En guise de préambule
Tout au long du vingtième siècle, dans le contexte scolaire, la plupart d'entre nous ont appris les règles suivantes en ce qui concerne la versification. Au-delà de huit syllabes, les vers ont une césure et sont composés d'hémistiches. Le vers de dix syllabes possède en général un premier hémistiche de quatre syllabes et un second de six syllabes, mais, selon cet enseignement, il peut arriver que la distribution soit inversée avec un premier hémistiche de six syllabes et un second de quatre syllabes, tandis qu'un décasyllabe aux deux hémistiches de cinq syllabes est également très courant. Et si jamais votre vers ne semble pas correspondre à l'une de ces trois mesures, c'est qu'il faut le découper autrement. Quant à l'alexandrin, il a deux hémistiches de six syllabes en principe, mais il peut aussi prendre la forme d'un trimètre (trois segments de quatre syllabes). Si aucun de ces deux découpages ne semble s'imposer, c'est qu'une autre formule binaire doit être proposée pour l'occasion. Mais ce n'est pas tout, nous avons appris que l'alexandrin comportait quatre accents, deux accents fixes à la fin des hémistiches, et deux accents mobiles, un à l'intérieur de chaque hémistiche. Nous supposons que le trimètre fait exception avec trois accents fixes exclusifs et nous nous posons alors la question des accents mobiles dans les décasyllabes. Est-on obligé d'avoir un accent mobile dans un hémistiche de quatre syllabes ? N'oublions pas qu'il existe une quantité importante d'arts poétiques et de traités de versification venant du Moyen Âge, de la Renaissance, du classicisme ou du siècle des Lumières, où il n'est jamais question d'accents, qu'ils soient fixes ou mobiles, dans la conception du vers français. Ce sont pourtant les traités et arts poétiques qui ont été suivis par tous nos grands poètes du Moyen Âge et de l'Ancien Régime : Rutebeuf, Alain Chartier, Charles d'Orléans, François Villon, Clément Marot, Joachim du Bellay, Pierre de Ronsard (qui a lui-même écrit un abrégé des règles de versification), Agrippa d'Aubigné, François de Malherbe, Mathurin Régnier, Vincent Voiture, Saint-Amant, Théophile de Viau, Pierre Corneille, Jean Racine, Molière, Jean de La Fontaine, Nicolas Boileau, Voltaire, André Chénier, etc. Même au dix-neuvième siècle, les traités ne parlent pas toujours d'accents dans le vers, à commencer par celui de Ténint qui se veut un manifeste de la nouvelle école romantique ou par celui de Banville, un des poètes en vue de la seconde moitié du dix-neuvième siècle et un versificateur reconnu par des pairs tels que Baudelaire ou Verlaine. La théorie des accents dans le vers français ne vient pas des poètes, elle est apparue au dix-neuvième siècle sous l'influence italienne de l'abbé Scoppa, et ses promoteurs ne furent pas non plus des poètes : Quicherat ou Philippe Martinon. Cette théorie anachronique est insoutenable et elle s'est pourtant imposée comme une fausse évidence dans l'enseignement scolaire, surtout au vingtième siècle quand il ne devint plus question d'apprendre à écrire des poèmes dans les classes. Nous devons aux travaux de Benoît de Cornulier et de Jean-Michel Gouvard la mise à mort de la théorie des accents dans le vers, mais nous pouvons encore citer à l'appui le travail immense de George Lote qui relate une dispute entre Pierre Corneille et un grand nom savant hollandais, où l'auteur du Cid réfute l'idée qu'il y ait des accents dans le vers français. Je n'ai pas la référence exacte du passage, mais je peux garantir que cela se trouve dans la monumentale Histoire du vers français par Georges Lote.
Voilà un avertissement nécessaire ! Passons maintenant à la question du déplacement de la césure. Nous savons que dans le dernier quart du dix-neuvième siècle une révolution du vers s'est opérée dans laquelle Rimbaud, Verlaine et Mallarmé ont joué un grand rôle. C'est depuis cette époque que l'analyse de poèmes en alexandrins ou en vers de dix syllabes pose problème. Deux analyses ont été possibles. Soit nous lisions ces vers en considérant qu'ils n'avaient plus de césure, soit nous nous fondions sur la forme grammaticale du vers pour envisager que la césure avait été déplacée d'une sorte non traditionnelle. De 1978 à 1982, les publications sur le vers de Jacques Roubaud et Benoît de Cornulier ont remis cette conception paresseuse en cause. Penchons-nous dès à présent sur le travail du premier de ces deux auteurs.
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En 1978, Jacques Roubaud a publié un livre La Vieillesse d'Alexandre qu'il a sous-titré "Essai sur quelques états récents du vers français" (collection "action poétique" dirigée par Henry Deluy et Jacques Roubaud, François Maspéro éditeur, Paris). Il existe une édition plus récente avec un portrait de Victor Hugo, l'édition que je possède me semble l'édition originale avec en couverture une "Figure représentant l'hiver" et en quatrième de couverture une accroche, hélas en novlangue!, de Jean Tortel. Le titre est un jeu de mots qui rappelle l'origine du nom "alexandrin" et le sujet du livre est la destruction de la forme de l'alexandrin venu du Moyen Âge par Rimbaud, plus encore que par Mallarmé, lequel se voit consacré un chapitre en tant que témoin privilégié.
Au plan de l'analyse rimbaldienne, un certain manque de rigueur historique caractérise la démarche de Jacques Roubaud. Il fait d'autorité du poème sans titre "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." l'origine de la révolution métrique opérée par Rimbaud, se fiant aveuglément au discours critique des éditions courantes de son époque. En réalité, nous ignorons la date exacte de composition de ce poème et rien ne permet de le dissocier des autres poèmes à la versification déroutante datés du printemps et de l'été 1872 pour l'essentiel. Il opère ainsi une séparation chronologique entre les deux derniers poèmes en alexandrins de Rimbaud "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." et Mémoire. Cela n'empêche pas heureusement un travail emblématique sur ce poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...", travail qui sera prolongé par Benoît de Cornulier qui a visiblement emboîté le pas en réservant une étude à part à ce poème. Ce n'est que beaucoup plus récemment que Benoît de Cornulier s'est mis à travailler sur la relation métrique étroite sensible entre les deux poèmes "Qu'est-ce..." et Famille maudite / Mémoire, même si l'idée de relation en miroir avait été très tôt pressentie. L'autre grande erreur de méthode de Jacques Roubaud vient de ce qu'il se sert anachroniquement du témoignage de Mallarmé dans "Crise de vers" pour attribuer à Rimbaud un travail de déconstruction d'un alexandrin qui serait incarné par Victor Hugo. Pourtant, dans son ouvrage, Jacques Roubaud finit par constater que l'assouplissement de l'alexandrin venait très largement d'un premier vent d'audace des romantiques et notamment de Victor Hugo. Il convient donc ici de citer le passage du texte pédant fort mal écrit, malgré quelques fulgurances, qu'est "Crise de vers" de Mallarmé : c'est cet écrit qui a entraîné Jacques Roubaud sur la pente de considérations théoriques erronées ou en tout cas abusives :
Un lecteur français, ses habitudes interrompues à la mort de Victor Hugo, ne peut que se déconcerter. Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers, et, comme il était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre, presque le droit à s'énoncer. Monument en ce désert, avec le silence loin ; dans une crypte, la divinité ainsi d'une majestueuse idée inconsciente, à savoir que la forme appelée vers est simplement elle-même la littérature ; que vers il y a sitôt que s'accentue la diction, rythme dès que style. Le vers, je crois, avec respect attendit que le géant qui l'identifiait à sa main tenace et plus ferme toujours de forgeron, vint à manquer ; pour, lui, se rompre. Toute la langue, ajustée à la métrique, y recouvrant ses coupes vitales, s'évade, selon une libre disjonction aux mille éléments simples ; et, je l'indiquerai, pas sans similitude avec la multiplicité des cris d'une orchestration, qui reste verbale.La variation date de là : quoique en dessous et d'avance inopinément préparée par Verlaine, si fluide, revenu à de primitives épellations.
Il s'agit de deux des paragraphes les plus lisibles de l'essai mallarméen. Le second paragraphe, très court, devait être cité, puisqu'il contient en germe la contradiction du précédent. Mallarmé évoque ici la figure d'un Hugo qui pouvait s'exprimer avec aisance et profusion sur tout sujet au moyen d'alexandrins et d'octosyllabes. Mallarmé joue ici sur une coïncidence : peu après la mort de Victor Hugo et les grandes commémorations qui l'ont accompagnée, une génération de poètes ne respectant pas les règles traditionnelles pour les rimes et les césures surgit. Même si Mallarmé serait bien en peine d'expliquer en quoi la mort d'Hugo a pu libérer les audaces des nouveaux poètes, cela a certes un sens dans une conception de la crise de vers comme renoncement au vers dans l'expression poétique, il s'agit là d'un contrepoint, mais dans l'optique de Jacques Roubaud de remise en cause de la césure ça ne fonctionne plus aussi bien, d'autant que Roubaud lui-même va envisager qu'Hugo a assoupli l'alexandrin.
Le troisième problème que pose l'ouvrage de Roubaud, c'est qu'il se concentre exclusivement sur l'alexandrin, alors qu'il ne manquait pas de poèmes de Rimbaud à étudier sous l'angle de la remise en cause de la métrique traditionnelle qui n'étaient pas en alexandrins (Larme, Michel et Christine, Tête de faune, etc.).
Enfin, nous remarquons au passage que Jacques Roubaud était encore victime de l'illusion d'une sorte de temps égal entre chaque syllabe, il voudrait que nous nous intéressions à l'emploi d'un métronome et à une "diction monotone à syllabes d'instants égaux appuyées aux endroits osulignés", ce qui est complètement vain et absurde.
Maintenant que nous avons énuméré nos principales préventions, voyons ce qu'apporte de décisif l'étude de Jacques Roubaud.
Je laisse de côté le chapitre introductif "Un récit formel" pour m'intéresser d'emblée au chapitre de 17 pages consacré au poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." (pages 19-35). Le discours est le suivant. En faisant abstraction du poème "Mémoire" à tout le moins, Jacques Roubaud est fondé à constater que le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." a mis un terme à l'histoire de l'alexandrin régulier et que le chahut métrique du poème coïncide avec un propos révolutionnaire, la teneur communarde du poème étant manifeste. Pour Roubaud, le sens du poème est clair : suite à "la défaite du mouvement révolutionnaire", c.-à-d. la répression de la Commune en mai 1871, le poète "appelle à la destruction de cette société et constate, à la fin, l'impossibilité actuelle de son espoir". Et, Roubaud lie alors le contenu à la forme : "ce poème, parole de destruction, imprécation utopique, est en même temps poème premier d'une autre destruction, la destruction métrique ; premier parce, pour la première fois, certaines caractéristiques essentielles du vers alexandrin s'y trouvent massivement niées." Jacques Roubaud va tout simplement comparer le poème aux autres oeuvres en alexandrins de son époque. Il va comparer le poème de Rimbaud à un ouvrage contemporain de Victor Hugo L'Année terrible et aux précédents poèmes en alexandrins de Rimbaud lui-même. Evidemment, Roubaud ne fait rien d'autre que relever les proscriptions bien connues à la césure : pas d'enjambement d'un mot à la césure, pas de "e" avant ou après la césure, et présence à la césure uniquement d'une "grande" catégorie syntaxique : verbe, substantif, adjectif, adverbe, ce qui veut dire proscription à la césure des prépositions, déterminants, conjonctions et interjections, sans oublier les pronoms personnels sujets ou compléments puisque Roubaud nous en donne quelques exemples. Les définitions données là par Roubaud manquent de rigueur, mais permettent de toute façon de cerner l'originalité du poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..."
Comme le précise soigneusement l'auteur de cette Vieillesse d'Alexandre, "aucune de ces violations n'est une invention de Rimbaud et de ce poème ; il en a déjà lui-même écrit, et quelques exemples isolés s'en trouvent chez d'autres poètes". L'originalité est la suivante : "ce qui compte ici [en termes de violations métriques], c'est leur nombre, leur apparition massive dans le même court poème". Citons ici ce poème de 25 vers, le vingt-cinquième étant inachevé.
Qu'est-ce pour nous, mon Coeur, que les nappes de sang
Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
De rage, sanglots de tout enfer renversant
Tout ordre ; et l'Aquilon encor sur les débris
Et toute vengeance ? Rien !... - Mais si, toute encor,
Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats
Périssez ! puissance, justice, histoire, à bas !
ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d'or !
Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,
Mon Esprit ! Tournons dans la Morsure : ah ! passez,
Républiques de ce monde ! Des empereurs,
Des régiments, des colons, des peuples, assez !
Qui remuerait les tourbillons de feu furieux,
Que nous et ceux que nous nous imaginons frères ?
A nous ! Romanesques amis : ça va nous plaire.
Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux !
Europe, Asie, Amérique, disparaissez.
Notre marche vengeresse a tout occupé,
Cités et campagnes ! - Nous serons écrasés !
Les volcans sauteront ! et l'océan frappé...
Oh ! mes amis ! - mon Coeur, c'est sûr, ils sont des frères :
Noirs inconnus, si nous allions ! allons ! allons !
O malheur ! je me sens frémir, la vieille terre,
Sur moi, de plus en plus à vous ! la terre fond,
Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours.
Selon Jacques Roubaud, 7 vers seulement sont acceptables dans la tradition classique. Il les énumère, il s'agit des vers 1, 4, 8, 20, 21, 23 et 24. Trois vers sont considérés ensuite comme acceptables malgré tout dans la tradition du dix-neuvième siècle qui englobe Hugo et Baudelaire : les vers 9, 14 et 22. Remarquons déjà que Roubaud qui avait souligné que les deux derniers alexandrins complets, les vers 23 et 24, étaient acceptables au plan de la versification classique, s'embrouille quelque peu et oublie de réévaluer l'ensemble du dernier quatrain du poème, puisque des vers 20 à 24 les césures sont toutes acceptables au plan de la tradition issue d'Hugo et Baudelaire. Ce regain de régularité métrique en fin de poème ne recevra pas l'attention méritée.
Jacques Roubaud distingue ensuite trois catégories de violations qui ne correspondent plus à aucune tradition autorisée. Sous prétexte que la position 6 est plus faible que la position 5 "...tournons dans...", Roubaud isole abusivement le vers 10 de la tradition que je dirai "parnassienne". En revanche, il énumère deux listes résiduelles importantes. D'une part, pas moins de sept vers ont un "e" à l'hémistiche : les vers 3, 5, 7, 11, 12, 15 et 19, tandis que six autres vers témoignent d'un enjambement de mot à la césure : les vers 6, 12, 13, 16, 17 et 18.
Un oubli important caractérise la recension de Jacques Roubaud, il ne dit rien de la césure du vers final : "Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours." Certains lecteurs sont convaincus qu'il s'agit d'une ligne de prose en guise de commentaire final. Si tel était le cas, l'émargement de cette ligne ultime serait particulier. Or, la marge est la même pour cette ligne que pour les vingt-quatre autres vers. La conclusion est sans appel, il s'agit bien d'un vers du poème. Deux possibilités alors, soit il s'agit d'une conclusion brève anormale en un vers de neuf syllabes, ce qui serait pour lors franchement audacieux et révolutionnaire, soit il s'agit d'un vers inachevé. Bien qu'étrangement il ne considère pas non plus la ligne ultime comme vers, Benoît de Cornulier a su apporter la réponse. Le poème est interrompu par la mort du poète qui au moment où il s'écrie "j'y suis toujours" se fait ensevelir. Nous lisons bien dans les vers qui précèdent une actualisation inquiétante : "la vieille terre, / Sur moi, de plus en plus à vous ! la terre fond, / [....]" Il faut lire la réfutation "Ce n'est rien !" comme un déni de réalité. Nous avons le début d'un vingt-cinquième alexandrin et partant le début d'un nouveau quatrain, mais le débit du poète est interrompu par la mort. Ceci a échappé à l'attention de Jacques Roubaud, ce qui aurait dû l'amener à considérer que la césure de ce vingt-cinquième vers est à tout le moins repérable et qu'elle concerne très précisément une occurrence du pronom adverbial "y" calé comme par hasard à la césure. Ce "y" est l'endroit précis sur lequel la terre retombe en écrasant le poète : "Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y.... suis toujours." et fin.
Il y a eu assassinat du frère s'en attaquant à l'ordre des césures. Etrangement, cette analyse de détail qui aurait excellemment servi à appuyer la thèse de Roubaud sur la signification des audaces métriques du poème n'a pas été perçue à l'époque.
Face à cette abondance de vers déclarés anomaux, quatorze soutient Roubaud au lieu de treize, puisqu'il inclut le cas de la césure sur la préposition "dans", nous avons droit à une pétition de principe qui ne sera pas contestée par les analyses métriques à venir : "dans ce poème on peut dire qu'il n'y a plus de césure à l'alexandrin (à ma connaissance, aucun autre poème antérieur ne permet, même d'assez loin, cette conclusion)." Les métricométriciens qui suivront proposeront une méthode plus rigoureuse et plus nuancée pour analyser le vers, mais ils maintiendront cette conclusion selon laquelle il n'est plus de césures dans le poème "Qu'est-ce..." du fait de l'abondance de vers anomaux. Je ne partage pas cette conclusion. La césure sur "e" existait au Moyen Âge, elle est illustrée par la poésie de Villon. Peu impore que ce soit pour des raisons différentes du poème de Rimbaud. Moi, ce que je remarque, c'est que la répétition des mots "vengeance" et "vengeresse" coïncide avec trois violations particulières à la césure !
Et toute vengeance ? Rien !... - Mais si, toute encor,
Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,
Notre marche vengeresse a tout occupé,
Jacques Roubaud et Benoît de Cornulier sont passés à côté d'une lecture motivée des césures. Ce constat d'une reprise voulue des mots "vengeance" et "vengeresse" invite à ne pas considérer qu'il y a trimètre au vers 9 et absence de césure aux vers 5 et 18, mais bien plutôt qu'il y a un jeu de tension entre l'idée de vengeance et la métrique du poème, avec d'abord un "e" à la césure au vers 5, ensuite un glissement après la césure du nom "vengeance" rattaché au déterminant "la", et enfin un adjectif "vengeresse" qui enjambe la césure dans un vers qui parle d'une "marche" ayant "tout occupé". Ensuite, dans la mesure où aucun "e" de fin de mot n'apparaît à la septième syllabe d'un quelconque vers, il est aisé de considérer comme fait exprès tous les "e" à la césure, que la tradition les entérine (lisez Villon) ou pas. Dans de telles conditions, il ne reste que le cas des mots qui chevauchent la césure, sauf que le mot "vengeresse" donne déjà une idée de la manière de les lire au plan métrique. Rimbaud agite la césure avec des "tourbillons" ou il y brise des symboles d'ordre : "colons", "industriels" et "Amérique", sans oublier le refus du travail: "travaillerons". L'opposition à la rébellion se manifeste précisément au vers 19 à partir duquel les audaces métriques refluent : plus aucun enjambement de mots, plus aucun "e" à la césure après l'exemple de "campagnes". Il ne surgit plus alors que deux exemples de césures admises par les parnassiens, l'une pour signifier la déperdition du mouvement de révolte : "si nous + allions ! allons ! allons!", l'autre pour signifier le cri ultime de la lutte à mort avant justement qu'elle ne mette un terme à la révolte : "j'y... suis toujours", mais la terre fond sur le poète inexorablement.
Jacques Roubaud a très bien constaté un certain nombre de faits. Premièrement, le poème de Rimbaud nous fait accomplir un saut historique important dans "la voie du brouillage métrique", même s'il faut réévaluer la prétendue antériorité de "Qu'est-ce..." sur tous les autres poèmes rimbaldiens du printemps et de l'été 1872, même si L'Année terrible de Victor Hugo n'était pas le recueil le plus indiqué pour opérer une comparaison d'époque, il aurait fallu comparer la pièce de Rimbaud avec les publications parnassiennes! Deuxièmement, "L'essentiel de l'attaque porte sur la sixième syllabe et son environnement immédiat (cinquième et septième syllabes du vers), c'est-à-dire sur la nature de ce qui peut se trouver en fin d'hémistiche et assurer (ou non) l'identité et la coordination des deux segments égaux qui doivent composer le vers." Troisièmement, et en contradiction avec sa thèse d'un assaut contre l'alexandrin hugolien, Roubaud constate la continuité du travail de sape d'Hugo à Rimbaud : "on constate qu'un des traits du vers hugolien, qui l'oppsoe au vers classique dans l'histoire [de l'alexandrin], l'enjambement excessif [sic !] des frontières d'hémistiche ou de vers, est là aussi poussé à l'extrême quantitativement." Quatrièmement, Roubaud a très bien vu que la forme orthographique à la rime "encor" servait à manifester la tension du poème entre le respect métrique et l'apparence de chahut anti-métrique, d'autant que la forme "encor" apparaît à deux reprises au début du poème, dans deux vers consécutifs : les vers 4 et 5. Il remarque assez finement la diérèse maintenue au mot "industriels" malgré l'enjambement de la césure et cela peut être rapproché de la non traditionnelle absence de césure à "furieux" dans un vers où un autre mot enjambe la césure "tourbillons". Enfin, en constatant cette "concentration des refus de la règle" dans un poème de révolte, Roubaud formule une équation décisive selon laquelle "alexandrin = ordre social". De ce point de vue-là, nous ne souffrons plus de l'anachronisme des considérations de Mallarmé sur le vers d'Hugo, et nous ne pouvons qu'adhérer à une juste prise en compte de la signification du geste de déstabilisation métrique dans l'oeuvre de Rimbaud, à tout le moins à partir de 1872.
A suivre...