Paru en 2021, le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Vaillant, Cavallaro et Frémy contenait un grand nombre de notices de divers auteurs du vingtième siècle que Rimbaud avait pu influencer. Adrien Cavallaro était lui-même l'auteur d'un pourcentage conséquent de ces sortes de revues critiques de la postérité rimbaldienne en Littérature. Mais ce qui m'avait frappé, c'est que la liste avait un caractère aléatoire, elle semblait conduite au gré des envies du rédacteur lui-même. Les profils d'auteurs inspirés par Rimbaud n'étaient pas toujours évidents et bien des noms manquaient à l'appel. Or, déjà, à cette époque, j'avais en tête le titre d'un roman de François Mauriac Le Désert de l'amour qui me semblait la reprise du titre rimbaldien au pluriel Les Déserts de l'amour. Mauriac a eu un temps une certaine presse en tant que romancier français du vingtième siècle et, si, catholique, il n'est pas spécifiquement rimbaldien, il n'aurait en aucun cas détonner parmi les rubriques de Cavallaro du Dictionnaire Rimbaud. Reprendre un titre de Rimbaud en le faisant passer du pluriel au singulier, ce n'est tout de même pas un acte anodin.
En plus, il s'agit d'un roman qui a contribué à lancer la carrière romanesque de Mauriac, à une époque où les titres plus connus Thérèse Desqueyroux, Le Nœud de vipères ou Le Mystère Frontenac, et à plus forte raison Le Sagouin, n'avaient pas encore été inventés. Et ça ne s'arrête pas là. Mauriac a écrit son roman à peu d'années de distance de la révélation du titre rimbaldien, et avant d'être romancier Mauriac a essayé d'être poète et il s'est identifié à Rimbaud dans son affrontement à une sorte de désert en idée, Harar, en faisant le lit d'une interprétation claudélienne, puisque en son poème Mauriac dit chercher comme Rimbaud le Christ.
Mauriac devrait donc avoir sa place parmi les auteurs se réclamant de l'influence séminale rimbaldienne. Notons que je ne vois même personne commentant le roman de Mauriac s'empresser de préciser que c'est un titre repris à une pièce en prose de Rimbaud. L'expression "désert de l'amour" a eu quelle vie avant Rimbaud pour que la filiation entre les deux titres ne soit pas pleinement assumée, établie ?
Il est certain que les premières pages du roman ne favorisent pas tant les rapprochements. J'ai bien aimé l'écriture du Sagouin ou de l'un ou l'autre des trois autres titres connus cités plus haut, mais je dois dire que j'ai trouvé très maladroit le style de l'auteur dans les premiers chapitres de son Désert de l'amour. Pourtant, je n'ai pas manqué de rire à haute voix avec la phrase rapportée dans un dialogue : "- Et le scandale, alors ? ça ne compte pas ?" signe que cela est pour le moins bien amené.
Mis en alerte, j'essaie évidemment de repérer les renvois à Rimbaud. Je remarque qu'on a dès le début l'idée de lectures érotiques clandestines qu'on peut songer à rapprocher des livres cachés ayant trempé dans l'océan de l'ami habillé en prêtre du poème rimbaldien. Le récit de Mauriac suppose une relation triangulaire qui implique un père et son fils, et ce fils a précisément dix-sept ans, l'âge du niais moqué par Rimbaud dans le poème qui porte précisément le titre "Roman", sachant que traditionnellement les lecteurs n'ont aucun recul critique et s'imaginent que Rimbaud se décrit lui-même et ses aspirations dans cette pièce douaisienne en réalité satirique. J'ai nettement l'impression en lisant certaines phrases du roman mauriacien que les mentions "dix-sept ans" sont comme ostentatoires, comme une pensée tendue vers les écrits de Rimbaud. J'ai relevé aussi une réécriture un peu facile et pauvre du "Je est un autre", quand le jeune dans un transport en commun admire et convoite une femme et je ne me rappelle plus le passage, mais en gros il se sent devenu un autre. C'est à peu près les mots employés par Mauriac.
Je n'en suis qu'au milieu du roman, mais je trouve quand même impressionnant que plusieurs dictionnaires Rimbaud oublient de mentionner le titre Le Désert de l'amour et Mauriac alors qu'une liste importante d'auteurs plus obscurs nous est imposée.
En plus, c'est aller à l'essentiel que de faire une rubrique sur Mauriac (ou en français moderne : "c'est aller à l'essentiel de faire une rubrique sur Mauriac...") dans une revue de la postérité rimbaldienne. En effet, Rimbaud s'inspire de grandes poses méditatrices, tantôt chrétiennes, tantôt apparentées (La Confession d'un enfant du siècle de Musset), avec un emploi de la notion très chrétienne de "désert" et on se trouve au centre de cette réflexion sur la capacité de Rimbaud à jouer avec les préoccupations métaphysiques chrétiennes tout en rejetant la foi. Nous avons cela dans Les Déserts de l'amour, dans Une saison en enfer, ailleurs encore, et finalement c'est un excellent exercice de définir et clarifier les statuts des discours en amont et en aval des productions rimbaldiennes. Connaître rimbaldiennement Les Déserts de l'amour et Une saison en enfer c'est identifier les subtilités d'un son de cloche qui n'est pas Musset, Sainte-Beuve, Chateaubriand, ni Claudel ou Mauriac par la suite.