mardi 31 décembre 2013

Rimbaud et les répétitions : un aspect de sa rhétorique (partie 1 : A une Raison et Barbare)

Il s'agit de donner des exemples d'un aspect de la mise en forme des poèmes de Rimbaud. Notre poète éparpille un certain nombre de répétitions dans ses poèmes et ces répétitions permettent de mettre un passage en regard d'un autre passage du même texte, mais en plus ces répétitions offrent aussi une distribution régulière qui structure le texte.
Il est assez naturel de s'intéresser à un tel phénomène qui indique des orientations du sens dans des oeuvres réputées hermétiques.

À une Raison

     Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
     Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
     Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, le nouvel amour !
     "Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps", te chantent ces enfants. "Élève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos voeux" on t'en prie.
     Arrivée de toujours, qui t'en iras partout.

 Ce poème est formé de cinq paragraphes ou versets si on songe à son allure contre-évangélique. Son verset central est une répétition de phrase altérée au plan du préfixe verbal "se détourne", "se retourne", ce qui, par l'effet de contraste, invite à attacher de l'importance à ces deux verbes qui forment un couple exprimant une idée forte de rejet pour les uns du côté de l'ancien et de bienveillance pour les autres du côté du nouveau. Il ne saurait être question de se contenter d'une indication pour un balancement de la tête au cours d'une danse.
Le choix résolu du "nouveau" est souligné par un fait très particulier. Il ne faut pas se contenter de relever les quatre répétitions avec des accords singulier-pluriel différents du mot "nouveau", ni se contenter de remarquer que sa répétition se fait dans les deux premiers versets, mais aussi dans la reprise d'une phrase quasi à l'identique dans un troisième verset.
Car "nouveau" est le seul adjectif du poème !
En rangeant les mots du poème par nature, on constate bien cette particularité.

adjectifs : nouvelle, nouveaux, nouvel, nouvel
noms: coup tambour sons harmonie pas levée hommes en-marche tête amour tête amour lots fléaux temps enfants substance fortunes voeux
verbes : décharge commence est se détourne se retourne change crible commencer chantent Elève prie Arrivées iras
pronoms : toi te on t' en qui t' en (+ "se" voir verbes)
adverbes : n'importe où toujours partout
conjonctions : et (trois fois)
prépositions : de sur de à par de de de
formes contractées prépositions déterminants : des
déterminants : un ton le tous les la un la leur ta le ta le nos les le ces la nos nos

Enfin, de part et d'autre du verset central, nous observons une reprise symétrique de deux termes. Le nom "levée" est de la famille du verbe "Elève", tandis que la forme conjuguée "commence" est reprise par un infinitif "commencer".
Le terme de symétrie est impropre, puisque les mentions "commence" et "levée" sont respectivement placées dans le premier et le second verset, tandis que les reprises "commencer" et "Elève" sont toutes deux dans le quatrième verset. Si "Elève" s'était trouvé dans le cinquième verset, nous aurions eu une symétrie inverse appliquée aux versets eux-mêmes. On observe tout de même qu'il y a bien reprise et distribution inversée de part et d'autre du troisième verset : commence, levée / Elève, commencer.
Il convient également de noter que les reprises du quatrième verset se logent dans des propos rapportés qui fustigent l'ancien et en même temps qui donnent des précisions sur le nouveau attendu. Rimbaud oppose le temps vécu comme manque à la nouvelle harmonie, il renforce une opposition en choisissant de l'exprimer par un parallèle terme à terme "commence la nouvelle harmonie", "à commencer par le temps"
La "levée des nouveaux hommes" doit aller de pair avec une élévation des lots et fortunes.
Et à l'évidence, l'opposition "se détourne" "se retourne" n'est pas que le mime d'une danse ainsi que l'a envisagé Yves Reboul, mais il s'agit de se détourner de ceux dont la voie prise entretient un régime de l'ancien, d'un temps vécu comme manque et insuffisance des lots et fortunes (pour ne pas s'éloigner ici de la lecture au ras des mots) et de se retourner vers ceux qui ont un élan pour le nouveau.
Détaché de ce mode de reprise, le cinquième verset offre une très belle forme conclusive d'où la répétition n'est pas absente avec l'inversion de phonèmes (sons comme on dit familièrement) d'un verbe à l'autre, inversion qui convient à l'idée de boucle, de globalité et circularité du contenu : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout", cependant que les adverbes forment un tout temps et espace.

Nota Bene : j'ai proposé un commentaire de ce poème dans la revue Parade sauvage n°16, mai 2000, ce fut mon premier article publié.


**


Barbare


     Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,
     Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.)
     Remis des vieilles fanfares d'héroïsme qui nous attaquent encore le cœur et la tête loin des anciens assassins
     Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas)
     Douceurs !
     Les brasiers pleuvant aux rafales de givre, Douceurs ! les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. Ô monde !
     (Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent,)
     Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.
     Ô Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, ô douceurs ! et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.
     Le pavillon...



Les répétitions sont plus denses que dans le précédent poème. Mais la présentation du poème en de courts paragraphes que nous sommes toujours tentés d'appeler versets va nous permettre de faire apparaître l'ordre à dessein que Rimbaud a adopté au sujet de ces répétitions et reprises.

Le poème est composé de dix versets, ou de dix alinéas. On peut penser que le mot "verset" est trop précis, ou bien que "paragraphe" et "alinéa" ne le sont pas assez, mais peu importe.

Le poème est fondé sur des reprises dont la plus importante est la variation sur le motif du "pavillon".
Cette phrase sur le "pavillon" qui est altérée à chaque fois fonctionne en couple avec trois versets, nous avons affaire à une véritable alternance et il convient de reporter ci-dessous les six versets concernés pour mieux observer ce qu'il se passe.


     Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,
     Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.)
     Remis des vieilles fanfares d'héroïsme qui nous attaquent encore le cœur et la tête loin des anciens assassins
     Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas)
     [...]
     (Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent,)
     [...]
     Le pavillon...

Nous notons bien l'alternance dont il s'agit. Un verset désigne ce qui est rejeté sous forme de groupes prépositionnels "bien après...", "loin des...", sinon de proposition participiale "Remis des...", un autre désigne ce qui attire le poète "Le pavillon..."
Cette alternance est la mesure qui ouvre tout le poème, puisqu'elle concerne les quatre premiers alinéas.
Cette alternance se maintient avec les septième et dixième (ou dernier) alinéas du poème.
Cela est confirmé par la mention "Le pavillon...", mais aussi par une autre répétition que nous n'avons pas soulignée pour ne pas surcharger notre présentation, puisqu'en effet le poète reconduit la forme prépositionnelle "loin des" qui apparaissait dans le troisième verset.
On peut observer également que cette alternance n'est rompue que par l'insertion de deux couples de deux alinéas. Si nous numérotons les alinéas, l'alternance concerne les alinéas 1, 2, 3, 4, 7 et 10. Deux verset étrangers à l'alternance devant le verset numéro 7 et symétriquement deux autres devant le verset 10. Et il est à remarquer également que c'est à partir du moment où des alinéas étrangers à l'alternance surgissent dans le poème que l'alternance se dissout. D'une part, le septième verset est coincée dans une parenthèse, d'autre part la répétition finale est réduite à deux mots suivis de points de suspension.
Il semble donc qu'il faille chercher la raison de cet effacement dans le contenu des alinéas que nous pouvons numéroter 5, 6, 8 et 9.

Mais ne brûlons pas les étapes, nous venons de proposer une vue d'ensemble. Passons à l'analyse de certains détails.
L'adjectif "nouveau" était l'unique adjectif du poème A une Raison. Nous observons qu'il y a plusieurs adjectifs dans le poème Barbare, mais nous ne pouvons manquer de relever que les seuls adjectifs des trois versets de rejet numérotés 1 3 et 7 sont "anciens" et "vieilles", ce dernier revenant à trois occasions.


  Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,

  Remis des vieilles fanfares d'héroïsme qui nous attaquent encore le cœur et la tête loin des anciens assassins

  (Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent,)


Les adjectifs "vieilles" et "anciens" sont les antonymes de "nouveau", ces adjectifs sont des contraires pour le sens. De poème à poème, c'est un fait remarquable.
Quelques remarques pour le sens s'imposent ici.
Je ne me suis rendu compte que tardivement que je lisais le premier verset différemment de tout le monde. Les gens lisent une négation du temps, voire de l'espace, dans les premiers mots du poème, alors que tout le poème invite à considérer que nous sommes dans un contexte arctique, par la reprise de cet adjectif à trois reprises, et sur Terre, puisqu'il est question du "coeur terrestre".
Par l'irréalité supposée du premier verset, on fait du poème un abandon onirique.
Beaucoup plus simplement, je considère que les latitudes arctiques sont connues pour abolir le cycle des 365 jours annuels et le cycle des saisons qui va avec. Dans le même ordre d'idées, le cercle polaire n'est pas admis comme un lieu de vie avec des êtres qui y vivent et des pays qui s'en partagent l'occupation.
C'est la lecture spontanée que j'ai toujours faite de ce verset, avant de me rendre compte que j'étais peut-être seul à lire ainsi ce début de poème.

Quant aux deux autres versets qui comprennent les répétitions "vieilles" et "anciens", je considère que ce qui est rejeté, c'est ce qui est rejeté également dans A une Raison. Or, la présence du mot "assassins" fait dire à tous les autres rimbaldiens et même à tous les autres lecteurs que Rimbaud rejette dans Barbare ce que Rimbaud pensait quand il écrivait A une Raison et Matinée d'ivresse, surtout quand il écrivait Matinée d'ivresse où apparaît le mot "Assassins".
Personnellement, les ressemblances formelles entre A une Raison et Barbare me paraissent suffisamment saisissantes que pour exclure l'idée d'une telle opposition. Nous ne connaissons pas les dates précises de composition de chacun de ces poèmes, ni s'ils ont été composés quasi en même temps ou à plusieurs mois de distance, ni quel poème a été composé avant les autres. Nous savons par ailleurs que le poème Matinée d'ivresse est une oeuvre difficile à lire, et si la plupart des rimbaldiens pensent ainsi opposer la forme supposée exaltée "Voici le temps des Assassins!" au rejet "loin des anciens assassins", peut-être se trompent-ils sur le sens de Matinée d'ivresse, peut-être que les "Assassins" et les "anciens assassins", du fait de la précision "anciens", ne désignent pas les mêmes personnes.
Moi j'observe l'exaltation du "nouveau" et le rejet de choses "vieilles" comme un point commun aux poèmes A une Raison et Barbare avec des procédés similaires, notamment au plan de la répétition et du choix des adjectifs.
Partant de l'idée que Rimbaud rejette ce qu'il a été et ce qu'il pensé, les rimbaldiens donnent aux mots des sens qui ne s'imposent pas. Le mot "fanfare" se trouve également dans Matinée d'ivresse, mais la "Fanfare atroce" s'oppose à une autre qui est "ancienne inharmonie", expression qui s'oppose terme à terme à la "nouvelle harmonie" du poème A une Raison, en recourant à l'adjectif contraire "ancienne" qui ne peut que faire cortège aux mentions "anciens" et "vieilles" de Barbare. Les "fanfares d'héroïsme" sont dites "vieilles" dans un poème qui rejette les "pays" pour se réfugier au pôle. Elles sont donc obligatoirement du côté de "l'ancienne inharmonie" dénoncée dans Matinée d'ivresse, du côté du "temps" (A une Raison), du côté des jours et des saisons (Barbare) et elles s'opposent à la "nouvelle harmonie", à la "Fanfare atroce" du poète.
Pour moi, quand je lis "fanfare d'héroïsme", je pense à une fanfare militaire, à un rappel d'épopées du genre napoléonien, etc. C'est ce qui s'impose en premier à mon esprit, et je crois avoir bien montré ici qu'il n'y a pas de raison de s'éloigner du sens premier. Enfin, fort de ce que je viens de faire sentir, je considère que quand on est remis d'une maladie, on n'est pas remis de soi-même. Quand on dit à quelqu'un qu'il est bien remis de ses noces, les noces ne sont pas dans la tête du noceur. Le poème Barbare emploie lui la forme conjuguée du verbe "attaquent" pour signifier l'agression sur son coeur et sa tête, sur ses sentiments et sa raison. Rimbaud ne se dit pas "remis de lui-même", il dit clairement et en toutes lettres qu'il est remis de choses qui l'ont continuellement agressé et qui continuent mais avec moins d'effet.
Il faut donc bien prendre conscience de l'énorme tissu de contresens sur lequel reposent les commentaires actuels du poème Barbare.

Alors qu'il n'est pas compliqué de comprendre que Rimbaud s'est échappé du monde civilisé pour se réfugier au pôle, qu'il a rejeté les "vieilles flammes" et les "vieilles retraites", pour une nouvelle retraite où apparaissent des "feux", "brasiers", etc., qui ont un tout autre prix à ses yeux.

Et précisément, les quatre versets qui achèvent de construire le poème sont placés sous le signe de la douceur, le mot est repris abondamment au pluriel par le poète, et cela confirme le rétablissement en cours de la santé du poète "Remis, qui nous attaquent encore le coeur et la tête, qu'on sent"
Ces quatre versets mêlent un phénomène cosmique (puisque choc des glaçons aux astres il y a, dans une élévation à rapprocher d'A une Raison) de feu et de pluie, et la pluie est traditionnellement présentée comme fécondante avec le passage aux "larmes blanches, bouillantes".
Deux répétitions transversales sont à mentionner alors.
Nous avons vu que les versets 1, 2, 3, 4, 7 et 10 forment un tout avec une alternance bien réglée. Les versets 5, 6, 8 et 9 forment un autre tout qui s'imbrique dans le précédent et qui possède ses répétitions propres avec "douceurs", "brasiers", "monde", "musique", la reprise "pleuvant", "pluie" :

     Douceurs !
     Les brasiers pleuvant aux rafales de givre, Douceurs ! les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. Ô monde !

     Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.
     Ô Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, ô douceurs ! et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.

Mais, si je ne cite que les quatre versets en question, on observe que j'isole les mentions "le coeur" et "arctiques". Or, la mention "le coeur" est une reprise du verset de rejet numéroté 3 : "qui nous attaquent encore le coeur et la tête"
Si on se permet de jouer avec le titre A une Raison, en songeant bien que par ailleurs la mention "arrivée" est étonnamment commune à nos deux poèmes mis en regard l'un de l'autre, nous sommes ici dans les raisons du coeur, avec une rencontre fusionnelle entre le coeur du poète et le "coeur terrestre", le coeur carbonisé devient d'ailleurs précisément "diamants". On ne peut que songer au lieu commun d'un "coeur de diamant".
Quant à la reprise du nom "arctiques", il est frappant de constater que ce mot termine le verset numéroté 9 et qu'il précède une reprise de la phrase où il est également employé, sauf que cette fois la phrase n'ira pas jusqu'à son terme.
Il y a quelques adjectifs dans ce verset 9 qui échappent à la répétition "larmes blanches, bouillantes" et "voix féminine", mais ils ont une orientation clairement érotique. Cette pluie fécondante arrive au fond de "grottes arctiques" accompagnée d'une "voix féminine".
Spontanément, je n'ai pas manqué de comparer les emplois de l'adjectif "arctiques" dans ce poème : "fleurs arctiques" ou "mers et fleurs arctiques" contre "grottes arctiques". La nature sexuelle évidente et admise par tous du verset 9 ne peut qu'imposer l'idée d'un jeu de mots, celui de la défloration sexuelle quand nous passons de "fleurs arctiques" à des "grottes arctiques".
Ceci m'amène à considérer un point important du poème, celui de la fameuse phrase entre parenthèses "(Elles n'existent pas)".
Contrairement à ce que dit Yves Reboul, le deuxième verset ne s'achève pas par un point curieux.


     Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,
     Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.)
     Remis des vieilles fanfares d'héroïsme qui nous attaquent encore le cœur et la tête loin des anciens assassins
     Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas)

Les deuxième et quatrième versets sont bien terminés par une ponctuation faible, le point-virgule. Le point ne vaut pas en-dehors de la parenthèse et, en réalité, il conviendrait d'uniformiser le texte, puisque et nous savons que c'était un défaut récurrent chez lui Rimbaud ne ponctuait pas toujours ses fins de phrases ou de vers. Un autre point devrait apparaître au verset 4, à moins d'une conscience philologique ayant peur de tout et d'elle-même.
Mais le fond du problème, c'est la lecture qui est faite de cette parenthèse. Le sens plein du verbe "exister" a été privilégié. Rimbaud dirait que les "fleurs arctiques" n'existent pas, pire encore avec l'accord du "et" il dirait même que ni les fleurs, ni les mers arctiques n'existent.
J'ai du mal à saisir l'intérêt poétique de cette idée et il me semble qu'il faille interpréter le verbe "exister" différemment. Le poète a fui un monde qui l'empêchait d'exister au sens de l'épanouissement de soi, et en allant à la rencontre des fleurs arctiques une aventure fusionnelle s'est jouée sous nos yeux. Il est sensible qu'à partir du moment où la pluie fécondante et pleine de feux offre ses douceurs le poète tend à montrer que l'obsession de la souffrance ancienne ne lui en impose plus et pour le montrer il reprend les parenthèses utilisées pour la phrase "(Elles n'existent pas)" au sujet de son rejet. Il met entre parenthèse son rejet "(Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent,)", ce qui, même si la douleur et la conscience du mal sont encore exprimées à l'indicatif présent, témoignent d'un détachement progressif.
Et si à la fin du poème, la répétition du motif du pavillon est abrégée, plutôt que d'extrapoler, prenons le cas que cette suspension fait suite à un acte sexuel qui visiblement vaut apaisement et donc enlève de son insistance à l'appel évident que constitue cette reprise "Le pavillon en viande saignante", qui est étendard, nutrition et régénération.

A suivre!

dimanche 29 décembre 2013

Interlude

Un peu de musique classique cette fois. On écoute souvent de la musique classique du dix-neuvième siècle ou bien de la musique classique allemande ou autrichienne.
Personnellement, j'ai horreur de pas mal d'expériences du vingtième. Stockhausen très peu pour moi. Je ne suis pas non plus friand de musique classique française.
En revanche, il y a un secteur qui m'attire, c'est la musique classique des XVIIème et XVIIIème siècles en Italie, Vivaldi bien sûr, mais aussi Corelli que j'ai connu d'abord par ses concertos.

Corelli - Concertos
Les Quatre saisons avec Carmignola au violon

La Folie qui n'est pas de Corelli, mais qui en donne une version célèbre

La Folie par Corelli

 La transformation de ce morceau par Haendel est sublime.

Sarabande de Haendel

Dixit Dominus - Haendel

J'écoute aussi volontiers Haydn et on peut remarquer qu'en musique classique je tends à privilégier les symphonies et les concertos.

Haydn - Symphonie n°45

Et j'essaie de redécouvrir ceux qui sont un peu tombés dans l'oubli, Glück par exemple.

Glück - Orphée et Eurydice

Pour le jazz, j'aime bien l'esprit musical, j'aime bien des trucs, mais j'en écoute peu et je ne supporte pas le culte qu'on fait autour des improvisations jazz, ça me saoule. Il me faut des airs, des morceaux, des compositions. Coltrane, ce n'est pas pour moi.

Sidney Bechet - Petite fleur
Peggy Lee - Fever
Billie Holiday, My Man

Let's rock !
100 miles an hour

Brève sur l'élucidation de "daines"

On vient de me faire le reproche de ne pas avoir cité un article de Roger Pierrot dans mon article de déchiffrement de vers de L'Homme juste. Ce serait une lecture de base des rimbaldiens et je n'aurais du coup pas mentionné que cet article aurait proposé la lecture "daines" que j'ai démontrée.
J'ai répondu que je n'avais pas lu cet article, je n'ai pas dit que j'étais surpris que dès lors cette découverte n'ait pas été recensée par la suite dans les articles ou notices sur ce poème, mais j'ai déclaré au contraire que c'était parfait et que j'allais pouvoir faire un petit article où signaler à l'attention que quelqu'un avait lu correctement comme moi le manuscrit. Car, en publiant un article, j'ai produit toute une démonstration et les gens ont l'air de faire découler la bonne lecture de la démonstration, alors que j'ai d'abord vu le manuscrit et l'évidence m'a sauté aux yeux, et ce n'est qu'après que j'ai conçu toute une démonstration pour appuyer cette révélation : on n'imaginait pas que je publie un texte en trois lignes disant j'ai déchiffré le vers, voilà ce qu'il faut lire. Alors, certes, la démonstration a également de l'importance et on en a salué le brio.
Du coup, je me suis reporté à cet article qui est en ligne sur le site Gallica de la Bnf, et malheureusement il n'y est pas du tout question d'un déchiffrement du mot "daines", mais simplement de la forme graphique "daines" d'une fin d'expression. Certes, à la page 218, Roger Pierrot écrit "daines" entre guillemets en déclarant que cela est "plausible", mais il juge alors de l'expression "à bedaines" et ne songe pas du tout au nom "daines". Et l'auteur n'a du coup nullement identifié un "ou" mal écrit et collé au mot "daines" sur le manuscrit. Et qu'il ne songe qu'à un seul mot se terminant par "daines", cela est confirmé par sa transcription page 217 où le mot "daines" est transcrit mais accolé aux crochets incluant des points de suspension. Un espace aurait été reporté entre les crochets et "daines" si l'auteur avait considéré qu'il était question de deux mots distincts.
Je donne les liens pour que chacun puisse vérifier. Il s'agit de l'article "Verlaine copiste de Rimbaud : les enseignements du manuscrit Barthou à la bibliothèque nationale", paru dans la Revue d'Histoire littéraire de la France, n°2, 1987, pp.213-220.


Je précise également que mon déchiffrement est considéré comme définitif par de nombreux rimbaldiens, et je ne souffre paradoxalement que des réticences des éditeurs André Guyaux (Pléiade 2009), Steve Murphy (Champion, 1999, mais articles récents où d'ailleurs je suis cité de manière inexacte variée) et du site d'Alain Bardel. Je ne suis pas connu non plus de Louis Forestier et de Jean-Luc Steinmetz, ce qui fait que les éditions Garnier-Flammarion, Bouquins, Folio et Poésie Gallimard, malgré les corrections ou nouvelles éditions récentes ne tiennent aucun compte de mon déchiffrement. Quant à l'édition en Livre de poche de Pierre Brunel, elle date de 1998, donc est antérieure à mon article.
Bref, j'explique Rimbaud, je le déchiffre, mais je suis mis au ban de la société, je ne suis pas payé pour ça, j'ai droit à tous les mépris, pas un mot, rien, pas un quidam qui va écrire sur mon blog, mais d'autres sont payés qui s'occupent du discours officiel sur Rimbaud et on voit que le public est privé de la juste leçon manuscrite.
Et à aucun moment vous ne vous sentez débiles?

jeudi 26 décembre 2013

Prochainement, article sur la lecture ou lisibilité de Rimbaud

Socialement, ma lecture de Voyelles dérange les susceptibilités ou laisse indifférents ceux qui voudraient ramener leur fraise sur le sujet
Ces réticences concernent ceux qui publient, mais là il va suffire d'attendre qu'ils ne publient plus, à moins de se référer à ceux qui publient sans se sentir tenus par un enjeu quelconque de refus de certaines vérités Dans tous les cas, l'énergie investie à nier les évidences ou les éléments pertinents d'une lecture, qui au moins devrait être appréciée comme proposition qui force de nouvelles prises en considération, fait que des gens se privent du plaisir d'aimer Voyelles en soi et pour soi On a aimé Rimbaud toute sa vie, et puis là le combat devient se défendre contre l'idée qu'on puisse s'être trompé ou qu'on ait pu ne pas savoir ce qu'un autre a su dire, combat qui se fait finalement contre la lecture des poèmes de Rimbaud, contre le plaisir de le lire.
Mais ces réticences concernent aussi ceux qui ne publient pas. On le voit encore récemment sur ce blog avec Alfonso et ses réactions. Il conteste que quelqu'un puisse apporter une "lecture définitive" de Voyelles, et en s'épargnant les imbécilités  du genre il y aura toujours quelque chose de subtil à dire sur un texte, il se place alors dans le refus de comprendre (ou de comprendre mieux) Voyelles parce que l'important pour lui est une querelle d'amour-propre où personne ne doit prendre la place de celui qui comprend mieux que les autres le sens de la poésie de Rimbaud, surtout s'il n'est pas à l'Académie française (avec Jean d'Ormesson) ou élite reconnue par un statut en Sorbonne ou assimilé, ce qui renvoie aussi notre contempteur à un sentiment de faillite personnelle.
L'attaque d'Alfonso consiste à jouer sur les susceptibilités pour peu que la personne en face y soit sensible, combat qu'il gagnera (sur ce plan-là, mais celui-là uniquement) dans 99% des cas mais qui n'a aucun intérêt, surtout une fois que la nature du combat est identifiée comme telle et que la cible n'a aucun mal à s'avouer susceptible L'attaque peut demeurer efficace sur le plan de la reconnaissance ou non-reconnaissance de torts, d'erreurs, elle peut être dévastatrice par sa méchanceté, mais il ne faut jamais sous-estimer la personne qu'on a en face, car il existe aussi un monde entre une susceptibilité molle qui ne se remet pas en cause, car elle associe son intelligence à ses résultats acquis, soutenus, et une susceptibilité vive qui tire sa fierté de son évolution et du jeu des problématiques qu'elle sait mener dans le temps, car une susceptibilité qui se joue dans le dépassement est beaucoup moins victime de la critique que peuvent le penser ceux qui, attaquant, sont dominés par la première forme de susceptibilité.
Venons-en maintenant à la défense d'Alfonso. Elle consiste, doublée d'anonymat, à ne pas donner l'état de sa pensée sur Rimbaud pour demeurer intouchable, tout en faisant de l'ironie sur le compte de celui qui s'intéresse à Rimbaud, avec un tissu d'idées mal dégrossies sur la critique littéraire comme traduction, mode d'emploi, etc.
Alfonso a cru opposer au commentaire du sonnet Voyelles le texte même d'Alchimie du verbe. Il disait que les lignes d'Alchimie du verbe étaient à son avis le meilleur commentaire qui soit de Voyelles, mais en-dehors de l'argument d'autorité d'un auteur parlant de son propre texte qu'est-ce qui peut motiver cet avis ?
J'ai donc demandé à Alfonso de me dire ce que lui-même avait compris de sa citation. Je n'ai bien sûr reçu aucune réponse.

Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que la critique littéraire, même si elle prend des formes variées, ne peut que prolonger les opérations mentales de la lecture immédiate. Il n'y a pas d'un côté la lecture immédiate qui serait sensibilité pure et de l'autre la critique littéraire
La critique littéraire est une débauche de moyens, mais de moyens plus que compatibles avec la lecture immédiate, ils sont même substantiels dans la lecture immédiate.
Il n'y a là aucune différence de nature.

Ensuite, il y aurait sans aucun doute beaucoup à dire sur la sensibilité dans les beaux-arts et la musique, mais la poésie est un art avec les mots et les phrases, et donc avec la pensée.
En rejetant le commentaire, Alfonso rejette la pensée dans la poésie, ce qui est absurde.
Il peut trouver lourd le déploiement du commentaire, mais le refuser c'est une sottise. Et l'impossibilité de ce refus étant admise comme une évidence, que cela plaise ou non, la meilleure façon de faire savoir qu'on a compris un poème hermétique et en même temps de le faire comprendre aux autres sera nécessairement le commentaire
Le travail d'analyse d'un texte est le moyen imparable pour mieux le comprendre, la condition sine qua non, qu'on trouve cela poétique ou non.
Agacer les femmes dans un salon parce qu'on commente un poème, c'est un autre débat sur la sensibilité et la vie en société, ça n'a pas sa place ici sur ce blog.
J'aimerais aussi comprendre comment un art avec le langage peut être sensibilité pure.
Les sens ne sont qu'une relation au monde. Il n'y a pas de conception dans la perception. C'est notre entendement qui nous fait dire quelque chose sur ce que nous percevons, qui nous fait juger de nos perceptions. Nos perceptions ne sont pas vraies ou fausses, mais c'est notre cerveau qui juge si ce que nous percevons mérite d'être considéré comme la réalité ou une illusion, etc.
Il n'y a même pas la réalité, nos perceptions et nous, car nos perceptions sont des mises en relation de la réalité avec nous-même C'est notre cerveau qui établit des distinctions
Le rapport aux beaux-arts et à la musique relève de l'intelligibilité, je ne crois pas à la sensibilité pure en art, mais, dans le cas de la poésie, c'est encore plus évident, puisque les mots et les phrases sont on ne peut plus clairement du côté de l'intelligible et de la production de sens.
Que certains puissent tourner le dos au commentaire d'un poème, c'est cela qui est risible et béotien, puisque le commentaire montre, même si on veut penser que c'est de manière rude, etc., la santé de la signification poétique.
C'est l'incapacité permanente à commenter l'art ou une oeuvre qui est inquiétante, pas l'inverse.

Qu'ils soient employés pour des raisons pratiques dans notre confrontation au réel ou qu'ils soient employés pour l'exercice de l'imaginaire, les mots sont inévitablement des généralités. Tout comme en mathématiques, les nombres sont des réalités de l'esprit sans existence matérielle, voir un arbre cela ne veut pas dire que le chiffre un est manifesté par cet arbre, les mots sont des moyens de l'esprit pour appréhender le réel.
Mais ces généralités ont un sens, et les phrases vont créer des combinaisons qui selon certaines lois produisent du sens
Surtout, les mots et les phrases appartiennent aussi à une langue et à aucun moment les mots ne cessent de renvoyer à la culture, à l'environnement, etc. Un poème ne se coupe pas du monde.
L'intertextualité, le contexte historique, tout cela importe à la compréhension littéraire, et nous sommes revenus des égarements du structuralisme, dont le défaut majeur était cette coupure avec la réalité ambiante pour ne se replier que sur le texte lui-même.
Il conviendrait de citer cruellement des noms, mais, jusqu'à plus ample informé, un texte qui ne procède que de lui-même, c'est du charabia, et même chose pour la spiritualité supposée des textes. Un texte n'offre pas un moment de spiritualité, pas même un texte sacré. Il n'y a pas d'au-delà dans un texte, il y a des mots et des phrases dont comprendre la signification, au moins la signification générale, puisqu'on peut toujours affiner et débattre. Sans compter qu'il y a franchement de quoi s'interroger sur la spiritualité des croyances et mieux encore des conduites religieuses décidées, la spiritualité chrétienne est visée par des textes du Nouveau Testament ou la spiritualité juive par les textes de la Torah ou la spiritualité bouddhique par d'autres textes de référence, mais la spiritualité n'est pas dans les textes, même si ces trois religions offrent un idéal moral assez poussé justifié par une conception du monde. Le dogme peut être qu'on s'interdise de le penser, les faits n'en sont pas moins là. Et dans le cas de Rimbaud, qu'est-ce que cette spiritualité d'un texte dont les combinaisons ne nous sont pas familières :

Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets.
  Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
 Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole crue moderne parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l'extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville.
 J'ai embrassé l'aube d'été.
 Pour l'enfance d'Hélène frissonnèrent les fourrures et les ombres et le sein des pauvres, et les légendes du ciel.

La troisième citation dont lire la suite avec le rejet de la superstition (début du poème Ville) détonne dans cet ensemble et permet déjà de mettre en doute une approche globale des poèmes de Rimbaud comme témoignage mystique, mais, si les autres citations peuvent prendre la forme de témoignages d'une spiritualité, il n'en reste pas moins que nous avons affaire à un texte qu'il faut comprendre et qui ne dégage par lui-même aucune mysticité, strictement aucune, parce que cela ne relève pas du pouvoir des mots.
La combinaison des mots et des phrases, c'est une production de sens qui peut être exaltée par la mise en forme, la rhétorique, mais une production de sens avant tout.

Alors, il est vrai qu'il y a une communion à laquelle adhérer ou non dans le poème, il faut se laisser aller, mais je ne confonds pas cela avec la spiritualité. Et cette communion, dont je ne débattrai pas ici si elle est le relais d'un possible ou non accord mystique, n'exclut pas la compréhension de l'assemblage des mots et des phrases. Lire le poème, c'est s'affronter à son sens et à sa portée. Dire "ce texte me met en transes, mais je n'y comprends rien", cela demeure une façon grossière d'apprécier la poésie. C'est faire fi du sens pour une mysticité dont la raison d'être n'est peut-être pas du tout dans le texte écrit, mais dans nos projections, mythes et représentations autour d'un poème, parfois la mysticité n'est même qu'une crispation résultant des viscères et de l'enfance.

Cette histoire de communion mystique avec Rimbaud est complètement débile. Je ne vois pas en quoi il y a élection à rejoindre le groupe de ceux qui ont une religion et à la répandre dans le monde, je ne le vois pas non plus quand il s'agit de rejoindre ceux qui professent qu'ils sont émus par la poésie de Rimbaud. Je ne pense pas qu'il aurait apprécié ses disciples.
Mais, il faut bien parfois sortir de la mysticité pour dire un mot de ce qu'on pense le sens des poèmes de Rimbaud. Il y a des lieux communs. Prenons-en un qui n'a rien à voir avec le mysticisme, mais qui a tout de même le traitement de faveur de la vérité révélée qui échappe à tout besoin d'expertise.

Parade me semble avec "prendre du dos" illustrer un cas de fausse évidence. Il est certain que bien avant les affirmations intempestives de Fongaro et Chambon maints et maints lecteurs y ont trouvé un sens obscène. On observera aussi qu'il est assez curieux de voir Jean-Pierre Chambon soutenir cette lecture obscène en refusant l'analyse grammaticale qui pourrait le mieux convenir "prendre par le dos" au profit de cette autre "prendre de la carrure", "du" dans "prendre du dos" n'étant plus une préposition mais un article partitif.
Alors que la lecture obscène vient forcément d'une lecture supposant un groupe prépositionnel de lieu indiquant où est pris quelque chose, voilà que l'analyse grammaticale admise est celle d'un gonflement "prendre du dos", c'est non pas prendre quelque chose dans le dos, mais avoir un dos qui s'augmente.
L'expression "prendre du dos" a semblé dire crûment quelque chose pourtant.
Or, outre qu'on peut attester l'existence au sujet des livres de la formule "prendre du dos" qui signifie que par un procédé technique on leur fait prendre de l'épaisseur, il faut aussi envisager la liaison des paragraphes entre eux.
Dans le cas de la lecture obscène, on lit le premier paragraphe comme décrivant les drôles en finissant par une description particulière d'un sous-groupe de jeunes, puis on lit le second paragraphe comme une nouvelle évocation globale avec une nouvelle description du spectacle qu'ils offrent, ce qui fait double emploi (mais rien n'empêche il est vrai le double emploi, la reprise d'un motif).
Toutefois, le début du second paragraphe a tout de même une allure de texte progressant dans l'argument : "Pas de comparaison"
Dans la lecture que j'offre, j'évacue une obscénité qui ne semble devoir se rattacher que par la bande au sujet du poème, celui d'une parade de forains exploitant leur public. La lecture que je propose "prendre du dos" : "prendre de l'importance", va dans le sens du titre avec la recherche de la parade de soi-même.
Mais encore, j'insiste sur la liaison des paragraphes.
Car, c'est pour moi l'évidence que le fait d'aller en ville précipite le spectacle décrit dans le deuxième paragraphe, ce qui atténue aussi (et même plus encore qu'atténue) l'idée de pur double emploi de la nouvelle plongée dans le spectacle qu'ils offrent.

Jugez-en, et jugez ce qu'est un acte de lecture. J'ai souligné les deux phrases sur lesquelles reporter toute son attention pour apprécier en son âme et conscience s'il y a bien liaison, transition d'un paragraphe à l'autre.

     Des drôles très solides. Plusieurs ont exploité vos mondes. Sans besoins, et peu pressés de mettre en œuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences. Quels hommes mûrs ! Des yeux hébétés à la façon de la nuit d'été, rouges et noirs, tricolores, d'acier piqué d'étoiles d'or ; des faciès déformés, plombés, blêmis, incendiés ; des enrouements folâtres ! La démarche cruelle des oripeaux ! Il y a quelques jeunes, comment regarderaient-ils Chérubin ? pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources dangereuses. On les envoie prendre du dos en ville, affublés d'un luxe dégoûtant.
     Ô le plus violent Paradis de la grimace enragée ! Pas de comparaison avec vos Fakirs et les autres bouffonneries scéniques.
Dans des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve ils jouent des complaintes, des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l'histoire ou les religions ne l'ont jamais été. Chinois, Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales. Ils interpréteraient des pièces nouvelles et des chansons "bonnes filles". Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique. Les yeux flambent, le sang chante, les os s'élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent. Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers.
     J'ai seul la clef de cette parade sauvage.

Evidemment, il faut bien en revenir à Voyelles, car une fois admis qu'un poème ne se vit pas comme mystique et spiritualité, mais se lit comme production de sens par le moyen de mots et de phrases, par le moyen de combinaisons langagières, jusqu'à des exemples subtils comme celui que je montre avec Parade, il reste à traiter de l'idée du poème comme témoignage d'une science. Jusqu'à plus ample informé, un texte scientifique donne ses arguments et un témoignage admet le débat. Pour moi, Voyelles est un poème, mais je veux bien qu'il faille débattre et que cela n'exclut pas que quand même il y ait un témoignage. Acceptons le débat dans sa grande rigueur.
Dans le cas de Voyelles, il y a deux séries à considérer, celle lettres-couleurs du premier vers, et celle entre chaque lettre et plusieurs associations imagées.
La série entre les lettres et les associations imagées est d'un degré d'aléatoire qui exclut qu'un savoir scientifique soit délivré et elle ne peut déboucher que sur une lecture symbolique issue du meilleur travail de compréhension des combinaisons engagées.
Quant à la série entre lettres et couleurs, elle est déjà beaucoup moins aléatoire. Première raison, elle se fait d'un mot à un autre. Le mot "noir" n'est pas une combinaison. Mais cela n'est pas suffisant. Nous aurions pu avoir une liaison du A et du corset: "A corset" La liaison des mots un à un tend à sortir des combinaisons strictement aléatoires, mais n'en sort pas complètement. C'est le plan sur lequel on se situe qui peut nous extraire de l'aléatoire.
Les théories de l'audition colorée existaient et ce poème peut y faire partiellement écho. On peut imaginer une correspondance entre la fréquence d'une lettre et la fréquence d'une couleur, ou une correspondance semblable. Je ne dis pas que cette correspondance est, mais c'est un fait que cela est et a été suffisamment envisageable que pour avoir engagé des recherches scientifiques ou pseudo-scientifiques de ce côté-là.
Et on peut même dire qu'il n'est pas besoin d'épuiser toutes les couleurs. Si le sujet de la réflexion part des lettres et non des couleurs, l'exhaustivité doit être du côté des voyelles, et aucun engagement n'est pris pour citer toutes les couleurs. Certaines couleurs seraient impliquées par les "fréquences" des voyelles, d'autres non.
C'est tout à fait concevable.
Le problème, c'est que les lettres font partie des concepts bâtards, si on me permet de le dire ainsi familièrement.
Les lettres furent inventées à de certaines époques en fonction des besoins, mais pour plusieurs raisons historiques les 26 lettres de l'alphabet latin n'épuisent pas la réalité des consonnes et voyelles du français. Nous compensons par divers procédés, par exemple deux lettres vont transcrire un seul son ou phonème. Nous observons aussi qu'une lettre ne se prononce pas toujours de la même manière. Enfin, il existe une distance entre la forme orale des mots et la transcription écrite dont le principe était initialement censé la refléter. L'orthographe porte des marques culturelles qui l'éloignent de la transcription des sons, fait bien connu en français ou en anglais notamment.
Or, s'il est évident que Rimbaud a joué sur une liaison non strictement aléatoire entre des voyelles supposées orales et des couleurs, ce qu'appuie le fait qu'à la différence des consonnes les cinq voyelles (avec exclusion tout à fait traditionnel du Y) se prononcent comme des voyelles orales A E I O U (comparer bé, cé, dé), comme si l'alphabet était le garant d'un respect de l'adéquation entre l'écrit et l'oral, malgré cela, Rimbaud joue non moins tout aussi explicitement avec le fait qu'il cite non des voyelles mais bien les formes fondamentales de l'écrit. Rimbaud joue explicitement avec la notion d'alphabet et le poème est ainsi mis en tension entre une dimension orale et une dimension alphabétique.
Car il y en a des réalisations orales qui passent à la trappe, et pas des moindres "é", "è", "ou", etc.
Ce qui est aberrant, c'est que les rimbaldiens demeurent le cul entre deux chaises à chercher tantôt un système de correspondances abouti pour les voyelles "orales", tantôt un système de correspondances abouti pour les voyelles "écrites", sachant qu'ils ne s'attardent pas sur la notion d'alphabet, mais sur du coup des correspondances de formes, un A ressemble à une mouche les ailes repliées et bon an mal an un I devra ressembler à des lèvres, au mépris de la verticalité du I comme au mépris de la forme graphique adoptée sur les deux manuscrits connus.
J'ai proposé pour ce premier vers une lecture qui engage une simple approche métaphorique pour la dimension orale qui n'est pas à exclure, mais qui est seconde, et une lecture qui engage surtout une attention renouvelée pour la notion d'alphabet et partant pour l'idée de système complet des éléments utiles à la combinatoire d'une langue.
Conscient de la relation du poème à la notion d'alphabet qui pose les cinq lettres comme une série complète (ce que tout le monde rermarque en lisant ce poème, mais laisse de côté), j'ai montré, et cela relève du recours quelque peu à une pierre de Rosette (si les lettres formaient un tout, les cinq couleurs formaient aussi un tout), que les couleurs formaient tout autant un système complet, et que la correspondance capitale était de système à système. On a l'alphabet du langage et on a un alphabet de cinq couleurs fondamentales. Que le A aille avec le noir, cela devient un fait d'organisation du poème, et un fait contingent.
Le A est la première voyelle de l'alphabet et moyennant une corruption qui nous amène à l'alphabet grec le Oméga sera conclusif. Le poème nous présente un tout par les couleurs et des images librement créées, qui va d'un commencement à une dimension ultime (mention du "suprême").
Très subtilement, Rimbaud n'a pas fait du blanc, de l'aube, le commencement, il a placé le commencement dans un ventre maternel avec le "A noir" qui est "corset", "golfes".
Partant de là, inévitablement le A matrice était noir.
A un autre niveau de subtilité, le A noir matrice a à voir avec la décomposition des corps, mais le mot "corset" en parallèle à "golfes" pose bien explicitement le caractère de matrice de l'idée de "A noir".
Le "A" est noir, non seulement parce que le jeu était d'apposer des couleurs à une lettre, mais parce que Rimbaud a médité une relation d'un système ordonné de lettres à un système de couleurs organisé à signifier quelque chose également de manière ordonnée.

Maintenant, je vous laisse juger si refuser cela c'est savoir apprécier la poésie de Rimbaud et si ce n'est pas manquer de goût, ce précieux goût qui importe tant à la sensibilité pure.
Personnellement, je n'ai pas envie de perspectives chagrines, j'aime trop les oeuvres de cet écrivain, et je ne renoncerai jamais, mais jamais à leur meilleure compréhension possible.
La béatitude devant un texte qu'on se refuse de comprendre comme quelque chose d'intelligible n'est certainement pas rimbaldienne. Et refuser le sens, c'est refuser l'esprit de ce poète pour une mysticité qui n'a rien à voir avec ses écrits.

lundi 23 décembre 2013

Du Stendhal

    "Alors il s'approcha du duc, et d'une voix tremblante et à peine articulée, il lui dit qu'il était vrai qu'il avait obtenu les faveurs de la duchesse. A ces paroles, le duc se jeta sur Marcel et le mordit à la joue ; puis il tira son poignard et je vis qu'il allait en donner des coups au coupable. Je dis alors qu'il était bien que Marcel écrivît de sa main ce qu'il venait d'avouer, et que cette pièce servirait à justifier Son Excellence. On entra dans la salle basse, où se trouvait ce qu'il fallait pour écrire ; mais la corde avait tellement blessé Marcel au bras et à la main, qu'il ne put écrire que ce peu de mots : Oui, j'ai trahi monseigneur ; oui, je lui ai ôté l'honneur !
     "Le duc lisait à mesure que Marcel écrivait. A ce moment, il se jeta sur Marcel et il lui donna trois coups de poignard qui lui ôtèrent la vie. Diane Brancaccio était là, à trois pas, plus morte que vive, et qui, sans doute, se repentait mille et mille fois de ce qu'elle avait fait."
Il y a là un peu de rudesse maladroite, mais c'est pourtant divinement écrit. La phrase "Je dis alors qu'il était bien..." sera mieux appréciée à la lecture complète de la nouvelle des Chroniques italiennes dont ce passage est extrait.

    "Rapporter du revenu est la raison qui décide de tout dans cette ville qui vous semblait si jolie. L'étranger qui arrive, séduit par la beauté des fraîches et profondes vallées qui l'entourent, s'imagine d'abord que ses habitants sont sensibles au beau ; ils ne parlent que trop souvent de la beauté de leur pays : on ne peut pas nier qu'ils n'en fassent grand cas ; mais c'est parce qu'elle attire quelques étrangers dont l'argent enrichit les aubergistes, ce qui, par le mécanisme de l'octroi, rapporte du revenu à la ville."

Le roman de Stendhal continue sans doute Les Liaisons dangereuses, on pourrait relever les transpositions, mais aussi Flaubert n'a-t-il pas continué ce roman stendhalien. Le vouvoiement qui ouvre Madame Bovary est célèbre et laisse perplexe, que penser de celui-ci, superbe ?
 
Je voulais citer d'autres passages, mais le prochain je ne le retrouve pas assez vite, d'autant que je n'ai plus qu'une vague idée de son contenu, mais une très bonne encore de la raison pour laquelle le citer, c'est ainsi, et je remets ces citations à une prochaine occasion.

dimanche 22 décembre 2013

Rimbaud avait-il tant lu que ça ? des tonnes de romans ?

On prête à Rimbaud des tonnes de lectures, ce que je suis loin de trouver évident
Rimbaud a écrit ses poèmes de 14 à 19 ans, 20 ans pour ceux qui pensent je ne sais pas pourquoi que les poèmes en prose sont postérieurs à Une saison en enfer
Ce temps s'est passé un peu à l'école, un peu sous le toit familial, pas mal à Charleville et certainement pas la plupart du temps à la bibliothèque au vu des anecdotes de Delahaye, des fugues, au vu de la correspondance même de Rimbaud
Il a lu la bibliothèque du professeur Izambard où il n'a pas l'air d'avoir trouvé beaucoup de classiques de la Littérature en-dehors d'un Don Quichotte traité avec une désinvolture, certes il lui apparut, mais une fois lu il veut passer à autre chose, Le Diable à Paris, c'est ce qu'il cite chez Izambard de plus près du classique de la Littérature Plus tard sa lettre où il est question de livres à vendre va dans le même sens
Rimbaud a lu quelques romans divertissants de l'époque, mais sa culture littéraire n'est pas ce qu'on nous fait croire
Ce que Rimbaud connaît à fond c'est la poésie de son siècle, avec pour réserve que même des recueils d'Hugo ont pu n'être découverts et lus qu'à Paris, etc
Il lit pas mal les journaux et comme tout le monde se cultive par des lecture variées de vulgarisation scientifique ou d'autres choses semblables

Il a sans doute un bon bagage de lectures de l'Antiquité, plus par extraits qu'oeuvres complètes, mais c'est déjà quelque chose
En revanche, sur sa culture classique, je suis sceptique, qui osera dire qu'il a dépouillé les recueils de Villon, du Bellay, Marot, Ronsard, Chénier, Les Tragiques d'Aubigné, etc Ajoutons à cela des écrits en vers particuliers : La Fontaine et Boileau dont il devait connaître de larges pans
Il n'en a peut-être qu'une connaissance anthologique de la plupart des poètes des siècles passés, il a lu sans aucun doute un grand nombre de poèmes divers, mais des recueils, on n'en sait rien
Pour le théâtre, on ignore la quantité de pièces qu'il a pu lire de Corneille, Racine ou Molière, on soupçonne qu'il a dû lire Tartuffe en-dehors bien sûr de tout cadre scolaire
Il n'a sans doute jamais lu Garnier, Rotrou et beaucoup d'autres
Voltaire, c'est différent, Izambard en parle avec mépris, mais Rimbaud a eu plusieurs enseignants, et Voltaire était le complément des trois Corneille, Racine, Molière à l'époque On ajoutera qu'il a pu lire Beaumarchais
L'oeuvre si délicate et géniale de Marivaux lui est probablement inconnue Marivaux n'est revenu sur le devant de la scène et encore qu'au début du vingtième siècle

Bref, en termes de culture classique, il avait une connaissance de textes latins et éventuellement grecs qu'ignore la critique rimbaldienne, il avait une connaissance anthologique des poètes français des siècles passés, il connaissait sans doute un pan des fables de La Fontaine et plusieurs écrits en vers de Boileau, il a dû lire un petit nombre de pièces de Corneille, Racine, Molière, Voltaire et Beaumarchais

Je doute qu'il ait lu Rabelais au-delà de quelques extraits et si Izambard atteste qu'il a parcouru Les Essais de Montaigne on ne sort toujours pas de la lecture anthologique, Il y a bien Les Caractères de La Bruyères
Je passe sur pas mal d'écrits en prose des siècles passés pour me concentrer sur le roman
Rimbaud n'a sûrement pas lu tant de romans que ça, pas même peut-être Le Roman comique de Scarron et La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette, les deux premiers romans du XVIIème qu'on peut penser à lire plutôt que l'Histoire comique de Francion, L'Urfée, etc

Le XVIIIème siècle est riche, mais il faut déjà écarter Jacques le fataliste, Les Liaisons dangereuses de Laclos, deux romans qui ne sont pas de minces chefs-d'oeuvre
Mais on peut toujours spéculer sur Montesquieu, Rousseau, Voltaire, l'Abbé Prévost, d'autres textes de Diderot Ceci dit, nous arrivons à suivre un certain emploi du temps de Rimbaud à partir de 1870, pas en continu mais quand même, on a son oeuvre qui se construit alors, et bientôt des déplacements à Paris, en Belgique et en Angleterre
Où aurait-il trouvé le temps pour parfaire ses connaissances ? Et d'ailleurs suffit-il d'avoir lu un livre une fois pour se l'être approprié ?
L'imagine-t-on en dehors des aléas de la vie dire le soir à Verlaine je veux consciencieusement lire tous les classiques de la Littérature ?

Il nous surprend et nous invite à consommer des ariettes bien plutôt

Enfin, il y a le XIXème siècle
Stendhal n'est pas pleinement reconnu au XIXème siècle, malgré la publicité de Balzac pour La Chartreuse de Parme Rimbaud n'a probablement pas lu un roman aussi génial que Le Rouge et le Noir, ni les Chroniques italiennes, encore moins les romans inachevés
S'est-il ennuyé à lire Volupté de Sainte-Beuve ?

Le seul romancier dont on sent qu'il a compté et qu'il a été lu, c'est Hugo
Balzac est un romancier passionnant Mais Rimbaud a-t-il lu Les Chouans pour voir Balzac traiter de la Révolution J'ai lu plein de Balzac, je ne trouve aucun rapprochement frappant, et je trouve absolument gratuit de penser à Vautrin en lisant le poème Parade avec ses "drôles très solides"
Michelet a sans doute compté, mais ce n'est pas vraiment des romans
Les Goncourt sont une piste à creuser, Gautier aussi
Chateaubriand, malgré quelques traces, ce n'est pas simple d'évaluer sa connaissance de l'auteur
Rimbaud a-t-il lu Flaubert ? J'ai entendu des rimbaldiens l'affirmer, mais moi je n'en sais strictement rien

En réalité, Rimbaud lisait pas mal de poésies de son siècle et d'écrits qui l'intéressaient par embranchements avec ses préoccupations, il lisait aussi des publications d'actualité, et c'est cette culture-là qu'il nous manque parfois pour le suivre
Evidemment, comme Rimbaud peut s'inspirer que d'un extrait d'un livre, on peut croire qu'il a lu tout un livre quand ce n'est peut-être pas le cas

Rimbaud dévoreur de livres c'est un mythe sournois





samedi 21 décembre 2013

Digression : "au temps pour moi" contre "autant pour moi"

Il existe de fantastiques possibilités de recherches sur internet et certains chercheurs choisissent jalousement de s'en garder pour eux
Un truc tout simple en tout cas, c'est d'effectuer une recherche dans les documents mis en ligne sur le site de la BNF, Gallica, dans la mesure où il s'agit pour l'essentiel d'écrits du passé, remontant à au moins cent ans
Une recherche via Google n'a bien sûr pas les mêmes conséquences
J'ai ainsi cherché l'expression "prendre du dos" dans la littérature du passé et j'ai trouvé une acception
Il me faudra publier un article complet sur notre différence d'approche herméneutique avec les gens du passé, surtout au plan des obscénités
Aujourd'hui, vous dites : "il dit sa blague, et il se marre, on dirait qu'il en jouit tout seul", l'envie irrépressible prend tout le monde jusqu'à ce que quelqu'un l'assume ou le fasse de souligner la signification sexuelle du verbe, alors qu'il y a à peine quelques décennies, personne en société n'envisageait l'équivoque sexuelle quant à ce mot, je peux le garantir
L'expression "faire l'amour" a également changé de sens pour devenir exclusivement physique
Nous vivons dans une société où les équivoques sexuelles sont maladivement guettées et finalement créées par celui qui veut les voir
La "lèvre" d'un poème des Fêtes galantes communique une "exquise fièvre", le sens érotique n'est pas suffisant, il y a équivoque sur le mot "lèvre", sinon on ne comprend pas la finesse du poème
Les psychanalystes, psychiatres, psychologues sont pas mal responsables de cet état de fait, mais cela concerne aussi les approches littéraires de textes hermétiques dont ceux de Rimbaud
Il est vrai que les obscénités sont présentes dans l'oeuvre de Rimbaud et que cela a été maladroitement refoulé tout un temps
Ceci dit, il y a aussi chez les auteurs du passé une façon d'amener l'équivoque sexuelle
Au vingtième siècle, une démarche arbitraire va à l'équivoque sexuelle, pas dans les siècles passés
Evidemment, on a le Dictionnaire érotique moderne de Delvau et les critiques rimbaldiens ont tendance à l'exploiter à la façon d'une personne quelconque du vingtième, ils prennent un texte, identifient un mot, se reportent à l'explication érotique s'il y en a une, et c'est parti
Tout se passe comme si une expression courante avait toujours une signification érotique
La fenêtre d'un wagon de troisième classe, on trouve les équivoques obscènes pour "fenêtre" et "wagon de troisième classe" et on fait d'un Vieux Coppée un récit même pas obscène par touches, mais carrément pornographique
Pourtant il faut bien que la fenêtre d'un wagon de troisième classe ait une signification toute simple non obscène et dans la réalité et dans des textes qui prennent un voyage en train pour sujet
Il est plus logique de penser que l'expression était obscène au dix-neuvième selon le contexte d'emploi : une personne montre une femme et dit que c'est un "wagon de troisième classe", il fait une métaphore que Delvau avec sans doute un excès de zèle sur lequel il y aurait peut-être beaucoup à dire trouve bon de reporter en entrée de son dictionnaire Le mot et la définition cachent souvent des métaphores dans son ouvrage, ce qui est quand même gênant En plus, on se pose la question des apports du cru personnel d'un petit comité rigolard à ce dictionnaire
Dans Un Coeur sous une soutane, les équivoques obscènes vont très loin, Rimbaud suggère la masturbation dans des situations invraisemblables, Léonard étant en présence de toute la famille Binette par exemple
Mais il s'agit d'une métaphore, d'un jeu de confusion entre la situation amoureuse de Léonard autour d'une table et le pouvoir de suggestion des mots, et l'obscénité équivoque des mots est justifiée par une mise en scène, des mouvements de personnages, une véritable construction orientée en ce sens

Dans le cas de Parade, le sens argotique de "prendre du dos" n'est pas prouvé et il n'est pas non plus établi par le contexte d'emploi que l'expression soit obscène
Et on priera ceux qui veulent soutenir que l'expression l'est de se mettre dans la peau d'une personne du XIXème siècle, et non d'une personne (du début comme de la fin) du vingtième, car le surréalisme, les imbécilités pures de la psychanalyse, sont passés par là
On a marché à évidence forcée sur ce texte : Chérubin ça ne peut être que Rimbaud ou qu'un jeune bien tentant, des "ressources" ça ne peut être que ce que l'homme a dans ses bourses témoin un sonnet des "Immondes", "prendre du dos" on parle de prendre quelque chose dans le dos qui est un mot qui cache cul
Il est visible que ces évidences sont grossièrement posées et qu'on prend peu la peine de justifier pourquoi Chérubin serait cela qu'on dit, pourquoi la scène de regard serait désir de concupiscence, etc
Ce ne sont que des pétitions de principe, des inférences non éprouvées

On m'en veut de dénoncer ce manque de preuves et je vois Alain Bardel qui chante "plus personne ne met en doute la signification obscène", mais alors l'expression devient l'affaire d'un consensus, peu importe que cela soit clair, tout le monde va communier dans la conviction et l'article de foi
Personnellement, je ne crois pas au sens obscène, parce que je ne vois tout simplement pas bien ce que ça vient faire là, et loin de me dire ce que ça vient faire là, les rimbaldiens se contenteront de dire "c'est une expression sexuelle, c'est évident", et pourquoi c'est évident? "Parce que c'est une expérience lexicale", on éprouve de la poésie, on éprouve du Rimbaud, c'est de l'émotion pure, ça ne s'explique pas
-Mais ce texte c'est du charabia alors ?
- Mais, c'est parce que vous commentez, mon cher, vous traduisez et c'est trahir
- Ah et comment dois-je lire ?
- Eh bien comme ceci: "Des drôles très solides" c'est "Des drôles très solides", vous comprenez?
- Non, pas du tout
- Rhâa, mais ça ne s'explique pas, c'est Rimbaud le meilleur commentateur de lui-même : "J'ai seul la clef de cette parade sauvage"
- Et ça vous suggère quoi?
- Rimbaud seul pourrait le dire
- Certes, cette phrase fait partie des slogans, mais en quoi l'aimez-vous cette phrase, et même en quoi appréciez-vous tout ce poème?
- Mais il est génial, tout ce qu'il dit est génial
- Et il dit quoi ?
- Mais il n'y a que Rimbaud qui peut le dire
- Mais un texte est fait avec des mots, vous avez bien du sens qui s'en délivre
- Mais oui bien sûr qu'il y a du sens
- Ben alors sans le trahir, sans traduire, vous devez pouvoir parler de ce poème
- Mais oui
- Ben alors parlez-m'en
- Je vous vois venir, vous venez pour contredire, vous ne savez pas lire Rimbaud On va dans une exposition de pots de peinture, on ne cherche pas à comprendre, on passe trois secondes sur chaque oeuvre et on sait sur lesquelles on a flashé, la poésie c'est comme de la musique ça ne s'explique pas
- Quand même, à la différence de la musique, il y a des mots et il faut bien qu'ils soient là pour quelque chose, les mots sont prédominants, je ne vois pas les gens admirer le rapprochement de deux "f" sans engager un effet de sens lié aux mots choisis et à la syntaxe, toute la musique des mots et des phrases oriente vers le sens lui-même du dit, l'amplifie, l'approfondit
- Mais, oui, bien sûr, mais vous, vous commentez
- Ah et quelles sont vos opérations mentales quand vous lisez ?
- Aucune
- Aucune ?
- Aucune autre que la grâce de bien lire ce qui vous charme
- ???

Mais il suffit, je ne suis pas Diderot ou Montaigne pour ainsi faire de la digression dans une digression, voici donc ce que j'avais annoncé
L'expression "Au temps pour moi" nous sommes nombreux à la lire et à la penser ainsi "autant pour moi", présupposant un "ok je me suis trompé, autant de pris pour mon grade" grosso modo, puis nous sommes tout surpris quand on nous apprend que l'expression exacte est "au temps, pour moi", qu'elle est d'origine militaire, et que l'expression suppose plutôt qu'après un raté on recommence une manoeuvre
Cette expression serait née au moment de la première Guerre Mondiale environ
Mais, les réactions ont été assez fortes que pour dire que finalement rien n'était prouvé sur l'origine, le sens et l'écriture exacte de cette formule
Un moyen de trancher, c'est de fouiller le passé
Je n'ai trouvé effectivement aucune attestation de l'expression "autant pour moi" sur Gallica dans les textes antérieurs à la première Guerre Mondiale, sauf dans des expressions du genre "j'en ai pris autant pour moi" qui bien sûr n'ont rien à voir, ne sont pas l'expression même
Suite à ma recherche sur Gallica, je n'ai pas exactement une preuve, mais j'ai un indice fort que l'explication "Au temps, pour moi" est la bonne

Maintenant, à vous de voir si vous la citerez après mes triomphants articles sur Voyelles

"Prendre du dos" (complément)

Je viens de lire à moitié le commentaire de Parade sur le site d'Alain Bardel où il prétend que plus personne ne met en doute l'interprétation obscène de "prendre du dos" avancée par Fongaro Si ! moi je n'y ai jamais cru, je l'ai toujours dit, y compris oralement parmi les rimbaldiens
Voici la note de Bruno Claisse dans son commentaire du poème qui est mauvais, plaquant arbitrairement ce qu'il a assimilé de Rosset, Jankélévitch et auteurs récents sur le texte de Rimbaud avec pour conséquence d'infléchir la lecture dans des problématiques qui ne sont pas celles du poème, développant des métaphores adjacentes du sphinx qui orientent la lecture et formulant de manière insoutenable ou en tout cas indifférente aux contraintes de détail du texte que dans Parade il est question de tout le monde derrière les "drôles" L'article de Claisse ne ramène jamais au texte ou peu, mais il en embrasse des éléments dans un énorme discours philosophico-liturgique dont on n'arrive même pas à cerner les contours, les articulations Il rapproche ceci avec cela, on ne sait jamais trop pourquoi, avec une rhétorique émerveillée surtout de ses propres thèses philosophiques : "Car, autant qu'à discréditer la création divine, l'outrance de leurs masques pourrait bien tendre aussi à déconsidérer Satan", et ainsi de suite, ce qui n'est, vous le voyez bien, pas du commentaire du texte lui-même

Je cite la note 3 page 104 de son livre Les Illuminations et l'accession au réel où il a repris son article de 2006 :

Jean-Pierre Chambon, dans une communication du recueil collectif Malédiction ou Révolution poétique : Lautréamont / Rimbaud (Lez Valenciennes, 13, 1990), considère "prendre du dos" comme une locution argotique du type "prendre du ventre", où "dos", synecdoque de "fondement", est un cod précédé d'un article partitif Mais il lui est beaucoup plus difficile d'établir que cette expression était en usage dans l'argot contemporain, le Glossaire érotique de Louis de Landes (1861) qui était censé l'établir, ignorant totalement la locution, ainsi que nous l'avons personnellement vérifié Le dictionnaire d'argot de Chautard (1931) qui le glose par "pédérastie active", fournirait donc la première attestation lexicologique Cette expression serait-elle une création de Rimbaud lui-même ? Quant à son sens, c'est en définitive le contexte propre à Parade qui nous a convaincu du bien-fondé de l'acception homosexuelle

Voilà qui est inquiétant pour l'interprétation obscène, car quand il s'écrie "Cette expression serait-elle une création de Rimbaud lui-même ?", Bruno Claisse ne mène pas le raisonnement assez loin
Les Illuminations, le poème Parade en tout cas, a une première publication en 1886, mais la diffusion demeure quasi confidentielle En 1891, c'est l'éclat de scandale de l'édition du Reliquaire avec une bonne partie des poèmes en vers et une sulfureuse préface aux aperçus biographiques édifiants Les Illuminations sont donc véritablement lancées en 1895 puis 1898 Le succès de scandale de Rimbaud et Verlaine est énorme, même si le pilotage de Berrichon, Claudel et Isabelle Rimbaud, et pas seulement, a tendu à l'occulter La récupération obscène de l'expression a pu se faire avant 1931 donc
Les homosexuels auraient pu tirer à eux, croyant cela naturel une expression de Rimbaud qui était obscure, mais qui pouvait avoir un sens obscène Ou bien les gens hostiles à la pédérastie ont pu ainsi infléchir cette lecture
Car la question de Claisse conduit à ce doute, ni plus ni moins
Evidemment, il peut toujours être question de faire sortir une attestation d'époque un jour ou l'autre Malgré tout, il y a encore l'épreuve du texte lui-même

Or, Claisse parle ensuite du contexte, il doit penser aux mentions "Chérubin" et "ressources" comme tout le monde

Or, voici plus manifestement le contexte

Le poème commence par évoquer des drôles exploiteurs des mondes de pensées du public, des hommes en général, et il présente une première pantomime qui les concerne :

Des drôles très solides. Plusieurs ont exploité vos mondes. Sans besoins, et peu pressés de mettre en oeuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences. Quels hommes mûrs ! Des yeux hébétés à la façon de la nuit d'été, rouges et noirs, tricolores, d'acier piqué d'étoiles d'or ; des faciès déformés, plombés, blêmis, incendiés ; des enrouements folâtres ! La démarche cruelle des oripeaux !

Il poursuit par l'évocation d'un groupe au sein du groupe :

Il y a quelques jeunes, comment regarderaient-ils Chérubin ? pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources dangereuses. On les envoie prendre du dos en ville, affublés d'un luxe dégoûtant.
Et cela se poursuit par un nouveau spectacle dont la phrase qui nous occupe a donné le contexte, ces charlatans acteurs sont allés en ville pour recueillir le succès :

     Ô le plus violent Paradis de la grimace enragée ! Pas de comparaison avec vos Fakirs et les autres bouffonneries scéniques. Dans des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve ils jouent des complaintes, des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l'histoire ou les religions ne l'ont jamais été. Chinois, Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales. Ils interpréteraient des pièces nouvelles et des chansons "bonnes filles". Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique. Les yeux flambent, le sang chante, les os s'élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent. Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers.

Et loin de s'impliquer dans une autocritique de groupe comme le pensent Fongaro et Claisse ou d'autres, le poète se détache clairement de tout cela :

J'ai seul la clef de cette parade sauvage.

Il est bien question d'artistes littéraires saltimbanques auxquels Rimbaud refuse de se confondre, d'artistes saltimbanques qui exploitent le public La distinction entre les charlatans et le public dont exploite les mondes ("vos mondes") est manifeste Peu importe qu'une personne dans le public puisse être à un autre moment saltimbanque, le texte ne pose pas la réversibilité des positions, il oppose bien deux groupes en société
Et Rimbaud a à coeur de se détacher de tout cet ensemble
Il est donc assez consternant de voir que pour certains lecteurs Rimbaud parle de lui-même quand il évoque un groupe envoyé "prendre du dos" et traite très allusivement du problème de l'homosexualité
Ou alors si vous voulez continuer à soutenir l'interprétation obscène, dites que c'est un texte homophobe
Il faut être logique
Moi, j'ai une attestation d'époque de l'expression "prendre du dos" où cette phrase permet un enchaînement naturel d'un paragraphe à l'autre
Quelques jeunes envoyés en ville pour prendre de l'importance, "prendre du dos" donc, font un spectacle qui soulève l'exclamation "Ô le plus violent Paradis de la grimace enragée !"

Et si vous voulez soutenir une interprétation sur la prostitution et le proxénétisme permettant à des artistes de se faire un chemin vers la gloire, merci de nous livrer de la matière par des documents et des références bien accablantes
Le pire, c'est que pour certains Rimbaud parlerait de lui-même en dénonçant ces pratiques Tout cela, c'est du charabia