dimanche 31 janvier 2021

Brahmane et colombes : de Chateaubriand à Rimbaud !

Puisque le poème en prose "Vies" réécrit autant de passages de Chateaubriand, et plus précisément de la "Conclusion" des Mémoires d'outre-tombe, je me suis dit qu'il ne fallait surtout pas s'arrêter en si bon chemin. Une de mes idées, c'est d'exploiter les autres écrits de Chateaubriand, et il faut faire cela de manière tactique, à moins de faire une recherche par mots clefs, mais ce genre de recherches me lasse très vite. J'ai toutefois lancé une recherche par mots clefs "tourterelles", "pigeons" et "colombes" dans Mémoires d'outre-tombe et je suis tombé sur un passage où il est question de deux tourterelles achetées par Chateaubriand et du bruit des vagues, ce qui favorise un rapprochement avec le poème en prose "Veillée", connu sous le titre "Veillées III". Mais les mentions de ces tourterelles ne perdurent pas dans le récit du mémorialiste. En revanche, elles sont liées à la publication à l'époque des romans Atala et René, Amélie étant un personnage de ce dernier récit précisément. Et ces deux romans furent publiés initialement en liaison avec le Génie du christianisme. Ils auraient dû y être inclus étonnamment.
Or, j'ai dit que le poème "Génie" jouait probablement sur les conceptions du nom "génie" à l'époque de Rimbaud. On laissera de côté le champ anachronique de son développement en Allemagne. Au dix-huitième siècle, Diderot a livré pour l'Encyclopédie un article "Génie" où affleure certaines phrases qui pourraient faire penser aux phrases négatives repoussant le christianisme dans le poème en prose rimbaldien. Mais, évidemment, dans son sens usuel, le mot "génie" sert de titre à un ouvrage de référence de Chateaubriand, et le passage sur les tourterelles dans les Mémoires coïncide avec l'envoi d'une lettre à madame de Staël, autrice dont l'auteur suit quelque peu les traces quand il écrit le Génie du christianisme. Le poème "Génie" oppose une entité à Dieu, mais c'est aussi un poème qui s'oppose au Génie du christianisme en tant que discours qui prétend définir ce que la grande littérature pourra être à l'aune de son acceptation d'une identité chrétienne. Et la conclusion des Mémoires d'outre-tombe fonctionne de la même manière en affirmant que l'avenir ne peut s'écrire qu'avec une pensée chrétienne.
Du coup, Rimbaud a pu cibler des passages significatifs de Génie du christianisme. Et le début de "Vies" est très intéressant à envisager en ce sens, puiqu'il est question d'un brahmane qui a expliqué les proverbes, tandis que le poète s'émerveille devant les terrasses, qu'on peut dire avancées, d'un temple, et parle même de "pays saint". J'ai déjà plusieurs fois répété que l'hémistiche initial du sonnet "Les Correspondances" est une citation de Lamartine : "La Nature est un temple", vient des Méditations poétiques, où tantôt la nature, tantôt l'univers sont le temple de Dieu.
Tant qu'il n'était pas évident que "Vies" "d'outre-tombe" réécrivait essentiellement des passages de Chateaubriand, une concurrence était possible : le "brahmane" pouvait venir des poésies de Leconte de Lisle et la mention "comédie humaine" imposait Balzac, plutôt que Dante et Chateaubriand, à l'esprit.
Désormais, Chateaubriand n'a plus de concurrent sur ce poème, encore que ce soit une compétition que l'auteur malouin n'aurait certainement pas souhaitée. Finalement, l'expression "brahmane" est une corruption provocatrice, désinvolte, du nom de prêtre, du nom de catéchiste, etc. Rimbaud est en train de dire : "curé ou brahmane, qu'importe ?" En plus, la mention des "Proverbes" entretient l'équivoque entre Bible et hindouisme. Du coup, mon opinion était faite, il me fallait trouver les passages où Chateaubriand parlait des autres religions, avec peut-être l'espoir de trouver un respect spontané de l'auteur pour le respect des spiritualités traditionnelles, car Chateaubriand ne va pas s'indigner que les brahmanes soient brahmanes dans leur culture.
J'ai trouvé quelque chose d'assez intéressant et je suis retombé sans le faire exprès sur les colombes !
Ouvrons le Génie du christianisme, partie 1, livre 1, chapitre 2. Ce chapitre s'intitule "De la Nature du mystère", autant dire qu'il va nous expliquer les Proverbes, pour parler à la manière de "Vies". D'ailleurs, j'oubliais de préciser que dans le jeu de mots que je vois de Mémoires d'outre-tombe à "Vies" "d'outre-tombe", Rimbaud réplique à l'imposture du titre en basculant dans un mystère qu'espère précisément le défenseur du christianisme. De prétendus écrits laissés par un mort sur sa vie passée, nous passons à un poète qui revendique l'expérience de plusieurs vies sur un plan "d'outre-tombe".
Mais j'en reviens à notre chapitre sur la nature du Mystère.
L'auteur commence par exalter le sens du mystère qui fait la grandeur de la vie. Il est question d'enfance et de vieillesse, mais je me garderai bien de prétendre à un rapprochement avec les "vieilles" dont le poète se souviendrait dans "Vies", comme je me garderai pour l'instant de rapprocher "les fleuves" de "Vies" des deux "fleuves" de l'entre-deux-siècles de l'émergence de Chateaubriand dans Mémoires d'outre-tombe et de l'idée de "source", ici chrétienne dans ce chapitre deux.
En revanche, je relève que "les plaisirs de la pensée sont aussi des secrets", ce qui me fait songer à l'émotion du poète quant tonne l'envol des pigeons écarlates autour précisément de sa pensée. Et Chateaubriand développe ensuite une considération qui met en péril son christianisme, même s'il ne s'en rend pas bien compte, puisqu'il soutient que les premiers hommes de l'Asie n'échangeaient que par symboles et s'émerveillaient d'une forêt, de la Nature, et Chateaubriand soutient que c'est pareil pour les hommes de son temps. Le coucher de soleil nous émeut plus qu'un temple d'un culte identifié. Il s'écrie : "Tout est caché, tout est inconnu dans l'univers." Il va de soi qu'il suppose que son Dieu est partout et transcende donc la question du temple consacré. Et Chateaubriand emploie la métaphore de l'éclair pour s'étonner : "D'où part l'éclair que nous appelons existence [...] ?" Cependant, tous ces rapprochements avec "Vies" pourront être taxés d'artificiels, sauf que, soudain, au paragraphe suivant, Chateaubriand parle précisément de brahmane et de colombes, et aussi de "montagnes saintes" :
   Il n'est donc point étonnant, d'après le penchant de l'homme aux mystères, que les religions de tous les peuples aient eu leurs secrets impénétrables. Les Selles étudiaient les paroles prodigieuses des colombes de Dodone ; l'Inde, la Perse, l'Ethiopie, la Scythie, les Gaules, la Scandinavie, avaient leurs cavernes, leurs montagnes saintes, leurs chênes sacrés, où le brahmane, le mage, le gymnosophiste, le druide, prononçaient l'oracle inexplicable des Immortels.
Ai-je l'air de vous forcer la main si je redis que dans ce paragraphe nous avons "le brahmane", des "colombes" sortes de "pigeons", des "montagnes saintes" pour "pays saint", et si j'ajoute que "l'oracle inexplicable" dit par le "brahmane", n'empêche pas l'initiation par un "brahmane" qui va "expliquer les Proverbes" ? Pour l'instant, c'est le meilleur passage que j'ai pu trouver à rapprocher de tout le début de "Vies", et pour preuve que la réplique rimbaldienne est sarcastique, je cite le début du paragraphe suivant où Chateaubriand s'empresse de se justifier :
   A Dieu ne plaise que nous voulions comparer ces mystères aux mystères de la véritable religion, et les immuables profondeurs du Souverain qui est dans le ciel aux changeantes obscurités de ces dieux, ouvrage de la main des hommes ! Nous avons seulement voulu faire remarquer qu'il n'y a point de religion sans mystères ; ce sont eux qui, avec le sacrifice, constituent essentiellement le culte : Dieu même est le grand secret de la nature ; la divinité était voilée en Egypte, et le sphynx s'asseyait sur le seuil de ses temples.
Dans le chapitre précédent, l'introduction, Chateaubriand se plaignait de ceux qui riaient de tout en utilisant la dérision, en tant qu'ils étaient les plus difficiles à combattre pour le christianisme.
Le brahmane est cité à d'autres reprises dans les chapitres suivants, pour le célibat ou pour les "lois morales" au chapitre quatre, où Chateaubriand cite d'abord parmi d'autres les lois indiennes : "L'univers est Wichnou. / Tout ce qui a été, c'est lui ; tout ce qui est, c'est lui ; tout ce qui sera, c'est lui. / [...] / L'âme est Dieu. / [...]", et puis, plus loin, Chateaubriand fait une comparaison qu'il veut à l'avantage du christianisme, mais qui me semble surtout une maladroite équation :
[...] Le Brahmane exprime lentement les trois présences de Dieu ; le nom de Jéhovah les énonce en un seul mot ; ce sont les trois temps du verbe être, unis par une combinaison sublime : havah, il fut ; hovah, étant, ou il est, et je, qui lorsqu'il se trouve placé devant les trois lettres radicales d'un verbe indique le futur, en hébreu, il sera.
L'explication livrée est douteuse. Comment Chateaubriand fait-il pour superposer "havah" et "hovah" dans sa lecture ? Puis, il faudrait croire que l'adjonction de "je" permettrait de conserver ces significations temporelles sans contradiction. Cela sent le charabia à plein nez, et surtout, on ne voit pas très bien en quoi le fait de tout dire en un mot est supérieur au fait d'employer plusieurs phrases compréhensibles par tous. Je pense que Bossuet et Boileau seraient d'accord avec moi. Chateaubriand prend-il le parti d'un chef d'entreprise américain qui invente des moyens d'économiser du temps dans la conversation ? Je ne comprends rien à sa logique. Je pense aussi que son explication est fausse, parce ce que j'ai appris c'est que Hugo, Chateaubriand et les gens du passé ont cru à tort que les hébreux appelaient Dieu Jéhovah, alors qu'en réalité il l'appelait "Yahvé". Il rajoutait trois lettres pour éviter d'écrire son nom tel quel.
Mais, peu importe, Rimbaud lui-même savait-il que la lecture "Jéhovah" était erronée, trompeuse en tout cas, et l'explication de Chateaubriand une simple opinion ?
En revanche, ce jeu sur les verbes, nous le retrouvons dans le poème "Génie" dont je prétends qu'il fait écho au titre Génie du christianisme en s'y opposant. Rimbaud définit son "Génie" au moyen du temps, en évacuant subtilement le "passé" qui va devenir "passion" et "passer" par famille lexicale, et Rimbaud emploie aussi bien la forme conjuguée "est" que la forme participiale : "étant".
Il est l'affection et le présent [...]
Il est l'affection et l'avenir,
         la force et l'amour,
         que nous, debout dans les rages et les ennuis,
         nous voyons passer
         dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase.
Il est l'amour,
         mesure parfaite et réinventée,
         raison merveilleuse et imprévue,
                        et l'éternité :
         machine aimée des qualité fatales.
[...] affection égoïste et passion pour lui,
         lui qui nous aime pour sa vie infinie...
Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel,
il n'accomplira pas la rédemption
des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce péché :
car c'est fait, lui étant, et étant aimé.
[...]
Il nous a connus tous et nous a tous aimés.
[...]
Rimbaud aurait pu écrire : "Il est l'affection et le passé" sur le patron suivi pour : "Il est l'affection et le présent", "Il est l'affection et l'avenir". Il est sensible que le mot "amour" se substitue à "affection" et que le mot "force" fait discrètement oublier l'idée de "passé". Le substantif "amour" ou le verbe "aimer" sont ensuite martelés, avec un autre couplage "Il est l'amour [...] et l'éternité" où on voit bien avec la mention "l'éternité" que Rimbaud a fait exprès d'évacuer la mention "passé". Il a voulu en conserver quelque chose toutefois, puisqu'une reprise du mot "affection" est couplé à "passion" : "affection égoïste et passion pour lui". La forme "étant" est clairement mise en relief : "lui étant, et étant aimé". Il y a bien cette idée étymologique du nom "Yahvé" signifiant "Il est", selon les enseignements que j'ai reçus. Au passage, je ferai observer que dans le couplage "des colères de femmes et des gaîtés des hommes", on a comme un écho d'une idée du sonnet "Voyelles" : "sang craché, rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes".
Je prétends aussi que dans ce que j'ai cité de "Génie", les quantités de syllabes ont été travaillées, mais aucun métricien ne sera d'accord, je laisse cela de côté.
Même s'il convient de demeurer prudent, citons quelques extraits de l'article "Génie" écrit pour l'Encyclopédie. Il n'est pas attribué à Diderot, mais à Saint-Lambert :

L'étendue de l'esprit, la force de l'imagination et l'activité de l'âme, voilà le génie. De la manière dont on reçoit ses idées dépend celle dont on se les rappelle. L'homme jeté dans l'univers reçoit avec des sensations plus ou moins vives les idées de tous les êtres. [...] Le génie entouré des objets dont il s'occupe ne se souvient pas : il voit ; il ne se borne pas à voir : il est ému ; [...]

Je suis très réservé quant au caractère exploitable de l'extrait que je viens de citer. Je ne le cite pas comme source, mais comme valeur témoin d'une réflexion sur la notion de génie qui commence quelque peu avec l'Encyclopédie.
En tout cas, le jeu verbal de "Génie" fait écho au passage que nous avons cité du chapitre IV du Génie du christianisme où il était fait état d'une explication de "Brahmane" qui n'avait comme défaut, selon Chateaubriand, que de ne pas être concentrée en un mot.
Je n'ai pas fini mon enquête, je dois poursuivre ma lecture.
Pour l'idée des "vieilles", là encore, il y a une énigme. J'ai remarqué que la vieillesse du monde est opposée à Chateaubriand sur la question de l'âge de la création, notre servant de la religion soutenant que Dieu a créé les choses vieilles vieilles, tout simplement !

samedi 30 janvier 2021

Suivez le guide !

Vaincu tout à l'heure par la fatigue, j'ai interrompu un article, et je m'y suis remis après une heure du matin. J'avertis donc la poignée de premiers lecteurs de se reporter à nouveau à l'article précédent. J'ai corrigé quelques bévues et je l'ai allongé significativement.
Vous vivrez des émotions fortes par des rapprochements ponctuels entre les poèmes de Baudelaire, Verlaine et Rimbaud. Je signale simplement quels poèmes lire ensemble, sans commenter, et le lecteur n'a qu'à lire les poèmes les uns après les autres pour saisir. Une avalanche d'allusions à Baudelaire sont signalées à l'attention dans les vers de Rimbaud, mais aussi dans ses écrits en prose !
Derrière l'apparence de décousu des derniers articles, les amateurs de poésie, ils n'étaient que "deux cent soixante" en France en 1866 selon l'éditeur des Epaves, sont conviés à une puissante découverte d'un réseau solide de poèmes tous reliés entre eux par des parentés formelles qui rejaillissent en intimités discrètes de traitement dans les morceaux variés des poètes Baudelaire, Verlaine et Rimbaud.
Le rythme abondant de mes publications peut faire tomber des articles dans l'oubli. Il me faut recommander à l'attention l'étude sur Mémoires d'outre-tombe et "Vies" qui risque bien de n'être recensée nulle part. Si d'autres sont venus sur le terrain de la comparaison entre Mémoires d'outre-tombe et "Vies", notre étude "la magnifique demeure cernée par l'Orient entier" offre le prodige d'un spectacle inouï dans l'étude des réécritures rimbaldiennes, jamais un poème en prose de Rimbaud, aussi long qui plus est, puisqu'en trois volets, n'avait été aussi systématiquement rapporté à autant de passages sources réécrits d'un unique support de référence, la "Conclusion" des Mémoires d'outre-tombe. C'est du jamais vu, et de très loin, dans toute l'histoire des études rimbaldiennes, et il convient de se reporter aussi aux quelques réponses de commentaires que j'ai ajoutées à l'article, car quelques pépites dernières y sont encore éparpillées. Et là encore, comme pour notre enquête sur les quintils, nous avons l'indice d'une influence plus large qui implique d'autres écrits rimbaldiens.
J'espère enfin que personne n'oublie les études en cours sur "Tête de faune", sur "Voyelles", sur "Oraison du soir", sur la "Chanson de Fortunio", sur la rime "usine"::"cousine", sur les Tableaux du siège de Gautier, sur la rime masculine de "Fête galante", la contribution zutique, voire sur les liens possibles entre "Les Douaniers" et un poème de Belmontet. Avec tout ça, amoureux des lettres, on nage en pleine félicité.

Le dossier des quintils de Rimbaud et de Baudelaire ! (1/2)

[Cet article est indépendant de celui en cours "ce que révèlent les quintils", mais il est en lien, il permet aux lecteurs entre les deux parties de l'article de se rafraîchir par la lecture des poèmes du dossier.]

Dans l'édition de 1868 des Fleurs du Mal, celle qui fut en principe familière à Rimbaud, le premier poème en quintils est en réalité le dernier poème en quintils a avoir été ajouté au recueil en 1861, mais cela Arthur Rimbaud ne pouvait pas le deviner. Le poème "La Chevelure" a un format traditionnel des rimes ABAAB :
Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir !

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

[...]
La rime de module du premier quintil est "nonchaloir"::"mouchoir", celle du second quintil est "défunt"::"parfum". Au passage, j'ai annoncé une suite à mon étude sur "Oraison du soir", et le poème "La Chevelure" fait partie des poèmes que je vais interroger en tant que source potentielle.
Ce poème est le dernier des Fleurs du Mal en quintils dans la chronologie des publications, mais la forme ABAAB est traditionnelle.

*

Le poème XXXVII "Le Balcon" est dans l'ordre de défilement du recueil le premier faux-quintil du recueil. Il a une organisation des rimes ABABA, celle même qui a été reprise par Rimbaud dans trois poèmes de la période mai-juillet 1871. Le poème "Le Balcon" était déjà le premier poème à faux-quintils dans les éditions précédentes de 1857 et de 1861. En revanche, il était absent de l'édition de 1855 d'une sélection dans la Revue des Deux Mondes. Il s'agit d'un modèle de référence pour les compositions de Rimbaud. L'analyse modulaire s'appuie sur la présence du vers répété. Le poème est en réalité un quatrain ABAB. La rime de module est la rime B, aux vers pairs du faux-quintil. Le cinquième vers est une répétition qui se clôt sur la rime A, au lieu de la rime B, d'où la difficulté pour l'interpréter comme un authentique quintil à trois modules.
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !
Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !

Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,
Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.
Que ton sein m'était doux ! que ton cœur m'était bon !
Nous avons dit souvent d'impérissables choses
Les soirs illuminés par l'odeur du charbon.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
Que l'espace est profond ! que le cœur est puissant !
En me penchant vers toi, reine des adorées,
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,
Et je buvais ton souffle, ô douceur, ô poison !
Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles.
La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.

Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,
Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses
Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cœur si doux ?
Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses !

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes ?
- Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !
Ce poème a certainement énormément compté pour Rimbaud. Le dernier vers et son tiret introducteur sont une probable source au vers final du sonnet "Voyelles". Le vers sur le "cher corps" et le "cœur si doux" est l'objet d'une réécriture et allusion dans "Enfance I". La rime en "-oirs" du premier faux-quintil enrichie de l'expression "charme des soirs" impose à nouveau un rapprochement avec le sonnet "Oraison du soir".
Ma lecture du poème est différente de celle qui fait consensus. Claude Pichois et les spécialistes de Baudelaire ont trop insisté sur les cycles féminins des poèmes des Fleurs du Mal avec Marie Daubrun, madame Sabatier, Jeanne Duval, etc. Le repérage de ces cycles a son intérêt, mais Baudelaire ne nous y a a pas convié, et même s'il dédiait ses poèmes à certaines femmes jouant le rôle de muses, Baudelaire écrivait des poèmes sans se soucier de ses amours concrets pour des femmes authentiques. Ici, il est question d'une "mère des souvenirs" qui vient visiter le poète chaque soir, j'en conclus que cette femme n'existe pas et qu'à cette aune le premier souvenir est lui-même quelque chose de vaporeux. L'apparition de cette maîtresse se confond avec le spectacle du couchant, et je pense que les "pieds" qui s'endorment dans les "mains fraternelles" sont la lumière du soleil qui se couche. Du coup, l'idée dans un vers de deviner les prunelles intéresse à la foi le nez fantasque de Milotus qui cherche Vénus au ciel profond et l'admiration du poète pour le "rayon violet" d'un regard mystérieux dans "Voyelles".
L'influence du poème "Le Balcon" sur l'écriture de "Accroupissements" est sensible à plusieurs égards : le poème "Accroupissements" se clôt sur la formule "au ciel profond" quand nous avons l'exclamation : "Que l'espace est profond !" et puis à l'avant-dernier vers à la rime, l'expression "au fond des mers profondes". Les "baisers infinis", clausule du "Balcon", participent eux aussi de l'idée de profondeur... Le désir de soleil et de chaleur est dans les deux poèmes, le participe passé "blotti" est repris sous une autre forme conjuguée dans "Accroupissements". Baudelaire réchauffe les pieds de la mère des souvenirs, cependant que le frère Milotus se soucie de réchauffer ses propres doigts de pied.
Remarquez enfin que chaque quatrième vers des faux-quintils a une ponctuation forte et que, pour la première strophe, le vers repris est un terme d'adresse, une apostrophe : "Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !" J'ai presque envie de dire qu'à la manière de Corneille qui a rendu courante la pratique du terme d'adresse rejeté après la césure sinon au vers suivant, la reprise de l'apostrophe au premier quintil est en-dehors de la structure strophique réelle, le quatrain ABAB.

*

Le poème "Réversibilité" avait le privilège d'être le second poème de la suite de Fleurs du Mal publiées en 1855 dans la Revue des Deux Mondes. Il vient désormais après le poème "Le Balcon" dans l'ordre de défilement du recueil et il s'agit déjà du poème XLV. En revanche, il demeure le premier à offrir le modèle suivi par "Le Pauvre songe" dans Comédie de la soif, avec une forme de quatrain à rimes embrassées ABBA prolongée d'une répétition. La rime de module est B, aux vers 2 et 3 du faux-quintil. L'hérésie de l'appellation quintil est importante, puisque la rime conclusive de la strophe est au troisième vers, autrement dit au milieu de la strophe, alors que deux vers doivent encore la suivre.
Ange plein de gaîté, connaissez-vous l'angoisse,
La honte, les sanglots, les remords, les ennuis
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu'on froisse ?
Ange plein de gaîté, connaissez-vous l'angoisse ?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard,
Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévoûment
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté ;
Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !
Nous retrouvons l'idée d'adresse dans les vers répétés, mais une adresse limitée à chaque premier hémistiche des vers répétés, sauf au dernier faux-quintil. L'appellation faux-quintil est aisé à comprendre avec les répétitions de ce poème, quand on compare l'absence de points d'interrogations dans les premiers vers pour permettre à celles-ci de se délier, quand, en revanche, la reprise au cinquième vers de chaque quintil est la même interrogation abrégée, ou la même exclamation abrégée pour tenir compte de la variation du dernier faux-quintil. Cas à part du dernier quintil qui ne mérite pas pour autant un commentaire justificatif, les ponctuations sont fortes à chaque quatrième vers des quintils.
Ce poème est-il une source au poème "Le Pauvre songe", l'idée est à saisir, mais on verra cela plus tard. En revanche, le rapprochement avec "Accroupissements" est très intéressant, malgré la différence d'organisation des rimes ABABA sur le patron du "Balcon" et de "Lesbos" dans "Accroupissements", et ici suite ABBAA. Rimbaud ayant probablement médité l'ensemble des faux-quintils de Baudelaire, l'idée de rapprochement peut se concevoir. Ici, il y a tout un traitement ironique, mais sans acrimonie, sur la condition parfaite des anges. Quelque part, c'est ce que fait Rimbaud au sujet du frère Milotus. Il nous en présente un qui connaît les passions et affections du bas corporel. Nous retrouvons aussi l'idée de la quête du soleil (au passage, le second poème des Fleurs du Mal dans l'édition de 1857 s'intitulait "Le Soleil", lequel poème est devenu le second de la nouvelle section inédite de "Tableaux parisiens" à partir de l'édition de 1861).
Enfin, l'expression hémistiche "Les poings crispés dans l'ombre" fait écho à un extrait du poème "Les Assis", composition suspectée d'être contemporain des poèmes en quintils rimbaldiens de 1871.

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Le poème "Harmonie du soir" n'est pas en faux-quintils, mais en quatrains. En revanche, il entre dans le débat sur l'invention de la forme "pantoum" à cause de vers qui sont répétés et cette fois les vers répétés ne peuvent pas être considérés comme en-dehors du cadre strophique.
Or, le titre "Harmonie du soir" impose d'évidence un rapprochement avec le titre "Oraison du soir". Il y a une confirmation que l'influence baudelairienne sur Rimbaud relie les poèmes en quintils au sonnet "Oraison du soir", ce que nous travaillerons prochainement, car "Accroupissements" est une source rimbaldienne au sonnet "Oraison du soir"...
Le poème "Harmonie du soir" contient les mentions "triste" et "cœur tendre", et d'autres éléments, mais nous en parlerons en temps voulu au sujet du sonnet "Oraison du soir". Le couchant est également impliqué dans ce "pantoum".

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Le poème "Le Poison" est une singularité. Il partage avec "La Chevelure" le fait de ne pas comporter de répétitions de vers (ni de rimes), et s'il ne correspond pas au modèle ABABA, il ne correspond pas non plus au modèle de "Réversibilité" ABBAA, puisqu'ici le dernier vers ne reprend pas la rime initiale, mais la rime B pour former une suite du type ABBAB, où l'analyse permet de conserver B comme rime de module, mais selon un découpage en deux, puis un, puis deux vers, et non pas en deux fois deux vers avec vers isolé final. A part le premier quintil, tous les autres ont tendance à imposer en syntaxe le couplage des deux derniers vers, justement. Pourtant, le suivant poème que nous citerons sera l'origine de celui-ci au plan de la composition baudelairienne :
Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
           D'un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d'un portique fabuleux
            Dans l'or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

L'opium grandit ce qui n'a pas de bornes,
            Allonge l'illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
            Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l'âme au delà de sa capacité.

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
             De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...
              Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

Tout cela ne vaut pas le terrible prodige
              De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord,
              Et, charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la mort !
Me reprochera-t-on de ne pas assez cherché les points de convergence avec les poèmes de Rimbaud, sous prétexte qu'on s'éloigne de la forme des trois poèmes rimbaldiens ? En tout cas, je relève quand même la constante du motif du couchant du côté des faux-quintils et poèmes à vers répétés baudelairiens. Je relève aussi la césure sur le déterminant un avec rejet de "portique fabuleux" dans le second hémistiche, puisque cet aspect intéressera aussi mon étude de "Accroupissements" et "L'Homme juste". Au passage, il faut noter aussi que ce poème fait exception, il véhicule un tutoiement, mais il n'a pas cette spécificité des poèmes baudelairiens en faux-quintils des termes d'adresse : "Mère des souvenirs," "Agathe", "belle sorcière", etc.

*

Poème du noyau dur historique de 1855 sous le titre "A la Belle aux cheveux d'or", le poème LV "L'Irréparable" est le correspondant du "Poison", nous repassons au quatrain de rimes croisées pour construire le faux-quintil. Cependant, "Le Poison" n'offre pas une structure de faux-quintil, ni la reprise finale de la rime initiale comme nous l'avons vu plus haut. En revanche, les deux poèmes partagent le principe d'alternance des alexandrins et des octosyllabes, et les rimes de la fin de l'un rebondissent au début de l'autre dans l'économie du recueil. Enfin, le poème est subdivisé en deux sections introduite chacune par un chiffre romain :
                                     I

Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,
              Qui vit, s'agite et se tortille,
Et se nourrit de nous comme le ver des morts,
              Comme du chêne la chenille ?
Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords ?

Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane,
               Noierons-nous ce vieil ennemi,
Destructeur et gourmand comme la courtisane,
               Patient comme la fourmi ?
Dans quel philtre ? - dans quel vin ? - dans quelle tisane ?

Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais,
                A cet esprit comblé d'angoisse
Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés,
                Que le sabot du cheval froisse,
Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais,

A cet agonisant que déjà le loup flaire
                Et que surveille le corbeau,
A ce soldat brisé ! s'il faut qu'il désespère
                D'avoir sa croix et son tombeau ;
Ce pauvre agonisant que déjà le loup flaire !

Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ?
                Peut-on déchirer des ténèbres
Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,
                Sans astres, sans éclairs funèbres ?
Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ?

L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge
                Est soufflée, est morte à jamais !
Sans lune et sans rayons, trouver où l'on héberge
                Les martyrs d'un chemin mauvais !
Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge !

Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?
             Dis, connais-tu l'irrémissible ?
Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,
              A qui notre cœur sert de cible ?
Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?

L'Irréparable songe avec sa dent maudite
               Notre âme, piteux monument,
Et souvent il attaque, ainsi que le termite,
               Par la base le bâtiment.
L'Irréparable ronge avec sa dent maudite !

                             II

J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal
              Qu'enflammait l'orchestre sonore,
Une fée allumer dans un ciel infernal
               Une miraculeuse aurore ;
J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal

Un être qui n'était que lumière, or et gaze ;
               Terrasser l'énorme Satan ;
Mais mon cœur, que jamais ne visite l'extase ;
               Est un théâtre où l'on attend
Toujours, toujours en vain, l'Être aux ailes de gaze !
On l'aura compris. A l'origine de l'émergence du quintil pur du poème "Le Poison", "L'Irréparable" est, et c'était le cas dès sa publication en 1855 sous le titre "A la Belle aux cheveux d'or", un chef-d'œuvre d'émancipation engendrant un basculement non mené à terme du faux-quintil au quintil neuf sur le mode ABABA qui sera celui de Rimbaud.
On admirera tout particulièrement la suite de la deuxième à la quatrième strophe. Pour la deuxième strophe, la variation n'est que de ponctuation, , mais le vers répété a déjà une césure exceptionnelle : non seulement elle suspend le déterminant "quel", mais elle ne rejette qu'un "monosyllabe", tandis que sur un modèle hugolien appliqué dans Hernani, Ruy Blas, l'anaphore construit l'apparence trompeuse du trimètre auquel en réalité le vers se dérobe, puisque la quatrième syllabe est un "e" féminin, et la troisième anaphore commence plus tôt d'une syllabe à cause de "vin" monosyllabe : "Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane,"  selon le principe hugolien : "C'est l'Allemagne, c'est l'Espagne, c'est la Flandre," (Hernani), un équivalent avec "comme" figurant dans Ruy Blas. Mais, comme Verlaine et les autres ne semblaient pas faire attention de près au théâtre hugolien, ce vers de Baudelaire devait beaucoup impressionner les poètes de son époque. Quant aux tirets ajoutés à la reprise, je suggère de les comparer à des accords de piano plaqués violemment un peu comme dans le morceau suivant d'Erik Satie intitulé "Nocturnes" où je reconnais le motif de la chanson enfantine Frère Jacques qui semble avoir été composé par Rameau lui-même à 25 secondes, ce qui n'a pas l'air d'être connu au vu d'une rapide recherche sur la toile, pourtant Satie en reprend la mélodie de 25 à 30 secondes puis la dissout par les variations de 30 à 35 secondes avant de l'ensevelir dans un nouveau départ. Le morceau se poursuit. Le motif reviendra. Il y a des passages à la limite de la fausse note me semble-t-il, surtout à 2 minutes 40, un peu à 2 minutes 50, et puis donc la série d'accords plaqués avec des notes que je dirais à contre-temps ou des notes désaccordées qui se prolongent par-dessus la mesure de 4 minutes 10 à 4 minutes 30, passage que j'ai donc songé à rapprocher du vers en question pour ses tirets :
J'aurais pu citer un morceau plus ancien et plus significatif, mais j'écoutais Satie dans la journée.
J'en reviens au morceau de Baudelaire. Le vers répété du troisième quintil est une des meilleures trouvailles qui soient pour créer la dynamique naturelle de tournoiement du poème : "Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais," tandis que la variation de premier hémistiche est remarquable au quatrième quintil avec cet effet d'aplanissement de la modification, de "A cet agonisant" à "Ce pauvre agonisant". Deux quintils plus loin, la variation au premier hémistiche fait dans l'opposition : "L'Espérance qui brille" contre "Le Diable a tout éteint". La variation implique aussi l'ultime quintil pour créer une clausule lyrique.
Le poème "L'Irréparable" a visiblement compté pour Verlaine et Rimbaud. Dans ses Poëmes saturniens, Verlaine a composé un sonnet intitulé "L'Angoisse" qui brasse pas mal de reprises de Baudelaire, mais je songe bien sûr au second "Nevermore", poème en faux-quintils à base de quatrains à rimes embrassées ABBA avec le vers répété où figure l'adjectif "mordorés" en rejet, puis dans les derniers vers "la FATALITE", "le ver", "le remords". un écho de ce poème et donc de Baudelaire se retrouve dans Une saison en enfer : "Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver [...]". Or, si je parle d'une importance conjointe pour Rimbaud et Verlaine, c'est que Verlaine a publié dans son recueil tardif Jadis et naguère un sonnet intitulé "L'Auberge" qu'il avait publié en revue avant de connaître Rimbaud, sonnet que j'avais étudié en classe au lycée et que j'ai toujours rapproché des sonnets "Au Cabaret-Vert" et "La Maline", et j'en viens à mon idée clef. Le poème de Baudelaire "L'Irréparable" est en faux-quintils, et même si c'est sur le patron ABABA, cela peut suffire à justifier le rapprochement avec le poème "Le Pauvre songe" de "Comédie de la Soif" où les quintils ont l'autre forme de faux-quintil propre à Baudelaire ABBAA, sans toutefois véhiculer de répétitions. 
Et précisément, le lien est celui de l'Auberge. Je cite la strophe correspondante du poème "L'Irréparable" pour la raviver à l'attention du lecteur :
L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge
                Est soufflée, est morte à jamais !
Sans lune et sans rayons, trouver où l'on héberge
                Les martyrs d'un chemin mauvais !
Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge !
Le poème "Le Pauvre songe" commence par l'espoir "Peut-être", mais il se termine par un sentiment d'impossible et d'irréparable même dans son dernier quintil avec l'image même de l'auberge. Certes, elle est verte pour l'allusion biographique, mais c'est l'auberge du sonnet de Verlaine aussi, et celle du poème de Baudelaire, et "l'auberge verte" est précédée dans le même vers de ce mot "Jamais" qui, nous dirons ! cingle dans la composition des Fleurs du Mal !
Peut-être un Soir m'attend
Où je boirai tranquille
En quelque vieille Ville,
Et mourrai plus content :
Puisque je suis patient !

Si mon mal se résigne,
Si j'ai jamais quelque or
Choisirai-je le Nord
Ou le Pays des Vignes ?....
- Ah songer est indigne

Puisque c'est pure perte !
Et si je redeviens
Le voyageur ancien
Jamais l'auberge verte
Ne peut bien m'être ouverte.
En annexe, le sonnet de Verlaine intitulé "L'Auberge", mais faites-le vous-même, d'autres vont me reprocher la longueur de l'article.
Pour finir de se persuader de l'importance du poème "L'Irréparable" pour Rimbaud, il faut encore citer les poèmes en prose des Illuminations. Nous pouvons songer à la "Sorcière" du poème "Après le Déluge", mais tout spécialement à la "Vampire" du poème significativement intitulé "Angoisse".

*

Le dernier poème à citer du recueil de 1868 des Fleurs du Mal n'est autre que "Moesta et errabunda", tout un programme !
Le poème est en faux-quintils ABABA et nous retrouvons les répétitions stricts avec seulement des variations dans la ponctuation.
Dis-moi, ton cœur, parfois s'envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l'immonde cité,
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond ainsi que la virginité ?
Dis-moi, ton cœur, parfois s'envole-t-il, Agathe ?

La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse
Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs,
De cette fonction sublime de berceuse ?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !

Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate !
Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs !
- Est-il vrai que parfois le triste cœur d'Agathe
Dise : loin des remords, des crimes, des douleurs,
Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate ?

Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie,
Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé !
Où dans la volupté pure se noie !
Comme vous êtes loin, paradis parfumé !

Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
- Mais le vert paradis des amours enfantines,

L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde ou que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l'animer encor d'une voix argentine,
L'innocent paradis, plein des plaisirs furtifs ?
Les variations des derniers quintils est particulièrement remarquable. Dans l'avant-dernier, la répétition est lancée pour être une phrase solidaire du dernier quintil, et dans le dernier quintil l'allongement de la phrase est tel que cela confère un caractère trouble et soupiré au point d'interrogation final, sachant qu'avec la construction en apposition le premier vers n'était pas sous la loi de la tonalité interrogative de la proposition dont il était dépendant.
Ce poème "Moesta et errabunda", sans parler de son influence sur Baudelaire, a inspiré la prose de Rimbaud "Vagabonds", le poème en prose "Ville", avec "le joli Crime piaulant dans la boue de la rue", mais aussi la clausule de l'un des sonnets de la série "Les Immondes" : "Dans les bosquets où grouille une enfance bouffonne." L'influence peut concerner l'autre sonnet des "Immondes" avec le centre de son premier quatrain :
Des gens déboutonnés derrière quelque haie,
Et, dans ces bains sans gêne où l'enfance s'égaie,
[...]
L'avant-dernier vers, avec sa césure :
Le front tourné vers sa portion glorieuse,
semble après tout s'inspirer d'un vers du poème "Le Poison" cité plus haut :
Et fait surgir plus d'un portique fabuleux[.]
L'appel final du poème "Moesta et errabunda" offre une aspiration au paradis dont l'aspiration d'un nez à Vénus est l'envers grotesque dans "Accroupissements".
 
*

J'arrêterai là ma première partie. La prochaine fois, nous remuerons le "chaudron" avec les faux-quintils des "Epaves" : "Lesbos" et "Le Monstre ou le Paranymphe de la nymphe macabre".
J'avais envie d'allonger cet article en citant "Crépuscule du soir mystique" de Verlaine et ses liens avec certains poèmes précis du recueil Philoméla, mais cela viendra le jour où je fixerai une étude du sonnet "Oraison du soir" où je citerai d'autres poèmes de Baudelaire encore : "Recueillement", "Un voyage à Cythère", et puis il se trouve que je dois encore faire des recherches au sujet de Mendès. J'ai un vague souvenir d'articles des débuts des années 1860 avant la formation du mouvement parnassien, ou à sa source, je voudrais vérifier si ça n'a pas un lien avec "Les Chercheuses de poux".
Mais demain, nous irons sur les épaves ivres avec "Lesbos", avec "Veuillot".

*

En attendant, je vous livre un petit bonus.
Pour les alternances de vers longs et vers courts, Rimbaud s'est inspiré du sonnet "Au Désir" de Sully Prudhomme pour composer "Rêvé pour l'hiver", l'alternance étant appliqué aux deux vers de module dans les tercets. Mais, Baudelaire a composé un sonnet "La Musique", où indifférent au changement des quatrains aux tercets l'auteur poursuit l'alternance par couple de vers jusqu'au bout. Cette façon de faire a reçu l'aval des classiques, et Baudelaire s'inspire donc de poètes du dix-septième siècle, ainsi que cela est attesté par ce sonnet de François Mainard, disciple de Malherbe : "Mon âme, il faut partir..." Ce sonnet figure dans l'anthologie XVIIIe siècle du Lagarde et Michard. Mainard fait alterner des alexandrins et des décasyllabes littéraires (césure après la quatrième syllabe), ce que même les poètes du dix-neuvième siècle n'osent guère pratiquer. Baudelaire fait alterner alexandrins et vers de cinq syllabes dans "La Musique". L'alternance de deux vers à césure n'est pas courante au dix-neuvième en revanche.
Mon âme, il faut partir. Ma vigueur est passée,
    Mon dernier jour est dessus l'horizon.
Tu crains ta liberté. Quoi ! n'es-tu pas lassée
    D'avoir souffert soixante ans de prison ?

Tes désordres sont grands, tes vertus sont petites ;
    Parmi tes maux on trouve peu de bien ;
Mais si le bon Jésus te donne ses mérites,
    Espère tout et n'appréhende rien.

Mon âme, repens-toi d'avoir aimé le monde,
    Et de mes yeux faits la source d'une onde,
Qui touche de pitié le Monarque des rois.

    Que tu serais courageuse et ravie,
Si j'avais soupiré durant toute ma vie,
    Dans le désert sous l'ombre de la croix !
Notez toutefois que les poèmes en faux-quintils de Baudelaire n'appliquent pas l'alternance entre strophes, comme c'est le cas ici dans le sonnet de Mainard et aussi dans le sonnet "La Musique" de Baudelaire.

vendredi 29 janvier 2021

Accroupissements et Fleurs du Mal, ce que révèlent les quintils !

Je vais partir de constats sur la forme pour montrer que le poème "Accroupissements" s'inspire de poèmes de Baudelaire que nous n'avions jamais songé à envisager comme sources à sa composition, alors que les réécritures sont pourtant nettement appuyées.

En principe, les quintils ont une distribution des rimes qui unit un couple et un trio de vers, soit dans l'ordre ABAAB, soit dans l'ordre AABAB. Avec ses Fleurs du Mal, Baudelaire semble apporter deux modèles inédits : le quintil ABABA ou bien le quintil ABBAA. Toutefois, il s'agit plutôt de quatrains prolongés d'une répétition du premier vers.
En 1855, Baudelaire a publié dans la Revue des Deux Mondes un ensemble de dix-huit poème sous le titre de Fleurs du Mal. Les poèmes en quintils (ou quatrains enrichis d'une répétition de vers) sont bien mis en relief, puisqu'ils sont au nombre de trois et constituent par conséquent un sixième des compositions sélectionnées : "Réversibilité", "A la Belle aux cheveux d'or" et Moesta et errabunda". Ils sont par ailleurs plutôt distribués vers le début du recueil : "Réversibilité" est le second poème de l'ensemble, "A la Belle aux cheveux d'or" le huitième et "Moesta et errabunda" le dixième.
"Réversibilité" est de la forme ABBAA, "Moesta et errabunda" de la forme ABABA. "A la Belle aux cheveux d'or" est aussi un poème de la forme ABABA, mais nous avons une alternance d'alexandrins et d'octosyllabes. Pour ceux qui s'étonnent de ce titre "A la Belle aux cheveux d'or", il s'agit du poème "L'Irréparable".
En 1857, dans la première édition du recueil Les Fleurs du Mal en tant que livre, les poèmes en quintils sont devenus moins prégnants sur un ensemble de cent poèmes. Ils ne sont plus concentrés vers le début non plus. Et c'est la forme ABABA qui vient la première sur scène avec une composition nouvelle "Le Balcon" (XXXIV). Le poème "Réversibilité" suit un peu plus loin (XL). Pièce nouvelle, "Le Poison" (XLV) est lui aussi sur le mode du quatrain de rimes embrassées allongé d'une vers ABBAA. Le poème "L'Irréparable" avec le changement de titre est la pièce (L). "Moesta et errabunda" suit à la position (LV). Tous ces poèmes en quintils figurent dans la section longue "Spleen et Idéal" du recueil. En revanche, un nouveau poème intitulé "Lesbos" avec des quintils ABABA, pièce LXXX du recueil, figure dans l'une des sections courtes du recueil, celle qui duplique le titre du recueil "Fleurs du Mal". Il n'est plus question que de six poèmes en quintils à vers répétés sur un ensemble de cent poèmes. Ils n'ont plus du tout le même relief. Cependant, par les effets envoûtants des vers répétés, ils s'imposent tout de même plutôt bien aux souvenirs des lecteurs.
Toutefois, suite au procès des Fleurs du Mal, six poèmes vont être retirés aux éditions ultérieures, parmi lesquels le poème en quintils ABABA "Lesbos".
En 1861, Baudelaire délaisse de plus en plus les quintils, mais il ajoute tout de même le poème "La Chevelure" qui a le profil ABAAB, sans aucune répétition de vers. Il adopte donc la forme d'un quintil conventionnel.
Toutefois, en 1866, un volume est publié autour des poésies condamnées, il s'intitule Les Epaves, il s'ouvre précisément par la pièce "Lesbos", et il contient un complément de poèmes divers parmi lesquels un autre poème en quintils, le poème "Le Monstre ou le paranymphe d'une nymphe macabre" qui est en quintils ABABA, avec de quasi répétitions du vers 1 au vers 5 de chaque quintil. Et il a pour particularité d'être en octosyllabes.
Tel est notre dossier complet.

En 1871, Arthur Rimbaud a composé quelques poèmes en quintils ABABA : "Accroupissements", "L'Homme juste" et un poème incomplet cité par Delahaye "Vous avez menti / Sur mon fémur...". Ensuite, en 1872, au milieu de la "Comédie de la soif", Rimbaud compose trois quintils en hexasyllabes selon la distribution ABBAA. Rimbaud a suivi la distribution des rimes des quintils de Baudelaire et non les quintils traditionnels des autres poètes ! Toutefois, les quintils de Rimbaud, qu'ils soient ABABA ou ABBAA ont une grande différence avec ceux de Baudelaire, ils ne fonctionnent pas sur le principe de la répétition de vers !
Puisque Rimbaud a privilégié la forme ABABA, autant relire et relever tous les poèmes de Baudelaire aux quintils ABABA, quand bien même nous pouvons prétendre de prime abord que contrairement à ceux de Rimbaud les quintils de Baudelaire ne sont pas tout à fait de vrais quintils.
Rimbaud ayant découvert Les Fleurs du Mal probablement dans la troisième édition de 1868, le poème "Le Balcon" a un intérêt particulier, puisqu'il est le premier à défiler dans l'ordre du recueil, et il a bien la forme ABABA et non celle en ABBAA. Il nous faut relever "Le Balcon", "L'Irréparable", "Moesta et errabunda", ce qui ne fait qu'un mince ensemble de trois poèmes, deux de ces trois poèmes étaient déjà présents dans la sélection de la "Revue des Deux Mondes" en 1855. Toutefois, le poème "Lesbos" offrait cette configuration ABABA et, survivant originalement à la censure, il ouvre le recueil Les Epaves, ce qui lui confère une mise en relief toute particulière. Ce poème aux quintils ABABA est une pièce condamnée et elle figure en tête du recueil témoin Les Epaves. Or, ce recueil contient une pièce inédite en octosyllabes avec des quintils ABABA qui n'a jamais fait partie des Fleurs du Mal, mais qui vient compléter notre recension : "Le Monstre ou Le Paranymphe d'une nymphe macabre". Cela fait un ensemble de cinq poèmes à partir desquels enquêter pour déterminer si Rimbaud s'en est inspiré ou non dans le détail du texte pour les trois poèmes où il a lui-même adopté la distribution des rimes ABABA.
Un enjeu s'ajoute à l'exercice : évaluer le renoncement de Rimbaud aux répétitions de vers.
Au plan des indices formels, nous allons passer en revue les poèmes pour déterminer leur nombre de strophes, autrement dit leur nombre de quintils, puis nous allons relever les poèmes qui commencent par une cadence féminine, ceux qui commencent par une cadence féminine. La structure ABABA avec le retour de la rime impose une alternance strophe par strophe.
Le poème "Le Balcon" est en six quintils avec une cadence féminine initiale et donc puisque le nombre de strophes est pair une cadence masculine conclusive.
Le poème "L'Irréparable" est en dix quintils avec une cadence masculine initiale et par conséquent une cadence féminine conclusive. Toutefois, son alternance d'octosyllabes aux second et quatrième vers des quintils l'éloigne de l'isométrie des poèmes de Rimbaud qui sont tout en alexandrins, sinon trois strophes en hexasyllabes pour "Comédie de la soif".
Le poème "Moesta et errabunda" est en six quintils avec une cadence féminine initiale et une cadence masculine conclusive.
Pour sa part, la pièce condamnée "Lesbos" est en quinze quintils avec une cadence féminine initiale, et le nombre de strophes étant impair la cadence féminine est également conclusive.
Fait remarquable, le poème en octosyllabes "Le Monstre..." est lui aussi en quinze quintils avec cadence féminine initiale et cadence féminine conclusive.
Le poème "Accroupissements" est composé de sept quintils, il s'ouvre et se clôt par une cadence masculine. Les lignes de pointillés peuvent donner l'impression que certains quintils ont été supprimés, mais il faut se méfier de cette impression puisque l'alternance des cadences entre strophes est parfaitement respectée, y compris au passage des pointillés.
Le poème "L'Homme juste" était initialement composé de treize quintils, il a été allongé de deux quintils en 1872, ce qui l'amenait à coïncider en nombre de vers avec "Lesbos" et accessoirement "Le Monstre ou Le Paranymphe d'une nymphe macabre". Précisons que nous connaissons que onze quintils de la version finale de "L'Homme juste" suite à la perte d'un feuillet manuscrit contenant les vingt premiers vers, autrement dit les quatre premiers quintils. C'est grâce à une liste de Verlaine précisant le nombre de vers par poèmes transcrits que nous connaissons le nombre de strophes perdues. Notons toutefois, que "Accroupissements" et "L'Homme juste", avec le nombre impair de strophes (et cela quelle que soit la version de "L'Homme juste", treize ou quinze strophes), ont une cadence masculine initiale et conclusive, à l'inverse des cadences féminines de Lesbos. J'insiste sur le fait que le poème "L'Homme juste" soit passé de treize à quinze strophes, dans la mesure où nous ignorons l'importance accordée par Rimbaud à la distribution des cadences et, par prudence, il n'est pas vain de constater que pour le poème "L'Homme juste" l'ajout de deux quintils permettait d'arriver aux quinze quintils du poème "Lesbos", tout en conservant l'idée de finir sur une cadence masculine.
Je m'empresse de faire un sort au cas particulier de "L'Homme juste". Ce morceau de juillet 1871 est tourné contre Victor Hugo, mais dans une forme spécifiquement baudelairienne si on peut dire, l'organisation des rimes ABABA. Ensuite, l'identification au nombre de quintils du poème "Lesbos" est peut-être bien volontaire en 1872. Nous trouvons cela fortement plausible, et ce serait lié à un rapport complice avec Verlaine. N'oublions pas que depuis novembre 1871 Verlaine et Rimbaud sont épinglés par Edmond Lepelletier, Albert Mérat et Catulle Mendès au sujet de leur relation sexuelle, et Rimbaud a été éloigné de Paris en mars-avril 1872. Allonger de deux quintils le poème "L'Homme juste" avec un passage final insolite au pluriel dans la clausule : "Ô Justes ! nous chierons dans vos ventres de grès !" tout cela pourrait participer d'un parasitage de la signification première du poème par une critique des "Justes" qui ont souhaité que cesse la relation de Verlaine avec Rimbaud. La rime "daines"::"soudaines" semble viser Ernest d'Hervilly avec lequel il est connu que Rimbaud a eu maille à partir, une insulte de Rimbaud étant parvenue jusqu'à nous : "Ferme ton con, d'Hervilly !" L'apport des deux quintils semble dater de mai 1872 et correspondre à ce climat orageux d'un Rimbaud qui revient à Paris, mais n'est plus soutenu comme en 1871. Evidemment, le fait que le poème soit remanié pour s'allonger à quinze quintils en référence à "Lesbos" fait sens dans un tel contexte.
Enfin, il existe un troisième poème aux quintils ABABA, mais il nous est parvenu dans un état plus lacunaire encore que "L'Homme juste". Delahaye n'en a transcrit que quatre quintils., mais avec une lacune de pratiquement deux vers. Et il ne saurait s'agir des quatre quintils initiaux de "L'Homme juste", cela est exclu autant par le contenu que par le problème d'alternance des cadences.

Par son nombre de quintils, sept, le poème "Accroupissements" se rapproche des poèmes "Le Balcon" et "Moesta et errabunda", six. Mais ce nombre étant impair, il faut songer encore à "Lesbos".
Or, le poème "Accroupissements" décrit un curé dans des activités où le scatologique se mêle aux désirs lubriques. Et Steve Murphy a envisagé que ce curé pourrait bien être l'abbé Veuillot. Murphy a donné plusieurs extraits de poèmes ou d'écrits en prose pour soutenir cette identification dans son étude du poème livrée dans le volume Rimbaud et la Commune, mais étrangement il n'a pas cité le poème "Le Monstre ou le Paranymphe d'une nymphe macabre" qui offre le double intérêt de l'organisation des rimes de quintil en ABABA et la mention de Veuillot dès la première strophe :
Tu n'es certes pas, ma très-chère,
Ce que Veuillot nomme un tendron.
Le jeu, l'amour, la bonne chère,
Bouillonnent en toi, vieux chaudron !
Tu n'es plus fraîche, ma très-chère,

[...]
Ce poème offre d'autres passages intéressants. Le poème "Accroupissements" est inclus dans la lettre du 15 mai 1871 à Demeny. Deux jours auparavant, Rimbaud envoyait une lettre au professeur Izambard avec des idées similaires sur le désir de devenir "voyant", et il y employait l'expression singulière "Nargue" à ne pas lire comme un verbe : "et Nargue aux inconscients..." Cette formule se rencontre précisément en tête d'un vers et même d'un quintil du poème "Le Monstre..." :
Nargue des amants ridicules
Du melon et du giraumont !
[...]
Par ailleurs, en juillet 1871, Rimbaud va composer un poème qui débute par une dominante de sizains sur deux rimes ABABAB qui peuvent faire penser à l'alternance des quintils ABABA, mais dans un sizain qui ne respecte pas la symétrie, nous voyons apparaître en liaison avec une danse du curé de campagne des rimes en "quant" qui ont fait envisager une danse du Cancan à Benoît de Cornulier. Or, cette rime est exploitée au-delà de la suggestion dans le poème de Baudelaire.
Ta jambe musculeuse et sèche
Sait gravir au haut des volcans,
Et malgré la neige et la dèche
Danser les plus fougueux cancans.
[...]
Une note de bas de page se permet même d'insister :
M. Prévot-Paradol l'eût avertie qu'elle dansait le volcan sur un volcan. (Note de l'éditeur)
Pour rappel, le sizain des "Premières communions" qui, par exception, n'est pas en ABABAB :
Cependant le Curé choisit pour les enfances
Des dessins ; dans son clos, les vêpres dites, quand
L'air s'emplit du lointain nasillement des danses,
Il se sent, en dépit des célestes défenses,
Les doigts de pied ravis et le mollet marquant ;
- La Nuit revient, noir pirate aux cieux d'or débarquant.
Il est d'autant plus évident qu'il y a un souvenir de la composition du poème "Accroupissements" que "curé" et "doigts de pied" sont des mentions clefs aux deux poèmes.
Or, si Rimbaud s'est inspiré du "Monstre..." pour composer "Accroupissements", "Les Premières communions" et même un passage en prose de la lettre du 13 mai à Izambard, c'est qu'il a lu le recueil Les Epaves lors de son séjour parisien du 25 février au 10 mars, et s'il a lu ce recueil, il est désormais très clair que le principal poème en quintils ABABA auquel Rimbaud fait référence quand il compose "L'Homme juste", "Accroupissements" et "Vous avez / Menti sur mon fémur", c'est "Lesbos", le poème condamné, censuré ! Pour Rimbaud, le quintil ABABA est symboliquement sulfureux.
De fait, le poème "Accroupissements" n'avait aucune chance de passer la censure à l'époque, même si visiblement dans les années 1880 cela s'est rapidement fort assoupli.
Qui plus est, dans "Accroupissements", le moine cherche Vénus au ciel profond, ce qui est une trahison de ses vœux, ce qui en fait un moine en odeur de péché, et dans "Lesbos", Vénus est mentionnée à quatre reprises dans trois vers distincts, et dans l'avant-dernier quintil, nous avons un calembour sur "jour de son baptême" pour nous expliquer que Sapho "mourut le jour de son blasphême". L'accent circonflexe me fait penser que le calembour est voulu. En tout cas, voilà qui invite à lire l'acte du moine Milotus comme blasphème dans le poème de Rimbaud.
Mais Rimbaud s'est inspiré aussi du poème "Le Balcon" pour composer "Accroupissements" et même de "Moesta et errabunada". Le nez qui recherche Vénus au ciel profond est à mettre en lien avec l'interrogation de désir qui clôt "Moesta et errabunda" : "L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?" Evidemment, le rapprochement n'a justement rien d'innocent. D'ailleurs, avec les "amours enfantines" et les "bosquets", "Moesta et errabunda" semble également une source à l'un des deux sonnets dits "Immondes". Enfin, Rimbaud a soigneusement lié la double référence du poème "Accroupissements" aux poèmes "Le Balcon" et "Lesbos". Le vers 3 des "Accroupissements" mentionne "le soleil" à la suite d'un pronom relatif "où" (séquence "D'où" si vous voulez), ce qui coïncide avec la présence du pronom relatif "où" au second vers de "Lesbos" et surtout avec la comparaison au début du vers 3 : "chauds comme les soleils", qui contient le mot "soleil" mais au pluriel. Du côté du poème "Le Balcon", nous avons aussi une mention au pluriel "soleils", mais nous reviendrons plus tard sur tous les liens des poèmes de Baudelaire avec "Accroupissements". Ce qui nous intéresse à ce stade de l'analyse, c'est des échos à des endroits équivalents des poèmes. Or, l'avant-dernier mot à la rime du poème "Le Balcon" est "profondes", quand "Accroupissements" se termine par cet adjectif au masculin "au ciel profond".
Tout un dispositif est en place.
Dans une seconde partie de cette étude, nous montrerons les autres liens entre les poèmes et nous nous pencherons sur un autre aspect de la reprise rimbaldienne. S'est-il complètement débarrassé de la question des répétitions ? Nous verrons que non !
Il nous faudra aussi parler du cas particulier des quintils de "La Comédie de la Soif".
Voilà pour le programme.

jeudi 28 janvier 2021

La "magnifique demeure cernée par l'Orient entier"

Dans un article, en soi non satisfaisant, paru en 2004, j'avais précisé que si on réunissait le titre "Vies" à la mention "d'outre-tombe"  à la fin du poème en prose correspondant, nous obtenions une sensible réécriture du titre Mémoires d'outre-tombe, et dans un article que j'ai mis en ligne sur ce blog en 2014 je revenais avec insistance sur l'idée qu'il me fallait lire intégralement ces Mémoires d'outre-tombe pour trouver comme le disait le titre de l'article une "clef" par la lecture de Chateaubriand aux allusions énigmatiques du poème "Vies". J'avais insisté en particulier sur le titre de "gentilhomme" qui ne convenait pas à Rimbaud, mais bien à Chateaubriand lui-même. Et il faut ajouter que cet ouvrage a, par la force des choses, été publié assez tardivement et qui avait suffisamment marqué Hugo pour qu'il parle de "mémoires d'une âme" en définissant dans une préface son recueil intitulé Les Contemplations. Ma conviction ferme en 2014 était que les Mémoires d'outre-tombe étaient la source essentielle au poème "Vies", et qu'il y avait bien sûr une critique à identifier. Il faut ajouter que l'un des poèmes en prose les plus importants de Rimbaud porte précisément le titre "Génie" avec un discours antichrétien, autrement dit "Génie" est un peu comme une abréviation assassine du titre Génie du christianisme et un historique de la notion de "génie" ne serait pas vain si nous songeons que l'article "Génie" écrit par Diderot pour l'Encyclopédie a sa place dans l'anthologie des textes de littérature en français du XVIIIe siècle de la paire Lagarde et Michard. J'ai perdu deux de mes quatre volumes des Mémoires d'outre-tombe et j'ai négligé de consulter directement la conclusion de tout l'ouvrage...
Récemment, sur son site rimbaldien, Alain Bardel a cité un passage mis en avant par Pierre Brunel dans un livre publié également en 2004.


Nous avons une annexe, avec une sélection d'extraits.
Bardel cite un plus court passage de ceux-ci dans son commentaire. Cependant, il y a de quoi se perdre dans la chronologie des ajouts successifs de Bardel à son anthologie commentée. J'ai l'impression que Bardel a remanié un texte préexistant. En effet, la partie commentaire sur la colonne de droite commence par un rectangle grisé, puis nous avons sur le fond blanc général de la page un commentaire avec simplement une phrase d'introduction qui fait transition en parlant de la "parodie du genre mémorialiste". Dans la suite de l'analyse, il n'est plus question de Chateaubriand et le "Je" de "Vies" est assimilé à Rimbaud, ce qui mériterait une justification à partir du moment où il est admis que nous sommes introduit à une parodie littéraire de la pensée emphatique du gentilhomme Chateaubriand.
A défaut de pouvoir consulter ce qu'ont dit sur les rapprochements possibles entre Mémoires d'outre-tombe et "Vies", Suzanne Bernard, Antoine Raybaud et surtout Pierre Brunel, ici cité comme source, c'est la partie grisée qui est importe et qui a l'intérêt d'être une synthèse concise.
Bardel énumère trois emphases reprises visiblement par Rimbaud à la conclusion du grand livre testamentaire de Chateaubriand, l'expression "commissions" impliquant d'ailleurs de l'ironie au sujet de l'opération financière tentée par le grand prosateur. Rimbaud imite le "prophétisme apocalyptique" de son grand devancier, mais encore son orgueil d'écrivain unique et tout au sommet, et puis la satisfaction de l'œuvre accomplie. Et puis je cite la fin du commentaire de Bardel avec citation de Chateaubriand intégrée :
[...] L'unique trait par lequel Rimbaud s'élève au-dessus de son prédécesseur, c'est que le lieu de sa création est "cerné par l'Orient entier" quand Chateaubriand n'aperçoit l'Orient que dans la direction du soleil levant :
[...] il est six heures du matin ; j'aperçois la lune pâle et élargie ; elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil.
[...] Rimbaud dépasse encore son modèle par un second trait, qui n'est pas dénué d'importance : lui, à vingt ans révolus, il est "réellement" d'outre-tombe.
Je ne sais pas exactement ce que Bardel veut faire entendre par sa phrase finale. Se contente-t-il seulement de citer la revendication du "Je" s'exprimant dans "Vies" ?
A défaut des deux volumes qui me manquent sur les quatre, je me suis procuré une "Anthologie" des Mémoires d'outre-tombe au Livre de poche. Je crois que c'est le même annotateur que pour l'édition en quatre volumes, Jean-Claude Berchet. Mon problème avec cette anthologie, c'est que je n'ai pas la subdivision en quatre parties et en livres, je n'ai pas le repérage "Quatrième partie, Livre X". Cela ne semble guère gênant, puisqu'il est question de la fin des Mémoires d'outre-tombe, mais pour moi si car j'aime bien remonter les parties antérieures, les situer les unes par rapport aux autres, etc. Mon repérage se résume à ceci. L'extrait cité par Bardel fait partie du livre quarante-deuxième et de sa dix-huitième et dernière subdivision.
Il s'agit d'une anthologie et, pour exemple, l'avant-dernier livre, le quarante-et-unième, n'a droit qu'à une seule page, la page 450, et encore nous avons un court chapeau d'introduction et résumé, puis deux paragraphes qui tiennent sur une moitié seulement de la page.
En revanche, pour le livre ultime, nous avons droit malgré des coupures entre crochets à de larges extraits des divisions (1) Louis-Philippe, (4) Armand Carrel, (7) Madame Sand, (9) Mort de Charles X, et c'est au sein de cette neuvième subdivision que nous avons soudain un titre tout en majuscules "CONCLUSION" flanqué d'une date de composition : "25 septembre 1841." Bizarrement, nous ne passons pas à la section (10). Nous avons du texte puis des crochets, et ensuite Berchet nous donne le texte (11) et d'autres encore jusqu'au (18). Cela nous fait cerner une partie conclusive de l'œuvre assez vaste. Au début de sa "CONCLUSION", l'auteur joue à se sentir menacé par l'imminence du naufrage, autrement dit de son décès, et une phrase fait quelque peu songer à l'ironie de "Jeunesse", suite en prose rimbaldienne, sur l'état du monde quand le poète sortira : "[...] je comptais dire, ainsi que je l'ai souvent mentionné, quel était le monde quand j'y entrai, quel il est quand je le quitte."
J'ai cité les titres des subdivisions. On va voir que cela a de l'intérêt pour les parties (11) à (18) dans le cadre de rapprochements avec le poème "Vies" : (11) Le vieil européen expire, (12) Inégalité des fortunes. - Danger de l'expansion de la nature intelligente et de la nature matérielle., (14) L'Avenir - Difficulté de le comprendre, (15) Saints-simoniens - Phalanstériens - Fouriéristes - Owénistes - Socialistes - Communistes - Unionistes - Egalitaires, (16) L'idée chrétienne est l'avenir du monde, (17) Récapitulation de ma vie, (18) Résumé des changements arrivés sur le globe pendant ma vie.
Certains faits remarquables retiennent l'attention, à commencer par le syntagme flanqué du possessif "ma vie". D'ailleurs, le premier volume en Livre de poche des Mémoires d'outre-tombe offre, s'il me souvient bien, le premier état des "Mémoires" avec l'expression "mémoires de ma vie", ce syntagme "ma vie" revient à quelques reprises sous la plume de Chateaubriand et c'est en tout cas nettement le cas ici pour les subdivisions finale (17) et 18), la citation faite par Bardel étant extraite de la partie (18). L'expression "ma vie" fait écho à l'expression au pluriel "Vies", titre du poème de Rimbaud. La succession des parties (15) et (16) a son importance également. Chateaubriand cite des mots qui ont une signification pour Rimbaud : "Fouriéristes", "Owénistes", "Socialistes", "Communistes", "Egalitaires",... Robert Owen a un projet philanthropique nommé "new harmony" qui a depuis longtemps été rapproché de l'expression "nouvelle harmonie" du poème "A une Raison". Bien que l'ouvrage portant la mention "nouvel amour" dans son titre soit une publication posthume postérieure à l'écriture des poèmes de Rimbaud, Fourier est depuis longtemps soupçonné d'avoir inspiré notre poète. On remarquera que cette liste de la subdivision (15) est mise en balance avec le titre de la partie 16 qui, en plus, décide du vainqueur : "L'idée chrétienne est l'avenir du monde".
La subdivision (17) a subi quelques coupures, mais je commence déjà par la signaler à l'attention. Par exemple, on peut faire contraster ce passage célèbre du poème "Vies" : "Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée[,]" de cette phrase : "Fi des nuages qui volent maintenant sur ma tête !" La phrase qui suit et qui entame un nouveau paragraphe conforte l'idée d'un rapprochement intéressant à faire : "Une idée me revient et me trouble [...]". Face au pluriel "Vies", la phrase suivante n'est peut-être pas inintéressante à citer elle aussi : "Ainsi la vie publique et privée m'a été connue." Et pour la "demeure cernée par l'Orient entier" sur laquelle je vais bientôt m'appesantir, on peut déjà citer en écho cette autre phrase éloquente : "[...] j'ai suivi le soleil en Orient [...]". Pour "j'ai brassé mon sang" de Rimbaud, nous avons "j'ai mis ma main dans le siècle" de Chateaubriand. C'est au paragraphe suivant que commence le troisième des quatre extraits cités par Pierre Brunel et repris en annexe par Bardel : "Dans chacune de mes trois carrières..." et il faut remarquer que les citations faites par Bardel en annexe ne suivant pas l'ordre du récit, puisque la deuxième citation commence le paragraphe suivant, et très vite on s'aperçoit que la citation devrait même être plus large (en rouge délimitation de la deuxième citation faite en annexe sur la page d'Alain Bardel, en bleu la délimitation de sa troisième citation) :
   Dans chacune de mes trois carrières je m'étais proposé un but important : voyageur, j'ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j'ai essayé de rétablir le culte sur ses ruines ; homme d'Etat, je me suis efforcé de donner aux peuples le système de la monarchie pondérée, de replacer la France à son rang en Europe, de lui rendre la force que les traités de Vienne lui avaient fait perdre ; j'ai du moins aidé à conquérir celle de nos libertés qui les vaut toutes, la liberté de la presse. Dans l'ordre divin, religion et liberté ; dans l'ordre humain, honneur et gloire (qui sont la génération humaine de la religion et de la liberté) : voilà ce que j'ai désiré pour ma patrie.
   Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul qui ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, publiciste, ministre, c'est dans les bois que j'ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j'ai peint l'Océan, dans les camps que j'ai parlé des armes, dans l'exil que j'ai appris l'exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées que j'ai étudié les princes, la politique et les lois.
   Les orateurs de la Grèce furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort ; dans l'Italie et l'Espagne de la fin du moyen âge et de la Renaissance les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d'Ercilla, de Cervantes ! En France, anciennement, nos cantiques et nos récits nous parvenaient de nos pèlerinages et de nos combats ; mais, à compter du règne de Louis XIV, nos écrivains ont trop souvent été des hommes isolés dont les talents pouvaient être l'expression de l'esprit, non des faits de leur époque.
   Moi, bonheur ou fortune, après avoir campé sous la hutte de l'Iroquois et sous la tente de l'Arabe, après avoir revêtu la casaque du sauvage et le cafetan du mamelouck, je me suis assis à la table de rois pour retomber dans l'indigence. Je me suis mêlé de paix et de guerre ; j'ai signé des traités et des protocoles ; j'ai assisté à des sièges, des congrès et des conclaves ; à la réédification et à la démolition des trônes ; j'ai fait de l'histoire, et je la pouvais écrire ; et ma vie solitaire et silencieuse marchait au travers du tumulte et du bruit avec les filles de mon imagination. Atala, Amélie, Blanca, Velléda, sans parler de ce que je pourrais appeler les réalités de mes jours, si elles n'avaient elles-mêmes la séduction des chimères. J'ai peur d'avoir eu une âme de l'espèce de celle qu'un philosophe ancien appelait une maladie sacrée.
   Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue.
Cette fin de la section (17) que je viens de citer est la source d'une parodie qui se concentre dans la partie III du poème "Vies". Rimbaud reprend le principe claironnant des passés composés à la première personne : "j'ai connu", "j'ai illustré", "j'ai appris", "j'ai rencontré", "j'ai accompli", "J'ai brassé". Nous avons une petite variante : "on m'a enseigné". Notons en passant que l'ancien poète en vers assume complètement le fait d'écrire en prose jusqu'aux hiatus quasi ostentatoires : "j'ai illustré", "j'ai appris", "j'ai accompli", sinon décomplexés. Cette suite ramassée imite le style narcissique de Chateaubriand en en radicalisant volontairement la relative sécheresse d'écriture : "j'ai aspiré", "j'ai essayé de rétablir", "je me suis efforcé", "j'ai du moins aidé à conquérir", "ce que j'ai désiré", "j'ai chanté", "j'ai peint", "j'ai parlé", "j'ai appris", "j'ai étudié", "après avoir campé", "après avoir revêtu", "je me suis assis", "Je me suis mêlé de paix et de guerre", "j'ai signé", "j'ai assisté", "j'ai fait de l'histoire". Dans le cas de "Vies", ces participes passés dominent dans le volet III du poème, un seul apparaît dans le volet I : "j'ai eu une scène". La dynamique se met en place dans le volet II qui est précisément celui de l'exposition des mérites du moi : "qui ai trouvé", mais les participes passés ne s'imposent toujours pas dans cette partie du poème. En revanche, on appréciera le rapprochement verbal entre : "j'essaye de m'émouvoir au souvenir de l'enfance mendiante, de l'apprentissage..." (Rimbaud) et "j'ai essayé de rétablir le culte...", ce qui a du sens au plan du contenu, d'autant que face au désir de culte Rimbaud oppose sa "forte tête" qui l'empêche de monter "au diapason des camarades". J'ai fait remarquer tout à l'heure que l'expression "J'ai brassé mon sang" faisait écho à la phrase : "j'ai mis ma main dans le siècle" qui se trouve elle aussi dans la subdivision (17), dans le paragraphe immédiatement antérieur à notre longue citation. Qui plus est, le titre "Vies" du poème fait écho à certains passages du livre Une saison en enfer où il est question du désir "d'autres vies", de discuter avec les "autres vies" d'autres personnes, et la phrase sur la main mise dans le siècle de Chateaubriand impose naturellement un autre rapprochement avec un extrait célèbre de "Mauvais sang" :
[...] La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains ! - Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité même trop loin. [...]
Il n'est même plus possible d'exclure que la phrase située un peu plus loin dans le même texte "Mauvais sang" : "Je serai mêlé aux affaires politiques[,]" soit un écho ironique à ce passage de notre texte exhibé ici de Chateaubriand : "Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort", le verbe ayant une autre occurrence dans le paragraphe suivant : "Je me suis mêlé de paix et de guerre ; j'ai signé des traités et des protocoles [...] j'ai fait de l'histoire, et je la pouvais écrire [...]". En tout cas, vu que cette fin des Mémoires d'outre-tombe vaut en tant que source pour "Mauvais sang" et "Vies", et plutôt pour "Vies" que pour "Mauvais sang", voilà qui permet de relancer l'idée sur laquelle j'ai déjà insisté que "Vies" est un poème apparemment composé avant Une saison en enfer au vu de son discours (attente de la folie dans "Vies" contre folie dépassée et récusée dans Une saison en enfer), peut-être un texte qui aurait pu faire partie d'Une saison en enfer, et probablement un texte quasi contemporain de la rédaction d'Une saison en enfer. Rimbaud a peut-être réécrit à deux reprises le titre Mémoires d'outre-tombe, une fois l'appel "Vies d'outre-tombe", une autre fois le titre célèbre Une saison en enfer où "saison" se substitue à "mémoires".
Rimbaud a également repris telle quelle la forme "j'ai appris", mais si nous suivons de près ce rapprochement c'est pour observer un amusant contraste : "j'ai appris l'exil" (Chateaubriand), "j'ai appris l'histoire" (Rimbaud). Or, la mention "l'histoire" permet de rebondir en fait de rapprochements, puisque la même phrase de Rimbaud : "Dans un cellier j'ai appris l'histoire[,]" contraste toujours sur le mode humoristique avec la phrase de Chateaubriand : "j'ai fait de l'histoire et je la pouvais écrire", tandis que la phrase : "Dans un vieux passage à Paris on m'a enseigné les sciences classiques[,]" vaut détournement par la dérision du passage suivant de Chateaubriand : "dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées [...] j'ai étudié les princes, la politique et les lois." Cette phrase de Chateaubriand pleine d'autosatisfaction : "j'ai fait de l'histoire et je la pouvais écrire", est suivie d'une mention des "filles" nées de l'imagination de l'écrivain breton, mais, au paragraphe précédent, il était question, en Espagne et en Italie, à la fin du Moyen Âge et pendant la Renaissance, des "premiers génies des lettres et des arts [qui] participèrent au mouvement social", avec un emploi du pluriel "vies" pour les énumérer : "Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d'Ercilla, de Cervantes !" Et, si nous remontons encore d'un paragraphe, Chateaubriand soulignait la nécessité pour apprendre d'être confronté à un modèle authentique, et pour s'en vanter notre mémorialiste employait la métaphore picturale : "c'est dans les bois que j'ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j'ai peint l'Océan [...]".
Cela a pu sonner étrangement aux oreilles d'un poète qui avait écrit "Le Bateau ivre" alors qu'il n'avait encore jamais vu la mer. En tout cas, Rimbaud s'amuse à détourner la métaphore du peintre, le pluriel des vies, la participation des artistes au mouvement social et les égéries féminines dans un mélange qui sent la provocation et le soufre : "A quelque fête de nuit dans une cité du Nord, j'ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m'a enseigné les sciences classiques." Le poète de "Vies", évitons de le confondre avec Rimbaud à un tel stade d'analyse, se vante d'avoir inventé non dans l'ouverture au monde, mais au contraire dans le retrait forcé, avec en prime l'idée d'avoir été un enfant châtié à la façon d'un mauvais garnement : "Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j'ai connu le monde, j'ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j'ai appris l'histoire." Rimbaud inverse le discours de Chateaubriand en vantant finalement les puissances de l'imagination et en sous-entendant que celui qui a couru le monde ne le connaît pas mieux que celui qui, limité dans ses déplacements, a la capacité de cerner l'universel partout où il se trouve. Rimbaud adopte le contre-pied railleur face à celui qui se vante d'avoir "aspiré à la découverte du monde polaire", face à celui qui se vante d'avoir plus d'expériences que les autres, tout en se vantant même, paradoxe suprême, de la qualité supérieur de son "exil".
Enfin, avant de passer à la section (18) qui clôt le livre quarante-deuxième des Mémoires d'outre-tombe et par conséquent l'ensemble de l'ouvrage, il faut souligner que l'imitation du style de Chateaubriand fondé sur les répétitions, passe aussi par une reprise de ses groupes prépositionnels introduits essentiellement par "dans" en tête de phrase ou distribués en séries : "Dans chacune de mes trois carrières", "Dans l'ordre divin", "dans l'ordre humain", "dans les bois que j'ai chanté", "sur les vaisseaux que j'ai peint", "dans les camps que j'ai parlé", "dans l'exil que j'ai appris", "dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées que j'ai étudié". Rimbaud nargue cette prétention par sa série : "Dans un grenier", "Dans un cellier", "A quelque fête de nuit dans une cité du Nord", "Dans un vieux passage à Paris", "Dans une magnifique demeure cernée par l'Orient entier". Les termes "grenier" et cellier" sont des dissyllabes avec une terminaison qui permet un effet de rime : "-ier". Les deux mots sont solidaires au plan des significations et confirment bien le traitement ironique de la question de l'apprentissage de ce qu'est la vie, de ce qu'est le monde, de ce qu'est la société. Et en passant à l'idée de la "magnifique demeure", Rimbaud persifle les contrastes dont s'enorgueillit Chateaubriand lui-même : "après avoir campé sous la hutte de l'Iroquois et sous la tente de l'Arabe, après avoir revêtu la casaque du sauvage et le cafetan du mamelouck, je me suis assis à la table des rois pour retomber dans l'indigence."
Or, il est temps d'arriver à la section (18) et en particulier au rapprochement avec la "demeure cernée par l'Orient entier". Vu le système d'ironie que nous venons de souligner, il n'est pas inutile de citer la première phrase de cette ultime section, et nous allons même citer tout le premier paragraphe qui s'entend de manière comique, une fois qu'au Chateaubriand faire d'avoir voyagé Rimbaud a répliqué par la connaissance du monde dans un grenier, car Chateaubriand fait cette fois état de relations qui ne sont pas siennes, et nous citerons le début du paragraphe suivant sur l'histoire :
   La géographie entière a changé depuis que, selon l'expression de nos vieilles coutumes, j'ai pu regarder le ciel de mon lit. Si je compare deux globes terrestres, l'un du commencement, l'autre de la fin de ma vie, je ne les reconnais plus. Une cinquième partie de la terre, l'Australie, a été découverte et s'est peuplée : un sixième continent vient d'être aperçu par des voiles françaises dans les glaces du pôle antarctique, et les Parry, les Ross, les Franklin, ont tourné, à notre pôle, les côtes qui dessinent l limite de l'Amérique au septentrion ; l'Afrique a ouvert ses mystérieuses solitudes ; enfin il n'y a pas un coin de notre demeure qui soit actuellement ignoré. On attaque toutes les langues de terre qui séparent le monde ; on verra sans doute bientôt des vaisseaux traverser l'isthme de Panama et peut-être l'isthme de Suez.
    L'histoire a fait parallèlement au fond du temps des découvertes ; les langues sacrées ont laissé lire leur vocabulaire perdu ; jusque sur les granits de Mezraïm, Champollion a déchiffré ces hiéroglyphes qui semblaient être un sceau mis sur les lèvres du désert, et qui répondait de leur éternelle discrétion*.  [...]
L'astérisque est là pour une note de bas de page de Chateaubriand lui-même :
*M. Ch. Lenormant, savant compagnon de voyage de Champollion, a préservé la grammaire des obélisques que M. Ampère est allé étudier aujourd'hui sur les ruines de Thèbes et de Memphis.
Il est d'abord question en général des "langues sacrées" puis de l'exemple particulier de "Champollion". Ce passage très appuyé est selon toute vraisemblance à l'origine de l'interrogation surprenante du poème au début de "Vies" : "Qu'a-t-on fait du brahmane qui m'expliqua les Proverbes ?" Rimbaud fait monter les découvertes sur les langues sacrées à la puissance comique.
Dans ce début de section finale (18), Chateaubriand revient à un apprentissage du monde en chambre. Après avoir vanté l'authenticité de ses expériences et la nécessité de ses voyages, il fait désormais état des connaissances qui rentrent dans les maisons. Il compare deux globes terrestres avec une suggestion maladroite : l'un étant du commencement et l'autre de la fin de sa vie, comme s'il était un peu l'auteur de ce progrès des connaissances. Ce n'est pas ce qu'il dit, mais il reste cette façon de se mettre au centre qui peut rendre la lecture équivoque.
Enfin, on aura remarqué que je n'ai pas encore cité le passage cité par Bardel qui justifie un rapprochement avec l'expression de Rimbaud : "Dans une magnifique demeure cernée par l'Orient entier..." Toutefois, nous venons de citer des passages décisifs qui sont aussi des objets de réécriture pour la phrase de Rimbaud. Chateaubriand parle de notre monde comme d'une "demeure" et le début de cette partie finale commence par l'expression : "La géographie entière" où l'adjectif au féminin semble avoir également retenu l'attention de Rimbaud : "Dans une magnifique demeure cernée par l'Orient entier..." Pour construire son expression, Rimbaud a repris deux termes clefs du passage que nous venons de citer et que Bardel n'a en rien mentionné.
   Moi-même, je ne vais pas citer le texte en intégralité, mais je fais remarquer la présence du mot "illumination" au sujet d'une découverte de la science à la fin d'un paragraphe et surtout je cite le paragraphe suivant où nous relevons la mention au pluriel "magnifiques" reprise au singulier par Rimbaud et puis l'expression "au centre de l'infini" appliquée à positionner "Dieux", quand le poète de "Vies" est placée au centre d'un "Orient" circulaire. Le discours chrétien sur "l'immortalité" de l'homme reçoit sa fin de non-recevoir et son contre-modèle, nouveau "Credo in unam".
[...] le gaz resté aux météores ne fournissait point encore l'illumination de nos théâtres et de nos rues.
   Ces transformations ne se sont pas bornées à nos séjours : par l'instinct de son immortalité, l'homme a envoyé son intelligence en haut ; à chaque pas qu'il a fait dans le firmament, il a reconnu des miracles de la puissance inénarrable. Cette étoile, qui paraissait simple à nos pères, est double et triple à nos yeux ; les soleils interposés devant les soleils se font ombre et manquent d'espace pour leur multitude. Au centre de l'infini, Dieu voit défiler autour de lui ces magnifiques théories, preuves ajoutées aux preuves de l'Être suprême.
La phrase sur "Dieu" avec l'idée des théories qui défilent autour de lui, centre de l'infini, est très clairement visée par la réécriture rimbaldienne : "Dans une magnifique demeure cernée par l'Orient entier j'ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite." Le "je" se substitue à "Dieu" et parle ironiquement de "retraite" tandis que "magnifique demeure" reprend l'idée de notre monde comme "demeure" du texte de Chateaubriand, mais l'adjectif qualificatif "magnifique" est repris à une extension universelle impliquant les soleils et l'infini.
La suite du texte vaut toujours la peine d'être citée :
   Représentons-nous, selon la science agrandie, notre chétive planète nageant dans un océan à vagues de soleils, dans cette voie lactée, matière brute de lumière, métal en fusion de mondes que façonnera la main du Créateur. La distance de telles étoiles est si prodigieuse que leur éclat ne pourra parvenir à l'œil qui les regarde que quand ces étoiles seront éteintes, le foyer avant le rayon. Que l'homme est petit sur l'atome où il se meut ! Mais qu'il est grand comme intelligence ! Il sait quand le visage des astres se doit charger d'ombre, à quelle heure reviennent les comètes après des milliers d'années, lui qui ne vit qu'un instant ! Insecte microscopique inaperçu dans un pli de la robe du ciel, les globes ne lui peuvent cacher un seul de leurs pas dans la profondeur des espaces. Ces astres, nouveaux pour nous, quelles destinées éclaireront-ils ? La révélation de ces astres est-elle liée à quelque nouvelle phase de l'humanité ? Vous le saurez, races à naître ; je l'ignore et je me retire.
Nous commençons à nous faire une certaine idée des "énormes avenues du pays saint", des "terrasses du temple", en se disant qu'il faut lire le temple comme l'univers et la nature selon de nombreux vers ou hémistiches d'alexandrins de Lamartine que Baudelaire reprend textuellement au début du sonnet "Les Correspondances" : "l'univers est le temple", "la nature est ton temple", "La Nature est un temple", etc. Il est peut-être encore un peu tôt pour se prononcer à partir du texte cité de Chateaubriand sur les "heures d'argent et de soleil vers les fleuves," mais le paragraphe que nous venons de citer est à rapprocher du poème en prose "Veillée" des Illuminations, celui qui a été transformé en "Veillées III" par la main des éditeurs dans la revue La Vogue. Nous sommes d'accord que nous avons cité un peu plus haut un passage de la section (17) où Chateaubriand énumérait des "filles de [s]on imagination" parmi lesquelles "Amélie" et nous sommes d'accord que dans l'ultime paragraphe de ses Mémoires Chateaubriand parle des "reflets d'une aurore dont [il] ne verr[a] pas se lever le soleil" ? Or, ici, il est question de l'observation des astres et d'une interrogation sur leur pouvoir éclairant sur les destinées des individus, puis de l'humanité en général. Citons donc le poème "Veillée" :
      Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues, la nuit, le long de la coque et autour du steerage.
       La mer de la veillée, telle que les seins d'Amélie.
     Les tapisseries, jusqu'à mi-hauteur, des taillis de dentelle, teinte d'émeraude, où se jettent les tourterelles de la veillée.
 ..................................................................................................................................................
      La plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies ; seule vue d'aurore, cette fois.
Chateaubriand a nul doute raison de s'émerveiller de l'idée que nous admirons des étoiles si lointaines qu'elles se sont éteintes avant que leur lumière ne parvienne jusqu'à nous, mais Chateaubriand défend une vision chrétienne du monde que Rimbaud ne peut manquer de combattre et contre-balancer. Nous remarquons que les "tourterelles" et les "pigeons écarlates" sont avec les allusions à Chateaubriand un autre grand point commun entre "Veillée" et "Vies", ce qui laisse deviner la probabilité d'autres découvertes de sourciers dans les écrits du grand mémorialiste. Le foyer, mais selon une autre acception, la veillée et la nouveauté de l'éclairage au gaz sont après tout réunis dans un même paragraphe de cette section finale (soulignements nôtres) :
   La marine qui emprunte du feu le mouvement ne se borne pas à la navigation des fleuves, elle franchit l'Océan ; les distances s'abrègent ; plus de courants, de moussons, de vents contraires, de blocus, de ports fermés. Il y a loin de ces romans industriels au hameau de Plancouët : en ce temps-là, les dames jouaient aux jeux d'autrefois à leur foyer ; les paysannes filaient le chanvre de leurs vêtements ; la maigre bougie de résine éclairait les veillées de village ; la chimie n'avait point opéré ses prodiges ; les machines n'avaient pas mis en mouvement toutes les eaux et tous les fers pour tisser les laines et border les soies ; le gaz resté aux météores ne fournissait point encore l'illumination de nos théâtres et de nos rues.
Je n'irai pas jusqu'à dire que "l'illumination" des "théâtres" permet d'avoir une "scène où jouer les chefs-d'œuvre dramatiques de toutes les littératures", mais il s'agit ici d'un extrait que j'avais laissé de côté plus haut et qui contient des mots qui peuvent intéresser la lecture de "veillée", quand bien même le "foyer" des dames n'est pas celui à "plaque".
Il nous reste trois paragraphes à traiter, et toujours avant d'arriver à l'extrait sur l'Orient, nous avons l'occasion de débusquer une énième source à une réécriture du volet III de "Vies", puisque la phrase de Chateaubriand : "Grâce à l'exorbitance [note : formule archaïque pour dire un très grand nombre] de mes années, mon monument est achevé[,]" suppose la réplique rimbaldienne : "j'ai accompli mon immense œuvre".
M'épargnant de citer intégralement les trois derniers paragraphes, je ne vais que signaler à l'attention ce qui peut entrer en résonance avec la fin suivante du poème en prose : "Mon devoir m'est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d'outre-tombe, et pas de commissions."
Considérant comme un "grand soulagement" d'avoir fini l'écriture de ses Mémoires, Chateaubriand évoque la légende de Charon et s'imagine avec fatuité à l'article de la mort, ayant fini de justesse ce qu'il s'était promis d'écrire et de mener à bien. Et, toujours dans un espace textuel non concerné par les citations en annexe de la page du site de Bardel, Chateaubriand écrit ceci où figure les mots clefs au pluriel "scènes" et "peintres" : "Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d'autres peintres : à vous, messieurs." L'auteur passe le relais, son devoir lui est remis et c'est à Rimbaud ou à tout le moins à l'entité du poème "Vies" qu'il a convenu un temps de reprendre le flambeau avec une "scène où jouer" tous les drames connus avant de céder la place à son tour.
Et nous en arrivons enfin au paragraphe final qui véhicule d'autres éléments objets d'une réécriture au plan de la "magnifique demeure cernée par l'Orient entier", puisqu'en effet par son ouverture et amplitude le texte rimbaldien tourne en dérision l'image plus restrictive d'une fenêtre ouverte à l'ouest qui n'aperçoit comme "rayon doré de l'Orient", Orient envisagé comme symbolique pourtant, qu'une faible lueur de l'aube physique à six heures du matin.

   En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin ; j'aperçois la lune pâle et élargie ; elles s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse : après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité.

                             FIN DES MEMOIRES.

Le volet III de "Vies" n'est pas le seul à supposer des réécritures. L'attaque verbale : "Je vois..." invite nettement au rapprochement avec le volet I : "D'alors, de là-bas, je vois encore même les vieilles ! Je me souviens des heures d'argent et de soleil vers les fleuves, [...]" Face à la vision de l'avenir, nous avons la vision de lumière des souvenirs. Mais le poète n'oublie pas la vision de l'avenir dans le volet I de "Vies", et il recourt à la même construction verbale "Je vois..." : "Je vous indiquerais... J'observe l'histoire... Je vois la suite !" Singeant avec ironie, le poète qui fait coïncider le renoncement à la plume avec le fait d'entrer lui-même dans sa fosse, le poète de "Vies" surenchérit : "Je suis réellement d'outre-tombe", mais nous allons voir que cela est plus grinçant encore. L'écrivain de Saint-Malo essaie de faire coïncider les mémoires avec une fin de vie. Rimbaud s'en moque quelque peu par sa saillie : "Je suis réellement d'outre-tombe", tandis que la formule "et pas de commissions" suggère une allusion ironique au mode de rétribution de ce fameux texte littéraire. En fait, Chateaubriand touchait des commissions sur ses Mémoires, puisque ceux-ci ne devaient être publiés qu'après la mort de l'auteur. Contre rémunération, celui-ci avait pris l'engagement de les écrire, de les terminer et de les préparer pour une publication qui suivrait immédiatement son décès, ainsi que cela est expliqué dans les éditions critiques. Je cite ce que j'ai sous la main l'introduction de l'anthologie des Mémoires d'outre-tombe par Jean-Claude Berchet au Livre de poche, page 19 :
[...] C'est au cours du printemps 1836 que les négociations entreprises au sujet des Mémoires aboutirent enfin. Une société en commandite se constitua pour acquérir par avance les droits de publication. On proposa au mémorialiste des conditions avantageuses (un versement de 156 000 francs à la signature du contrat, puis une rente annuelle de 12 000 francs) que celui-ci accepta. Il avait désormais la possibilité de se remettre à son œuvre de prédilection qu'il ne se pressa pas, du reste, de terminer. Il lui reste encore à élaborer le corps central (deuxième et troisième parties), à compléter la dernière partie. [...]
[...] Or, en août 1844, à son insu, la Société propriétaire de ses Mémoires céda, pour 80 000 francs, au directeur de La Presse Emile de Girardin le droit de les reproduire en feuilleton dans son journal, avant leur publication en volumes. Lorsqu'il avait dû, en 1836, "hypothéquer sa tombe", le mémorialiste pouvait se consoler à la pensée que son monument posthume conserverait son architecture imposante, qu'il demeurerait "lisible" dans la simultanéité et la diversité de toutes ses parties. Il lui fallait désormais consentir à un beaucoup plus grave sacrifice ; accepter de voir débiter en tranches le "pauvre orphelin" qu'il laisserait après lui. [...]
C'est ce fait historique qui éclaire le côté piquant de la clausule rimbaldienne.
Il reste à explorer d'autres endroits de ces Mémoires d'outre-tombe. Je n'ai ni exploité, ni localisé la première des quatre citations livrées en annexe par Bardel, sans qu'on ne sache faire le départ si toutes les citations proviennent ou non du livre de 2004 de Pierre Brunel, puisque Bardel emploie étrangement le singulier "ce passage" quand il offre quatre extraits distincts.
Je pourrais très bien rebondir sur ce sujet dans les jours à venir. Qu'il ne soit pas surprenant que je réagisse aussi promptement et que j'en profite pour pousser plus loin les implications de cette source essentielle que constitue la fin des Mémoires d'outre-tombe, puisqu'en 2014 dans l'article suivant que je mets en lien j'avais affirmé que la clef de lecture de "Vies" sortirait d'une lecture d'ensemble des Mémoires d'outre-tombe, et il est sensible que la présente analyse approfondit nettement ce qui n'a fait qu'être entraperçu par Brunel, selon toute vraisemblance, puis par Bardel.


La réponse est désormais on ne peut plus tranchée. Et je reviens aussi sur le problème de chronologie des Illuminations.
Dans "Vies", Rimbaud dit être "réellement d'outre-tombe", il dit "attendre de devenir un très méchant fou" et il se vante de savoir guider les gens aux "richesses inouïes", au "trésors". Il se prétend même comme un "inventeur" ayant "trouvé quelque chose comme la clef de l'amour", et tout cela dans une expérience de "vies" au pluriel et dans l'immersion d'un "Orient" surréel. Il parle aussi d'un "devoir" qui est "remis".
Dans Une saison en enfer, à partir de la section "Matin", le poète raconte une sortie de l'enfer, du monde donc d'outre-tombe : "je crois avoir fini la relation de mon enfer. C'était bien l'enfer [...]" Dans "Adieu", il admet qu'il a, à nouveau, un "devoir à chercher", puisque dans la section "L'Eclair" ce "devoir" était mis "de côté". Le poète veut désormais considérer une "réalité rugueuse à étreindre". Dans "Adieu" toujours, le poète la prétention de ses inventions nouvelles, parmi lesquelles il y a forcément la "clef de l'amour" du musicien inventeur. Plus tôt encore dans Une saison en enfer, l'idée de "réinventer l'amour" est tournée en dérision dans la bouche de la "Vierge folle". Et surtout, dans "Alchimie du verbe", où la citation de poèmes en vers authentiques nous rapproche au plus près d'une relative identification du poète de la Saison à Rimbaud lui-même, il nous est expliqué que le poète a fait le tour de la folie, l'a pratiquée, connue à fond, et qu'il l'a finalement rejetée, laissée derrière lui.
Les lecteurs de Rimbaud ont tendance à prêter aux poèmes de Rimbaud des préoccupations immédiates, tout en soutenant pour la plupart d'entre eux que "Vies", poème des Illuminations, est postérieur à Une saison en enfer. Ces rapprochements fragilisent nettement l'idée de préoccupations immédiates dans le cas de "Vies", si la thèse de l'antériorité d'Une saison en enfer doit être défendue. Mais les oppositions terme à terme des deux textes sont telles que cela affadirait sans doute considérablement le propos de "Vies" s'il doit être affirmé comme postérieur à Une saison en enfer, puisque Rimbaud singerait ses opinions anciennes pour autant se tourner en dérision qu'il ne tourne en dérision les Mémoires d'outre-tombe. En tout cas, il va falloir expliquer clairement de quoi il retourne dans la confrontation recherchée par Rimbaud lui-même des textes "Vies" et Une saison en enfer.