vendredi 27 juin 2014

A propos de Mouvement et de la cause finale...

Mouvement est un poème intéressant à bien des égards. Il s'agit d'une oeuvre en vers libres modernes. D'apparence, c'est le modèle de poèmes en vers libres du vingtième siècle de Reverdy, Claudel, Breton ou autres, par opposition aux vers libres que sont soit les Fables de La Fontaine, soit les poèmes irréguliers de Rimbaud en 1872. En revanche, l'idée que Rimbaud n'ait pas compté les syllabes est un pur préjugé anachronique fondé sur ce que nous savons des pratiques du vingtième siècle.
L'originalité se double ici d'une distribution des lignes-vers en quatre séquences, ce qui nous rapproche en partie des strophes de la poésie en vers.
Le poème est aussi intéressant au plan de son sujet. De quoi parle le poème Mouvement ? Il semble critiquer politiquement la marche de la société de son temps et en même temps il véhicule des termes qui servaient à Rimbaud à définir son entreprise poétique de "voyant".
Certaines images montrent qu'il est à l'évidence question de transport maritime dans ce poème, mais Michael Riffaterre a relevé que l'expression "mouvement de lacet" renvoyait au langage ferroviaire. Conscient de l'alternance et du mélange entre le terrestre et le maritime dans Marine, Bruno Claisse a réévalué l'identification des "chars" dans Marine il pourrait s'agir de trains en alternance avec des figures de bateaux au plan des quatre premiers vers libres et il observe la même alternance dans les quatre premiers vers de Mouvement, puisqu'il montre que "célérité de la rampe" vient aussi du langage ferroviaire, attestant que Rimbaud lisait bien effectivement les ouvrages de vulgarisation de Figuier, ainsi qu'il en est question dans Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs.

Les chars d'argent et de cuivre - [Les trains]
Les proues d'acier et d'argent - [Les bateaux]
Battent l'écume, - [action des bateaux]
Soulèvent les souches des ronces - [Reprise, action des trains]
Les courants de la lande, [Métaphore du terrain défriché pour le passage des trains]
Et les ornières immenses du reflux [Métaphore des ornières pour les chemins marins]
[...]

Filent circulairement vers l'est, [direction d'un orient des progrès]
[...]

Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve, [Le train qui passe au bord de chutes terribles comme celles du Niagara]
Le gouffre à l'étambot, [image terrifiante du gouffre qu'on peut ressentir à bord d'un vaisseau, mais en liaison avec la propulsion qui fait avancer celui-ci]
La célérité de la rampe, [Le train qui grâce à la technologie de la rampe va plus vite dans les ascensions]
L'énorme passade du courant, [Retour à l'image maritime]
Mènent... [unique verbe commun aux trains et aux bateaux]
Les voyageurs [unique COD qui vaut donc tant pour les trains que pour les bateaux]

Mais il est question de "nouveauté chimique", de "lumières inouïes", d'une "extase harmonique" et d'un "héroïsme de la découverte".
Loin de renvoyer à l'idéal poétique de Rimbaud comme dans Matinée d'ivresse, A une Raison ou Génie, il s'agit là d'énoncés ironiquement marqués : "Eux chassés dans l'extase harmonique..."

Je voudrais revenir ici sur la composition du poème. Mouvement est une oeuvre de 26 vers. Les blancs les répartissent en quatre séquences, mais les séquences ne sont aussi formées que d'une seule phrase, sauf la deuxième séquence qui en comporte deux.

C'est au plan de cette subdivision en phrases qu'il convient d'apprécier la composition du poème.
Le poème est également articulé en fonction de répétitions de mots, comme si souvent chez Rimbaud, et on observe de manière remarquable une opposition entre le terme "mouvement" qui ouvre le poème et le terme "Repos" qui est le premier du vers 14, c'est-à-dire que très précisément au milieu du poème le terme "Repos" vient faire contraste à l'idée de "mouvement".

Je ne vais pas encore pour l'instant commenter le poème de manière minutieuse, je vais citer le poème en soulignant les répétitions et me contenter d'indiquer ce que j'estime la composition du poème, en développant des considérations étrangères à l'article de référence de Claisse sur ce poème, voire en m'y opposant pour l'interprétation du groupe formé par les quatre derniers vers.

Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l'étambot,
La célérité de la rampe,
L'énorme passade du courant,
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique,
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom.

Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle ;
Le sport et le comfort voyagent avec eux ;
Ils enmènent l'éducation
Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.
Repos et vertige
A la lumière diluvienne
Aux terribles soirs d'étude.

Car de la causerie parmi les appareils, - le sang, les fleurs, le feu, les bijoux, -
Des comptes agités à ce bord fuyard,
- On voit, roulant comme une digue en delà de la route hydraulique motrice,
Monstrueux, s'éclairant sans fin, - leur stock d'études ; -
Eux chassés dans l'extase harmonique
Et l'héroïsme de la découverte.

Aux accidents athmosphériques les plus surprenants
Un couple de jeunesse s'isole sur l'arche,
- Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ?
Et chante et se poste.

Variante manuscrite biffée :
Monstrueux, s'éclairant sans fin, - le stock d'études
Qui est le leur [-e]ux chassés dans l'extase harmonique

Les termes soulignés montrent des reprises sensibles. Les prépositions "sur", "à" ou "aux"  le déterminant "ce" et même le pronom "eux" dont la variante montre qu'il aurait pu ne pas être repris, tous ces mots nous amènent à établir des liens entre des termes du poèmes, entre différents passages. Nous envisageons automatiquement les symétries que ces termes dégagent.
Les répétitions de noms, verbes, du présentatif "Est-ce" ou "Ce sont", du pronom "on" confirment plus nettement encore la stratégie d'échos qui fonde la progression du texte : "chimique", "étude(s)", "voyageurs" ou "voyagent", "Mènent" ou "enmènent".
Les italiques permettent eux de souligner des échos plus subtils, et même de constater différemment la présence de l'ironie. Le mot "conquérants" suppose l'ancienne forme "quérir" du verbe "chercher" et nous ne croyons nullement innocente la succession "conquérants" "Cherchant". Nous pensons qu'un jeu de mots ironique est à envisager dans la succession "Car" et "causerie", ce dernier mot laissant entendre "cause", mais dans ce qui n'est que désinvolte "causerie".
Les termes "mouvement" et "repos" sont soulignés l'un vis-à-vis de l'autre, et le terme "se poste" suppose le statisme et la relation étymologique au mot "repos".
J'ai aussi souligné le contraste d'un vers à l'autre entre "jeunesse" et "ancienne".
Enfin, j'ai souligné un écho d'un groupe de lettres "vert" qui participe d'une symétrie entre "vertige" et "héroïsme de la découverte", comme le "Repos" sera l'équivalent d'une "extase harmonique".
Tout ce plan d'analyse est inexistant dans les études rimbaldiennes, il a pourtant son importance.

Prenons les treize premiers vers, la moitié du poème. Il ne s'agit que de deux phrases en termes de ponctuation. En effet, il y a plusieurs propositions juxtaposées des vers 9 à 13, mais le point ne tombe qu'au vers 8 et au vers 13.
Ce qui est pour moi remarquable, c'est que dans la première phrase les personnages sont désignés comme étant des "voyageurs", terme passif et neutre, alors que le décor décrit est digne d'un récit d'aventures, tandis que dans la scène des vers 9 à 13 ils sont qualifiés de "conquérants du monde", mais cette fois-ci il est plutôt question de ce qu'ils transportent et l'idée d'aventure est quelque peu entamée par l'emploi des termes "comfort" et même "sport". Il y a donc un jeu de miroir entre les deux premières partie. Le verbe "voyagent", reprise pour "voyageurs", est appliqué justement au "sport" et au "comfort".

Le "Repos" fait alors contraste au "mouvement" initial, mais l'idée d'aventure s'y réintroduit.

La troisième séquence a alors une valeur explicative. C'est dans le "Repos et vertige" des études que se joue l'héroïsme et l'extase.
Le poète décrit comme un tableau et ne s'implique pas : "On voit...", "Eux..."
Révolté par le discours qui refuse d'envisager la question de la mesure syllabique des vers libres de Rimbaud, j'en profite pour souligner à la suite de Fongaro la très nette allure parodique d'un discours proche des alexandrins, et j'ajouterai que cela mime ironiquement une emphase ampoulée et que lu comme un alexandrin le vers 20 témoignerait d'une césure romantique, hugolienne même, avec rejet dissyllabique "sans fin".

- On voit, (2) roulant comme une digue (6) en delà de la route (6) hydraulique motrice (6),
- Monstrueux, s'éclairant (6) sans fin, - leur stock d'études ; -

Dire qu'on isole les adjectifs "hydraulique motrice" ou "sans fin" alors qu'on peut très bien lire d'une traite "en delà de la route hydraulique motrice" ou "s'éclairant sans fin", moi j'appellerai cela mettre des oeillères pour ne rien voir.

Rimbaud se moque alors de la voie de réalisation de la société du progrès fondée sur la réussite scientifique, et le choix des termes exaltés permet d'établir le lien contrasté avec sa propre entreprise poétique.

J'en viens à la dernière séquence de quatre vers qui n'est constitué qui n'est pas composée d'une seule phrase, mais qui en entremêle deux. Il suffit toutefois de considérer que l'interrogation du vers 25 relève d'un principe d'insertion dans une autre phrase.
Mais c'est là que je prends mes distances avec la lecture proposée par Bruno Claisse qui pense que la question est prononcée par la même instance que les 25 autres vers, alors que j'y vois le signe sensible d'une intrusion, la présence de la voix d'une autre personne, et j'en veux pour preuve l'opposition anormale d'un vers à l'autre entre "jeunesse" et "ancienne".
Je comprends Mouvement comme la mise en scène d'une description de tableau par quelqu'un qui parle devant un auditoire et au moins une autre personne : "Ce sont...", "On voit..." Et au vers 25 une personne réagit en s'interrogeant sur la signification du "couple de jeunesse" qu'on lui présente.
Cette voix pose une question "Est-ce..." à celui qui est supposé savoir et qui décrit : "Ce sont...", et il reprend également le pronom "on": "on voit", "on pardonne", mais le verbe "pardonne" témoigne de ce qu'il y a jugement. Il est frappant de voir se succéder d'une fin de vers à l'autre les termes religieusement marqués "arche" et "pardonne". Le couple de jeunesse se sépare de l'action d'une arche exposée à la "lumière diluvienne", arche qui est aussi un "bord fuyard". La question est de déterminer la légitimité de ce "couple de jeunesse" à être emmené sur l'arche. Je pense d'ailleurs que l'emploi de "sauvagerie" est ironique, dans la mesure où il fait presque entendre le mot "sauvé". Cette "sauvagerie" est qualifiée d'ancienne par opposition aux progrès de la civilisation. On retrouve l'opposition rhétorique de l'ancien et du nouveau, mais dans une perspective idéologique opposée à celle de Rimbaud. Par aveuglement, le "couple" qui est jeune est interprété comme ancien par cet intervenant qui marque ainsi son hostilité.
Mais cette question n'a pas le dernier mot, et à la phrase nominale de cinq syllabes "Repos et vertige" vient répondre la phrase verbale de cinq syllabes "Et chante et se poste" qui clôt le récit descriptif, sans tenir aucun compte de la question posée par un intervenant.
Je trouve cette fin de toute beauté et il me semble évident qu'il y a deux personnes qui prennent la parole dans ce poème. Le vers 25 n'est pas comme le suppose Claisse une question que se pose le poète développant son propos en 26 vers.
Cette opposition de deux voix permet justement de mettre en avant le rapport conflictuel qui est au coeur du poème.
Cela permet aussi d'attirer l'attention sur une particularité fondamentale de la poésie rimbaldienne, celui de la cause finale. Au dix-neuvième siècle, la philosophie française résiste encore aux deux grands défauts allemands : l'illisibilité et l'arrogance de l'arrangement de leurs pensées en systèmes. Ce n'est qu'au vingtième siècle que la pensée française a complètement sombré pour se soumettre au prestige de la locomotive allemande.
Mais s'ajoute à cela le problème du sens de la vie. Quand Rimbaud dit dans les lettres dites "du voyant", "l'avenir sera matérialiste", cela veut-il dire que Rimbaud se disait matérialiste ? Pourquoi alors l'avenir seulement serait-il matérialiste? C'est un fait en tout cas que le vingtième siècle est purement matérialiste. Mais la pensée de Rimbaud était-elle matérialiste ? Ce n'est pas ce qui ressort de ses poèmes. La question de la dignité est toujours engagée en des termes qui ne permettent pas d'identifier Rimbaud à une personne vaincue par un positivisme qui signe la fin du libre arbitre, etc. Et il me semble bien que notre époque achoppe à la lecture des clausules de Rimbaud : "- Ô l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux!", "et chante et se poste", parce que nous avons perdu le sens philosophique de la cause finale, la conception des quatre causes aristotéliciennes se rencontrant à peu près partout dans la pensée du dix-neuvième siècle comme nous l'a rappelé un ami. Il y a là tout un pan d'études nouvelles à apporter pour mieux comprendre les mises en perspective de la pensée rimbaldienne en ses poèmes, et notamment au plan des clausules.

lundi 23 juin 2014

Cela commence par / Cela finit par

Dans Matinée d'ivresse, Rimbaud joue sur une construction rhétorique "cela commence par... / Cela finit par..."
Cette structure a deux emplois rhétoriques.
Soit elle dessine une boucle : "cela commence par un enterrement, cela finit par un enterrement." Cette boucle est connue des classiques, mais les termes répétés peuvent être différents de ceux de Rimbaud. Je me rappelle autour de Marie Stuart et de La Princesse de Clèves une formule similaire. Il y a d'une part la célèbre devise de Marie Stuart "c'est en ma fin que gît mon commencement", un truc dans le genre, car là j'en rends compte de mémoire, et puis "cela commence par une fille, cela finit par une fille". Je vais essayer de retrouver la citation exacte.
Mais, il y a aussi un exemple de progression à partir de la même structure : "Cela commence par un désespoir, cela finit par une résignation" (Nerval). Tout dépend bien évidemment des mots choisis pour la compléter. Ce style formulaire me fait assez nettement penser à la rhétorique du début du dix-neuvième siècle et tout particulièrement à Hugo.
Après, Rimbaud traite cela de manière originale, puisque les deux verbes ne sont pas accordés aux mêmes temps de l'indicatif.
Je ne pense pas que beaucoup de lecteurs aient fait la même erreur que Bruno Claisse d'interpréter "finit" comme un passé simple, quand il s'agit bien sûr d'un indicatif présent. Mais si l'erreur a eu lieu, malgré le déluge de commentaires rimbaldiens et de considérations sur Matinée d'ivresse, c'est aussi que le procédé n'avait pas suffisamment retenu l'attention.

Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux.

Nous allons du passé vers le futur, et nous sommes donc entre le commencement et la fin de cette "Fanfare atroce". La paraphrase répugne aux chercheurs en littérature et aux universitaires depuis la fin du dix-neuvième siècle. J'ai l'impression que ce mépris est une cause importante de la médiocrité, anormale !, des lectures de Rimbaud tout au long du vingtième siècle.
En analyse moderne, on peut bien sûr opposer la certitude d'un constat de fait portant sur le passé et la certitude subjective portant sur le futur.

Cela commença par quelques dégoûts et cela finit [...] par une débandade de parfums.

Nous allons du passé au futur proche, ou du passé au présent d'une étape finale. La "débandade de parfums" se dérobe sans doute, mais l'ivresse des essences parfumées apparaît bien comme une compensation à défaut d'une éternité qu'on ne peut ainsi saisir sur-le-champ. La fanfare n'en offre que la vision, et ce poème témoignait de la première fois, donc de la première fanfare d'ivresse qui en appelle d'autres. La "débandade" s'oppose à "l'éternité", mais les "parfums" s'opposent aux "dégoûts".

Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.

Nous allons du passé au présent.
L'emploi du passé simple consacrait le commencement. Le passé simple permet de concevoir l'action verbale comme un tout, alors que l'emploi de l'imparfait dilue le tout de l'action verbale. Dans le cas du verbe "commencer", l'abandon du solennel passé simple pour l'imparfait donne l'idée que le commencement ne vaut plus pour le présent. Contrairement au passé composé, le passé simple est réputé n'entretenir aucun lien avec le présent, mais un emploi solennel du passé simple peut en avoir un finalement. En perdant l'idée d'avènement, d'inauguration de "commença", l'imparfait "commençait" renvoie le commencement au passé, que ce soit en temps qu'action, que ce soit en tant que acquis pour le présent. L'imparfait est un temps verbal qui présente une discontinuité, puisqu'il décrit une action se déroulant sans en cerner les contours (il faisait), début et fin, à la différence du passé simple qui englobe l'action du verbe (il fit) et du passé composé qui souligne que l'action est accomplie, donc qui souligne sa borne finale (il a fait). C'est la base de l'opposition d'effets entre ces trois temps.

On voit bien que Rimbaud a créé trois couples distincts en matière de correspondance des temps de l'indicatif, en n'en changeant que deux fois. Une fois il passe du futur au présent de l'indicatif sur un terme de la structure, puis sur l'autre terme de la structure, il passe du passé simple à l'imparfait.
Je viens de commenter quelque peu l'effet de sens pour les deux temps du passé. Pour le passage du futur au présent, on comprend que le récit accompagne l'action, en annonçant une fin qui justement survient.

J'ai montré que dans le second cas Rimbaud utilisait la deuxième possibilité offerte par la structure, celle d'une progression, progression étant même un mot faible quand on oppose "désespoir" à "résignation" ou "dégoûts" à "parfums".

Dans le troisième cas, Rimbaud oppose "toute la rustrerie", pour citer l'expression exacte qu'il a choisie, à des "anges de flamme et de glace". Il faut bien sûr analyser ces "anges de flamme et de glace" comme s'opposant à l'idée de "rustrerie", en exploitant l'appel à une "promesse" nommée "démence" qui est qualifiée encore de "science", "élégance" et "violence" avec allitération, voire rime à l'appui.
Le rustre s'oppose inévitablement aux anges, et sa grossièreté à la flamme et à la glace qui émane de ces anges. Vu la proximité entre l'appel à quelque chose de promis et démentiel qui est "l'élégance, la science, la violence" et la vision prometteuse d'éternité sous forme d'anges de flamme et de glace, on comprend que les anges ne sont pas pleinement en odeur de sainteté, mais qu'il s'agit d'une figuration du Génie antichrétien avec sa "grâce croisée de violence nouvelle". On comprend que cette élégance sont ces biens inestimables sur lesquels, avec la réserve que demande la remise en contexte du propos, même les Juifs n'ont pas mis de prix dans Solde, mais des biens que de véritables rustres entendent vendre dans une sorte de dépassement dans la surenchère : "A vendre ce que les Juifs n'ont pas vendu [...] Solde de diamants sans contrôle !" On comprend que ce mélange d'élégance et violence des "anges de flamme et de glace" a une résonance cosmique dans Barbare, quand un spectacle de "brasiers" et "rafales" est qualifié de "musique" et "douceurs".
Et pourtant, à part Bruno Claisse et Antoine Fongaro, l'écrasante majorité des rimbaldiens pense et écrit que le poète participe au "Solde" des valeurs inappréciables dans le poème du même nom, comme si les qualificatifs n'étaient pas un clair avertissement.
Et pourtant, dans Barbare, en-dehors de moi-même, quel rimbaldien n'a pas dit que Rimbaud rejetait les fanfares du type de celle célébrée dans Matinée d'ivresse pour s'ouvrir à une nouvelle symphonie?
La rustrerie doit renvoyer à la campagne, mais la ville a aussi son pendant à la rustrerie, comme cela est clairement exprimé dans Métropolitain, poème qui se termine par le souvenir d'un "matin" érotique engageant le "soleil des pôles", des "éclats de neige" et des "glaces", si pas des "rafales de givre" et des "anges de flamme et de glace".
Il y a quelques suites justifiées de poèmes dans l'ensemble manuscrit qui nous est parvenu. J'en ai dégagé une avec A une Raison et Matinée d'ivresse, celle de Métropolitain à Barbare en est une autre.
Le poème Being Beauteous est également à rapprocher de ce thème très fort d'une "éternité" à "saisir" où apparaît l'équivalent de ce spectacle des "anges de flamme et de glace". La "débandade de parfums" est alors le fait de revêtir un "nouveau corps amoureux", nouvelle réponse contre-évangélique puisque l'idée démentielle parodie le thème de saint Paul "revêtir l'Homme nouveau".
Ces rapprochements, on me dira que tout le monde les fait, mais alors pourquoi continuer à si mal lire Rimbaud, à opposer Barbare à Matinée d'ivresse, à aller prêter des thèmes qui ne sont absolument pas apparents comme le haschisch à des poèmes politiques et d'un messianisme laïc et subversif, à aller supposer que les poèmes ne se situent pas dans la même évolution de pensée, que tantôt Rimbaud est ironique, tantôt non, que tantôt il dit une chose, tantôt son contraire ?

Mais revenons une dernière fois à notre structure "commencer"/"finir".
Dans deux cas, nous avons une opposition "dégoûts" et "toute la rustrerie" face à "parfums" et "anges de flamme et de glace". Mais dans le premier cas, Rimbaud propose un modèle de boucle "cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux".
Le pronom "eux" vaut-il pour les rire ou pour les enfants ? Cela importe peu et plutôt pour les rires, probablement.
La seule variation est au plan de la préposition "sous" et "par".
On peut estimer que la variation de préposition "sous" à préposition "par" a valeur d'amplification. Les enfants vont rire avec la fanfare. Ils sont gagnés par elle.
Je rejette l'idée d'une évocation de la consommation du haschisch dans Matinée d'ivresse. Je ne doute pas que Rimbaud ait été un consommateur des poisons, il s'en vante dans Mauvais sang. Combien de chansons rock vantent l'usage de la drogue ?
Baudelaire et Gautier ont attribué des vertus invraisemblables au haschisch, même si parfois ils ont émis des considérations restrictives.
Mais, franchement, à part "ivresse", "poison" et l'étymologie supposée du mot "Assassins", qu'est-ce qui dans ce texte a pu justifier un tel rapprochement ? Ne me répondez tout de même pas son onirisme et sa fantasmagorie, car la promesse "d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal", je n'y reconnais pas une suggestion par la drogue, le surgissement pour le sens de l'odorat des "parfums" est curieux également.
On peut broder tant qu'on veut sur le fait que la secte du Vieux de la Montagne est subversive et se servait de la drogue pour faire permettre le jugement aux gens, etc., que les parfums ont sans doute une source qui se mêle au délire du poète, etc., il n'en reste pas moins que tout cela c'est de la théorie qui complète le texte sans s'appuyer sur ses articulations strictes. Il y a surtout un certain discours qui est tenu, même si elle est confus, peu explicite, etc., et la lecture doit être dans la mise au point sur ce discours, plus que dans la justification du caractère de délire apparent du poème.
Antoine Fongaro, suivi un temps par Bruno Claisse dans un premier article sur ce poème, a envisagé que le poème était plutôt ironique parce qu'il comportait une certaine outrance dans le style.
On voit ici que je relativise l'ironie de cette outrance et que je me garde bien d'admettre une lecture négative du mot "débandade" qui n'est pas lié ici à une déception, le poète expliquant clairement qu'il ne pouvait espérer mieux sur-le-champ.
En rapprochant Matinée d'ivresse de Being Beauteous, je dirai que les "anges de flamme et de glace" sont un "Être de Beauté" et que la "foi au poison" est le "nouveau corps amoureux".
Enfin, quant aux italiques du mot "Assassins", j'hésite entre deux lectures. Celle de "nouveaux assassins" avait encore récemment ma préférence, mais il me semble que je peux poser différemment mon opposition au discours ambiant. Les italiques sont interprétés comme un appel à identifier l'étymologie du mot par la plupart du lecteur, et le mot est ainsi revendiqué avec sa charge sombre, alors que, personnellement, j'envisage les italiques comme une citation possible du discours ennemi, et à ce moment-là le rire de Rimbaud serait que sa violence passe pour celle d'un assassin, alors qu'il ne l'est pas, que ce n'est pas son idée.
Et j'estime résolument significatif l'emploi du verbe "déporter" qui avait un sens pour un communard en 1872-1873, époque plus que probable de composition de ces poèmes en prose. Elle est justement un marqueur d'ironie anticipant la mention finale "Assassins".

Voilà beaucoup de distorsions que je signale à l'attention dans le discours rimbaldien ambiant. Ma présence est indésirable au plan universitaire, au plan des revues, au plan du site d'Alain Bardel qui ne me référence plus, parce que je remets en cause les consensus et parce que je n'admets pas qu'on me pique pas mal d'idées, inédites ou non, sans me citer, en daubant superbement des travaux pourtant clairs et nets qui soulèvent de vrais lièvres. On me demande d'attendre d'être mort ou d'être vieux. Les victimes, c'est l'émulation culturelle et la connaissance de l'oeuvre de Rimbaud pour ceux que cela passionne.

J'ai raison, oui ou non? Honnêtement, vous voulez lire Rimbaud ou saluer la comédie officielle.

Annexe : à noter toutefois la plus grande pertinence d'une compréhension en fonction de la secte du Vieux de la Montagne. Voici un extrait d'une Histoire du Moyen Âge à l'usage de la jeunesse par M. l'abbé Courval (quatorzième édition, Oaris, Librairie Ch. Poussielgue, 1892)

    Le Vieux de la Montagne

   Pendant que saint Louis était en Palestine, il reçut une ambassade d'honneur du Vieux de la Montagne, chef d'un petit Etat musulman de la secte d'Ali, situé dans la montagne d'Alamout (Asie Mineure.) Le vieux de la Montagne savait inspirer aux soldats de sa garde une obéissance aveugle. Au moindre signal de sa part, ils se précipitaient dans un abîme et se tuaient. Il s'en servait pour exécuter ses justices et pour accomplir ses vengeances. Alors il les envoyait, munis d'un poignard, chercher dans les palais, ou au milieu des camps, l'ennemi dont il avait juré la perte. Rien n'effrayait leur audace. Pour enflammer leur imagination et exciter leur courage, le tyran les enivrait à l'aide d'une espèce d'opium nommé acachin (1), et dans cet état, il les faisait transporter au milieu de jardins délicieux qu'il appelait le paradis de Mahomet : quand ils y étaient restés plusieurs jours, il les enivrait de nouveau et les rendait à leur première condition. Les malheureux soldats, qui prenaient cette manoeuvre pour un ravissement céleste, s'imaginaient que la mort devait les fixer pour toujours dans le lieu de délices qu'ils n'avaient fait qu'entrevoir. Voilà comment on pouvait expliquer la servilité presque incroyable de leur dévouement. Le comte de Champagne étant allé visiter leur despote, celui-ci le promena dans son palais et lui en fit remarquer la beauté. Sur deux tours élevées, deux gardes vêtus de blanc se tenaient prêts à recevoir des ordres. "Sans doute, dit le Vieux de la Montagne, vous n'avez pas de soldats si obéissants que les miens." En parlant ainsi, il fit un signe de tête, et l'un de ces malheureux, s'élançant du haut de la tour, vint se briser la tête sur le pavé. "Si vous le désirez, ajouta le tyran, l'autre va en faire autant." On pense bien que le comte de Charlemagne lui épargna la peine d'un nouveau commandement.
    [...]
   (1) Du nom de cette liqueur, acachin, on s'habitua à appeler les soldats du Vieux de la Montagne les assassins, mot qui est demeuré dans notre langue avec la signification de meurtrier.

On remarque l'emploi des italiques. Il s'agit d'une identification injurieuse appliquée aux communards par des auteurs tels que Paul de Saint-Victor, et Camille Pelletan reprend cette formule dans ses écrits sur la Commune, ce qui veut bien dire qu'elle a été marquante.
Rimbaud transpose quelque peu l'idée dans Matinée d'ivresse, mais il y a une distance entre son texte et celui-ci satirique qui montre une foi aveugle purement négative sous la houlette d'un manipulateur.

vendredi 20 juin 2014

Le barbare et les assassins

Les lectures[1] récentes (et contradictoires) d’Yves Reboul et de Bruno Claisse envisagent Barbare comme un congé donné à une expérience poétique personnelle antérieure dont Matinée d’ivresse serait l’illustration. Dans son étude, Reboul finit par rejeter la localisation arctique du poème, jusqu’ici toujours admise, en lisant cette suite de dix paragraphes comme un déni d’onirisme. Le début du poème : « Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays, » est interprété comme un impossible retrait hors du temps et de l’espace, il est vrai dans la continuité d’études antérieures[2]. A cette aune, nous aurions affaire à un récit de rêve, seule forme plausible pour un retrait du monde, tandis que le poème supposerait une contemplation de tout le globe terrestre. Le critique assimile le point de la phrase pourtant bien calée à l’intérieur d’une parenthèse « (Elles n’existent pas. ») au point final des deux premiers versets, malgré la présence d’un point-virgule qui est très précisément placé devant la parenthèse. Mais cette erreur n’est rien en soi. Le problème vient de ce que, par son évaluation de la signification des quatre noms formulés dans le premier verset, il a cru déterminer qu’il était question ici d’un retrait hors du monde et que le « pavillon » échappait lui-même à tout repérage terrestre en ne s’imposant plus comme un élément du pôle arctique, malgré l’appariement explicite articulé par la préposition de lieu : « Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ». Comme Claisse, il interprète la parenthèse « (Elles n’existent pas) » comme une simple mise en garde du genre : « Attention ! Ceci est un récit de rêve ! » Malgré l’insistance du complément « d’héroïsme », dans l’ensemble des lectures qui sont faites de ce poème, la signification militaire du mot « fanfare » n’est pas comprise comme sociétale, mais elle exprimerait l’orgueil de la vie individuelle de Rimbaud. Et en supposant que le poète rejette ainsi ses propres excès, les critiques en arrivent à envisager le poème Barbare comme une conclusion extrêmement négative de l’histoire poétique d’Arthur Rimbaud, un véritable adieu à toutes les illusions qui ont échauffé sa bile, son écriture. Cela s’accompagne d’un renforcement du préjugé selon lequel, si le poète est « Remis », c’est de quelque chose qui lui était particulier.
Nous allons montrer avec une logique rigoureuse que les lectures de Barbare se fondent sur des contresens à ce point préjudiciables qu’ils génèrent des difficultés de compréhension qui s’étendent à l’ensemble des Illuminations, car il ne faut pas envisager dans ce texte que l’artiste fait son autocritique, mais encore une fois nous avons affaire à une critique imagée du poète se dressant face au monde avec toujours cette même homogénéité et unité d’intentions rebelles de sa part.

Barbare, poème en prose des Illuminations, est composé de dix versets ou alinéas et, étant donné les symétries et reprises entre eux, nous pouvons les distribuer en trois ensembles.
Répétitions d’une même formule, les deuxième, quatrième et dixième alinéas ressemblent à un refrain. C’est le cœur du poème et il est question de la vision suivante : assimilée à un drapeau, une masse de chair saignante recouvre un décor arctique et lui donne la vie, la parenthèse nous apprenant que cette action de régénération peu ordinaire est sollicitée par le poète qui joue les intercesseurs auprès d’éléments du décor. On peut comparer la parenthèse « (Elles n’existent pas.) » à la formule « on t’en prie » dans A une Raison. Les deux seuls adjectifs du refrain se répondent : « saignante » et « arctiques ». Le sang va pénétrer la glace. Signe de ce travail en cours, le refrain est légèrement altéré une première fois par simple ajout d’une interjection initiale (« Oh ! »), mais il finit par se réduire à la seule mention des deux premiers mots dans l’ultime alinéa que ponctuent significativement des points de suspension. Un silence ému consigne l’accomplissement du don providentiel.

Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.)

Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas)

Le pavillon…

L’expression triviale « viande saignante » a ici un caractère paradoxal, puisqu’elle désigne ce qui donne vie aux froids éléments d’un décor polaire. Ce don de la vie doit faire songer ici à l’eucharistie et à la célèbre expression liturgique : « Ceci est ma chair et mon sang livrés pour vous ». Le manuscrit révèle que Rimbaud a éprouvé une difficulté quant à la ponctuation. La ponctuation forte ne concerne que la phrase entre parenthèses, mais le poète a omis le point final au quatrième alinéa, son souci étant de rendre sensible le retour à la ligne après un point-virgule. A cet égard, les éditeurs devraient prendre garde à uniformiser la présentation pour les parenthèses « (elles n’existent pas) » ou plutôt « (elles n’existent pas.) »
Pour leur part, les premier, troisième et septième alinéas, qui se composent de compléments circonstanciels (« Bien après… », « Loin des… ») et d’une proposition participiale (« Remis… »), précisent les éléments dont le poète s’est détourné, éléments qui s’opposent par conséquent à la régénération arctique du corps saignant.

Bien après les jours et les saisons, les êtres et les pays,

Remis des vieilles fanfares d’héroïsme – qui nous attaquent encore le cœur et la tête – loin des anciens assassins –

(Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu’on entend, qu’on sent,)

Nous avons vu que l’action se déroule dans un décor polaire. Or, le premier alinéa évoque l’exclusion des jours, des saisons, des êtres et des pays. Il s’agit donc du rejet des latitudes où l’opposition des quatre saisons et la succession des jours et des nuits sont marquées, du rejet des latitudes (nous insistons sur ce mot) où se trouvent rassemblés les humains et les pays. Il ne s’agit donc pas d’un au-delà du réel, d’uchronie et utopie, comme il en a été question dans l’introduction de notre article. Le régime de l’utopie est plus nuancé. Il n’est pas question d’un refuge dans l’illusoire, le rêve, l’irréel, mais d’une aventure imaginaire dans un lieu réel, quoique réputé inaccessible à l’époque.
La préposition « après » est intensifiée par l’adverbe « Bien » et l’autre préposition « loin » revient à deux reprises. Le poète offre ainsi l’expression d’un rejet volontaire. La vision polaire du refrain (le pavillon) s’impose comme le but de sa quête. Partant de ce principe, « vieilles fanfares d’héroïsme », « anciens assassins », « vieilles retraites » et « vieilles flammes » ne peuvent désigner que les gangrènes politiques des nations humaines. Le terme « fanfares » couplé à « héroïsme » voit son sens militaire renforcé et nous songerons historiquement aux deux empires, mais aussi à la marche au combat dans laquelle le poète se trouve enrôlé de force dans Mauvais sang. Songeons au poème significativement intitulé Guerre : les « assassins » opèrent dans le monde de « l’inflexion éternelle » des jours et des saisons, dans le monde des « êtres » et des « pays ». Victime de ces « êtres » « assassins », le poète aurait apporté sa propre « viande saignante » dans les confins du monde polaire, se remplissant de l’espoir d’une régénération au sein du monde sauvage, lecture rendue plus que défendable par le rappel des « ébats » avec « Elle » sous le « soleil des pôles » dans Métropolitain, où se love une évidente explicitation du poème Barbare. N’oublions pas que la transcription de Barbare suit celle de Métropolitain et des ébats polaires sur le feuillet manuscrit, depuis paginé 24, des Illuminations. Avec une variation en genre et en nombre, le mot « nouveau » est l’unique adjectif du poème A une Raison : nous relevons « nouvelle harmonie », « nouveaux hommes », et enfin « nouvel amour » à deux reprises. Les trois versets de rejets que nous venons de délimiter dans Barbare ne comportent que quatre adjectifs : ceux-ci qualifient la série négative des « fanfares d’héroïsme », « assassins », « retraites » et « flammes », il s’agit de trois mentions de l’adjectif « vieilles » et d’une mention synonyme de l’adjectif « anciens ».
Néanmoins, les commentateurs[3] du poème Barbare ont été convaincus jusqu’à présent que les « anciens assassins » étaient les mêmes que dans la phrase finale du poème Matinée d’ivresse, phrase pour laquelle personne ne veut douter, mais ce n’est pas forcément une erreur de lecture, qu’il soit question d’exaltation : « Voici le temps des Assassins. » Ainsi apparaît l’idée que le poème Barbare n’exprimerait pas tant une opposition du poète au monde qu’un renoncement à une posture poétique antérieure dont Matinée d’ivresse serait le témoin. Dans Matinée d’ivresse, Rimbaud appelle les « Assassins » ; dans Barbare, il rejette les mêmes « assassins » qu’il qualifie cette fois d’ « anciens ». Voilà la lecture consensuelle qu’on nous impose et qui doit concerner deux textes confrontés l’un à l’autre. Il y aurait là une contradiction venant de ce que Rimbaud porte un regard critique sur son passé. Personne ne s’étonne en ce cas que Matinée d’ivresse ait échappé à la répudiation, d’autant que les échos sont abondants avec d’autres poèmes, et notamment avec le poème A une Raison dont nous venons précisément d’établir le lien avec Barbare. Les rimbaldiens ne se sont pas demandé si la phrase finale de Matinée d’ivresse n’était pas ironique, ce qui n’est peut-être pas le cas, mais ce qui permettait au moins de mettre en doute qu’un texte contredise l’autre. Ils n’ont pas cherché à interroger la signification des italiques, leur valeur possible de mise à distance du discours de quelqu’un d’autre, d’autant qu’ils avaient déjà une explication : les italiques sont pour cette unique occasion des appels à l’étude étymologique d’un mot : « assassins » en italique doit faire songer à « haschischins », sans qu’il n’y ait aucune raison évidente à cela.
 En s’appuyant sur la mention participiale « Remis », les lecteurs ont eu tendance à penser également que Rimbaud se rétablissait d’une maladie qui lui était particulière. Mais ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit dans Barbare où les agressions peuvent tout à fait se concevoir comme extérieures aux préoccupations personnelles du poète : « qui nous attaquent encore le cœur et la tête ». Pour exemple grammatical, l’expression « Remis de ses noces » ne signifie en aucun cas que les « noces » ont eu lieu dans la tête. Mais la source de l’erreur des rimbaldiens vient de leur interprétation du poème Matinée d’ivresse. Au lieu de lire le poème Barbare en soi et pour soi, ils ne veulent le lire qu’en fonction de cette mention « anciens assassins » qui doit signifier obligatoirement pour eux que Rimbaud n’est plus d’accord avec ce qu’il écrivait dans Matinée d’ivresse. Or, si le rapprochement est fondé, ils ne se sont pas interrogés suffisamment sur trois points importants, sachant que, même si on peut rester dubitatif quant au second, ou en tout cas saisir le premier et le second comme une alternative à la lecture de Matinée d’ivresse, le troisième point ruine définitivement l’idée que Rimbaud ait fini par se retourner contre son propre discours.
Premièrement, on peut se demander si la qualification « anciens assassins » ne présuppose pas l’idée de « nouveaux assassins ». Les « anciens assassins » s’opposent aux « nouveaux hommes » du poème A une Raison, lequel poème célèbre une « nouvelle harmonie ». Le poème Matinée d’ivresse évoque lui une « veille d’ivresse » qui prend fin et à laquelle va succéder le retour à une « ancienne inharmonie ». L’opposition « ancien » – « nouveau » est donc bien réelle. Ainsi, les « Assassins » de Matinée d’ivresse peuvent très bien s’opposer aux « anciens assassins » de Barbare. Le « barbare » n’est-il pas lui-même perçu comme une figure menaçante d’assassin ? Les italiques de Matinée d’ivresse peuvent avoir valeur de citation d’un discours ennemi, les deux camps se renvoyant la même accusation : « Voici notre temps, celui des « assassins » comme ils nous appellent », et il s’agit d’une valeur attestée pour ce qui est du recours aux italiques ou au soulignement manuscrit, alors que le renvoi des italiques à l’étymologie d’un mot ne l’est pas. Il faut bien sûr ici se reporter à nos études : « Ivresses de deux poèmes réunis sur un même feuillet : A une Raison et Matinée d’ivresse » (mis en ligne le mercredi 11 juin 2014 sur le blog Enluminures (painted plates)) et « ‘Nouvelle harmonie’ une rencontre » (mis en ligne le mercredi 18 juin sur le même blog).
Deuxièmement, l’erreur ne vient-elle pas d’une mauvaise lecture de Matinée d’ivresse ? Puisque dans ce dernier poème, il est question d’une fin de veillée (« cela finit… ») et d’un retour à « l’ancienne inharmonie », la phrase finale : « Voici le temps des Assassins »[,] ne s’opposerait-elle pas à tout ce qui précède et ne serait-elle pas la chute dramatique annoncée du poème ? Rappelons que le « nous » de Matinée d’ivresse n’est pas un véritable pluriel, à tel point que sur le manuscrit Rimbaud a biffé le « s » de l’adjectif « digne » pour l’accorder au singulier dans la phrase : « Ô maintenant nous si digne de ces tortures ! […] » L’opposition du poète solitaire aux êtres et aux pays serait ainsi commune aux poèmes Barbare et Matinée d’ivresse, et ce serait toute l’interprétation de la célèbre phrase dressée en slogan qui serait à revoir : « Voici le temps des Assassins. » L’ultime paragraphe, après le temps de la « nouvelle harmonie » qui n’a duré qu’une « matinée », annoncerait des temps d’épreuves contre l’ennemi. Mais ce second point est contradictoire avec le premier. Il s’agit ici d’une alternative qui permet, d’une façon ou d’une autre, de contester l’idée que Barbare contredise Matinée d’ivresse, comme si même l’important n’était plus la poésie, mais les brouillons de pensées que Rimbaud aurait laissées sur le papier, dans un cheminement par étapes successives.
Mais l’argument capital, c’est que le poète dans Matinée d’ivresse parle au singulier d’une seule « Fanfare atroce où [il] ne trébuche point », figure originale de son « Bien » et de son « Beau » exclusifs, ce qui présuppose le refus des autres fanfares, précisément les « vieilles fanfares d’héroïsme ». Ainsi, aucune volte-face, aucune révolution de la pensée n’est passée entre nos deux poèmes ! Les amateurs de Rimbaud tendent à lire Matinée d’ivresse comme la relation d’une expérience de fanfare, une expérience de haschisch pour ceux dont les neurones se battent en duel, et ils présupposent qu’il y en a plusieurs autres de la sorte et qu’au moment de composer Barbare, il en est rassasié, revenu comme on dit familièrement. Or, ce qu’il faut voir, c’est que la proposition relative « où je ne trébuche point » donne une singularité à l’expérience qui suppose que d’anciennes fanfares n’avaient pas été convaincantes. Barbare et Matinée d’ivresse offrent le même exemple d’opposition et la lecture est passablement forcée qui veut que dans Barbare le poète en vienne à rejeter toujours les mêmes fanfares et une de plus, bien qu’il en ait fait l’apologie. Cela nous semble d’autant plus évident que le spectacle des « anges de flammes et de glaces » est bel et bien reconduit dans un spectacle arctique de « feux » et « glaçons ».
Et, sans considérer le rapprochement patent entre les deux poèmes, si le lecteur veut bien lire en soi et pour soi le poème Barbare, il ne peut en aucun cas douter que le poète décrie la gangrène politique des « vieilles fanfares d’héroïsme » et des « anciens assassins ». Les « vieilles retraites » et « vieilles flammes » ont révolté elles aussi le poète qui exprime encore un sentiment de nausée à leur égard. Tel est le sens clair de la subordonnée relative : « qui nous attaquent encore le cœur et la tête ». En même temps, le septième alinéa est placé entre parenthèses, signe d’un éloignement progressif des souffrances. Néanmoins, il convient de faire attention aux mots du poème. La révolte poétique de Rimbaud ne se situe pas qu’au plan politique et social. Suite à la Révolution française, les tensions sont exacerbées entre anticléricaux et croyants. La bigoterie est particulièrement importante au XIXe siècle. La morale chrétienne réprouve les sentiments d’abandon à la Nature et à la chair. Quand ils ont lieu, il faut en demander pardon à Dieu. Les termes généraux : « héroïsme », « retraites », « flammes » et « assassins », ont ainsi tous quatre une double signification systématique, politique et religieuse. N’oublions pas que le retrait polaire du poète s’oppose lui aussi aux « vieilles retraites » par un détournement provocateur de l’idée d’eucharistie, ainsi que nous l’avons mentionné plus haut.
Les quatre derniers alinéas à traiter du poème (les cinquième, sixième, huitième et neuvième) représentent d’ailleurs l’accomplissement érotique de cette communion étrange de la « viande saignante » au sein du chaos polaire. Ces quatre alinéas peuvent s’articuler par paires à partir d’une tension contradictoire entre l’idée de « fournaises » et celle de « Douceurs ». La première version du manuscrit comportait la reprise du mot « fournaises », mais le terme, biffé à deux reprises, a été systématiquement remplacé par le mot « brasiers », dont nous n’apprécierons pas peu le rapprochement avec le poème en vers de 1872 intitulé L’Eternité où il est question de « Braises de satin ». Rappelons aussi qu’en principe le pôle Nord est essentiellement une calotte glaciaire flottant sur l’eau et que les grottes et volcans ne sauraient être interprétés comme terrestres, à moins d’allusion à une activité volcanique d’îles et continents en périphérie. Alors qu’il est délicat d’assimiler la « viande saignante » à des baleines perdant abondamment leur sang, ce que les mots du poème ne prennent pas en charge, le rapprochement avec le poème L’Eternité ravive l’idée, non pas d’aurore boréale, mais d’une aurore rougeoyante sur la courbe polaire. Mais, cette aurore relève ici du principe du déluge en exploitant l’eau et la glace du lieu et en se complétant de phénomènes volcaniques. La terre « éternellement carbonisé pour nous » se substitue ici au motif de l’éternelle aurore, ce qui éclaire sous un jour nouveau la formule du poème L’Eternité : « La mer allée / Au soleil ». Précisons encore que l’énoncé nominal concis du cinquième alinéa « Douceur ! » est rattaché par la ponctuation des points-virgules de second et quatrième alinéas à tout le début du poème. La première occurrence de « Douceurs » qualifie précisément l’action du « pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ». Suite à ce cinquième alinéa, les alinéas six, huit ou neuf, vont préciser le motif, mais aussi décrire la seconde phase du processus, quand « pavillon » et « soie des mers et des fleurs » existent et se magnifient en « diamants » et « braises de satin ».

Douceurs !
Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, – Douceurs ! – les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. – Ô monde ! –
[…]
Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.
Ô Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, - ô douceurs ! – et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.

Spectacle de vie cosmique aux allures cataclysmiques, l’eau et le feu se mélangent, s’associent dans une grâce « croisée de violence nouvelle » (Génie). L’hyperbole « choc des glaçons aux astres » donne la mesure épique de l’événement, mais cette violence est « musique » et on songe inévitablement à la « musique des sphères » et, partant de là, à l’expression vitale d’une violence qui fait partie de l’ordre des choses, qui s’inscrit dans l’harmonie universelle, à la différence des « flammes » et « retraites » des nations en guerre, à la différence d’un christianisme qui nous apprend à nous détourner de ce monde pour espérer en un autre hypothétique. C’est ce réel dans toute sa violence cosmique qu’embrasse le poète qui reprend bien ici son credo vénusien du poème Soleil et Chair : « Et tout croît, et tout monte ! » Les formes participiales « pleuvant » ou « jetée » ont bien sûr une valeur fécondante. Bruno Claisse a relevé la parodie des expressions chrétiennes pro nobis et in aeternum dans « cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous », et il avait entrevu, quoiqu’avec une certaine réserve hypothétique, la parodie du sacrement chrétien de la communion du sang (qui bibit meum sanguinem, vivet propter me)[4]. A cela s’ajoute la dimension sexuelle du sacrement. Au-delà de la création sensuelle de corps dont les parties : yeux, chevelures, sont présentées étrangement et sont décrites comme flottant à la manière du Bateau ivre, l’analogie au sperme est justifiée par la mention « larmes blanches », mais encore par le retour du mot clef final du refrain « arctiques » en toute fin de neuvième alinéa. Si le nom substantif se désigne lui-même, l’adjectif se caractérise par le fait qu’il sert à préciser un autre mot. Or, l’adjectif « arctiques » ne qualifie plus « mers » et « fleurs », mais des « volcans » et « grottes », ce qui permet de relever au passage le glissement ludique de « fleurs » à « grottes », expression métaphorique d’un dépucelage polaire, épanouissement érotique bien confirmé par l’extase de la « voix féminine » qui descend en ces lieux, Rimbaud ayant eu la présence d’esprit d’employer la forme « arrivée » commune au poème A une Raison (« Arrivée de toujours, qui t’en iras partout »), ce qui ne saurait laisser aucun doute sur l’affiliation au Credo in unam… des trois poèmes solidaires A une Raison, Matinée d’ivresse et Barbare, tous poèmes d’avènements conçus à différents stades d’une rédemption originale de l’Homme, débarrassé, soit par intermittences, soit de façon plus pérenne, de son aveuglement l’entraînant à la tyrannie de la servilité chrétienne et aux errements ravageurs du monde moderne.

Orientation bibliographique

Pierre BRUNEL,  Eclats de la violence, José Corti, 2004, pp.499-532
Bruno CLAISSE, Rimbaud ou « le dégagement rêvé »,  « Barbare et le ‘nouveau corps amoureux’ », Charleville-Mézières, Musée-Bibliothèque Rimbaud, pp.107-115
Bruno CLAISSE, Les Illuminations et l’accession au réel, « L’évasion arctique de Barbare », Classiques Garnier, 2012, pp.65-78
Pierre CLEMENT, « Illuminations, Barbare », L’Information littéraire, septembre-octobre 1974, n° 4
Benoît de CORNULIER, « Anti-barbare et viande saignante : surimpression sémantique dans une illumination », Parade sauvage, n° 13, 1996
Xavier DARCOS, « Rimbaud : Barbare (Illuminations) », L’Ecole des Lettres, II, n° 9, 1975-1976, pp.9-13
David DUCOFFRE, « La vision allégorique rimbaldienne », Parade sauvage, Vies et poétiques de Rimbaud, Actes du colloque de Charleville-Mézières, 16-19 septembre 2004, Colloque n° 5, 2005, pp.483-516
Michel MURAT, L’Art de Rimbaud, José Corti, 2002, pp.264-265 et pp.360-365
Yoshikazu NAKAJI, « ‘Barbare’ : une lecture », Parade sauvage, n° 8, 1991, pp.117-125
Pierre PIRET, « Quelques enluminures pour ‘Barbare’ », Parade sauvage n°11, 1994, pp.107-112
Yves REBOUL, Rimbaud dans son temps, « Barbare ou l’œuvre finale », pp.361-378, Classiques Garnier, 2009
Sergio SACCHI, « De la métaphore au mythe », Recherches sur la métaphore, Etudes françaises, Université de Wuhan (Chine), 1992, n° 1 pp.92-103 et « Mythes barbares », Rimbaud : strategie verbali e forma della visione, ETS – Slatkine, 1993, pp.129-137, deux études reprises dans Sergio SACCHI, Etudes sur les Illuminations de Rimbaud, opus cité, pp.239-252
Jean-Luc STEINMETZ, « Pacotilles pour Barbare », Les Lettres romanes, Les Illuminations : un autre lecteur, éd. Pierre Piret, 1994, pp.65-74
Katia USAI, « La Barbarie rêvée », Parade sauvage n°13, 1996
Hermann H. WETZEL, « Un texte opaque et son interprétation socio-historique : Barbare de Rimbaud », Romantisme, n° 39, 1983. Mais quatre études antérieures doivent principalement retenir l’attention



[1] Se reporter à l’orientation bibliographique qui suit notre article pour les références.
[2] Pierre BRUNEL, Eclats de la violence, José Corti, 2004, p.505 : « Les deux couples de substantifs confirment une uchronie et une utopie, qui seraient mieux définies comme délivrance du temps et délivrance du lieu » ; Arthur Rimbaud, Œuvre-Vie, édition du centenaire, dir. Alain Borer, [Note de Jean-Pierre Giusto sur Barbare], p1174 : « La scène se situe par-delà notre temps et notre espace, l’homme tel que nous le connaissons n’existe plus. » Certains ont songé au poème de Baudelaire Anywhere out of the world (Sergio Sacchi, opus cité, p.239).
[3] Nous nous contentons de renvoyer le lecteur à notre orientation bibliographique.
[4] Bruno Claisse, Rimbaud ou « le dégagement rêvé », Charleville-Mézières, « Bibliothèque sauvage », 1990, note 29 p.115.

mercredi 18 juin 2014

"Nouvelle harmonie" une rencontre

Je parlais récemment de la succession des poèmes A une Raison et Matinée d'ivresse avec leurs échos respectifs. Comme le poète veut prôner "une Raison" nouvelle qui défie l'ordre établi, il veut défendre la conception d'un Bien et d'un Beau personnels. Les deux poèmes jouent symétriquement d'un effet initial des déterminants, soit dans le titre, soit dans la première ligne du poème : "A une Raison", "Ô mon Bien ! Ô mon Beau !" Le verbe "commencer" revient dans les deux textes. Le commencement est très clairement celui d'une "nouvelle harmonie" dans A une Raison, puisque c'est dit en toutes lettres, et le rappel des commencements dans Matinée d'ivresse offre un florilège de représentations de ce que peut être ce phénomène. Mais, le verbe "finir" revient plusieurs fois dans ce second poème pour montrer que le règne de la "nouvelle harmonie" n'est pas de ce monde (je dis bien "le règne"), qu'il n'est encore qu'épisodique. Et, les mentions aidant, nous constatons un glissement d'une fin de la "nouvelle harmonie" à un retour à "l'ancienne inharmonie".
Il va de soi que Matinée d'ivresse n'a rien à voir avec l'expérience du haschisch. Il semble que les rimbaldiens n'aient jamais lu la nouvelle de Gautier Le Club des haschischins, où, certes, il est question d'une abolition du temps, mais dans un développement d'idées qui n'ont rien à voir avec le poème de Rimbaud. Quant aux rapprochements avec Les Paradis artificiels, il conviendrait, avant de les imposer comme certains en une phrase péremptoire dans une note de commentaire au poème dans les éditions courantes, de soumettre aux lecteurs les citations sur lesquelles s'appuient un tel point de vue. Le lecteur verrait ainsi qu'il n'y a là qu'un tissu de considérations faites à la légère.
La phrase finale "Voici le temps des Assassins", est quelque peu problématique. Elle peut, dans un premier ordre d'idées, annoncer que les assassins de l'ordre encore en place de l'ancienne inharmonie vont massacrer ces rebelles qui ont foi au poison dissolvant et qui prétendent donner leur vie entière tous les jours à leur cause. C'est la reconduction du combat exprimé dans Being Beauteous : "le monde, loin derrière nous" (et ce "derrière" a une valeur négative) "lance sur notre mère de beauté" des "sifflements mortels" et de "rauques musiques" qui la blessent et la lacèrent. Mais, paradoxalement, cette lutte permet à ces rebelles qui sont alors squelettes du fait de l'inharmonie du monde ambiant (et non pas du fait des attaques qui ne concernent que l'Être de beauté), de revêtir un "nouveau corps amoureux".
Mais, on peut comprendre "Voici le temps des Assassins" autrement. Les italiques auraient valeur de citation. Nos ennemis nous appellent des "assassins", nous qui amenons le "très pur amour", la "nouvelle harmonie", face à eux qui sont les vrais assassins de l'ancienne inharmonie.
Il convient alors de dissocier  l'extase dans la "nouvelle harmonie" et l'avènement d'un temps de combat qui y fait suite, autrement dit d'un nouveau temps d'épreuves, où il va s'agir d'accomplir la promesse métaphoriquement assassine de tuer et d'enterrer l'arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques.
L'humour de la mention "Assassins" peut se doubler alors de celui des mentions "enterrer" et "déporter" qui rappellent la répression de la Commune, avec les morts de la "Semaine sanglante" qu'il a fallu enterrer, quelques mois après la guerre franco-prussienne, mais cette fois avec une fonction inverse de l'enterrement, une fonction d'oubli, avec aussi les déportations dans les pontons et les bagnes des colonies.
Dans "déporter les honnêtetés tyranniques", il faut bien sûr lire "déporter la tyrannie", et non plus le peuple, la démocratie, etc.
L'ultime ligne de Matinée d'ivresse peut jouer d'une tension entre deux conceptions du mot "assassins", ils nous appellent "assassins", eux qui le sont vraiment. Et on voit ainsi que l'idée de se revendiquer "assassins" ne doit pas être traitée non plus de manière réductrice.

Je n'ai pas seulement souligné la continuité des deux poèmes A une Raison et Matinée d'ivresse, j'ai carrément avancé l'idée que c'était le récit de la même extase harmonique. Après Bruno Claisse et Antoine Fongaro, j'ai travaillé à discréditer la lecture traditionnelle qui veut que Matinée d'ivresse, étant donné les images considérées par certains comme hallucinatoires, relate une expérience de prise de haschisch. J'ai souligné la cohérence des temps verbaux dans le glissement du futur vers le présent du commencement et de la fin de l'extase, en soulignant contre Claisse l'emploi de l'indicatif présent et non du passé simple dans "cela finit", ce dont j'ai montré la rigoureuse logique.
En développant le lien avec A une Raison, voire avec Being Beauteous, j'ai souligné l'homogénéité du discours rimbaldien parmi les diverses inventions nommées Illuminations.
C'est un fait : les apports théoriques de la critique rimbaldienne péremptoirement affirmés dans les notes des éditions ont considérablement nui à la compréhension de Matinée d'ivresse. On a imposé à notre compréhension du texte un récit relatant une expérience de drogue, limitant inévitablement les significations appelées par des formules telles que "enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal", "déporter les honnêtetés tyranniques". La restriction de propos supposée par la lecture haschischine a amené à restreindre la portée de tels énoncés. Le poème n'a pu être compris dans toute sa visée.
L'autre problème est celui de la détermination du nom "Assassins", car là il y a eu un préjugé fortement préjudiciable : les "assassins" ont été confondus aux "anciens assassins" sans autre forme de procès, en partant du principe que Rimbaud s'était réclamé des "assassins" et que dans Barbare il ne s'en réclame plus.
On remarquera clairement que l'alternative que j'entretiens ne correspond jamais au modèle de la lecture traditionnellement admise, car, pour moi, dans Barbare, les "anciens assassins" qualifiés de "vieux" s'opposent au nouveau de l'harmonie désirée. Jamais Rimbaud n'a adhéré à l'idée des "anciens assassins", jamais il n'a été des leurs.
Soit, dans Matinée d'ivresse, les "assassins" sont les "nouveaux hommes" opposables aux "anciens assassins", soit ils sont les "anciens assassins".
S'ils sont les "nouveaux hommes", on peut dire qu'a priori j'admets la lecture traditionnelle du poème et que mon opposition ne concerne que pour le sens du poème Barbare.
Plus précisément, si je m'éloigne de la lecture d'expérience de drogue, je serais du côté de la seconde lecture traditionnelle de Matinée d'ivresse qui, envisageant toujours l'allusion étymologique, suppose que nous avons affaire à une subversion se réclamant métaphoriquement de la Secte du Vieux de la Montagne.
Outre que je ne suis pas convaincu par le jeu étymologique sur "Assassins", car il faudrait le démontrer et non en faire un simple acte de foi, en insistant sur les relations mot à mot avec A une Raison et en ne lisant pas dans Barbare un rejet de Matinée d'ivresse, je propose malgré tout une lecture unique livrant le poème à une pleine signification politique dans la continuité, entre autres, du livre Une saison en enfer, alors que jusqu'à présent des vérités sont dites sur le caractère subversif de Matinée d'ivresse, mais tenues en lisière ou lovées dans un brouillard diffus qui n'a pas vraiment de direction claire, nette et précise.
Il me semble évident qu'un coup de tonnerre vient de frapper dans le ciel des analyses rimbaldiennes, et cela va se poursuivre avec l'analyse du poème Barbare.

En attendant, je me permets de proposer ce que j'appelle une rencontre. Je ne parle pas d'intertexte, mais de rencontre. Je trouve les rapprochements suggestifs et voici donc à lire en vis-à-vis du texte A une Raison la lettre XXII des Lettres persanes, Jaron écrit au premier eunuque pour lui annoncer qu'il ne suivra plus Usbek en Europe, car certains eunuques blancs semblent se permettre quelques audaces et le despote prétend du coup réassurer la garde de son harem à l'aide des eunuques noirs dont il craint moins la séduction sur les femmes. Les italiques sont nôtres, et les rapprochements sont pour le jeu, c'est surtout la présence de la mention "nouvelle harmonie" qui mérite le détour.

   A mesure qu'Usbek s'éloigne du sérail, il tourne sa tête vers ses femmes sacrées [...] Nous sommes entrés dans le plan d'une nouvelle harmonie : nous avons mis entre les femmes et nous, la haine, et entre les femmes et les hommes l'amour.
   Je sais comment je dois me conduire avec ce sexe, qui, quand on ne lui permet pas d'être vain, commence à devenir superbe, [...]

mardi 17 juin 2014

La composition d'Enfance I

Enfance I est un poème déconcertant en quatre paragraphes. Il est fortement dominé par des propositions ou phrases nominales, mais pas exclusivement, et il se trouve encore que l'enchaînement des énoncés pose problème. Par exemple, la première phrase contient une proposition nominale "Cette idole, etc." et une proposition verbale "son domaine... court..." Or, on ne comprend pas qu'on puisse ainsi lancer une considération descriptive sur une "idole", puis l'abandonner en faisant de "son domaine" le sujet de la proposition suivante, et ne plus véritablement y revenir. Autre exemple, si on peut penser que "l'idole" et "la fille à lèvre d'orange" sont la même personne, il n'en reste pas moins que le troisième paragraphe offre une revue de personnages féminins contrastés. Quels sont les liens des phrases, mais aussi des paragraphes entre eux ?
Tout cela est considéré comme simplement juxtaposé et de fait il n'apparaît guère d'articulations logiques soulignant les rapports entre les énoncés, ni guère de subordination.
Enfin, j'attire encore votre attention sur deux problèmes de lecture littérale. Fongaro veut exclure l'idée que le groupe prépositionnel "par des vagues sans vaisseaux" serve à signifier que ce sont les vagues qui donnent leurs noms aux plages, pour réduire l'expression à une précision de lieu. Je trouve cela complètement absurde. Outre que le lieu, ce sont les plages de toute façon, il est clair que le poème joue de l'effet d'étrangeté. Qui plus est, sur la version biffée de ce premier paragraphe, le poète n'a pas mis entre virgules "par des vagues sans vaisseaux", mais il n'en a mis qu'une seule après vaisseaux, signe tangible qu'il a bien à l'esprit l'étrangeté que tout lecteur rencontre à ce passage : "de plages nommées par des vagues sans vaisseaux, de noms férocement grecs..." Qu'il y ait virgule ou pas, dans tous les cas, au nom de quoi s'interdire le sens étrange visiblement recherché par l'auteur ? On ne va pas tourner le dos à la poésie du texte.
Mais ce problème de lecture littérale se pose aussi au second paragraphe. Cette fois, nous rencontrons une virgule qui sert à déterminer le sens, la logique grammaticale de l'énoncé. Et, en effet, si on ne prend pas garde à cette virgule, on lit tout autrement le texte qu'il ne doit l'être en réalité :

    A la lisière de la forêt - les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, - la fille à lèvre d'orange, les genoux croisés..., nudité qu'ombrent, traversent et habillent...

La "fille à lèvre d'orange" n'est pas le COD du verbe "éclairent". Il faut bien voir que entre tirets la proposition "les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent" est une sorte d'incise, une insertion pour employer le terme linguistique convenu à ce sujet, et plus simplement une parenthèse entre tirets.
Il ne s'agit pas simplement de constater si vous lisez correctement ou non le texte : l'intérêt, c'est de voir que le second paragraphe a une proposition principale sans verbe : "A la lisière de la forêt, la fille à lèvre d'orange", une proposition qui est une sorte de présentatif, on pourrait ajouter "voici" ou "il y a", et cette personne est flanquée d'appositions : "genoux croisés..., nudité qu'ombrent..."
Le premier paragraphe doit se lire exactement de la même manière :
[Voici ou Là ou Il y a] Cette idole, laquelle est flanquée d'appositions.
Et comme la parenthèse du second paragraphe est formée d'une proposition verbale, l'insertion du premier paragraphe est une proposition verbale "son domaine court sur des plages..."
On aura compris que le statut descriptif "son domaine court sur des plages..." est l'équivalent de la parenthèse "les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent".
Ainsi, comme la revue du troisième paragraphe, les deux premiers paragraphes sont de simples introductions de personnages, il y a une idole, il y a une fille à lèvre d'orange, en accompagnant cela de caractérisations. Le domaine est une caractérisation indirecte de l'idole.
A l'aune de ce constat, l'équivalence entre idole et fille est suffisante. Il n'importe guère que ce soit la même personne.
Evidemment, avec le troisième paragraphe, tout cela se dégrade. Nous avons la chance d'observer la présence de deux adverbes en "-ment" dans ce poème, lesquels s'opposent au plan du sens et se répondent pourtant symétriquement "férocement grecs...", "doucement malheureuses". Nous passons d'une figure sauvage à des figures de femmes civilisées, mais aliénées par ce fait : "costumes tyranniques".
Venons-en alors à ce quatrième paragraphe.
Vu le contraste entre les personnages et la nature sauvage à tout le moins de l'idole, si pas de la fille à lèvre d'orange, peut-on penser que le poète rejette "l'heure du 'cher corps' et 'cher coeur' " supposée par toutes ces femmes, quelles qu'elles soient ? Le poète n'est-il pas plutôt en train de compatir avec elles toutes, même s'il établit des différences de degré ? Ben oui, c'est ça la réponse, et on peut alors citer la fin du poème Fleurs, où dans un décor de luxe se manifeste un rejet final quand : "la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses."

Banni de l'ensemble des clans rimbaldiens, j'offrirai prochainement sur ce blog une lecture plus fouillée d'Enfance I, voire des cinq textes réunis sous le titre Enfance. Mon étude sur Matinée d'ivresse a été fort consultée, celle sur Après le Déluge moins. La suite sur Barbare est déjà écrite, je vais la mettre en ligne. Je prévois aussi de mettre en ligne mes études depuis longtemps inédites sur Mouvement et Nocturne vulgaire, mais je dois résoudre un problème informatique d'accès aux fichiers sur un autre ordinateur malheureusement, à moins de tomber sur le CD-Rom qui contient ces études.

Rappelons que pour les rimbaldiens la plupart de mes lectures sont du délire ou de l'interprétation qui ne vaut pas plus qu'une autre, y compris ma lecture de Voyelles, y compris mon déchiffrement du vers de L'Homme juste. J'annonce aux rimbaldiens qu'ils vont perdre le bras de fer cérébral...

mercredi 11 juin 2014

Ivresse de deux poèmes réunis sur un même feuillet : A une Raison et Matinée d’ivresse !

A cause de la mention finale « Assassins », le poème Matinée d’ivresse a été assimilé à une expérience de consommation de hachisch : les italiques souligneraient l’étymologie commune de ces deux mots. Par quelques ressemblances superficielles avec Matinée d’ivresse, des textes de Baudelaire et de Gautier portant sur cette drogue (Les Paradis artificiels, Le Club des hachischins) ont été dès lors présentés comme des liens intertextuels patents, même si aucun rapprochement de passages clefs n’a jamais fait consensus en la matière. La comparaison la plus séduisante avec l’œuvre de Baudelaire ne concerne même pas le hachisch, mais la conception personnelle du Beau dans Fusées : « J’ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau. » Mais, cet extrait des journaux intimes du poète des Fleurs du Mal n’a été publié qu’en 1887 : il a fallu renoncer à l’exploiter étant donné l’anachronisme. L’idée qui veut que Rimbaud s’inspire des Paradis artificiels n’est qu’une hypothèse que bien des éditeurs et rimbaldiens assènent comme une certitude. Les rapprochements ne se fondent que sur le préjugé que Matinée d’ivresse traite lui aussi d’une expérience avec une drogue. L’idée d’une allusion au haschisch est cependant suspecte pour quelques rimbaldiens[1], mais, bien que la récusant, Bruno Claisse y fait encore de nombreuses allusions et semble ainsi l’admettre au plan du jeu de mots étymologique[2]. En fait, cette hypothèse de lecture ne saurait qu’intégrer difficilement la promesse de dépassement du bien et du mal dont il est question dans le poème. Antoine Fongaro a cru remarquer que l’exaltation assez exagérée du poème laissait plutôt supposer une lecture ironique du poème, et donc une satire de la littérature sur les prétendus pouvoirs de la drogue, mais il ne suffit pas de noter un enthousiasme marqué avec excès pour décréter que le poème est en soi ironique[3]. A la suite du livre de Henry Miller Le Temps des Assassins, on a pu penser de manière plus convaincante que la mention en italiques « Assassins », tributaire d’une allusion à l’étymologie « hachischine » du mot, privilégiait plutôt l’idée de secte subversive renversant l’ordre social. De fait, les comparaisons des communards avec la secte du Vieux de la Montagne circulèrent parfois dans la presse et notamment dans les premières pages du livre de 1879 de Camille Pelletan, un ancien zutiste, sur la Commune[4]. Mais, pourquoi prêter cette fonction précise aux italiques : ils inviteraient, sans aucun autre indice les accompagnant, à identifier l’étymologie du nom « Assassins » ? Les italiques mettent en relief le mot et n’exposent à aucune recherche pointue dans un dictionnaire. La phrase finale exprime un paradoxe, l’avènement de meurtres, en écho au don de la vie de la phrase qui précède : « Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours ».
Jusqu’à présent, consommateurs de haschisch ou démolisseurs de l’ordre établi, la clausule de Matinée d’ivresse a été lue comme une exaltation. La voix du poète annoncerait les temps nouveaux de ceux qui vont « enterrer dans l’ombre l’arbre du bien et du mal ». Cette impression est renforcée par les relations évidentes de Matinée d’ivresse avec le poème Barbare, par le retour de mots clefs « fanfare(s) » ou « assassins ». Notons tout de même que, dans Barbare, il est question d’un rejet des « vieilles fanfares » et des « anciens assassins ». Les rimbaldiens estiment que le discours de Barbare répudie celui alors supposé plus ancien de Matinée d’ivresse. Va-t-on désormais considérer que la pensée dialectique de Rimbaud a progressé et que ses poèmes sont autant de résolutions de problèmes philosophiques ? Il me paraît autrement plus logique d’opposer les « vieilles fanfares d’héroïsme » à la « Fanfare » où enfin le poète ne « trébuche point ». Il est clair que le poète oppose cette fanfare à toutes les autres connues. Pourquoi Rimbaud rejetterait celle-là à son tour avec les autres ? Si nous nous projetons dans l’esprit du poème Crimen Amoris de Verlaine, Matinée d’ivresse peut se comprendre comme une « Fanfare » par-delà le bien et le mal, ce qui n’a pas besoin de nous surprendre par un rapprochement avec Nietzsche. Lamartine a fixé une origine romantique byronienne à cette idée dans son poème L’Homme, seconde des Méditations poétiques, poème et recueil dont Musset et Baudelaire se sont fort inspirés jusqu’à la réécriture de maints vers clefs. Ici, la raison « trébuche » incessamment sur le chemin menant à Dieu et à sa justice du bien et du mal :

Toi, dont le monde ignore encore le vrai nom,
Esprit mystérieux, mortel, ange ou démon,
Qui que tu sois, Byron, bon ou fatal génie,
J’aime de tes concerts la sauvage harmonie,
Comme j’aime le bruit de la foudre et des vents
Se mêlant dans l’orage à la voix des torrents !
[…]
Et toi, Byron, semblable à ce brigand des airs,
Les cris du désespoir sont tes plus doux concerts.
[…]
Mais cette loi, dis-tu, révolte ta justice ;
Elle n’est à tes yeux qu’un bizarre caprice ;
Un piège où la raison trébuche à chaque pas.

Le « brigand des airs », c’est l’aigle, terme de comparaison qui inspirera à Baudelaire un albatros et à Musset un pélican… La loi est celle de la soumission chrétienne, celle donc des « honnêtetés tyranniques » et de « l’arbre du bien et du mal » qu’il ne s’agit plus de connaître dans le poème de Rimbaud (ce qui est déjà acquis pour le chrétien), mais de rejeter.
Par symétrie, on peut penser que les « anciens assassins » s’opposent à de nouveaux assassins dans Matinée d’ivresse. S’effondrerait alors l’idée d’opposer les poèmes Barbare et Matinée d’ivresse avec toutes les difficultés d’interprétation qui en découlent. Mais il est encore une autre hypothèse de lecture. Les deux poèmes pourraient désigner les mêmes assassins. Dans ce cas, la clausule de Matinée d’ivresse ne serait pas l’annonce des temps nouveaux, mais l’avertissement de temps d’épreuves, ce qui cadre parfaitement avec l’idée de raffermir la ferveur, de se préparer aux « tortures » et à la mort même : « Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours. » Nous pouvons affirmer que l’une ou l’autre solution est juste, il n’y a pas d’autre alternative nous semble-t-il, mais nous opterons ici pour la seconde interprétation qui a notre préférence en l’état actuel de nos recherches, d’autant qu’il ne suffit pas de l’énoncer, mais qu’elle appelle des justifications supplémentaires. Nos justifications se fonderont sur trois difficultés de lecture posées par le poème Matinée d’ivresse.
Premier point, le titre peut sembler contradictoire avec la mention « veille d’ivresse ». Il suffit pourtant d’envisager le poème comme le récit d’une ivresse prise en son cours. La « matinée d’ivresse » devient « veille » quand elle se termine, tout simplement. Le titre du poème insiste sur un avènement, puisque ce « poison va rester » dans les veines du poète, et il célèbre bien un « éveil des énergies chorales et orchestrales » (Solde). La mention « veille » revient deux fois, en accompagnement de l’idée que la fanfare a tourné et que nous sommes arrivés à la fin de l’expérience enivrante : « et cela finit […] cela finit […] le souvenir de cette veille […] Cela commençait […] cela finit […] Petite veille d’ivresse ».
Deuxième point, le poème reconduit à plusieurs reprises une présentation parallèle des verbes « commencer » et « finir », mais avec de progressives modifications des temps verbaux. Le verbe « finir » est une première fois au futur « finira », avant de passer au présent de l’indicatif « finit », tandis que le verbe « commencer » au passé simple « commença » va apparaître une ultime fois à l’imparfait. La reprise étant ternaire, jamais le couple verbal conjugué « commencer » :: « finir » ne revient tel quel.

Cela commença sous les rires des enfants,
cela finira par eux.

Cela commença par quelques dégoûts
et cela finit […], cela finit par une dérobade de parfums.

Cela commençait par toute la rustrerie,
voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.

Cette symétrie est très claire. Elle souligne l’évolution d’un récit qui veut coïncider avec le moment choisi par le poète pour s’exprimer (fiction littéraire sur le papier, bien sûr). Cependant, Claisse affirme dans son étude sur Matinée d’ivresse (opus cité, note 1, p.59) :

[…] dans le second leitmotiv (« Cela commença […] et cela finit »), le verbe « finir », qui est coordonné, est nécessairement au passé simple ; il s’agit en effet d’une succession temporelle, dont la parenthèse indique nettement le caractère rétrospectif.

Rien ne résiste à l’examen dans cette note. La parenthèse au participe présent : « ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, » où observer accessoirement la mention « sur-le-champ » ne nous semble pas rétrospective. Il s’agit d’une vérité générale employée en contexte. La coordination n’implique pas l’emploi des mêmes temps verbaux non plus, comme le montrent les deux autres termes du leitmotiv. Justement, la « succession temporelle » contraignante est la suivante. Si au début du poème, il est dit que l’ivresse « finira » et à la fin que l’ivresse « finit », glissement du futur vers le présent !, il nous semble plus logique d’interpréter « finit » comme une conjugaison du présent de l’indicatif plutôt que comme un emploi rétrospectif au passé simple. Cela va finir, mais n’est pas encore fini. Le passé ne saurait se mêler en étape intermédiaire à un glissement du futur vers le présent. Quant à la variation de temps du verbe « commencer », elle s’explique de la même manière. Le début de l’ivresse est antérieur au poème, lequel a une ouverture poétique in medias res (traduction littérale « au milieu des choses », en l’occurrence au milieu d’une fanfare déjà bien entamée), ce qui justifie l’emploi du passé simple. Le passage à l’imparfait crée un sentiment de discontinuité qui coïncide avec une énième annonce de la fin de l’ivresse. Une lecture du poème ne peut faire l’impasse sur un constat aussi éloquent.
 Troisième point, l’expérience a été placée « sous les rires des enfants », ce qui semble indiquer des moqueries de leur part alors même que l’enfance, dont les enfants sont nécessairement l’expression la plus fidèle, est une figure centrale de l’idéal rimbaldien. C’est en ce sens qu’une lecture attentive de Matinée d’ivresse doit pouvoir faire avancer notre réflexion à ce sujet. Le deuxième point nous a permis de mettre en relief l’idée que cette ivresse décrivait un parcours d’un début à une fin. La rustrerie est au commencement, mais l’élégante, savante et violente vision des « anges de flamme et de glace » ponctue l’expérience. Les dégoûts initiaux cèdent la place à « une débandade de parfums ». Et que ces parfums échappent à toute saisie, ainsi que l’idée d’éternité, n’empêche pas qu’ils aient été sentis et qu’ils soient des souvenirs marquants pour le poète. Les dégoûts ont à voir avec une « Horreur des figures et des objets d’ici », comme la « rustrerie » est à rapprocher d’une « discrétion des esclaves » et d’une « austérité des vierges ». L’ivresse est bien évidemment désinhibante. Or, Claisse range les « rires des enfants » ou le « Rire des enfants » (puisque l’accord varie) sur le même plan que dégoûts, horreur, rustrerie, discrétion et austérité, et il s’appuie sur cette idée pour considérer que, puisque les rires des enfants sont également à la fin de cette ivresse, c’est qu’ils encadrent de leurs moqueries toute une ivresse qu’ils ne comprennent pas, en maintenant le poète dans la torture mentale d’une réalité tragique et désespérante. Il ne pourrait même pas espérer enseigner son bonheur aux autres. Mais, ne devons-nous pas prendre conscience de l’autre série dessinée par le poème qui réunit positivement en sommet de l’ivresse : « rires des enfants », « débandade de parfums » et « anges de flamme et de glace ». En clair, l’énumération en début de deuxième paragraphe est trompeuse : « Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d’ici, » puisque le « Rire des enfants » ne se situe pas sur le même plan que la suite. Etant donné cette disponibilité des « rires des enfants » à une interprétation positive, nous ne pouvons souscrire au jugement de Claisse qui ne s’est pas intéressé à l’évidente symétrie de construction entre A une Raison et Matinée d’ivresse : il affirme ainsi que « le rire des enfants de Matinée d’ivresse ne saurait être confondu avec le chant des enfants d’A une Raison » (note 2, p.51). Nous pensons exactement l’inverse et nous ne croyons pas pertinent le rapprochement d’Antoine Fongaro sur lequel il s’appuie et qui compare superficiellement le groupe prépositionnel « sous les rires des enfants » à tel autre du Cœur volé : « Sous les quolibets de la troupe / Qui pousse un rire général »[5]. La syntaxe ne conditionne pas ainsi la lecture des deux extraits. Dans un cas, nous avons une fanfare militaire, le rire général de la troupe tourné contre le locuteur-poète, dans l’autre, nous avons des rires d’enfants, figure positive de la poésie rimbaldienne, puisque l’idéal de l’enfance est au cœur de son projet poétique et que les « enfants » ne sauraient être l’origine de la morale du bien et du mal. Les enfants ne répondent pas clairement à l’appel éducatif dont plusieurs termes, chrétiens notamment, répugnent à Rimbaud. Les moqueries des enfants sont une sauvagerie naturelle acceptée dans l’expérience, car ils ont à voir avec l’innocence et la disponibilité. Dans Le Bateau ivre, le poète regrette de ne pas avoir montré aux « enfants » les visions qui furent les siennes. Qui plus est, la phrase : « Nous n’oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges[,] » suppose un rapprochement avec H où il est question d’un positionnement « sous la surveillance d’une enfance » avec recours à la même préposition et image, ce qui n’est pas sans écho à tel passage de Guerre : « respecté de l’enfance étrange… ». Les « rires » ne sont pas signes d’aliénation comme le sont ou semblent l’être en partie « discrétion », « austérité » et « horreur ». Ils participent de l’ivresse, du chant de la nouvelle Raison.
Si « rire », « discrétion », « austérité » et « horreur » sont bénis par le poète grâce au « souvenir de cette veille », ce n’est sans doute pas parce que ces « esclaves » et ces « vierges » sont si désespérants qu’ils en ont l’air : eux aussi pourraient échapper à « l’ancienne inharmonie ». La prose d’Une saison en enfer qui se termine par l’injonction : « Esclaves, ne maudissons pas la vie[,] » s’intitule significativement Matin. Cette célébration ne peut pas avoir d’autre sens : le poète a lui-même été recouvert d’un « masque » que le jeu de relative paronomase entre « gratifié » et « glorifié » place dans la même sacralisation que ces quatre éléments qui sont interprétés comme tragiques dans la lecture de Claisse. La mention du « masque » est même très subtile, quand il est question de gagner « l’éternité ». L’ivresse n’a pas changé l’être, le poète est encore appelé à d’autres expériences de devenir, mais cette « première fois » l’a marqué. C’est le premier pas qui compte !, peut-on dire.
Matinée d’ivresse est le récit partiel d’une expérience indélébile qui, nouvelle pour le poète, lui apporte la révélation d’un Bien et d’un Beau personnels. Sous forme de « fanfare », cette expérience donne un accès à l’éternité, par vision (de modalité platonicienne en quelque sorte), mais est soumise à un commencement et une fin. Son intérêt va toutefois au-delà d’une révélation divine, puisqu’elle a pour effet d’inoculer un poison de manière irréversible dans l’âme et la chair du poète. La fanfare a permis l’incorporation définitive d’un pouvoir transformant qui est décrié par la société, mais qui va désormais permettre au poète de se dresser plus fermement contre les tyrannies du monde. Ce « poison » est en fait une « promesse » qui passera pour « démence » aux yeux de la raison chrétienne de « l’arbre du bien et du mal ». Les excès prosodiques d’enthousiasme du texte ne sont pas des marqueurs d’ironie, mais au contraire les cris d’une provocation dérangeante. L’alliance platonicienne du Beau, du Bien et du Juste, ravivée pour le XIXe siècle par l’alors célèbre penseur Victor Cousin dont la philosophie est résumée dans l’ouvrage au titre platonicien Du Beau, du Bien et du Vrai (1844), a été reprise inévitablement par la religion chrétienne. Philosophie et religion se tiennent la main au plan moral. Les possessifs indiquent l’opposition individuelle du poète à ce schéma, mais avec aussi quelque chose d’ironique à l’encontre des platoniciens chrétiens, puisque ces possessifs en italiques mettent en avant le précepte delphique cher à Socrate du « Connais-toi toi-même ! » Rimbaud envisage aussi une nouvelle équation du Bien et du Beau en se promettant « d’enterrer […] l’arbre du bien et du mal », ce qui veut dire qu’il ne s’agit pas simplement d’un rejet de l’épisode de la pomme d’Adam comme péché, mais d’un rejet même de l’idée que cet arbre ait apporté une quelconque connaissance du bien et du mal à l’Homme. L’équation de Rimbaud se prolonge d’ailleurs : « mon Bien ! », « mon Beau ! », « notre très pur amour ». L’auteur du Banquet (à l’origine à la suite de Socrate de la pensée philosophique) et la religion de la charité sont toujours aussi précisément ciblés.
Le poème évoque une extase en plein accomplissement et celle-ci approche de son terme. Il a bien été annoncé le retour à une « ancienne inharmonie » quand la fanfare cessera, ce qui nous assure que l’ivresse présente est celle de « la nouvelle harmonie » du poème A une Raison. Or, la succession des deux poèmes sur un même feuillet est signifiante. Ils sont la même ivresse. A une Raison est le début de l’extase, et Matinée d’ivresse sa suite et sa fin. Le verbe « commenc(er) », présent dans A une Raison, est significativement repris dans Matinée d’ivresse, où il revient plusieurs fois accouplé au verbe « fin(ir) ». Nous avons vu les variations des temps verbaux au cours de leurs emplois. Nous finissons par mesurer que la fin de l’extase était bien plus proche que ce que le début du poème semblait à même de nous faire soupçonner. Nous faisons la rencontre de pas moins de trois mentions de « finit » à l’indicatif présent qui servent à indiquer que l’événement ne saurait plus guère se prolonger. Lors de sa dernière occurrence, nous ne pouvons pas en douter : l’ivresse est consommée, et cela justifie sans doute qu’au début du troisième paragraphe la mention du titre soit retournée en « veille d’ivresse », comme si l’expérience de la « nouvelle harmonie » et les premiers instants d’un retour à « l’ancienne inharmonie » opposaient deux jours distincts. L’articulation entre les deux poèmes confirme ainsi ce que nous avions dit sur l’écoulement du récit.


Bien que paginé « 10 » par un typographe de la revue La Vogue en 1886, un même feuillet  manuscrit des Illuminations (consultable ici) réunit significativement à la suite l’un de l’autre, très précisément dans cet ordre, la transcription du poème A une Raison et le début de transcription de Matinée d’ivresse.


Le troisième paragraphe de Matinée d'ivresse est celui des remerciements qui succèdent à l’événement. Mais l’attention reste tournée vers le moment d’extase et c’est au sein de ce troisième paragraphe que le poète songe à rassembler ses forces pour le combat présent qui réserve d’autres « tortures » que celles du « chevalet féerique » (ou de la « Fanfare atroce »). Aussi, le quatrième paragraphe ne saurait annoncer ce qui vient de se terminer. On peut imaginer que « cette première fois » annonce une relation pérenne à la « nouvelle harmonie », mais l’écho entre les présentatifs : « voici que cela finit… » et « Voici le temps des Assassins » me paraît indiquer que, face à l’exaltation du « très pur amour », dont Rimbaud,  par l’intermédiaire de sa figure de poète, se vante de posséder la « clef » dans Vies, le monde va réenclencher la démarche meurtrière soulignée dans Being Beauteous, ce dernier poème figurant une autre expression allégorique de la dignité des « tortures » de Matinée d’ivresse.
Matinée d’ivresse est bien un poème de l’affirmation du moi, il faut le rapprocher de Génie, mais aussi du second paragraphe blasphématoire du poème Angoisse : « Jeunesse de cet être-ci ; moi ! » Car cette affirmation du moi passe par un rejet d’une morale perçue comme « faiblesse de la cervelle » (Une saison en enfer), et passe par le rejet de la religion de l’arbre du bien et du mal. Sur son « chevalet », dans sa situation « atroce » promise aux « tortures », lesquelles sont préalables à l’accès au Bien et au Beau, le poète s’assimile à un martyr christique. La foi est placée désormais dans un poison, non dans la guérison chrétienne. Et c’est avec la langue chrétienne que s’exprime le rejet railleur de Dieu et du Christ, jusqu’au don de la vie : «  rassemblons fervemment… », « Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours. » Ces formules ont quelque chose d’exagéré car elles se moquent de l’esprit aliénant de la soumission chrétienne, mais elles sont aussi un refus radicalisé de celui-ci. Les lettres « du voyant » avaient annoncé que le poète accepterait les tortures énormes. Matinée d’ivresse montre que leur acceptation est vie, face à une religion qui est le déni du « corps merveilleux », autrement dit, du corps librement épanoui. Du début à la fin du poème, le poète et ses italiques opposent donc le Bien et le Beau personnellement admis à ceux qui veulent tuer la vie par la tyrannie des honnêtetés, par la tyrannie des lois trompeuses du bien et du mal. Rimbaud ne prétend pas en ce poème assassiner l’ordre moral, il décrit au contraire sa préparation endurante pour affronter la répression qu’entend lui faire subir le monde ambiant. Le « pur amour » est du côté d’une rébellion contre une société et un christianisme « assassins ». A l’évidence, la clausule : « Voici le temps des Assassins », est un peu trop sèche que pour terminer en gloire un poème d’ivresse. A la différence d’A une Raison, Matinée d’ivresse mêle l’exaltation à la crispation.
Le poème se fonde comme beaucoup d’autres de Rimbaud sur une reprise parodique d’éléments de la liturgie chrétienne. Les alternances d’exclamation et de phrases partiellement explicatives relèvent d’un dispositif d’imitation de l’adhésion religieuse à une foi. Le début du poème est éloquent entre l’effet de bouche en cœur : « Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! » et les formules péremptoires plus raides : « Fanfare atroce où je ne trébuche point ! chevalet féerique ! » Cette alternance se poursuit au cours du premier paragraphe en s’amplifiant. Manifestation d’enthousiasme : « Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! » avec toute l’oralité d’un rythme binaire porté à l’excroissance ternaire par une sorte de rallonge. Retour au raisonnement : « Cela commença… ». L’émotion exaltée devient alors plus ample en s’étirant en crispation d’orgueil dûment appuyée par les énoncés nominaux brefs et les assonances ou rimes : « Ô maintenant nous si digne […] cette promesse, cette démence ! L’élégance, la science, la violence ! » Un mouvement justificatif reprend : « On nous a promis… », mais la fin du paragraphe est de nouveau exaltée, une proposition incise évoquant l’idéal suspend la description et augmente l’intensité émotive du discours. Le discours des trois derniers paragraphes est ensuite plus posé avec tout de même quelques montées dans le troisième : « […] sainte ! quand ce ne serait […] ».
L’expérience de l’ivresse n’est pas perdue, le souvenir a permis de consacrer une « méthode », une méthode en très forte continuité avec l’esprit des lettres de mai 1871. C’est sans ironie, si pas sans présomption, que Rimbaud parlera de la découverte de « quelque chose comme la clef de l’amour » dans Vies. Cette « clef » revient dans le poème Parade qu’il est intéressant de comparer sur certains points à Matinée d’ivresse. La « clef » du poète se dresse comme formule d’un vrai paradis face à une parade dont le « Paradis » à gagner ne s’approche pas par la méthode du « masque » gratifiant de Matinée d’ivresse, mais par un abandon à la « grimace enragée ». La clef de Rimbaud, c’est de délivrer derrière la fausse « parade sauvage » de tous les artistes exploiteurs des consciences l’accès à la véritable « parade sauvage », mais cet accès ne va pas sans exigence éthique comme le montrent assez les alliances de contraires, les tortures et les consciences tragiques des poèmes Matinée d’ivresse, Being Beauteous ou Génie.
Nous ignorons si notre argumentation convaincra le lecteur au sujet de la dernière ligne du poème Matinée d’ivresse. Il nous semble tout de même que la lecture d’ensemble est acquise et que l’hypothèse d’un affrontement avec les assassins s’inscrit mieux dans le mouvement du poème. Une interprétation inverse de la clausule ne remettrait de toute façon pas automatiquement en cause l’essentiel des éléments de la lecture proposée ci-dessus. Car, une fois pour toutes, l’opposition est d’abord des « nouveaux hommes » aux « anciens assassins », A une Raison, Matinée d’ivresse et Barbare étant trois visages d’un même combat.



Complément annexe : critique de la lecture proposée par Bruno Claisse :

Dans le principal article qu’il a consacré à Matinée d’ivresse, Bruno Claisse applique trop volontiers les thèses d’Henri Meschonnic, Clément Rosset et Vladimir Jankélévitch, ce qui pose un problème d’anachronisme, mais peut favoriser et en même temps masquer des contresens sur l’œuvre rimbaldienne. Soulignons les principaux points qui pour nous posent problème. Le critique parle d’une volonté d’exclusion de tout dualisme ontologique, ce qui nous vaudrait un Rimbaud philosophe et physicien. Or, la critique du rejet du monde sensible par les deux principaux foyers de pensée dualiste (platonisme, christianisme) n’a pas à être assimilée à une démarche de penseur moniste. Rimbaud s’exprime de manière dualiste, et, ce qu’il rejette des deux grands dualismes, c’est la tentation d’un partage proche de la dichotomie entre le monde sensible et l’intelligible. La vie est à la fois sensible et intelligible, et Rimbaud œuvre à la réconciliation de ces deux dimensions, respectées en tant que possessions immédiates. Le monde sensible ne doit pas être rejeté pour un hypothétique au-delà, – ce qui équivaut à une mort, – mais Rimbaud n’envisage pas non plus un monde livré à lui-même et vide de sens, bien que ce type de discours ne lui soit pas inconnu. Il conserve dans sa poésie l’idée d’un sens de l’Histoire et celle d’une morale suprême qu’il faut amener au jour et que les drames de l’Histoire (la Semaine sanglante) ne sauraient ébranler, les faillites des individus n’étant pas la mise en échec fatale du devenir humain. Il conserve aussi l’idée d’une Harmonie universelle que nous dirons « géométrique » par les allusions répétées du poète à la musique des sphères, sachant que l’idée d’Harmonie universelle s’est aujourd’hui réfugiée dans des constantes mathématiques, éprouvées en sciences physiques, qui, plus explicatives que témoins d’un ordre harmonieux, ne semblent plus avoir la même portée politique pour les humains. Autre aporie importante, la lecture de Matinée d’ivresse proposée conditionne l’avènement du Bien de la vérité rimbaldienne à un refus du mensonge de rêves compensatoires et illusoires. La vérité n’est plus la réalité acceptée telle qu’elle est, mais elle est subordonnée à la nécessité d’un mensonge à combattre. Dans le texte du critique, nous observons bien que la vérité est inscrite dans la dépendance d’un mensonge, puisqu’un obstacle-tremplin est présenté comme la condition d’un « élan de nos facultés ». Cela ne nous paraît pas logique et rendrait plutôt étonnantes les colères des amateurs de la vérité contre le mensonge. Claisse parle de « valeur », mais de quoi s’agit-il ? Comment évaluer, sinon mesurer, des triomphes de la lucidité poétique ? Je cite :

[…] l’obstacle (en l’occurrence, le « poison ») est la condition sine qua non d’un « élan de nos facultés » (p.50)
[…] le sujet, découvrant sa concordance avec le tragique, comprend à quel point ce qui le « torture » lui permet d’affirmer sa valeur : non seulement, [sic] il vaut cette vie tourmentante, mais il vaut infiniment plus qu’elle (p.52)

Nous ne voyons dans cette déclaration de victoire et dans cette idée d’un sens donné à la vie que deux pétitions de principe. Ainsi, nous pensons n’être invités qu’à un défi qui débouche sur du vide, puisqu’aucune explication n’est donnée sur la réussite du poète. Nous sommes dans le solipsisme de la vérité dénonçant un mensonge. Enfin, non content de présupposer que les poèmes en prose ont été écrits après le livre Une saison en enfer, livre qui répudiait les illusions passées pour prôner la « réalité rugueuse à étreindre », Claisse, qui interprète l’ivresse de Matinée d’ivresse dans l’optique des idées poétiques qu’il prête au texte Adieu sur lequel se finit Une saison en enfer, va considérer que Barbare dénonce ensuite Matinée d’ivresse comme abandon (de la part de l’auteur lui-même, pas seulement de la part du locuteur-poète) à un double illusoire, sorte d’exception d’ailleurs dans son approche des Illuminations :

la connaissance du tragique […] se mue […] en « combat sprituel » […] elle doit s’édifier sur ce qui fait obstacle à la lucidité […] et […] selon une nouvelle occurrence du paradoxe de l’organe-obstacle, cet absurde apparaît au poète d’Adieu comme le seul ressort capable de tirer le sujet hors de son « sommeil » aliénant, en lui permettant […] de s’imposer à [la nécessité tragique, la « gaieté » attestant] une victoire de la lucidité poétique (p. 50 note 6, à propos de Matinée d’ivresse)

Un tel refus de s’inspirer des « assassins » (« loin des anciens assassins ») étant corrélé à l’abandon des « fanfares » (« Remis des vieilles fanfares d’héroïsme »), ceux-là se trouvent placés ipso facto du même côté que celles-ci, donc du côté de l’ « héroïsme » ; dès lors, l’ici-maintenant de Barbare, s’étant, pour l’essentiel, écarté des « anciens assassins », contredit aussi l’héroïsme de Matinée d’ivresse : le héros affirme même s’en être « remis » […] (p.67)

Claisse parle ensuite de « doubles arctiques du réel (dans Métropolitain puis dans Barbare et Dévotion), dont la fonction consiste autant à éliminer la réalité indésirable qu’à se faire passer pour du réel » (p.68) et « le héros de Barbare n’ignore pas le reniement qu’il commet, puisque, non content de renoncer à ‘étreindre’ (Adieu) le réel, il n’aspire ici qu’à le fuir » (p.75). Selon Bruno Claisse, la parenthèse « (Elles n’existent pas) » offrirait en contrepoint la pensée réelle d’un auteur signalant charitablement aux lecteurs que lui s’oppose à un tel abandon, ce qui nous semble une justification bien mince de la présence de celle-ci en ce poème. C’est la reprise des mots « fanfare(s) » et « assassins » dans Barbare et Matinée d’ivresse qui explique le statut si étrange prêté à ce dernier poème. Notre prochaine étude portera sur le poème Barbare.


Orientation bibliographique
Sur Matinée d’ivresse :

Pierre BRUNEL, Eclats de la violence, José Corti, 2004, pp.227-246
Bruno CLAISSE, Les Illuminations et l’accession au réel, « Matinée d’ivresse sans ‘paradis artificiels’ », Classiques Garnier, 2012, pp.49-61 (Nota bene : article contradictoire avec un précédent du même auteur non reconduit dans son livre qui était plus proche des conclusions de l’article précité d’Antoine Fongaro).
Antoine FONGARO, « Fraguemants » rimbaldiques, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1989, pp.69-76
Antoine RAYBAUD, Fabrique d’Illuminations, Le Seuil, 1989, pp.51-55
Sur A une Raison :
David DUCOFFRE, « Lecture d’A une Raison », Parade sauvage, n° 16, 2000, pp.85-100

Bruno CLAISSE, Les Illuminations et l’accession au réel, « Guerre et A une Raison : de la providence tragique à la folie métaphysique », Classiques Garnier, 2012, pp.29-38.




[1] Cf. Bruno CLAISSE, Les Illuminations et l’accession au réel, « Matinée d’ivresse sans ‘paradis artificiels’ », Classiques Garnier, 2012, p.49 note 1, où figure un rappel des réticences de Pierre Brunel qui ne croit pas cette allusion nécessaire, de Cecil Arthur Hackett qui entend l’exclure et d’Antoine Fongaro qui l’admet, mais pour supposer son renvoi comme faux-semblant. « Ces avis détonnent au sein d’une critique largement épargnée par le doute. »
[2] « Les ‘Assassins’ du Poème du Haschisch (Baudelaire) et du Club des Haschischins (Gautier) – les uns et les autres abusés par la croyance en ce qui n’existe pas (le Paradis) – n’ont donc de commun avec les ‘Assassins’ de Matinée d’ivresse, qu’un lointain rapport étymologique […] » (opus cité, p.61). Fût-ce involontairement, l’allusion n’est pas pleinement rejetée dans la mesure où l’auteur établit un contrepoint entre les personnages.
[3] Antoine FONGARO, « Fraguemants » rimbaldiques, « Deux points stratégiques dans la lecture de Matinée d’ivresse », Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1989, pp.69-76. « L’apparence est l’exaltation du ‘poison’ au sens de drogue. Mais c’est l’exaltation (que rend factice son exagération même) d’un procédé […] en réalité dévalué et disqualifié par Rimbaud » (pp.72-73). Les exclamations ne seraient pas naturelles, mais, – et là, le commentaire devient plus pertinent, – derrière le faux-semblant, le poète a une volonté de subversion sociale qui est sa vraie méthode. L’ironie ne s’applique pas à l’ensemble du poème. Fongaro voit que la gratification du « masque » est celle d’un jeu subversif : « Bah ! faisons toutes les grimaces imaginables », est-il dit dans Nuit de l’enfer.
[4] Camille PELLETAN, Le Comité central et la Commune, 1879. Il s’agit d’un recueil d’articles publiés un peu auparavant dans des journaux. Voir aussi, à la suite également de publication d’articles à peine postérieurs aux événements dans la presse, le livre Barbares et bandits de Paul de Saint-Victor (1871).
[5] Bruno CLAISSE, opus cité, p.51 note 2 ; Antoine FONGARO, De la lettre à l’esprit. Pour lire Illuminations, Champion, 2004, pp.161-171 (reprise de l’article cité en bibliographie et paru initialement dans le livre « Fraguemants » rimbaldiques).