qu’ils feront des mensonges sans nombre… » (I, XI). Je cite les quatre vers en question de ce dernier poème :

Je les tiens dans mon vers comme dans un étau.
On verra choir surplis, épaulettes, bréviaires,
Et César, sous mes étrivières,
Se sauver, troussant son manteau !

Intéressons-nous maintenant à l’intertexte essentiel : « Fable ou histoire ». Murphy n’en cite que six vers et cette restriction ne l’a pas empêché de fournir une très riche étude, mais il était tout de même nécessaire de s’attarder plus longuement sur Les Châtiments. J’ignore quelle était la mise en page de l’édition consultée par Rimbaud lui-même, mais dans une édition en Livre de poche de 1985 avec préface, commentaires et notes de Guy Rosa et Jean-Marie Gleize, nous avons droit à un vis-à-vis entre les poèmes « L’Homme a ri » et « Fable ou histoire », le deuxième et le troisième poème du troisième livre des Châtiments : « La Famille est restaurée ». Songeons que nous avons déjà mentionné que le premier et le sixième poème de ce troisième livre des Châtiments sont d’apparents intertextes du sonnet « L’Eclatante victoire de Sarrebruck ». Ces quatre poèmes sont décidément fort rapprochés les uns des autres.
Murphy n’a rien dit du poème « L’Homme a ri ». Il est pourtant flanqué d’une épigraphe qui renvoie au pamphlet Napoléon le Petit, pamphlet où Murphy a repéré un intertexte hugolien qui, par exception pour nos six sonnets, ne vient pas des Châtiments : « Dans cette autre version du scénario, l’historien – Tacite ou Hugo – arrache à Napoléon III la redingote grise et le bicorne du petit caporal, et l’amène à la postérité… ‘ par l’oreille ‘, comme le Méchant, qui ‘ prit rudement [Tartufe] par son oreille benoîte ‘ au vers 6 du Châtiment de Tartufe » (Rimbaud et la Ménagerie impériale, page 170). Il contient encore l’expression « Je t’ai saisi », cette autre « de ta veste arrachant le bouton, / L’histoire à mes côtés met à nu  ton épaule », où relever les mentions « arrachant », « bouton » et « met à nu ». Je pourrais citer encore la mention de Saint-Cloud dans l’épigraphe qui est à rapprocher de « Rages de Césars ».
Il convient donc de citer cet ensemble de deux poèmes successifs comme intertexte capital au sonnet « Le Châtiment de Tartufe ».

II
L’Homme a ri

   « M. Victor Hugo vient de publier à Bruxelles un livre qui a pour titre : Napoléon le Petit, et qui renferme les calomnies les plus odieuses contre le prince-président.
    « On raconte qu’un des jours de la semaine dernière un fonctionnaire apporta ce libelle à Saint-Cloud. Lorsque Louis-Napoléon le vit, il le prit, l’examina un instant avec le sourire du mépris sur les lèvres puis, s’adressant aux personnes qui l’entouraient, il dit, en leur montrant le pamphlet : « Voyez, « messieurs, voici Napoléon le Petit par Victor Hugo le Grand. »
(Journaux élyséens, août 1852.)

Ah ! tu finiras bien par hurler, misérable !
Encor tout haletant de ton crime exécrable,
Dans ton triomphe abject, si lugubre et si prompt,
Je t’ai saisi. J’ai mis l’écriteau sur ton front ;
Et maintenant la foule accourt, et te bafoue.
Toi, tandis qu’au poteau le châtiment te cloue,
Que le carcan te force à lever le menton,
Tandis que, de ta veste arrachant le bouton,
L’histoire à mes côtés met à nu ton épaule,
Tu dis : je ne sens rien ! et tu nous railles, drôle !
Ton rire sur mon nom gaîment vient écumer ;
Mais je tiens le fer rouge et vois ta chair fumer.

Jersey, Août 1852.

III
Fable ou histoire

Un jour, maigre et sentant un royal appétit,
Un singe d’une peau de tigre se vêtit.
Le tigre avait été méchant ; lui, fut atroce.
Il avait endossé le droit d’être féroce.
Il se mit à grincer des dents, criant : Je suis
Le vainqueur des halliers, le roi sombre des nuits !
Il s’embusqua, brigand des bois, dans les épines ;
Il entassa l’horreur, le meurtre, les rapines,
Egorgea les passants, dévasta la forêt,
Fit tout ce qu’avait fait la peau qui le couvrait.
Il vivait dans un antre, entouré de carnage.
Chacun, voyant la peau, croyait au personnage.
Il s’écriait, poussant d’affreux rugissements :
Regardez, ma caverne est pleine d’ossements ;
Devant moi tout recule et frémit, tout émigre,
Tout tremble ; admirez-moi, voyez, je suis un tigre !
Les bêtes l’admiraient, et fuyaient à grands pas.
Un belluaire vint, le saisit dans ses bras,
Déchira cette peau comme on déchire un linge,
Mit à nu ce vainqueur, et dit : Tu n’es qu’un singe !

Jersey. Septembre 1852.

Ce dernier poème semble un intertexte, y compris pour le choix du titre, au poème « Conte » des Illuminations. Murphy n’en a cité dans son étude que les trois premiers et les trois derniers vers. Notons tout de même que Rimbaud reprend certains mots en modifiant la perspective : « Un jour » en attaque de poème contre la répétition « Un jour qu’il s’en allait », « Le tigre avait été méchant » contre l’ironique « un Méchant / Le prit rudement par son oreille benoîte », « la peau qui le couvrait » contre « Sa chaste robe noire autour de sa peau moite », « affreux rugissements » contre « mots affreux » (deux dernières comparaisons qui supposent une citation plus conséquente que celle retenue par Murphy).
Nous verrons bientôt que ce couple de poèmes « L’Homme a ri » et « Fable ou histoire » concerne également le sonnet « Rages de Césars », mais en attendant ajoutons d’ores et déjà un autre poème des Châtiments à ce couple. Le recueil des Châtiments s’ouvre par un chef-d’œuvre de la littérature mondiale, Nox, montage de plusieurs poèmes en une seule suite poétique saisissante, un de ces nombreux cas où Hugo montre par l’exemple que la nécessité du poème court chère à Baudelaire et à Poe n’est qu’une sottise. La troisième partie de Nox a été identifiée par Louis Forestier comme un intertexte du sonnet « Rages de Césars », ce que Murphy cite sans s’y rallier expressément (Rimbaud et la ménagerie impériale, pages 108-109) :

[…] Rimbaud fait-il allusion, comme l’a suggéré Louis Forestier /1984/, à Nox, poème liminaire des Châtiments ?
Alors, il vint, cassé de débauches, l’œil terne,
Furtif, les traits pâlis,
Et ce voleur de nuit alluma sa lanterne
Au soleil d’Austerlitz !
En fait, cet œil terne apparaît dans de très nombreuses descriptions contemporaines et il en devient inutile de postuler des « sources » précises.

Le dédain de Murphy pour l’œuvre de Victor Hugo le fait décidément passer à côté d’une perspective essentielle qui valoriserait son propos. Le Rimbaud satirique contre l’Empire sort tout entier de la lecture des Châtiments et cela aurait dû entraîner un florilège d’études pour montrer que l’intertextualité de Rimbaud va de pair avec une certaine admiration, avec aussi une envie d’apprendre en s’appuyant sur ce qu’il considère comme les meilleurs modèles, etc. Le vers de Rimbaud est né pour partie du vers des Châtiments. Et dans un cadre plus restreint, Murphy manque ici les articulations essentielles à son propos. Car, si Napoléon III est un Tartuffe, Hugo a précisément créé une suite de titres ironiques aux sept livres composant son recueil : « La Société est sauvée », « L’ordre est rétabli », « La Famille est restaurée », « La Religion est glorifiée », « L’autorité est sacrée », « La stabilité est assurée », « Les sauveurs se sauveront ». Tartuffe, Tartuffe l’était d’une maison, ici, avec ces sept titres, Napoléon III l’est de la France entière. Pour ceux qui doutent que « Apothéose » et « Orientale » soient des intertextes de « L’Eclatante victoire de Sarrebruck », ils manqueront une allusion fine au titre « La famille est restaurée » (lire cette fois la famille impériale). Le titre « La Famille est restaurée » peut être pris en considération si nous comparons « Le Châtiment de Tartufe » et l’appel de Cassagnac en tête de « Morts de Quatre-vingt-douze… ». Quand on tient une piste intertextuelle, on la creuse jusqu’au bout, d’autant que Victor Hugo n’est pas une source comme une autre.
Ayons à cœur de citer cette partie III du poème liminaire Nox :

Donc cet homme s’est dit : « Le maître des armées,
   L’empereur surhumain
Devant qui, gorge au vent, pieds nus, les renommées
   Volaient, clairons en main,

« Napoléon, quinze ans, régna dans les tempêtes
   Du sud à l’aquilon.
Tous les rois l’adoraient, lui, marchant sur leurs têtes,
   Eux, baisant son talon ;

« Il prit, embrassant tout dans sa vaste espérance,
   Madrid, Berlin, Moscou ;
Je ferai mieux : je vais enfoncer à la France
   Mes ongles dans le cou !

« La France libre et fière et chantant la concorde
   Marche à son but sacré ;
Moi, je vais lui jeter par derrière une corde
   Et je l’étranglerai.

« Nous nous partagerons, mon oncle et moi, l’histoire ;
   Le plus intelligent,
C’est moi, certe ! il aura la fanfare de gloire,
   J’aurai le sac d’argent.

« Je me sers de son nom, splendide et vain tapage,
   Tombé dans mon berceau.
Le nain grimpe au géant. Je lui laisse sa page,
   Mais j’en prends le verso.

« Je me cramponne à lui. C’est moi qui suis son maître.
   J’ai pour sort et pour loi
De surnager sur lui dans l’histoire, ou peut-être
   De l’engloutir sous moi.

« Moi, chat-huant, je prends cet aigle dans ma serre.
   Moi si bas, lui si haut,
Je le tiens ! je choisis son grand anniversaire,
   C’est le jour qu’il me faut.

« Ce jour-là, je serai comme un homme qui monte
   Le manteau sur ses yeux ;
Nul ne se doutera que j’apporte la honte
   A ce jour glorieux ;

« J’irai plus aisément saisir mon ennemie
   Dans mes poings meurtriers ;
La France ce jour-là sera mieux endormie
    Sur son lit de lauriers. »

Alors il vint, cassé de débauches, l’œil terne,
    Furtif, les traits pâlis,
Et ce voleur de nuit alluma sa lanterne
    Au soleil d’Austerlitz !


Il est clair qu’en s’intéressant de près au couple « L’Homme a ri » / « Fable ou histoire », Rimbaud a pleinement pris la mesure de la composition d’ensemble d’un recueil très étudié. « Le Châtiment de Tartufe » et « Rages de Césars » se ressemblent tant, car ce sont deux variantes d’une même réponse à ce passage Nox III que nous venons de citer. Les deux poèmes puisent à la même source.
Cette saturation de reprises au même recueil des Châtiments permet aussi d’éviter la prolifération des sources supposées dans la recherche critique. Notons que Murphy cite un article intéressant du Diable à quatre du 23 janvier 1869 assimilant l’Empereur à un nouveau Tartuffe supérieur à l’ancien, mais ce renvoi nous laisse sur notre faim question intertextualité potentielle, si ce n’est éventuellement l’adverbe pris dans la relative suivante : « dont les désirs et les appétits se seraient effroyablement développés ». Murphy cite d’autres sources, comme Pierre Vésinier, mais, même s’il est certain que Rimbaud a lu des images équivalentes à celles d’Hugo dans la presse satirique, laquelle s'inspirait par ailleurs d'Hugo, il est clair, net et précis que le recueil des Châtiments suffit à tous les rapprochements, parce que ce fut la planche de travail quasi exclusive de Rimbaud quand il composa les deux portraits-charges que sont « Le Châtiment de Tartufe » et « Rages de Césars ». Je pourrais compléter mon étude de quelques autres citations, mais il suffira ici d’avoir indiqué la démarche à suivre et d’avoir indiqué que Murphy avait insuffisamment exploité l’intertexte hugolien en dépit des apparences.
Pour confirmer que Tartufe désigne bien Napoléon III, Murphy a brillamment révélé la présence d’un acrostiche « Jules Cés…ar ». A ma connaissance, c’est l’acrostiche le plus subtil de toute l’histoire de la Littérature, je n’ai jamais rien rencontré de semblable. Toutes les lettres ne contribuent pas à la construction de l’acrostiche, ce qui n’a rien de rare, comme l’atteste un exemple de Villon cité par Murphy dans son étude. Ce qui est remarquable, c’est que non seulement l’acrostiche est centré à l’exclusion donc des trois premiers et des trois derniers vers, non seulement la séparation des deux noms se fait dans le blanc entre les quatrains et les tercets, comme l’a montré Murphy, mais encore que le J est isolé à la fin du premier quatrain. Surtout, Murphy a su voir que l’acrostiche impliquait les initiales de la signature « Arthur Rimbaud », ce qui doit obliger l’éditeur à en tenir compte quand il publie le poème. Murphy fait valoir que la citation du Tartuffe de Molière « du haut jusques en bas » permet de se reporter à la verticalité de l’acrostiche. Ce nouveau nom « Jules César » annonce des appétits contradictoires avec la « Chaste robe noire » et le surnom « Saint Tartufe ». De ce point de vue-là, l’allusion à la masturbation du poème rejoint le désir inavoué des « splendeurs » et de la grande vie que suppose l’identification à César, premier effet de dénuement. Mais il faut aussi considérer que dans Les Châtiments comme nous l’ont montré les citations précédentes l’habit de Napoléon est celui du tigre Napoléon Premier, celui d’un Jules César, tandis que l’habit noir est un vêtement originel. A un texte d'intervalle du couple « L’Homme a ri » et « Fable ou histoire », le premier poème du troisième livre, « Apothéose », exprime très bien ce fait : « Pauvre diable de prince, usant son habit noir ». Dans « Le Châtiment de Tartufe », c’est l’habit noir initial qui devient le déguisement à enlever et ceci nous révèle une autre perfidie importante du sonnet : la valeur d’empereur n’est même pas reconnue à ce Tartufe. Il n’y a pas affrontement entre empereurs, il y a un « pauvre homme » pour citer Molière sous la main d’un « Méchant » anonyme. Cette perfidie peut très bien s’expliquer dans le contexte honteux et lamentable de la défaite de Sedan, d’autant que Napoléon III s’est rendu et a abdiqué. Dans « Le Châtiment de Tartufe », il y a une ironie sensible au sujet de la valeur guerrière et héroïque, quand le « Tartufe » prie pour sa vie et « râle », comme à l’agonie.
Rimbaud a évidemment imité la rapidité de la chute hugolienne, mais en développant une pirouette ironique qui pour moi est loin d’être sans charme. Ce n’est pas le dernier vers qu’il faut considérer avec toute son attention, mais le treizième qui donne l’exemple d’un très bel effet de retournement en termes de registres ou tonalités :

Donc, il se confessait, priait, avec un râle !
L’homme se contenta d’emporter ses rabats…

Le contraste est réussi du treizième vers par rapport aux douze précédents, sans que l’enchaînement fluide ne soit pour autant rompu. Ma conviction spontanée, c’est que ce poème a été conduit de main de maître du premier au dernier vers, tout en sacrifiant au goût de l’amorce du refrain par les répétitions de certains hémistiches dans les quatrains ("Un jour qu'il s'en allait", "Sa chaste robe noire").
Rimbaud avait pris soin d’avertir son lecteur de son modèle de référence par la mention du mot « Châtiment » dans le titre puis par l'exclamation en tête du vers 9. On voit que cela n’a pas suffi. Murphy a trop peu insisté sur l’importance d’ensemble du recueil hugolien, tandis que son approche a assez peu convaincu. Les annotations aux œuvres de Rimbaud ne citent pas volontiers cette étude, voire mettent en doute cet acrostiche qui ne peut s’expliquer pourtant autrement que par le fait exprès, tant la possibilité qu’il surgisse ainsi est hautement improbable. Le nom « César » ne se retrouve-t-il pas dans « Césarin Labinette » et « Rages de Césars », pour citer les deux textes desquels on rapproche le plus spontanément « Le Châtiment de Tartufe ? J’ajouterais au commentaire de Murphy sur l’acrostiche que l’implication du nom de l'auteur du sonnet a une fonction : arracher, comme l'a fait le Méchant pour les « rabats », ce déguisement. Comme les boutons de l’habit noir sont arrachés, la morsure du poète met en pièces le nom de « Jules Cés…ar ». Ceci me semble enrichir superbement l’analyse de Murphy de 1991.
Cependant, et dans la mesure où il devait avoir conscience du parallèle à faire entre son étude et la lecture de « L’Homme juste » par Yves Reboul, Steve Murphy a prétendu que Rimbaud identifiait Hugo dans la figure du « Méchant » de manière à lui reprocher sa prétention à juger en homme juste et à soustraire Napoléon III à un châtiment plus sévère que l’humiliation. Cette lecture n’est fondée sur rien, et nous pouvons lire et relire cent fois les quatorze vers de Rimbaud nous n’y trouverons aucune amorce rhétorique, aucun jeu de l’écriture permettant d’envisager une critique de Victor Hugo. En septembre 1870, Hugo n’a d’ailleurs aucune influence politique sur la guerre, l’abdication de Napoléon III, et il n’a sans doute tenu aucun discours ayant heurté la sensibilité de Rimbaud.
Qu’il nous suffise de citer quelques passages de l’étude de Murphy. Le lecteur pourra apprécier par lui-même que l’idée d’une critique de l’auteur des Châtiments est affirmée sans aucun élément textuel apporté à l’appui : « Le lecteur aura deviné, à la lumière de Fable ou Histoire et du passage cité de Napoléon-le-Petit, l’identité du « Méchant » chez Rimbaud. Il s’agit de celui qui se considérait comme le véritable juge, aux yeux de l’histoire, de l’Empereur. Ce Méchant représente en effet, par la figure notoirement hugolienne de l’antiphrase, le Bon Hugo. […] Tartufe fait sa confession […m]ais il égrène la litanie de ses crimes, « le long chapelet » de ses péchés, devant Hugo et non devant Marianne. »  Au mépris de l’évidence, Murphy en rajoute encore : « La figure du Méchant ne témoigne pas dans ce poème de l’admiration de Rimbaud pour Hugo, bien au contraire. Rimbaud se demande de quel droit Hugo accorde ce pardon à l’Empereur et l’accuse implicitement de vouloir se substituer à la justice républicaine, de se prendre même pour l’incarnation des valeurs et des principes de la République. » Le critique va jusqu’à envisager qu’Hugo pourrait bien songer lui-même à se servir des « rabats » d’imposteur. Evidemment, nous pensons nettement l’inverse : Rimbaud admirait Hugo en 1870 et cela fut durable, malgré le poids des divergences d’opinions qui lui faisaient écrire qu’Hugo était « trop cabochard » ou qu’il était un sale « Homme juste ». Nous aurons l’occasion de revenir sur cette question, mais la lecture proposée par Murphy doit être confrontée au texte lui-même. Cela ne concerne en principe que le second quatrain et le vers 13. Nous y lisons qu’un Méchant a châtié un Tartufe par le ridicule, en lui emportant ses rabats et en le laissant tout nu. Ce Méchant, dont il resterait à démontrer qu’il désigne nécessairement Victor Hugo, a été rude avec sa victime, il est allé jusqu’à lui déchirer les vêtements qu’elle portait, il a saisi par l’oreille ce qui n’était qu’un petit garnement à son jugement, et il est reparti sans lui en imposer plus. A vous de m’expliquer par quels tours de force dans l’analyse stylistique nous pouvons soutenir la lecture hostile à Hugo dans la formulation restrictive du vers 13 : « L’homme se contenta d’emporter ses rabats… » Cette restriction a un sens qui est déjà dans les poèmes sources de Victor Hugo : ce Tartufe n’en vaut pas la peine, il ne mérite que le mépris une fois mis à nu. Où lire entre les lignes que Rimbaud reprocherait à Hugo de s’être contenté d’un tel châtiment ? Et pourquoi alors finir sur ce vers : « - Peuh ! Tartufe était nu du haut jusques en bas ! » qui a tout l’air de considérer que ce châtiment vaut toutes les conclusions ? Que trouver contre Hugo dans le second quatrain : « un Méchant / Le prit rudement par son oreille benoîte / Et lui jeta des mots affreux, en arrachant / Sa chaste robe noire autour de sa peau moite ! » à supposer que ce « Méchant » soit bien identifiable à l’auteur des Châtiments ?
Le seul argument vient d’un contre-sens sur « le long chapelet des péchés pardonnés » au vers 10, où Murphy envisage un pardon accordé par le « Méchant » aux péchés du Tartufe : « Cependant, on apprend que ces péchés sont ‘pardonnés’ par le Méchant » (page 172). Ce n’est pas du tout ce que dit le vers de Rimbaud. Le Tartufe se remémore tous les péchés dont il avait déjà obtenu le pardon par son attitude hypocrite. Le Méchant lui prend ses rabats et le met à nu, c’est tout. Il serait d’ailleurs comique qu’en volant il apporte l’absolution des péchés.
On le voit : l’étude de Murphy mélange l’excellent à des conceptions beaucoup plus discutables. Une mise au point importe au consensus de la recherche rimbaldienne, car il faut admettre que Murphy a raison quant à la cible satirique du poème qu’est Napoléon III, une cible révélée en partie par l’acrostiche, mais pas seulement, et par la même occasion il s'agit d'éviter de verser le sonnet de Rimbaud dans un dossier qui conforterait l’idée d’un Rimbaud dédaigneux du poète Hugo au profit notamment de l’auteur des Fleurs du Mal. Car ce sont de tels enjeux que soulève le débat sur ce « Tartufe ». Il y a d’un côté une mise en perspective complètement modifiée des poèmes de 1870, à cause du poids de l’intertextualité, ce qui a aussi des conséquences sur notre compréhension des mécanismes créateurs chez Rimbaud, mais il y a aussi une réévaluation importante de la question des modèles poétiques tout au long de la carrière poétique de notre poète ardennais, puisqu’à l’évidence un discours s’est installé qui prête à Rimbaud un mépris systématique ou peu s’en faut à l’égard de Victor Hugo, alors même que nous avons les indices tangibles d’une fascination réelle et féconde.