dimanche 31 mai 2015

Comment je comprends "Blancs de lunes particulières"...

Le poème Mes Petites amoureuses est connu pour les difficultés de vocabulaire qu'il pose. Le mot "pialats" est le mot énigmatique par excellence de la poésie rimbaldienne, mais je me rends compte que l'expression "Blancs de lunes particulières" dans son voisinage immédiat est interprétée sommairement et hâtivement, ce qui ne facilite pas la bonne compréhension et du mot "pialats" et du mot "caoutchoucs" et du mot "lunes".

Voici le rappel des deux strophes initiales du  poème, et puis la mention de la strophe finale qui reprend en la corrompant quelque peu la deuxième strophe, ce qui correspond à un bouclage chansonnier de l'ensemble.

Un hydrolat lacrymal lave
   Les cieux vert-chou :
Sous l'arbre tendronnier qui bave,
   Vos caoutchoucs
Blancs de lunes particulières
   Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères
   Mes laiderons !
[...]
Sous les lunes particulières
   Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
   Mes laiderons !

Il est important de comparer la dernière strophe aux deux premières, car cela concerne le sens du mot "caoutchoucs". Dans la dernière strophe les "genouillères" sont en-dessous des "lunes particulières". A cette aune, il semble pour l'instant difficile de croire que le mot "caoutchoucs" désigne les chaussures de caoutchouc pour protéger les vraies chaussures ordinaires qu'on porte quotidiennement de l'humidité. S'agit-il alors de manteaux de caoutchouc qui eux au moins seront au-dessus des genouillères (à moins que les genouillères ne soient des manchons élastiques, mais cette définition de Littré m'échappe encore quelque peu) ? En réalité, les caoutchoucs semblent être présentés non comme un moyen de se protéger de la pluie mais comme les salissures elles-mêmes. Un argument plaide en ce sens, le vers "Sous l'arbre tendronnier qui bave," a plusieurs correspondants frappants dans le poème Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs :

Et les Violettes du Bois,
Crachats sucrés des Nymphes noires !...

Ces poupards végétaux en pleurs

Oui, vos bavures de pipeaux
Font de précieuses glucoses !

Vaut-elle un seul pleur de chandelle ?

Trouve, aux abords du Bois qui dort,
Les fleurs, pareilles à des mufles,
D'où bavent des pommades d'or
Sur les cheveux sombres des Buffles !

Ta Rime sourdra, rose ou blanche,
Comme un rayon de sodium,
Comme un caoutchouc qui s'épanche !
L'arbre aux jeunes pousses qui bave et le caoutchouc qui s'épanche se répondent. La Nature, arbre ou fleurs, est présentée avec des excrétions baveuses dans les deux poèmes, et la satire d'un registre larmoyant et doucereux est commune aux deux pièces : "hydrolat lacrymal", "poupards végétaux en pleurs".
Malgré la virgule après le verbe "bave" qui empêche de lire "Vos caoutchoucs" comme un complément d'objet direct : "Sous l'arbre tendronnier qui bave, / Vos caoutchoucs Blancs de lunes particulières / Aux pialats ronds, / Entrechoquez vos genouillères[,] / Mes laiderons !", on peut penser que les caoutchoucs sont les excrétions printanières de l'arbre sous lequel se sont abritées les petites amoureuses.
Pourtant, la comparaison avec la dernière strophe confirme une lecture grammaticale des deux premières strophes qui de toute façon peut s'imposer d'elle-même à l'esprit.
Les deux premiers vers du poème servent à poser le cadre : il pleut, mais les mots choisis relèvent d'une parodie de la pose romantique qui consiste à trouver une correspondance entre le temps qu'il fait et l'état d'âme : Un hydrolat lacrymal, et l'hydrolat est assez étonnant, car comment pourrait-il laver le ciel alors qu'il s'agit d'un liquide aromatique obtenu à partir de la distillation aqueuse appliquée aux fleurs. Ainsi, l'hydrolat et la bave de l'arbre sont deux équivalents de la pluie particulière à ce poème. Et quelque part, ce quatrain est déjà une réponse au poète à propos de fleurs. Venons-en maintenant à la phrase formée par les vers 3 à 8. Les vers 3 à 6 forment un groupe circonstanciel de lieu et le cœur de la phrase est l'impératif des vers 7-8, suivi d'une apostrophe : "Entrechoquez vos genouillères, / Mes laiderons !" Et cette action doit être accomplie sous l'arbre qui les abrite (vers 3) et sous les "lunes particulières Aux pialats ronds". Mais, si l'analyse grammaticale de la dernière strophe ne pose pas problème, puisque nous avons bien un découpage simple entre d'un côté un complément de lieu (Sous les lunes particulières / Aux pialats ronds) et de l'autre une injonction sarcastique (Entrechoquez vos genouillères, / Mes laiderons"), il n'en va pas de même dans le cas des vers 3 à 8, où nous avons bien un complément circonstanciel de lieu et l'ordre formulé à l'identique, mais entre les deux se glissent l'énoncé peu intégré grammaticalement des vers 4, 5 et 6 :

Sous l'arbre tendronnier qui bave, [complément circonstanciel de lieu]
Vos caoutchoucs
Blancs de lunes particulières
Aux pialats ronds,
          Entrechoquez vos genouillères[,] [proposition et cœur de la phrase]
Mes laiderons !
J'ai ajouté une virgule entre crochets, lacune sensible du manuscrit rimbaldien qui n'a pas à retenir l'attention. Maintenant, pour vraiment présenter les choses clairement, je cite uniquement l'un à la suite de l'autre le complément circonstanciel de lieu et la proposition à l'impératif, on retrouvera le modèle de la dernière strophe du poème que je cite à nouveau dans la foulée, et après cette reconnaissance grammaticale, le lecteur sera mieux à même de se poser des questions sur l'insertion de l'énoncé des vers 4 à 6.

Sous l'arbre tendronnier qui bave,[...]
Entrechoquez vos genouillères[,]
Mes laiderons ! 
** 
Sous les lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons !


La comparaison étant ainsi faite, on comprend bien que les lunes particulières aux pialats ronds sont à situer du côté de l'arbre en train de baver, qu'elles sont peut-être même la bave de l'arbre lui-même ! Nous verrons plus bas que ce n'est pas le cas.
Mais que penser des "caoutchoucs" ? Sont-ils la substance baveuse de l'arbre, ce qu'appuieraient nos comparaisons avec des extraits du poème un peu plus tardif Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs ? 
Pour pertinents que soient les rapprochements, il convient de ne pas en faire des clefs de lecture grammaticale dans le cas qui nous occupe. La virgule après le verbe "bave" a des conséquences importantes et il est clair que la suite des vers 4 à 6 forme une sorte de construction détachée : "Vos caoutchoucs Blancs de lunes particulières Aux pialats ronds". Or, le possessif "Vos" invite à penser qu'en effet le mot "caoutchoucs" ne désigne pas ici les excrétions de l'arbre, mais qu'il faut y voir une mention claire, nette et précise des vêtements utiles contre la pluie de ces petites amoureuses, soit les chaussures, soit les manteaux. N'étant pas spécialiste de la langue du dix-neuvième siècle, je ne me sens pas encore capable de trancher s'il s'agit des seules chaussures ou bien des manteaux, ou bien de tout ce qui peut être abrité à l'aide du caoutchouc. Mais, à la limite, peu importe.
Ces caoutchoucs doivent donc protéger de la pluie, de l'hydrolat lacrymal et de la bave du jeune arbre qui bourgeonne.
Cependant, je n'ai toujours pas expliqué comment ce groupe des vers 4 à 6 s'intégrait à la phrase. Car il y a une dernière difficulté à traiter.
La mention "Vos caoutchoucs" est isolée à la fin du vers 4 et elle est suivie de la mention "Blancs de lunes particulières Aux pialats ronds". Entre les deux expressions, nous passons d'un quatrain à un autre, mais autant le poète a placé une virgule au vers 3 qui exclut la lecture "bave vos caoutchoucs", autant il n'a pas mis de virgule pour séparer les "caoutchoucs" de la mention "Blancs", alors même que la plupart des lecteurs pensent que nous n'avons pas une construction nom plus adjectif épithète : "caoutchoucs blancs", mais une apposition "Vos caoutchoucs / Blancs de lunes particulières". Imaginons la phrase suivante pour se représenter le phénomène de l'apposition (ou épithète détachée dans le jargon scolaire actuel) : "Blancs de lunes particulières, Vos caoutchoucs sont à mettre à la machine à laver". Mais, j'avoue que je lis plutôt les vers 4 à 6 comme suit : "Vos caoutchoucs [étant] blancs de lunes particulières aux pialats ronds", en supposant une ellipse de la construction participiale. Ceci dit, la lecture avec apposition passe très bien : "Vos caoutchoucs, tout blancs de lunes particulières".
Mais, le phénomène frappant est le suivant, l'expression "Blancs de lunes" est régulièrement lue comme une désignation de forme : les caoutchoucs seraient couverts de taches blanches qui ont la forme de lunes, et le poète insisterait maladroitement "Aux pialats ronds". Rimbaud donnerait à entendre à deux reprises la figure du cercle avec "lunes" et "pialats" tous termes appliqués aux mêmes objets que sont les taches sur les caoutchoucs. On ne comprend pas dès lors non plus clairement la dissociation entre "lunes" et "pialats" que semble supposer la formulation de Rimbaud qui dit bien que les lunes ont des pialats : "lunes particulières Aux pialats ronds".
En fait, l'expression "Blancs de lunes" ne veut pas dire que les taches ont la forme ronde de la lune. Rimbaud parodie l'apposition littéraire courante "Blanc de lune" ou "Blancs de lune". L'expression désigne une lumière blanchâtre lunaire me semble-t-il, mais notre poète déforme l'expression en "Blancs de lunes particulières", les lunes sont dans l'arbre qui bave et c'est métaphoriquement qu'elles sont particulières, car il ne s'agit pas de la Lune, ni d'une simple lumière qui tombe éclaboussante sur les caoutchoucs. Enfin, les "lunes" sont dans l'arbre, mais les pialats ronds qui en tombent expliquent sans doute comment la couleur blanche des lunes colore les caoutchoucs.
Dans un volume de préparation au concours de l'Agrégation de Lettres Modernes pour l'année 2010, Rimbaud, Poésies, Une saison en enfer, Clefs concours, Atlande, Georges Kliebenstein qui a relu les diverses interprétations de ces deux premières strophes problématiques du poème s'appuie lui sur le rapprochement avec le "caoutchouc qui s'épanche" pour envisager que malgré la virgule, les caoutchoucs sont bavés par l'arbre et il s'aventure dans un décryptage obscène aventureux où les lunes sont des fesses et les pialats des seins. Je ne partage pas sa lecture et je ne sais pas si l'expression "Blancs de lunes" avait déjà été commentée par rapprochement avec l'expression "Blanc de lune", ni si un commentaire avait mis en garde contre l'interprétation "Blancs en forme de lunes". Si tel était le cas, il conviendrait de faire remonter ces études importantes pour en cesser avec une approche confuse des deux premières strophes de Mes Petites amoureuses
Pour sa part, le mot "pialats" semble former sur le modèle du nom "crachats", lequel est composé de la base du verbe cracher et d'un suffixe "-at" avec ici une marque de pluriel. Le verbe "pialer" du français renvoie plutôt au cri de l'épervier, mais le contexte du poème conforte les recherches de Pierre Délot qui y voit un équivalent de pleurs. Il y aurait un verbe ardennais "pialer" signifiant "pleurer". Je suis assez favorable à cette lecture dans la mesure où les pialats sont ronds et tombent de lunes particulières un jour d'hydrolat lacrymal lavant les cieux. En occitan, le mot "pialat" semble pouvoir désigner un cratère, mais la dissociation entre les lunes et les pialats me fait nettement préférer l'idée de pleurs ronds, de taches rondes sur des caoutchoucs dès lors éclaboussés.
Enfin, en exploitant les rapprochements avec les vers de Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs, les caoutchoucs industriels seraient comiquement fécondés par la sève d'un arbre en rut.

jeudi 28 mai 2015

Rimbaldolâtres

Un écrit de 126 pages se finissant sur "Alors taisons-nous" vient d'être publié chez Grasset qui s'intitule Les Rimbaldolâtres, livre qui ne sent pas le frère en poésie et qui doit être lu comme on lirait le livre d'un mort. L'auteur, Jean-Michel Djian, m'avait demandé mon autorisation pour me citer au sujet d'un article portant sur Patti Smith. Et, en effet, un long extrait de mon étude du blog Rimbaud ivre sur la célèbre rockeuse est cité de la page 57 à 60, et il est suivi de remarques selon lesquelles la Rimbaldie aime qu'on fasse allégeance au poète de la poésie et le poète n'a nul besoin d'intermédiaire auprès du lecteur, son texte étant sa voix, point final.
Un lecteur de Rimbaud qui ne prend conseil de personne, cela me fait bien rigoler, quant à mon article sur Patti Smith, il était de circonstance et indépendamment de Rimbaud Patti Smith est une artiste importante de l'histoire du rock, ce n'est pas aussi anodin que de parler de, je ne sais pas moi ?, Kate Bush ou Madonna.
Je suis cité également mais non identifié en d'autres endroits du livre, de la page 27 à la page 31 plus précisément, puisque c'est moi l'intervenant anonyme du forum rimbaldien "mag4.net".
Djian salue au passage la délation qui consiste à divulguer les identités de pseudos internet à partir d'emplois de l'adresse IP. Il réattribue également le mérite de l'identification de Lucereau sur la photo, alors que cette identification a été faite sur le forum "mag4.net", suite à ce que j'avais moi-même balancé sur ce forum : "Celui qu'on prend pour Rimbaud est en réalité l'explorateur Lucereau", une phrase dans le genre. Ce n'était pas exact, puisque Lucereau était un autre personnage de la photographie. Cette découverte n'est pas le fait des inventeurs de la photographie du Coin de table à Aden, contraitement à ce que raconte Philippe Djian. Quant à l'une des "fausses informations" que je me suis amusé à glisser sous le pseudo de Marie Rinaldi ou Maria Rinaldi, il reste à démontrer qu'elle est fausse : le prétendu Rimbaud ressemble bien au photographe d'Aden de l'époque Bidault de Glatigné et ce n'est pas sa femme à côté de lui, mais sa belle-mère ou sa mère (je ne me rappelle plus), mais certainement pas sa femme qui était très jeune à l'époque et ne saurait coïncider avec la personne d'âge mûr sur la photo, sachant que j'ai eu l'écho d'avis d'experts de la police sur l'âge de cette dame assise. J'ai eu aussi écho d'autres expertises qui disent que le possible Bidault de Glatigné ne peut pas être Rimbaud, mais tout cela n'a jamais été publié, et je m'en cague comme dirait l'autre.
En revanche, Philippe Djian oublie de traiter de l'identification patente du docteur Dutrieux identifié par Daniel Courtial, c'est ce qui a mis un terme définitif au débat sur cette photographie, et seul un parfait "saisi" peut opposer l'identification par superposition parfaite de deux visages de l'unique Dutrieux à des mesures particulièrement aléatoires de distances entre douze points d'un portrait qu'on confond libéralement avec d'autres.
Dans Brice Poreau, personne ne reconnaît le nom du fin détective belge d'Agatha Christie, mais tout le monde y apprécie plutôt la déformation wallonne du mot "poireau", bien évidemment.
Le livre dénonce la rimbaldolâtrie, mais il s'en nourrit et il fait finalement ce qu'il dénonce.
Je trouve que c'est un livre sans aucun intérêt, je n'arrive pas bien à comprendre pourquoi il est préparé et mis en vente, il ne peut intéresser que le cénacle rimbaldien qui connaît l'intérieur du cénacle, tout ça pour voir comment sans style est déversée une rancune contre les rimbaldiens.
Citant avec désinvolture de jeunes collaborateurs, qu'il connaît d'où?, de la revue Parade sauvage, Djian aurait d'ailleurs pu s'aviser que je n'étais pas qu'un "blogueur rimbaldien notoire", mais que j'en avais fait partie. Les seules nouveautés que reconnaissait Jean-Jacques Lefrère dans l'édition de la Pléiade de 2009 venait de moi, dont l'établissement décisif du texte de L'Homme juste, encore qu'André Guyaux s'est magistralement planté dans sa transcription du vers : "Ô j'exècre tous ces yeux de chinois ou daines", pour un désespérant : "Ô j'exècre tous ces yeux de chinois, de daines". J'avais apporté à cette édition les sources dans l'oeuvre de Belmontet de deux centons de citations parodiques Hypotyposes saturniennes ex Belmontet et Vieux de la vieille, ce qui faisait l'objet d'un long article dans le numéro de la revue Histoires littéraires où Lefrère publia la révélation de la photo du Coin de table à Aden. J'avais d'emblée vu que le gusse ne ressemblait pas du tout à Rimbaud et j'avais écrit sur le forum "mag4.net" mon désappointement de publier mon article sur Belmontet à côté de ce que j'estimais déjà un sacré raté : "Oh non comment vais-je m'en remettre ?", ce qui avait bien amusé plus d'un rimbaldien me connaissant.
Il y avait d'autres choses désopilantes à citer dans cette polémique et guerre autour de la photo, mais Jean-Michel Djian passe décidément à côté de tout ce qui mériterait d'être mis en récit pour charmer un lecteur. Moi, j'ai vécu cette histoire et j'ai bien rigolé, y compris quand j'ai joué avec les pseudos sur le site d'André Gunthert, j'étais mort de rire et je ne saurais plus le partager avec quiconque.
Cette photographie ne m'intéresse plus, elle est définitivement éjectée de l'histoire rimbaldienne, personne n'en parlera dans dix-vingt ans, c'est le commentaire de l'oeuvre qui importe. Il y a sans doute une autre photographie à faire tomber, celle de la partie de chasse à Aden. Admise avec un empressement naïf et déjà achetée, cette photo jouira longtemps d'une grande complaisance et sera plus dure à remettre en cause, ainsi que le tableau de Jef Rosman, malgré l'article de perspicace mise au point de Jacques Bienvenu sur son blog Rimbaud ivre, car si là il n'y a pas un problème de rimbaldolâtrie et de fétichisme naïf, qu'est-ce que la naïveté ?

Maintenant, pourquoi l'oeuvre de Rimbaud plaît-elle tant ? Rimbaud a joui d'une formation scolaire de premier ordre à une grande époque d'émulation poétique et littéraire. Il est quelque peu un astre attardé de l'âge d'or de la poésie française, puisqu'il est né en 1854, quand l'essentiel des génies poétiques de ce siècle est né avant 1845. Les grands romantiques, les romantiques mineurs, les principaux parnassiens et Victor Hugo notamment l'ont influencé de manière décisive, plus que Baudelaire lui-même.
Mais surtout, l'excellente formation de Rimbaud lui a permis de laisser épanouir son génie, tout en l'aidant à contrôler sa mauvaise pente à une formulation abrupte d'énoncés à l'emporte-pièce et à remédier aussi à toute sa difficulté à exprimer clairement ses idées. L'alchimie a même été inespérée, car Rimbaud n'étant pas quelqu'un qui sait communiquer clairement sa pensée ses créations ont été pénétrées du caractère imprévisible et difficilement formalisable de ses associations d'idées.
Le miracle a opéré, car même si nous n'accédons pas aux repères intellectuels du poète, même si nous n'arrivons pas à relier sans reste la mise à jour des sources de ses écrits et l'originalité des cheminements de son imaginaire Rimbaud atteint malgré tout le point charmeur et le point qui fait que le rythme est jaillissant et l'image parlante, vers après vers, formule après formule. C'est un phénomène unique dans l'histoire de la littérature mondiale. Par comparaison, Mallarmé n'est saisissant que par moments et que pour une partie de son oeuvre.
Le problème, c'est que beaucoup de lecteurs, et sans doute l'amour-propre n'y est pas étranger, entendent s'arrêter là et y trouver l'essentiel, alors que Rimbaud a des convictions et qu'il s'empare de modèles pour en discuter ou railler les limites, et puis pour les refondre. Ceux qui veulent considérer qu'il irait de soi que Rimbaud sache parfaitement communiquer en tant que maître de mots font passer par-dessus bord les convictions et les messages du poète. Oui, l'oeuvre de Rimbaud sollicite par excellence les approches et efforts de la critique littéraire. Et connaître le sens profond de l'oeuvre, c'est la prime du rimbaldolâtre, mais du rimbaldolâtre averti.

jeudi 21 mai 2015

Pour une lecture de "Bottom" et "Fairy" au prisme du Songe d'une nuit d'été

                                                                  Fairy

     Pour Hélène se conjurèrent les sèves ornamentales dans les ombres vierges et les clartés impassibles dans le silence astral. L'ardeur de l'été fut confiée à des oiseaux muets et l'indolence requise à une barque de deuils sans prix par des anses d'amours morts et de parfums affaissés.
      - Après le moment de l'air des bûcheronnes à la rumeur du torrent sous la ruine des bois, de la sonnerie des bestiaux à l'écho des vals, et du cri des steppes. -
      Pour l'enfance d'Hélène frissonnèrent les fourrures et les ombres, - et le sein des pauvres, et les légendes du ciel.
     Et ses yeux et sa danse supérieurs encore aux éclats précieux, aux influences froides, au plaisir du décor et de l'heure uniques.

**

   Le poème Fairy est composé de quatre courts paragraphes. L'amorce du premier paragraphe est reprise au troisième, mais avec une modification importante : nous passons d'un "Pour Hélène" à un "Pour l'enfance d'Hélène". A cette aune, nous devons bien comprendre que les deux derniers paragraphes sont à mettre en regard du premier, l'enfance surgit du contraste à établir entre ces deux ensembles, et cette enfance succède à la scène particulière du second paragraphe placé entre tirets à la façon d'une parenthèse.
   Par son titre et son sujet, ce poème doit être rapproché d'un autre des Illuminations : Bottom, lequel poème devait porter pour titre initial, celui de Métamorphoses. Il est évident que le poème Bottom s'inspire du Songe d'une nuit d'été et du texte grec de L'Âne d'or tel qu'il nous est parvenu dans la version d'Apulée. La pièce de Shakespeare suppose elle-même la référence au célèbre récit antique. Le titre anglais Fairy a de quoi faire songer à la littérature anglaise du XVIème siècle et au poème d'Edmund Spenser dont le titre s'orthographie archaïquement : The Faerie Queene. Or, ce titre qui veut dire "La Reine des Fées" est repris avec une orthographe modernisée en tête d'une espèce d'opéra de Purcell qui a repris l'intrigue du Songe d'une nuit d'été.
Pour une oreille francophone, le titre "Fairy" fait plutôt songer au mot "féerie", alors que la signification "fée" doit vraisemblablement prédominer. C'est la définition que va livrer un dictionnaire anglais-français, et à cette aune le titre Fairy est à rapprocher des titres d'autres poèmes des Illuminations qui désignent l'allégorie qu'ils mettent en jeu : Aube,  Génie, H (Hortense), Being Beauteous et A une Raison. Le titre Being Beauteous est tiré d'une oeuvre de Longfellow et il est en anglais, les titres de Fairy et Bottom, eux aussi dans la langue de Shakespeare, font référence à la pièce Le Songe d'une nuit d'été. Face aux deux titres allégoriques Being Beauteous et Fairy, l'autre titre en langue anglaise Bottom désigne cette fois un personnage bas, le tisserand Nick Bottom qui en tant que le plus niais d'une bande théâtrale minable se retrouve métamorphosé avec une tête d'âne par le magicien Puck.
On peut comprendre que Bottom est une version négative de Fairy avec un glissement de l'attention : célébration de la fée dans un poème et dénonciation d'une niaiserie amoureuse dans l'autre.
Le problème que pose Fairy, c'est qu'il n'expose pas explicitement la reprise de motifs du Songe d'une nuit d'été, à la différence de Bottom, où au-delà du titre on a l'idée d'un "grand caractère" qui rappellerait une réplique du jaloux Obéron à Titania : "Comment n'as-tu pas honte, Titiana, d'attaquer mon caractère à propos d'Hippolyte [...]", on a encore la trame d'un homme amoureux plein de chagrin (Lysandre ou Démétrius dans la pièce) qui comme le tisserand paillasse s'envisage transformé en plusieurs animaux "gros oiseau gris bleu", "gros ours" et "âne". Dans la pièce, Bottom se retrouve avec une tête d'âne dans les bras de la reine des fées, Titania, mais il est plusieurs fois question de l'ours dans cette pièce : des gouttes de rosée "'pour suspendre une perle à chaque oreille d'ours", "Le premier être qu'elle regardera en s'éveillant, que ce soit un lion, un ours, un loup, un taureau, le singe le plus taquin, le magot le plus tracassier, elle le poursuivra avec l'âme de l'amour", "once, chat, ours", et remarquons dans la citation suivante que c'est Bottom lui-même qui parle "Tantôt je serai cheval, tantôt chien, cochon, ours sans tête, tantôt flamme [...] et grogner [...] un ours, une flamme." Et pour la qualification de couleur de l'oiseau bleu altéré du poème de Rimbaud, notons encore la présence dans des vers de chant du "gris coucou". Bottom est dans la bouche de Puck "le niais le plus épais de cette stupide bande". Le premier titre Les Métamorphoses de Bottom est le titre alternatif de L'Âne d'or d'Apulée, et le mot n'est pas absent de la traduction par le fils de Victor Hugo de la féerie shakespearienne : "tu es métamorphosé", etc. Enfin, dans le second paragraphe de Bottom, on peut présupposer la présence d'autres allusions : "les yeux [du gros ours épris] aux cristaux" font écho à une galanterie particulière dans la bouche de Démétrius s'adressant à Héléna : "à quoi, mon amour, comparerai-je tes yeux ? Le cristal est de la fange." Démétrius est à ce moment-là victime d'un charme. L'unique personnage masculin du poème de Rimbaud a lui les yeux sur des valeurs plus matérielles et on peut envisager avec d'autres commentateurs qu'il y a un jeu de mots latent dans la formule symétrique : les yeux aux cristaux et aux argents des consoles", l'argent console dit le proverbe. Quant au "baldaquin", il peut faire songer au banc "couvert par un dais de chèvrefeuilles vivaces", puisqu'Obéron le désigne comme celui où vient dormir la nuit Titania "bercée dans ces fleurs par les danses et les délices", et il le désigne comme le lieu d'où verser le suc magique de la fleur qui égare le regard amoureux. L'expression "un gros ours aux gencives violettes" pourrait ne pas être sans rapport avec donc la remarque d'Obéron sur ce banc "où poussent l'oreille d'ours et la violette branlante". Le "poil chenu de chagrin" renvoie à la "charge de chagrins" de Démétrius et à la tête velue de Bottom qui demande aux sylphes de Titania de le gratter. Enfin, les gauloiseries du poème rimbaldien "âne, claironnant et brandissant mon grief", etc., prolongent celles de la pièce de Shakespeare qui ont été atténuées par la traduction plus pudique du fils Hugo.
Je reviendrai sur la lecture à faire de Bottom. Je résumerai également le très beau récit de L'Âne d'or d'Apulée.
Mon souci est de dégager un éclairage du sens du poème Fairy en fonction d'une lecture du Songe d'une nuit d'été.
Remarquons que l'ensemble de l'oeuvre de Shakespeare a été traduite par François-Victor Hugo, sonnets et oeuvres apocryphes compris. Tout cela a été publié de 1858 à 1866. Les traductions de celui-ci ont souvent été reprises dans les éditions modernes de traductions de pièces de Shakespeare, mais il est intéressant de se reporter à la publication originale avec ses introductions propres, ses dédicaces propres, et aussi ses subdivisions propres. Si aujourd'hui, nous distinguons une série de comédies, une autre de tragédies, une autre de pièces historiques, il se trouve que le fils de Victor Hugo a établi des subdivisions personnelles, et plutôt que personnelles, il conviendrait de parler de subdivisions propres à la famille hugolienne, car nul doute que cette traduction dans l'exil a été supervisée par le grand poète romantique lui-même. Je songe à publier un article pour souligner à quel point les introductions semblent elles-mêmes jaillies de la plume d'un Victor Hugo qui se serait tenu la bride mais qui n'aurait pu s'empêcher de donner libre cours à son art personnel avec des instants de brio. Je ne crois pas que François-Victor ait rédigé seul les introductions. Mais donc, les pièces ont une subdivision originale par thèmes qui ne nous est pas parvenue : "Les tyrans : Mazcbeth, Le Roi Jean, Richard III, Les Amants tragiques : Antoine et Cléopâtre, Roméo et Juliette, La Famille : Coriolan, Le Roi Lear, Les Amis : Les deux gentilshommes de Vérone, Le Marchand de Venise, Comme il vous plaira, etc." Et pour ce qui nous intéresse nous avons le couple "Les Féeries I Le Songe d'une nuit d'été" et "Les Féeries II La Tempête". Même la numérotation romaine n'est pas sotte à relever étant donné le manuscrit de Fairy qui porte une mention de chiffre et laisse planer un doute sur la suite possible Fairy I Guerre II. Les deux pièces Le Songe d'une nuit d'été et La Tempête sont réunies et précédées d'une très longue introduction buissonnante (96 pages). L'appareil de notes est conséquent également 60 pages pour les deux pièces, et il faut ajouter à cela en "appendice" le texte de Shelley La Reine Mab qui compte 24 pages environ. Cela fait un épais dossier dont Rimbaud a probablement eu connaissance et cela peut intéresser l'analyse de détail de divers poèmes rimbaldiens.
Un point de l'introduction m'intéresse en ce qui concerne la tension pour un francophone du titre Fairy qui veut dire "fée", mais qui fait songer à "féerie". Le mot "féerie" est le titre thématique sous lequel la famille Hugo a rangé la pièce qui nous intéresse et dans l'introduction aux deux pièces de la série, nous avons des titres pour ses parties constitutives : "I Le Monde invisible au seizième siècle La Féerie / II Rapports de l'homme avec le monde invisible La Magie / III Système de Shakespeare". Cette introduction a par ailleurs été composée à Hauteville-House en mars 1858 et on observe la mise en place d'une conception de la légende qui sera développée dans la préface de la première édition de La Légende des siècles de 1859, ce qui n'est qu'un des indices pour penser que le père Victor a plus que prêté sa main au travail de son fils. Notez d'ailleurs qu'en tête de l'introduction nous avons la dédicace digne des récentes Contemplations parues en 1856 : "A celle qui est restée en exil, son frère qui l'aime et qui l'admire F.-V. H."
Vers le début de l'introduction, quelques vers de Chaucer sont cités en anglais et suivis d'une traduction. Le mot "faerie" est à la rime du troisième vers et tout autant à la rime le mot "fairies" termine la citation. Mais dans la traduction, le premier "faerie" est traduit par "féerie" et le second par "fées".

"All was this land fulfilled of faerie ;"

"tout ce pays-ci était plein de féerie."

"This maketh that there ben no fairies."

"[...] font qu'il n'y a plus de fées."

A cette aune, je considère qu'il ne convient pas de trancher avec une docte assurance la signification du titre "Fairy" dans le cas du poème de Rimbaud qui devait être conscient que la traduction logique "fée" serait télescopée par l'idée titre de "féerie".
Précisons encore que le premier vers a de quoi amuser Rimbaud : "In old time of the king Artour," "Au vieux temps du roi Arthur," et relevons encore les vers 4 et 5 : "The Elf queen with her joly company, / Danced full oft in many a greene mead", "La reine des fées avec sa compagnie dansait bien souvent dans plus d'une prairie verte." Comme le poète de Credo in unam, Chaucer regrette l'ancienne croyance : Mais maintenant on ne voit plus de sylphes. Car la grande piété et les prières des moines mendiants et autres saints frères, qui, aussi nombreux que les atomes dans un rayon de soleil, fouillent toutes les terres et tous les cours d'eau, bénissant les salles, les chambres, les cuisines, les chaumières, les cités, les bourgs, les grands châteaux et les tours, - font qu'il n'y a plus de fées."

Dans Fairy, la danse et les yeux ne sont pas ceux de Titania, mais d'Hélène, à tel point que l'intertexte du poème semble plutôt un poème d'Edgar Poe traduit par Mallarmé, mais une source n'exclut pas l'autre et surtout il faut s'interroger sur le choix d'Hélène par rapport à la pièce de Shakespeare, car ça ne manque pas d'intérêt.
L'Hélène du poème de Rimbaud est à l'évidence une figuration de la beauté parfaite de l'Hélène de la guerre de Troie, il s'agit d'une divinité de l'amour et de la beauté, et ce que vise le poète c'est non simplement l'amour et la beauté, mais le sentiment d'enfance qui accompagne cette vision d'amour et beauté. Toutefois, Rimbaud n'a gardé comme motif troyen que la conjuration en faveur d'Hélène : "Pour Hélène se conjurèrent..." Pour le reste, le poème ne renvoie guère aux motifs mythiques qui permettraient d'identifier le célèbre personnage grec.
Dans la pièce de Shakespeare du Songe d'une nuit d'été, nous notons la présence d'une Héléna, "fille de Nédar", que les rimbaldiens ont pu écarter un peu vite comme ne correspondant pas à la figure du poème de Rimbaud.
Je vais me porter en faux contre cela.
D'abord, résumons la pièce de Shakespeare.
Dans une Grèce de comédie aux allures féodales, le duc Thésée annonce son mariage avec Hippolyte à la faveur de la nouvelle lune qui approche. Thésée est l'ancien favori de Titania la reine des fées et Hippolyte, étonnant homonyme du fils de Thésée, ce qui ne manque pas de déconcerter à la lecture de la pièce anglaise, est l'ancienne aimée d'Obéron, le roi des ombres. C'est ce qui explique que dans un bois à proximité d'Athènes Obéron et Titania ont l'occasion de se rencontrer, sachant qu'une intrigue amoureuse se joue aussi entre eux deux. Obéron est jaloux de l'attention de Titania pour un enfant qu'elle a fait "chevalier de sa suite". C'est afin de s'approprier cet enfant pour l'éloigner de Titania qu'Obéron va organiser cette série d'envoûtements nocturnes sur lesquels se fonde la comédie. Une troupe de paillasses répète une pièce ayant pour sujet le drame grec de Pyrame et Thisbé qui a du sens pour Shakespeare l'auteur de Roméo et Juliette et aussi des Deux gentilshommes de Vérone, deux pièces qui se déroulent à Vérone et qui toutes deux s'inspirent de l'histoire de Pyrame et Thisbé. Mais, l'intérêt se porte sur deux couples amoureux : Lysandre est amoureux d'Hermia et aimé d'elle, mais le père d'Hermia, sans aucune raison solide, pas même de fortune, la réserve à Démétrius qui en est également amoureux depuis qu'infidèle il délaisse Héléna. Au début de la pièce et pour un certain nombre d'actes et de scènes, Héléna est rejetée par Démétrius, et elle l'est parfois brutalement. Lysandre et Démétrius n'ont tous deux d'amour que pour Hermia. C'est pour cette raison sans doute que les rimbaldiens évacuent l'identification de l'Hélène des Illuminations à l'Héléna du Songe d'une nuit d'été. Pourtant, reprenons le fil de l'intrigue. Le père d'Hermia a pris le duc Thésée pour arbitre et juge, lequel prend fait et cause pour le père d'Hermia et donc Démétrius. Soit Hermia se marie avec Démétrius, soit elle est condamnée à une sorte de couvent, à devenir une religieuse : "Ainsi, belle Hermia, interrogez vos goûts, consultez votre jeunesse, examinez bien vos sens. Pourrez-vous, si vous ne souscrivez pas au choix de votre père, endurer la livrée d'une religieuse, à jamais enfermée dans l'ombre d'un cloître, et vivre toute votre vie en soeur stérile, chantant des hymnes défaillants à la froide lune infructueuse ? Trois fois saintes celles qui maîtrisent assez leurs sens pour accomplir ce pèlerinage virginal !"
Lysandre et Hermia décident de s'enfuir nuitamment en se donnant rendez-vous dans le bois, mais ils font d'Héléna la confidente de leur projet, et celle-ci sans penser à mal en avertit celui qu'elle aime et qui est le rival de Lysandre, Démétrius. Notons que les deux femmes s'échangent poliment des galanteries malgré leurs malheurs respectifs et surtout il semble s'imposer qu'Héléna n'ait rien à envier à Hermia, elle passerait pour aussi belle voire plus aux yeux de toute la ville, et le rejet qu'elle essuie alors de la part de Démétrius a quelque chose d'étonnant et d'absurde. Dans la forêt, les deux amants doivent dormir, et c'est l'occasion d'une scène amusante sur la chasteté encore à préserver d'Hermia qui demande que Lysandre s'éloigne un peu de son corps, ce qui ne sera pas sans conséquence équivoque dans la suite de l'action. Dans la forêt, errent également Démétrius et Héléna, et Obéron s'est ému de l'amour de la femme Héléna pour l'inconstant Démétrius, il demande à Puck de verser du suc d'une fleur sur Démétrius pour qu'il redevienne amoureux d'Héléna, mais il l'identifie à un homme en costume athénien. Puck va verser le suc de sa fleur sur un autre homme en costume athénien, Lysandre, qu'il surprend dormant éloigné de l'irrésistible Hermia. A son réveil, Lysandre voit Héléna et en tombe amoureux, il laisse Hermia abandonnée dans le bois, ce qui correspond à une reprise de l'intrigue de Pyrame et Thisbé, puisque Hermia va se réveiller et croire son aimé mort, voire assassiné par Démétrius qui la retrouve et qui en est copieusement insulté. Parallèlement à cela, la troupe de paillasses vient répéter à l'abri de la curiosité de la ville la pièce tirée précisément de l'histoire mythique de Pyrame et Thisbé, drame qu'elle compte jouer lors des fêtes organisées pour le mariage de Thésée et d'Hippolyte. Puck a une autre mission que lui a confiée le roi des ombres Obéron, il doit faire que Titania s'amourache d'un être monstrueux pour créer une citation de chantage qui permettra à Obéron de lui réclamer l'enfant dont il est jaloux. Croisant la troupe de paillasses, où un niais Bottom se vante de jouer tous les rôles les plus contradictoires et une kyrielle d'animaux, Puck verse un suc pour métamorphoser la tête de ce tisserand en une tête d'âne, et il verse ensuite le suc sur la reine des fées Titania endormie pour qu'au réveil elle s'amourache du premier être qu'elle pourra rencontrer, et elle devient ainsi éperdument amoureuse du grossier Bottom avec sa tête d'âne. Obéron intervient alors et réalise l'erreur de Puck, il lui demande de corriger cela avec un nouveau recours à la magie des plantes. Puck parvient rapidement à jeter un nouveau sort sur Démétrius qui retrouve son amour premier pour Héléna et, à ce moment-là, Démétrius et Lysandre se retrouvent tous deux amoureux de la même Héléna, ce qui cette fois-ci peut coïncider avec les hommages du poème féerique de Rimbaud. Hermia se fait à son tour insultée, les deux hommes sont proches du combat en duel et les deux femmes ne sont plus en harmonie, Hermia se montre agressive envers sa rivale cette fois. Puck finit par désencorceler Lysandre à son tour. Les deux couples s'imposent et se marient en même temps que Thésée et Hippolyte dont la fête va être bénie par les effets conjoints de la reine des fées et du roi des ombres. Entre-temps, Obéron qui a récupéré l'enfant convoité a levé le charme qui pesait sur Titania et a fait rendre à Bottom sa tête de niais normale.
A partir d'un tel scénario, on comprend qu'Hermia et Héléna sont deux figures jumelles, deux "alter ego". Les louanges adressées tantôt à Hermia, tantôt à Héléna, par les deux hommes, sont les mêmes louanges, et c'est de ces louanges que s'inspire le poème de Rimbaud.
Nous avons déjà parlé de la danse de la reine des fées, et nous savons avec des poèmes célèbres de la Renaissance de Ronsard et du Bellay que les nymphes et fées viennent justement volontiers danser en cottes par les prés. Ce motif de la danse lunaire est très présent dans la pièce de Shakespeare ("danser dans notre ronde", "Allons ! maintenant une ronde et une chanson féerique", etc.). La célébration des yeux de la belle est un poncif de toute littérature amoureuse, et là encore le drame anglais n'y déroge pas, en y joignant l'hommage pour la musique et pour la voix : "vos yeux sont des étoiles polaires - et le doux son de votre voix", "Héléna qui dore la nuit [...]", "Quel miroir perfide et menteur m'a fait comparer mes yeux aux yeux d'étoiles d'Hermia ?", etc. La comparaison se fait avec Vénus qui brille là-haut, une fois pour Hermia, une fois pour Héléna : "Vous pourtant, l'assassine, vous avez l'air aussi radieux, aussi serein que Vénus, là-haut, dans sa sphère étincelante", "Quand il cherchera son amante, / Qu'elle brille aussi splendide / Que la Vénus des cieux." Tant que tout va mal pour elle, Héléna peut se penser "aussi laide qu'une ourse" malgré tout l'avis de la ville qui pense comme le poème de Rimbaud, mais le dépassement vient à jour dans la pièce. Comme Rimbaud module ainsi "Pour Hélène", "Pour l'enfance d'Hélène", quand Lysandre s'éveille et tombe amoureux d'Héléna, il déclame : "Et je courrai à travers les flammes, pour l'amour de toi, transparente Héléna !"
Rappelons qu'Hermia est menacée d'une mort à la vie en étant enfermée dans une vie religieuse auprès d'un "autel de Diane", Déesse connue pour être une vierge résolue associée à la Lune. Il est question de cette froide influence lunaire dans la pièce. Qu'on songe "aux éclats précieux, aux influences froides" du poème de Rimbaud. Les yeux et la danse de l'enfance d'Hélène seront supérieurs à la répression religieuse des sens que représente sur un mode païen comparable au christianisme l'autel de Diane.
Le motif de la virginité revient sans arrêt dans la pièce, c'est un véritable motif humoristique dans les joutes verbales opposant les deux femmes : "pudeur virginale", "réserve virginale". Mais l'amour vaincra dans la pièce avec l'aide et la bénédiction des êtres sublunaires. Les deux premiers paragraphes de Fairy décrivent un monde stérile où dans les ombres ne se tapissent pas encore Obéron et Titania, un monde qui n'est que "sèves ornamentales" et "clartés impassibles", alors que dans la pièce, face à la nuit, "nous attendrons la clarté secourable du jour". Pour "sèves ornamentales" il s'agit bien évidemment d'une alliance de mots, les sèves ont à voir avec la fécondité, et pas du tout avec les "cristaux" et les "argents des consoles" pour citer Bottom. Les "ombres vierges" s'opposent à l'univers féerique du roi des ombres Obéron et renvoient à la stérilité de religions d'abstinence. Le "silence astral" est une autre facette de l'angoisse du "silence atrocement houleux" d'une autre des Illuminations. La seconde phrase du premier paragraphe est très proche du poème d'Edgar Poe To Helen traduit par Mallarmé. Les "parfums affaissés" suffisant à caractériser la chute et déchéance du décor du premier paragraphe pour bien l'opposer à la montée des deux ultimes paragraphes : enfance, frisson, supériorité.
Ma lecture sera à compléter ultérieurement, mais pour ce qui concerne le second paragraphe que peuvent être les bûcheronnes et quel est l'intérêt dramatique de la scène ? On peut penser aux arbres de mai abattus par les fées et des passages de l'introduction du fils Hugo seraient peut-être à mentionner ici. Thésée revient sur scène à l'Acte IV scène 1 et je relève l'échange suivant entre lui et sa prochaine épouse Hippolyte : "Qu'un de vous aille chercher le garde-chasse ; car maintenant notre célébration est accomplie ; et, puisque nous avons à nous la matinée, ma bien-aimée entendra la musique de mes limiers. Découplez-les dans la vallée occidentale, allez : dépêchez-vous, vous dis-je, et amener la garde. Nous, belle reine, nous irons au haut de la montagne entendre le concert confus de la meute et de l'écho." ET Hippolyte répond à Thésée : "J'étais avec Hercule et Cadmus un jour qu'ils chassaient l'ours dans un bois de Crète avec des limiers de Sparte. Je n'ai jamais entendu de fracas aussi vaillant : car, non seulement les halliers, mais les cieux, les sources, toute la contré avoisinante semblaient se confondre en un cri. Je n'ai jamais entendu un désaccord aussi musical, un si harmonieux tonnerre." C'est à ce moment-là, après avoir vanté le cri musical de ses chiens spartiates que Thésée retrouve les deux couples endormis et que, croyant à cet instant qu'ils "se sont levés de bonne heure pour célébrer la fête de mai", ils demandent de les éveiller "au son du cor".
Rimbaud semble tirer parti de cette digression un peu particulière pour son propre poème, avec l'idée d'un amour plus dévorant mais nécessaire. Car, comme il y a des échos de Pyrame et Thisbé qui relient le sort des couples amoureux à celui du théâtre de gens simples, cette image de chasse symbolise quelque peu les péripéties amoureuses du drame féerique.

Que dire de plus pour l'instant ? Le poème "Entends comme brame..." parle de petits pois en les reliant à une expérience quelque peu nocturne et féerique, avec un dernier vers qui ne comporte pas le bon nombre de syllabes. On peut observer qu'un des sylphes de Titania s'appelle Fleur du pois et que cela a marqué Marcel Proust qui dans Du côté de chez Swann fait un rapprochement entre les petits pois que prépare Françoise et la pièce shakespearienne. Sans rien prétendre du point de vue des sources et des intertextes, notons qu'un poème en vers courts récité par Bottom présente des irrégularités syllabiques à l'Acte I scène 2 : "Les furieux rocs [...]".
Pour moi, le second paragraphe de Fairy provoque un basculement du décor et de sa féerie. Le premier paragraphe est négatif et n'envisage qu'Hélène, les troisième et quatrième paragraphes imposent sa beauté en tant qu'enfance. Et l'opposition repose sur la confrontation entre un monde stérile et vierge et l'appel de la fée.
Voilà, à vous de juger si votre compréhension des poèmes Fairy et Bottom a progressé, sachant que l'influence du Songe d'une nuit d'été a déjà été envisagée en ce qui concerne ces deux poèmes, mais très minorée dans le cas de Fairy pour lequel une autre piste a prévalu, celle des poèmes d'Edgar Poe.

vendredi 15 mai 2015

Parade sauvage n°25, 2014, lecture barbare !

Le nouveau numéro de la revue Parade sauvage vient de paraître, antidaté 2014. L'article principal de la revue est celui sur "Credo in unam / Soleil et Chair au prisme des mythes platoniciens". Il n'existait pas d'article de référence sur ce pourtant long poème de 1870, c'est désormais chose faite. L'article démontre très bien la reprise et subversion d'un modèle platonicien en ménageant une relation triangulaire entre l'exil chrétien, l'exil platonicien et l'exil du poète qui s'adresse à Vénus. Cette étude conforte aussi ce que je dis depuis quelque temps sur l'importance d'une pensée propre à Rimbaud qui s'exprime dans cette oeuvre des débuts, car elle jette un éclairage profond sur tant et tant de poèmes hermétiques ultérieurs, dont Voyelles. Pour la plupart des commentateurs rimbaldiens, Credo in unam passe pour un centon parnassien insignifiant, mais l'article souligne la finesse de composition d'une oeuvre où le dispositif platonicien et ses enjeux sont pourtant bel et bien singuliers, c'est-à-dire ne renvoient à aucun modèle antérieur connu et immédiatement perceptible.
Je n'ai pas encore lu le reste de la revue. Les autres articles importants sont d'après un rapide survol l'article de Steve Murphy sur Jugurtha et la brève de Benoît de Cornulier dans la rubrique "Singularités" : "Travail poétique d'une rime pisseuse".
On peut y ajouter l'article de Guillaume Déderen que je dois encore découvrir : "La Beauté sur les genoux. Détours carnavalesques dans Une saison en enfer". Il s'agit d'un tableau de 32 pages avec juste une page de présentation, il s'agit d'extraits de littérature chrétienne essentiellement du dix-neuvième siècle qui sont rapprochés d'expressions d'Une saison en enfer. Voilà qui peut s'avérer un bon outil travail.
Il y a enfin deux articles d'Antoine Fongaro : "Fleurs rimbaldiques" et "La Fin de Barbare".
Normalement, dans cette revue, devait figurer mon article avec les études d'Enfance I, Matinée d'ivresse et Barbare, article que j'ai mis en ligne sur ce blog, en le scindant en plusieurs parties. Les deux articles de Fongaro sont des ajouts de dernière minute, et on perd du coup la confrontation entre ma nouvelle mise au point sur Barbare et la "pénultième" de Fongaro. J'ai renoncé à publier avec les rimbaldiens, mais j'y ai été aidé. 
La section des comptes rendus est très consensuelle et n'offre aucun intérêt. Il n'y a pas de contenu. Il s'agit juste de féliciter les gens d'avoir fait un livre et on brode sur quelques pages.
Il y a un article sur l'influence de Rimbaud sur Léon-Paul Fargue. Dans mon souvenir, les poèmes en prose de ce dernier sont agréables à lire, mais je ne saurais rien dire sur lui, je ne me rappelle rien de ce que j'ai lu.

Penchons-nous sur l'étude de "La Fin de Barbare". Pour "économiser la lecture des huit premiers alinéas", Antoine Fongaro renvoie à quatre études : une formelle de Michel Murat et trois qui portent sur le fond de Bruno Claisse, Yves Reboul et moi-même. Antoine Fongaro m'attribue une "communication aussi brillante que percutante", sauf qu'on va voir ce qu'il en est réellement. On précisera au passage que pour Bruno Claisse et Yves Reboul je n'existe pas en tant que critique littéraire des Illuminations, puisque je ne suis cité que pour la source du monostiche de Ricard dans toute sa production, pas même pour les intertextes de Leconte de Lisle dans Soir historique qui viennent de moi et de moi seul parce que j'ai eu le malheur un jour de lui expliquer oralement qu'il se trompait en lisant "les Normes" et non "les Nornes", lui précisant alors que Soir historique était saturé de renvois à des poèmes de Leconte de Lisle, et puisque je ne suis jamais cité par Yves Reboul, sauf une trentaine de fois dans un article pour mettre en pièces ma volonté de remettre en cause l'idée fragile que les Illuminations aient pu être écrites après Une saison en enfer en me servant de Beams comme preuve plus qu'évidente relativement aux poèmes A une Raison et Being Beauteous. Avec l'introduction de Fongaro, je peux me dire que mes mérites vont être évalués, qu'on va enfin faire le départ entre ce qu'il y a à prendre et à laisser.
Michel Murat aurait lui exécuté une "étude magistrale de la forme de cet ensemble extrêmement structuré".
Je me reporte donc aux quatre pages concernées. Il s'agit du chapitre "Barbare - Pour conclure", pages 284-287 de la nouvelle édition du livre L'Art de Rimbaud.
Le premier paragraphe est exalté, mais ne décrit pas la forme du poème. Le poème est cité in extenso avec une numérotation des alinéas, ce qui n'a rien de neuf. Il n'y a déjà plus que la matière de trois pages à éplucher.
Je commence par citer le second paragraphe :

   Barbare inscrit un développement par variation dans une structure récursive, cyclique, à l'image de la syllabe redoublée de son titre. Il s'achève sur une reprise suspendue qui rappelle l'indesinenter d'Âge d'or. Il comprend deux énoncés récurrents : l'un peut être qualifié de refrain ("Le pavillon [...]"), alors que l'autre ("Douceurs") est plutôt un mot de scansion, que prolongent des répétitions partielles. La ponctuation atteint ici un degré d'originalité inégalé. Elle ne constitue pas dans le poème un facteur de récursivité, mais bien au contraire de variation. Elle va en quelque sorte à contre-courant du parallélisme : chaque signe, et chaque occurrence fait l'objet d'un emploi différencié.

En-dehors de la concision très étudiée de ce rapport, rien n'est dit d'original sur la forme du poème, l'exception étant la balance entre l'énoncé de refrain et l'énoncé de scansion : "Le pavillon" contre "Douceurs". On parlait déjà de refrain, mais sans doute l'opposition entre un refrain et un mot de scansion est-elle un propos critique inédit. Quant à ce qui est dit sur la ponctuation, on le savait déjà, on le disait déjà auparavant. La nouveauté ici, c'est la mise en vedette par le critique du procédé, lequel consisterait à répéter des mots tels quels, mais à faire varier l'ineffable de la ponctuation. Le changement de sens est en principe dans les mots, pas foncièrement dans la différence de ponctuation en somme.

Reprenons la citation à la page 285 avec le paragraphe qui fait suite à la citation intégrale du poème :

   La tension entre parallélisme et ponctuation, celle-ci jouant comme principe de variation, est bien visible dans les reprises. La première occurrence du refrain (§2) est fermée par un point intérieur à la parenthèse [,] la seconde (§4) s'en différencie par l'exclamation initiale et par l'absence de point. Dans les deux cas la parenthèse reste suspendue en fin d'alinéa hors de tout cadre de phrase. La variation est rythmique autant que syntaxique, mais il s'agit d'un rythme visuel : car la voix peut marquer l'intonation basse correspondant au point, mais non la parenthèse ni le passage de ligne. La troisième parenthèse en fin d'alinéa (§7) est quant à elle précédée d'une virgule : ici la relance du rythme anticipe sur la fin de l'incise. Cependant la ponctuation interne du groupe est régulière : deux membres coordonnés, deux relatives juxtaposées. Dans le §3 dont celui-ci forme la reprise, les trois tirets créaient au contraire un semblant de parallélisme, contredit par la syntaxe : le membre central (" - qui nous attaquent [...] - ") est en fait un ajout en incise. [...]
Ce que je viens de citer est quelque peu difficile à bien lire, et il convient d'avoir le texte de Rimbaud sous les yeux.

Comparons donc les paragraphes 2, 4 et 7 ! Mon clavier ne sait plus transcrire les points-virgules, d'où mes [,] .

Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques [,] (elles n'existent pas.)

Oh ! le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques [,] (elles n'existent pas)

(Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent,)

Je n'ai pas le volume Rimbaud dans son temps d'Yves Reboul, mais j'ai commenté dans mon récent article sur Barbare mis finalement en ligne sur ce blog son interprétation du point dans la parenthèse du second paragraphe. Selon Yves Reboul, le point de la parenthèse est celui d'une phrase formée par les deux premiers alinéas, et le commentaire ci-dessus de Michel Murat a ouvert la possibilité d'une telle analyse.
Reprenons donc les choses au plan scolaire. Nous distinguons la phrase simple et la phrase complexe  la phrase verbale simple n'a qu'un seul verbe conjugué : "J'arrive", "Je mange une pomme", "Je parle à Eric", et la phrase complexe en a plusieurs. Pour éviter de parler de phrase dans une phrase, on dit que la phrase complexe est constituée de propositions.
Pour unir les propositions entre elles, on enseigne à l'école trois principes uniquement : juxtaposition, coordination et subordination.
La juxtaposition n'est valable qu'à l'écrit, car il s'agit d'une suite de propositions séparées par des virgules ou une ponctuation plus faible que le point. "Il va, il voyage, il revient, il repart, il tourne, il se viande." A l'oral, impossible de faire la différence entre six phrases et une juxtaposition de six propositions.
On enseigne la coordination à l'aide de sept conjonctions de coordination et de quelques adverbes. Des membres coordonnés sont au même niveau, à égalité : "Le chat et le chien", "il mange et il pète", "ce n'est ni bien, ni mal" "Il est poli, mais sauvage". La subordination suppose la dépendance d'au moins une proposition par rapport à une autre : "Je veux que tu viennes", "L'homme qui me parle est mon voisin" ! On étudie alors les conjonctions de subordination et les pronoms relatifs.
Mais il y a d'autres principes de construction des phrases complexes: la corrélation : "Tel père, tel fils" (pas le temps de réfléchir à un cas avec un verbe conjugué), l'incise des propos rapportés "dit-il" et l'insertion qui a à voir évidemment avec la parenthèse. On peut aussi parler du style direct comme on en verra un exemple plus bas.
Michel Murat dans l'extrait ci-dessus assimile les principes de l'incise et de l'insertion, puisqu'il parle systématiquement d'incise. Cela peut se comprendre, mais l'incise des propos rapportés suppose l'inversion du sujet et du verbe, et le terme incise est fortement lié dans nos têtes à l'inversion sujet-verbe et au cas des propos rapportés. Le problème que pose l'insertion, c'est que c'est une phrase autonome qu'on formule au sein d'une autre phrase. Plus précisément, on interrompt une phrase, on insère une autre phrase, puis on reprend sa phrase où on l'avait laissée.
Du coup, il peut se poser un petit problème de ponctuation des phrases placées là comme des parenthèses en suspension.
Par convention, on ne double pas la ponctuation autour d'un guillemet fermant: dans Jean dit : "Ah! Vous êtes arrivé ?" le point d'interrogation ne porte que sur le propos rapporté, mais on évite d'ajouter un point après les guillemets pour fermer la proposition principale "Jean dit quelque chose".
En fait, Rimbaud s'est tout simplement posé la question pour ses deux parenthèses et très cavalièrement il en a ponctué une et pas l'autre : "(Elles n'existent pas.)" contre "(Elles n'existent pas)". Je ne souscris donc pas aux analyses de Michel Murat et Yves Reboul en ce qui concerne la ponctuation de ces deux paragraphes, car je délimite nettement la portée de la ponctuation. Le poème est composé de quatre phrases uniquement. La première concerne les cinq premiers paragraphes et se termine par un point d'exclamation "Douceurs !" La seconde concerne les paragraphes six à huit. La troisième ne concerne que le seul paragraphe neuf. Et la quatrième s'interrompt rapidement sur des points de suspension.
Il n'y a pas de fin de phrase à la fin du deuxième paragraphe, et je considère d'un effet complètement nul à la lecture la présence ou non de ce point délimitatif dans l'une ou l'autre parenthèse. Qu'on mette un point ou non, la parenthèse est la même "Elles n'existent pas", la délimitation est assurée par des signes de ponctuation qu'on appelle justement au pluriel des parenthèses. Il n'y a aucune ambiguïté là-dedans et Rimbaud a simplement hésité sur un point de présentation formelle accessoire. La différence entre les paragraphes deux et quatre ne tient que dans la présence ou non d'une interjection "Oh!", et pas du tout dans la ponctuation. Et si on relit le commentaire de Michel Murat, on est en droit de se demander de quoi il parle quand il écrit : "tension entre parallélisme et ponctuation", "La variation est rythmique autant que syntaxique, mais il s'agit d'un rythme visuel". Tout cela n'a pas de sens. Et j'observe bien chez Murat l'erreur d'analyse qui se retrouve dans celle de Reboul : "La première occurrence du refrain (§2) est fermée par un point intérieur à la parenthèse". Le point est considéré comme portant sur l'ensemble du refrain, ce qui enferme le commentaire dans des élucubrations peu compréhensibles : "la voix peut marquer l'intonation basse correspondant au point, mais non la parenthèse ni le passage de ligne", sachant que pourtant tout le monde lit aisément ce poème sans aucun problème d'intonation déconcertant.
Je ne vais pas citer la suite de l'analyse sur la reprise "Douceurs", je remarque que l'auteur ne relève pas la symétrie de la reprise "Le pavillon", "Oh ! Le pavillon" avec "Douceurs !", "Ô Douceurs!"
Une partie de la page 286 est consacrée à définir la progression du texte à l'aide de notions grammaticales modernes. L'auteur résume cela en soulignant quatre principes à l'oeuvre qu'il numérote : reprise et variation à distance, apposition, démultiplication, complexification de la structure. A cheval, nous avons un paragraphe qui n'est pas le premier sur la reformulation "les feux à la pluie du vent de diamants" et le caractère dynamique de la préposition "à". Le dernier paragraphe est fait de généralités qui élargissent le propos mais qui se détachent du travail d'analyse proprement dit.

Pour moi, ces quatre pages ne sont en aucun cas une analyse formelle du poème.
Car il y a une approche toute scolaire à faire de sa composition. Un bon commentaire de ce poème doit clairement poser que les paragraphes 1, 3 et 7 forment trois couples précis avec la reprise du refrain aux paragraphes 2, 4 et 10. Le texte démarre par la reprise de cette seule cellule : les paragraphes 1 et 2 sont repris dans les paragraphes 3 et 4. Et cette forme articulée va encadrer la suite du texte, puisque le refrain clôt le poème, quoique sous une forme abrégée, et que la reprise du paragraphe 7 structure nettement la composition, puisque du coup deux paragraphes s'insèrent à chaque fois entre le paragraphe de reprise de 1 et 3 et le paragraphe de reprise de 2 et 4 : 1,2,3,4,7,10. Apparaissent les couples 5-6 et 8-9. Tout cela n'apparaît pas dans le commentaire de Michel Murat, ni dans la plupart des commentaires de ce poème qui ont été publiés. Pourquoi ? Il ne s'agit pas de structuralisme, il s'agit d'une composition harmonieuse fondée sur des règles d'élaboration simples.
On peut apprécier alors comment l'insertion des paragraphes 5-6 justifie le basculement de la parenthèse de "(Elles n'existent pas)" à "(Loin des...)". Le déni de réalité bascule d'un pôle à l'autre, c'est le cas de le dire.
Je précise que personnellement et en accord avec la progression orgasmique du texte le "Elles n'existent pas" ne veut pas dire que les fleurs et mers n'ont pas de réalité, mais cette parenthèse signifie un manque d'existence auquel les douceurs volcaniques vont remédier.
Repassons à l'étude d'Antoine Fongaro, il s'étonne de quelques interprétations étonnantes du premier alinéa : "Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays," en dénonçant les lectures qui envisagent qu'ainsi le poème se pose comme étranger à la réalité. Fongaro a raison de le faire, mais sa réponse laisse pantois : "En fait, ce premier alinéa accentue l'écart entre le moment où est écrit le texte et l'existence passée de l'auteur." On se demande si Fongaro a réellement mon étude qu'il présente comme "aussi brillante que percutante". Dès mon article de 2004, je disais clairement que le poète se rapprochait du pôle, qu'il s'éloignait des latitudes européennes, et donc des cycles avec jours et saisons, des pays avec leurs frontières et du monde des humains. Le fait de savoir lire est décidément la chose la moins bien partagée du monde. Par ailleurs, dès 2004, je m'opposais aux lectures sur les "vieilles fanfares d'héroïsme". Fongaro rejoint la cohorte ultra majoritaire qui pense que Rimbaud critique son passé de retraites et flammes, alors que dans le premier alinéa il nous dit clairement qu'il a rejeté les êtres et les pays, alors que le mot "fanfares" a un sens très clair de parade militaire au dix-neuvième siècle. Fongaro pense que Rimbaud a adoré les "fanfares d'héroïsme". Mais, une personne de plus qui se trompe, ça ne donnera toujours pas raison à la masse de ceux qui ont tort. La construction "Remis des vieilles fanfares d'héroïsme" veut clairement dire que le poète se sentait agressé et l'identification de la signification militaire est justifiée un peu plus loin par le recours au verbe "attaquent". Qu'est-ce qui attaque le coeur amoureux dans Being Beauteous ? - Le monde ! Quand on se dit "Remis de ses noces", on ne parle pas d'un mal intérieur, on se remet de tout ce qui nous a agressé le corps lors des noces. Le poète veut ici se remettre de ce qu'il a vécu parmi les êtres et les pays. Et pour l'accueillir, la nature arctique va se revêtir d'un "nouveau corps amoureux", car bien évidemment les oeuvres du poète se font écho entre elles, ont de la correspondance pour citer un mot qui plaît tant aux amateurs de poésies. Et c'est logique qu'il en soit ainsi.
Maintenant, Fongaro entend malgré des contresens aussi graves sur la signification des huit premiers alinéas se réserver l'explication des deux derniers. On remarquera que l'auteur a voulu imiter le principe de répétition du poème commenté, mais qu'il a fait du mauvais Lautréamont : "Tous les commentateurs de Barbare que j'ai lus (mais je n'ai pas lu tous les commentateurs de Barbare), à l'exception notable de Michel Murat, ont parlé d'extase à propos de ce texte." Ce leitmotiv revient un certain nombre de fois dans son texte, et il n'est évidemment pas très objectif, mais je ne vais pas me pencher sur le sujet, je ne doute pas que le rimbaldisme est un moyen puissant de se construire des convictions sur soi-même et sa singularité et que c'est le sens de toute la vie de rimbaldisme de quelques-uns. La reconnaissance est essentielle, encore qu'elle ne profite qu'aux castes, mais mon intérêt pour Rimbaud me fait préférer la mise au point et la vérité. Antoine Fongaro a absolument envie qu'on ne parle pas d'extase quant à ce poème et une note essaie de me ménager, je n'aurais employé le mot "extase" qu'une seule fois.
Selon Fongaro, l'alinéa neuf est bien bavard pour une extase, oui mais l'alinéa 10 ne l'est pas, il se finit en silence ému. La fin du poème est orgasmique, les larmes blanches désignent bien sûr le sperme. Fongaro est d'accord avec cela, ou peut-être parce qu'il y voit un angle d'attaque obscène pense-t-il qu'il faut exclure l'idée d'extase, comme si elle ne pouvait être sexuelle. D'ailleurs, Fongaro avoue que si le neuvième alinéa n'est pas une extase c'est du moins qu'il ne l'est pas "au sens strict du terme" : on appréciera la pirouette. Il admet en revanche qu'il y a une extase muette dans les points de suspension. Bref !
Enfin, à la fin de son article, Fongaro envisage un jeu subtil sur le sens latin du mot "barbare", qu'il illustre avec un extrait d'Ovide, celui d'étranger qu'on ne comprend pas, et cela prouverait que "Rimbaud avait pleinement conscience de l'exceptionnelle originalité de son génie."

Moi, je m'intéresse pas au fait qu'on me dise que ma lecture est brillante ou percutante, ce qui m'intéresse c'est ce qu'on en fait et qu'on finisse par s'accorder sur le sens à donner à chaque poème, chaque passage d'une oeuvre. Là, il y a franchement de quoi être désespéré, alors que Fongaro fait malgré tout partie des personnes ayant le plus contribué à une meilleure compréhension du texte rimbaldien.

jeudi 7 mai 2015

Entre Antibes et Cannes


Aujourd'hui, deux visions sublimes ! D'abord, prenant le train pour Antibes j'ai vu l'énorme brume blanche amassée qui dérobait à la vue à quatre-cinq kilomètres tout le bord marin du massif de l'Estérel avec Mandelieu et Théoule. On voyait les cimes dépasser de tout un monde englouti dans un épais manteau de coton, alors même qu'il faisait beau et chaud, que la mer bleue scintillait de milliers de petits éclats ondoyants comme des paillettes sur le dancefloor. Une vraie écharpe d'un unique nuage blanc pour une montagne qu'on voit sortir de mer dans notre voisinage immédiat.
Puis, quand je suis revenu en bus d'Antibes, en longeant la mer et en contournant SuperCannes, la colline qui sépare le golfe Juan et le golfe cannois, la ville de Vallauris et la ville de Cannes, face aux îles de Lérins où la fenêtre de la prison du masque de fer vous saluerait presque si vous aviez des jumelles, je fixais mon attention sur l'énorme bateau blanc de croisière, cet autre concordia qui voyageait d'est en ouest sur la mer à l'horizon. Une brume un peu grise, un peu brune se détachait à peine du bleu du ciel qui vient marier la mer, à tel point qu'elle était imperceptible et que l'horizon était essentiellement un flou vaporeux. J'avais repéré ce bateau une demie heure plus tôt à Antibes, son image était alors plus nette et il était parallèle à la côte, maintenant il s'inclinait de trente degrés pour s'enfoncer dans la mer en nous présentant son arrière blanc qu'éclaboussait une tache d'or solaire, mais pourtant c'était stupéfiant de constater que les trois quarts avant du flanc du bateau blanc étaient imperceptibles dans la brume vaporeuse bleue et grise. Le bateau se dématérialisait sous mes yeux, je voyais la poupe et tout le reste n'était qu'un transparent fantôme que mon imagination devait reconstruire faute de rien percevoir de sa couleur normalement réfléchissante. Le bus a repoussé la vision à l'arrière de ma tête et face à l'image de soleil et clarté des côtes de Lérins avec d'autres culs de bateaux, dont un imposant, j'ai perdu la vue complète de mon vaisseau de croisière, je tournais la tête et ne savais plus où il était.