jeudi 28 janvier 2021

La "magnifique demeure cernée par l'Orient entier"

Dans un article, en soi non satisfaisant, paru en 2004, j'avais précisé que si on réunissait le titre "Vies" à la mention "d'outre-tombe"  à la fin du poème en prose correspondant, nous obtenions une sensible réécriture du titre Mémoires d'outre-tombe, et dans un article que j'ai mis en ligne sur ce blog en 2014 je revenais avec insistance sur l'idée qu'il me fallait lire intégralement ces Mémoires d'outre-tombe pour trouver comme le disait le titre de l'article une "clef" par la lecture de Chateaubriand aux allusions énigmatiques du poème "Vies". J'avais insisté en particulier sur le titre de "gentilhomme" qui ne convenait pas à Rimbaud, mais bien à Chateaubriand lui-même. Et il faut ajouter que cet ouvrage a, par la force des choses, été publié assez tardivement et qui avait suffisamment marqué Hugo pour qu'il parle de "mémoires d'une âme" en définissant dans une préface son recueil intitulé Les Contemplations. Ma conviction ferme en 2014 était que les Mémoires d'outre-tombe étaient la source essentielle au poème "Vies", et qu'il y avait bien sûr une critique à identifier. Il faut ajouter que l'un des poèmes en prose les plus importants de Rimbaud porte précisément le titre "Génie" avec un discours antichrétien, autrement dit "Génie" est un peu comme une abréviation assassine du titre Génie du christianisme et un historique de la notion de "génie" ne serait pas vain si nous songeons que l'article "Génie" écrit par Diderot pour l'Encyclopédie a sa place dans l'anthologie des textes de littérature en français du XVIIIe siècle de la paire Lagarde et Michard. J'ai perdu deux de mes quatre volumes des Mémoires d'outre-tombe et j'ai négligé de consulter directement la conclusion de tout l'ouvrage...
Récemment, sur son site rimbaldien, Alain Bardel a cité un passage mis en avant par Pierre Brunel dans un livre publié également en 2004.


Nous avons une annexe, avec une sélection d'extraits.
Bardel cite un plus court passage de ceux-ci dans son commentaire. Cependant, il y a de quoi se perdre dans la chronologie des ajouts successifs de Bardel à son anthologie commentée. J'ai l'impression que Bardel a remanié un texte préexistant. En effet, la partie commentaire sur la colonne de droite commence par un rectangle grisé, puis nous avons sur le fond blanc général de la page un commentaire avec simplement une phrase d'introduction qui fait transition en parlant de la "parodie du genre mémorialiste". Dans la suite de l'analyse, il n'est plus question de Chateaubriand et le "Je" de "Vies" est assimilé à Rimbaud, ce qui mériterait une justification à partir du moment où il est admis que nous sommes introduit à une parodie littéraire de la pensée emphatique du gentilhomme Chateaubriand.
A défaut de pouvoir consulter ce qu'ont dit sur les rapprochements possibles entre Mémoires d'outre-tombe et "Vies", Suzanne Bernard, Antoine Raybaud et surtout Pierre Brunel, ici cité comme source, c'est la partie grisée qui est importe et qui a l'intérêt d'être une synthèse concise.
Bardel énumère trois emphases reprises visiblement par Rimbaud à la conclusion du grand livre testamentaire de Chateaubriand, l'expression "commissions" impliquant d'ailleurs de l'ironie au sujet de l'opération financière tentée par le grand prosateur. Rimbaud imite le "prophétisme apocalyptique" de son grand devancier, mais encore son orgueil d'écrivain unique et tout au sommet, et puis la satisfaction de l'œuvre accomplie. Et puis je cite la fin du commentaire de Bardel avec citation de Chateaubriand intégrée :
[...] L'unique trait par lequel Rimbaud s'élève au-dessus de son prédécesseur, c'est que le lieu de sa création est "cerné par l'Orient entier" quand Chateaubriand n'aperçoit l'Orient que dans la direction du soleil levant :
[...] il est six heures du matin ; j'aperçois la lune pâle et élargie ; elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil.
[...] Rimbaud dépasse encore son modèle par un second trait, qui n'est pas dénué d'importance : lui, à vingt ans révolus, il est "réellement" d'outre-tombe.
Je ne sais pas exactement ce que Bardel veut faire entendre par sa phrase finale. Se contente-t-il seulement de citer la revendication du "Je" s'exprimant dans "Vies" ?
A défaut des deux volumes qui me manquent sur les quatre, je me suis procuré une "Anthologie" des Mémoires d'outre-tombe au Livre de poche. Je crois que c'est le même annotateur que pour l'édition en quatre volumes, Jean-Claude Berchet. Mon problème avec cette anthologie, c'est que je n'ai pas la subdivision en quatre parties et en livres, je n'ai pas le repérage "Quatrième partie, Livre X". Cela ne semble guère gênant, puisqu'il est question de la fin des Mémoires d'outre-tombe, mais pour moi si car j'aime bien remonter les parties antérieures, les situer les unes par rapport aux autres, etc. Mon repérage se résume à ceci. L'extrait cité par Bardel fait partie du livre quarante-deuxième et de sa dix-huitième et dernière subdivision.
Il s'agit d'une anthologie et, pour exemple, l'avant-dernier livre, le quarante-et-unième, n'a droit qu'à une seule page, la page 450, et encore nous avons un court chapeau d'introduction et résumé, puis deux paragraphes qui tiennent sur une moitié seulement de la page.
En revanche, pour le livre ultime, nous avons droit malgré des coupures entre crochets à de larges extraits des divisions (1) Louis-Philippe, (4) Armand Carrel, (7) Madame Sand, (9) Mort de Charles X, et c'est au sein de cette neuvième subdivision que nous avons soudain un titre tout en majuscules "CONCLUSION" flanqué d'une date de composition : "25 septembre 1841." Bizarrement, nous ne passons pas à la section (10). Nous avons du texte puis des crochets, et ensuite Berchet nous donne le texte (11) et d'autres encore jusqu'au (18). Cela nous fait cerner une partie conclusive de l'œuvre assez vaste. Au début de sa "CONCLUSION", l'auteur joue à se sentir menacé par l'imminence du naufrage, autrement dit de son décès, et une phrase fait quelque peu songer à l'ironie de "Jeunesse", suite en prose rimbaldienne, sur l'état du monde quand le poète sortira : "[...] je comptais dire, ainsi que je l'ai souvent mentionné, quel était le monde quand j'y entrai, quel il est quand je le quitte."
J'ai cité les titres des subdivisions. On va voir que cela a de l'intérêt pour les parties (11) à (18) dans le cadre de rapprochements avec le poème "Vies" : (11) Le vieil européen expire, (12) Inégalité des fortunes. - Danger de l'expansion de la nature intelligente et de la nature matérielle., (14) L'Avenir - Difficulté de le comprendre, (15) Saints-simoniens - Phalanstériens - Fouriéristes - Owénistes - Socialistes - Communistes - Unionistes - Egalitaires, (16) L'idée chrétienne est l'avenir du monde, (17) Récapitulation de ma vie, (18) Résumé des changements arrivés sur le globe pendant ma vie.
Certains faits remarquables retiennent l'attention, à commencer par le syntagme flanqué du possessif "ma vie". D'ailleurs, le premier volume en Livre de poche des Mémoires d'outre-tombe offre, s'il me souvient bien, le premier état des "Mémoires" avec l'expression "mémoires de ma vie", ce syntagme "ma vie" revient à quelques reprises sous la plume de Chateaubriand et c'est en tout cas nettement le cas ici pour les subdivisions finale (17) et 18), la citation faite par Bardel étant extraite de la partie (18). L'expression "ma vie" fait écho à l'expression au pluriel "Vies", titre du poème de Rimbaud. La succession des parties (15) et (16) a son importance également. Chateaubriand cite des mots qui ont une signification pour Rimbaud : "Fouriéristes", "Owénistes", "Socialistes", "Communistes", "Egalitaires",... Robert Owen a un projet philanthropique nommé "new harmony" qui a depuis longtemps été rapproché de l'expression "nouvelle harmonie" du poème "A une Raison". Bien que l'ouvrage portant la mention "nouvel amour" dans son titre soit une publication posthume postérieure à l'écriture des poèmes de Rimbaud, Fourier est depuis longtemps soupçonné d'avoir inspiré notre poète. On remarquera que cette liste de la subdivision (15) est mise en balance avec le titre de la partie 16 qui, en plus, décide du vainqueur : "L'idée chrétienne est l'avenir du monde".
La subdivision (17) a subi quelques coupures, mais je commence déjà par la signaler à l'attention. Par exemple, on peut faire contraster ce passage célèbre du poème "Vies" : "Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée[,]" de cette phrase : "Fi des nuages qui volent maintenant sur ma tête !" La phrase qui suit et qui entame un nouveau paragraphe conforte l'idée d'un rapprochement intéressant à faire : "Une idée me revient et me trouble [...]". Face au pluriel "Vies", la phrase suivante n'est peut-être pas inintéressante à citer elle aussi : "Ainsi la vie publique et privée m'a été connue." Et pour la "demeure cernée par l'Orient entier" sur laquelle je vais bientôt m'appesantir, on peut déjà citer en écho cette autre phrase éloquente : "[...] j'ai suivi le soleil en Orient [...]". Pour "j'ai brassé mon sang" de Rimbaud, nous avons "j'ai mis ma main dans le siècle" de Chateaubriand. C'est au paragraphe suivant que commence le troisième des quatre extraits cités par Pierre Brunel et repris en annexe par Bardel : "Dans chacune de mes trois carrières..." et il faut remarquer que les citations faites par Bardel en annexe ne suivant pas l'ordre du récit, puisque la deuxième citation commence le paragraphe suivant, et très vite on s'aperçoit que la citation devrait même être plus large (en rouge délimitation de la deuxième citation faite en annexe sur la page d'Alain Bardel, en bleu la délimitation de sa troisième citation) :
   Dans chacune de mes trois carrières je m'étais proposé un but important : voyageur, j'ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j'ai essayé de rétablir le culte sur ses ruines ; homme d'Etat, je me suis efforcé de donner aux peuples le système de la monarchie pondérée, de replacer la France à son rang en Europe, de lui rendre la force que les traités de Vienne lui avaient fait perdre ; j'ai du moins aidé à conquérir celle de nos libertés qui les vaut toutes, la liberté de la presse. Dans l'ordre divin, religion et liberté ; dans l'ordre humain, honneur et gloire (qui sont la génération humaine de la religion et de la liberté) : voilà ce que j'ai désiré pour ma patrie.
   Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul qui ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, publiciste, ministre, c'est dans les bois que j'ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j'ai peint l'Océan, dans les camps que j'ai parlé des armes, dans l'exil que j'ai appris l'exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées que j'ai étudié les princes, la politique et les lois.
   Les orateurs de la Grèce furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort ; dans l'Italie et l'Espagne de la fin du moyen âge et de la Renaissance les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d'Ercilla, de Cervantes ! En France, anciennement, nos cantiques et nos récits nous parvenaient de nos pèlerinages et de nos combats ; mais, à compter du règne de Louis XIV, nos écrivains ont trop souvent été des hommes isolés dont les talents pouvaient être l'expression de l'esprit, non des faits de leur époque.
   Moi, bonheur ou fortune, après avoir campé sous la hutte de l'Iroquois et sous la tente de l'Arabe, après avoir revêtu la casaque du sauvage et le cafetan du mamelouck, je me suis assis à la table de rois pour retomber dans l'indigence. Je me suis mêlé de paix et de guerre ; j'ai signé des traités et des protocoles ; j'ai assisté à des sièges, des congrès et des conclaves ; à la réédification et à la démolition des trônes ; j'ai fait de l'histoire, et je la pouvais écrire ; et ma vie solitaire et silencieuse marchait au travers du tumulte et du bruit avec les filles de mon imagination. Atala, Amélie, Blanca, Velléda, sans parler de ce que je pourrais appeler les réalités de mes jours, si elles n'avaient elles-mêmes la séduction des chimères. J'ai peur d'avoir eu une âme de l'espèce de celle qu'un philosophe ancien appelait une maladie sacrée.
   Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue.
Cette fin de la section (17) que je viens de citer est la source d'une parodie qui se concentre dans la partie III du poème "Vies". Rimbaud reprend le principe claironnant des passés composés à la première personne : "j'ai connu", "j'ai illustré", "j'ai appris", "j'ai rencontré", "j'ai accompli", "J'ai brassé". Nous avons une petite variante : "on m'a enseigné". Notons en passant que l'ancien poète en vers assume complètement le fait d'écrire en prose jusqu'aux hiatus quasi ostentatoires : "j'ai illustré", "j'ai appris", "j'ai accompli", sinon décomplexés. Cette suite ramassée imite le style narcissique de Chateaubriand en en radicalisant volontairement la relative sécheresse d'écriture : "j'ai aspiré", "j'ai essayé de rétablir", "je me suis efforcé", "j'ai du moins aidé à conquérir", "ce que j'ai désiré", "j'ai chanté", "j'ai peint", "j'ai parlé", "j'ai appris", "j'ai étudié", "après avoir campé", "après avoir revêtu", "je me suis assis", "Je me suis mêlé de paix et de guerre", "j'ai signé", "j'ai assisté", "j'ai fait de l'histoire". Dans le cas de "Vies", ces participes passés dominent dans le volet III du poème, un seul apparaît dans le volet I : "j'ai eu une scène". La dynamique se met en place dans le volet II qui est précisément celui de l'exposition des mérites du moi : "qui ai trouvé", mais les participes passés ne s'imposent toujours pas dans cette partie du poème. En revanche, on appréciera le rapprochement verbal entre : "j'essaye de m'émouvoir au souvenir de l'enfance mendiante, de l'apprentissage..." (Rimbaud) et "j'ai essayé de rétablir le culte...", ce qui a du sens au plan du contenu, d'autant que face au désir de culte Rimbaud oppose sa "forte tête" qui l'empêche de monter "au diapason des camarades". J'ai fait remarquer tout à l'heure que l'expression "J'ai brassé mon sang" faisait écho à la phrase : "j'ai mis ma main dans le siècle" qui se trouve elle aussi dans la subdivision (17), dans le paragraphe immédiatement antérieur à notre longue citation. Qui plus est, le titre "Vies" du poème fait écho à certains passages du livre Une saison en enfer où il est question du désir "d'autres vies", de discuter avec les "autres vies" d'autres personnes, et la phrase sur la main mise dans le siècle de Chateaubriand impose naturellement un autre rapprochement avec un extrait célèbre de "Mauvais sang" :
[...] La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains ! - Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité même trop loin. [...]
Il n'est même plus possible d'exclure que la phrase située un peu plus loin dans le même texte "Mauvais sang" : "Je serai mêlé aux affaires politiques[,]" soit un écho ironique à ce passage de notre texte exhibé ici de Chateaubriand : "Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort", le verbe ayant une autre occurrence dans le paragraphe suivant : "Je me suis mêlé de paix et de guerre ; j'ai signé des traités et des protocoles [...] j'ai fait de l'histoire, et je la pouvais écrire [...]". En tout cas, vu que cette fin des Mémoires d'outre-tombe vaut en tant que source pour "Mauvais sang" et "Vies", et plutôt pour "Vies" que pour "Mauvais sang", voilà qui permet de relancer l'idée sur laquelle j'ai déjà insisté que "Vies" est un poème apparemment composé avant Une saison en enfer au vu de son discours (attente de la folie dans "Vies" contre folie dépassée et récusée dans Une saison en enfer), peut-être un texte qui aurait pu faire partie d'Une saison en enfer, et probablement un texte quasi contemporain de la rédaction d'Une saison en enfer. Rimbaud a peut-être réécrit à deux reprises le titre Mémoires d'outre-tombe, une fois l'appel "Vies d'outre-tombe", une autre fois le titre célèbre Une saison en enfer où "saison" se substitue à "mémoires".
Rimbaud a également repris telle quelle la forme "j'ai appris", mais si nous suivons de près ce rapprochement c'est pour observer un amusant contraste : "j'ai appris l'exil" (Chateaubriand), "j'ai appris l'histoire" (Rimbaud). Or, la mention "l'histoire" permet de rebondir en fait de rapprochements, puisque la même phrase de Rimbaud : "Dans un cellier j'ai appris l'histoire[,]" contraste toujours sur le mode humoristique avec la phrase de Chateaubriand : "j'ai fait de l'histoire et je la pouvais écrire", tandis que la phrase : "Dans un vieux passage à Paris on m'a enseigné les sciences classiques[,]" vaut détournement par la dérision du passage suivant de Chateaubriand : "dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées [...] j'ai étudié les princes, la politique et les lois." Cette phrase de Chateaubriand pleine d'autosatisfaction : "j'ai fait de l'histoire et je la pouvais écrire", est suivie d'une mention des "filles" nées de l'imagination de l'écrivain breton, mais, au paragraphe précédent, il était question, en Espagne et en Italie, à la fin du Moyen Âge et pendant la Renaissance, des "premiers génies des lettres et des arts [qui] participèrent au mouvement social", avec un emploi du pluriel "vies" pour les énumérer : "Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d'Ercilla, de Cervantes !" Et, si nous remontons encore d'un paragraphe, Chateaubriand soulignait la nécessité pour apprendre d'être confronté à un modèle authentique, et pour s'en vanter notre mémorialiste employait la métaphore picturale : "c'est dans les bois que j'ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j'ai peint l'Océan [...]".
Cela a pu sonner étrangement aux oreilles d'un poète qui avait écrit "Le Bateau ivre" alors qu'il n'avait encore jamais vu la mer. En tout cas, Rimbaud s'amuse à détourner la métaphore du peintre, le pluriel des vies, la participation des artistes au mouvement social et les égéries féminines dans un mélange qui sent la provocation et le soufre : "A quelque fête de nuit dans une cité du Nord, j'ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m'a enseigné les sciences classiques." Le poète de "Vies", évitons de le confondre avec Rimbaud à un tel stade d'analyse, se vante d'avoir inventé non dans l'ouverture au monde, mais au contraire dans le retrait forcé, avec en prime l'idée d'avoir été un enfant châtié à la façon d'un mauvais garnement : "Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j'ai connu le monde, j'ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j'ai appris l'histoire." Rimbaud inverse le discours de Chateaubriand en vantant finalement les puissances de l'imagination et en sous-entendant que celui qui a couru le monde ne le connaît pas mieux que celui qui, limité dans ses déplacements, a la capacité de cerner l'universel partout où il se trouve. Rimbaud adopte le contre-pied railleur face à celui qui se vante d'avoir "aspiré à la découverte du monde polaire", face à celui qui se vante d'avoir plus d'expériences que les autres, tout en se vantant même, paradoxe suprême, de la qualité supérieur de son "exil".
Enfin, avant de passer à la section (18) qui clôt le livre quarante-deuxième des Mémoires d'outre-tombe et par conséquent l'ensemble de l'ouvrage, il faut souligner que l'imitation du style de Chateaubriand fondé sur les répétitions, passe aussi par une reprise de ses groupes prépositionnels introduits essentiellement par "dans" en tête de phrase ou distribués en séries : "Dans chacune de mes trois carrières", "Dans l'ordre divin", "dans l'ordre humain", "dans les bois que j'ai chanté", "sur les vaisseaux que j'ai peint", "dans les camps que j'ai parlé", "dans l'exil que j'ai appris", "dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées que j'ai étudié". Rimbaud nargue cette prétention par sa série : "Dans un grenier", "Dans un cellier", "A quelque fête de nuit dans une cité du Nord", "Dans un vieux passage à Paris", "Dans une magnifique demeure cernée par l'Orient entier". Les termes "grenier" et cellier" sont des dissyllabes avec une terminaison qui permet un effet de rime : "-ier". Les deux mots sont solidaires au plan des significations et confirment bien le traitement ironique de la question de l'apprentissage de ce qu'est la vie, de ce qu'est le monde, de ce qu'est la société. Et en passant à l'idée de la "magnifique demeure", Rimbaud persifle les contrastes dont s'enorgueillit Chateaubriand lui-même : "après avoir campé sous la hutte de l'Iroquois et sous la tente de l'Arabe, après avoir revêtu la casaque du sauvage et le cafetan du mamelouck, je me suis assis à la table des rois pour retomber dans l'indigence."
Or, il est temps d'arriver à la section (18) et en particulier au rapprochement avec la "demeure cernée par l'Orient entier". Vu le système d'ironie que nous venons de souligner, il n'est pas inutile de citer la première phrase de cette ultime section, et nous allons même citer tout le premier paragraphe qui s'entend de manière comique, une fois qu'au Chateaubriand faire d'avoir voyagé Rimbaud a répliqué par la connaissance du monde dans un grenier, car Chateaubriand fait cette fois état de relations qui ne sont pas siennes, et nous citerons le début du paragraphe suivant sur l'histoire :
   La géographie entière a changé depuis que, selon l'expression de nos vieilles coutumes, j'ai pu regarder le ciel de mon lit. Si je compare deux globes terrestres, l'un du commencement, l'autre de la fin de ma vie, je ne les reconnais plus. Une cinquième partie de la terre, l'Australie, a été découverte et s'est peuplée : un sixième continent vient d'être aperçu par des voiles françaises dans les glaces du pôle antarctique, et les Parry, les Ross, les Franklin, ont tourné, à notre pôle, les côtes qui dessinent l limite de l'Amérique au septentrion ; l'Afrique a ouvert ses mystérieuses solitudes ; enfin il n'y a pas un coin de notre demeure qui soit actuellement ignoré. On attaque toutes les langues de terre qui séparent le monde ; on verra sans doute bientôt des vaisseaux traverser l'isthme de Panama et peut-être l'isthme de Suez.
    L'histoire a fait parallèlement au fond du temps des découvertes ; les langues sacrées ont laissé lire leur vocabulaire perdu ; jusque sur les granits de Mezraïm, Champollion a déchiffré ces hiéroglyphes qui semblaient être un sceau mis sur les lèvres du désert, et qui répondait de leur éternelle discrétion*.  [...]
L'astérisque est là pour une note de bas de page de Chateaubriand lui-même :
*M. Ch. Lenormant, savant compagnon de voyage de Champollion, a préservé la grammaire des obélisques que M. Ampère est allé étudier aujourd'hui sur les ruines de Thèbes et de Memphis.
Il est d'abord question en général des "langues sacrées" puis de l'exemple particulier de "Champollion". Ce passage très appuyé est selon toute vraisemblance à l'origine de l'interrogation surprenante du poème au début de "Vies" : "Qu'a-t-on fait du brahmane qui m'expliqua les Proverbes ?" Rimbaud fait monter les découvertes sur les langues sacrées à la puissance comique.
Dans ce début de section finale (18), Chateaubriand revient à un apprentissage du monde en chambre. Après avoir vanté l'authenticité de ses expériences et la nécessité de ses voyages, il fait désormais état des connaissances qui rentrent dans les maisons. Il compare deux globes terrestres avec une suggestion maladroite : l'un étant du commencement et l'autre de la fin de sa vie, comme s'il était un peu l'auteur de ce progrès des connaissances. Ce n'est pas ce qu'il dit, mais il reste cette façon de se mettre au centre qui peut rendre la lecture équivoque.
Enfin, on aura remarqué que je n'ai pas encore cité le passage cité par Bardel qui justifie un rapprochement avec l'expression de Rimbaud : "Dans une magnifique demeure cernée par l'Orient entier..." Toutefois, nous venons de citer des passages décisifs qui sont aussi des objets de réécriture pour la phrase de Rimbaud. Chateaubriand parle de notre monde comme d'une "demeure" et le début de cette partie finale commence par l'expression : "La géographie entière" où l'adjectif au féminin semble avoir également retenu l'attention de Rimbaud : "Dans une magnifique demeure cernée par l'Orient entier..." Pour construire son expression, Rimbaud a repris deux termes clefs du passage que nous venons de citer et que Bardel n'a en rien mentionné.
   Moi-même, je ne vais pas citer le texte en intégralité, mais je fais remarquer la présence du mot "illumination" au sujet d'une découverte de la science à la fin d'un paragraphe et surtout je cite le paragraphe suivant où nous relevons la mention au pluriel "magnifiques" reprise au singulier par Rimbaud et puis l'expression "au centre de l'infini" appliquée à positionner "Dieux", quand le poète de "Vies" est placée au centre d'un "Orient" circulaire. Le discours chrétien sur "l'immortalité" de l'homme reçoit sa fin de non-recevoir et son contre-modèle, nouveau "Credo in unam".
[...] le gaz resté aux météores ne fournissait point encore l'illumination de nos théâtres et de nos rues.
   Ces transformations ne se sont pas bornées à nos séjours : par l'instinct de son immortalité, l'homme a envoyé son intelligence en haut ; à chaque pas qu'il a fait dans le firmament, il a reconnu des miracles de la puissance inénarrable. Cette étoile, qui paraissait simple à nos pères, est double et triple à nos yeux ; les soleils interposés devant les soleils se font ombre et manquent d'espace pour leur multitude. Au centre de l'infini, Dieu voit défiler autour de lui ces magnifiques théories, preuves ajoutées aux preuves de l'Être suprême.
La phrase sur "Dieu" avec l'idée des théories qui défilent autour de lui, centre de l'infini, est très clairement visée par la réécriture rimbaldienne : "Dans une magnifique demeure cernée par l'Orient entier j'ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite." Le "je" se substitue à "Dieu" et parle ironiquement de "retraite" tandis que "magnifique demeure" reprend l'idée de notre monde comme "demeure" du texte de Chateaubriand, mais l'adjectif qualificatif "magnifique" est repris à une extension universelle impliquant les soleils et l'infini.
La suite du texte vaut toujours la peine d'être citée :
   Représentons-nous, selon la science agrandie, notre chétive planète nageant dans un océan à vagues de soleils, dans cette voie lactée, matière brute de lumière, métal en fusion de mondes que façonnera la main du Créateur. La distance de telles étoiles est si prodigieuse que leur éclat ne pourra parvenir à l'œil qui les regarde que quand ces étoiles seront éteintes, le foyer avant le rayon. Que l'homme est petit sur l'atome où il se meut ! Mais qu'il est grand comme intelligence ! Il sait quand le visage des astres se doit charger d'ombre, à quelle heure reviennent les comètes après des milliers d'années, lui qui ne vit qu'un instant ! Insecte microscopique inaperçu dans un pli de la robe du ciel, les globes ne lui peuvent cacher un seul de leurs pas dans la profondeur des espaces. Ces astres, nouveaux pour nous, quelles destinées éclaireront-ils ? La révélation de ces astres est-elle liée à quelque nouvelle phase de l'humanité ? Vous le saurez, races à naître ; je l'ignore et je me retire.
Nous commençons à nous faire une certaine idée des "énormes avenues du pays saint", des "terrasses du temple", en se disant qu'il faut lire le temple comme l'univers et la nature selon de nombreux vers ou hémistiches d'alexandrins de Lamartine que Baudelaire reprend textuellement au début du sonnet "Les Correspondances" : "l'univers est le temple", "la nature est ton temple", "La Nature est un temple", etc. Il est peut-être encore un peu tôt pour se prononcer à partir du texte cité de Chateaubriand sur les "heures d'argent et de soleil vers les fleuves," mais le paragraphe que nous venons de citer est à rapprocher du poème en prose "Veillée" des Illuminations, celui qui a été transformé en "Veillées III" par la main des éditeurs dans la revue La Vogue. Nous sommes d'accord que nous avons cité un peu plus haut un passage de la section (17) où Chateaubriand énumérait des "filles de [s]on imagination" parmi lesquelles "Amélie" et nous sommes d'accord que dans l'ultime paragraphe de ses Mémoires Chateaubriand parle des "reflets d'une aurore dont [il] ne verr[a] pas se lever le soleil" ? Or, ici, il est question de l'observation des astres et d'une interrogation sur leur pouvoir éclairant sur les destinées des individus, puis de l'humanité en général. Citons donc le poème "Veillée" :
      Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues, la nuit, le long de la coque et autour du steerage.
       La mer de la veillée, telle que les seins d'Amélie.
     Les tapisseries, jusqu'à mi-hauteur, des taillis de dentelle, teinte d'émeraude, où se jettent les tourterelles de la veillée.
 ..................................................................................................................................................
      La plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies ; seule vue d'aurore, cette fois.
Chateaubriand a nul doute raison de s'émerveiller de l'idée que nous admirons des étoiles si lointaines qu'elles se sont éteintes avant que leur lumière ne parvienne jusqu'à nous, mais Chateaubriand défend une vision chrétienne du monde que Rimbaud ne peut manquer de combattre et contre-balancer. Nous remarquons que les "tourterelles" et les "pigeons écarlates" sont avec les allusions à Chateaubriand un autre grand point commun entre "Veillée" et "Vies", ce qui laisse deviner la probabilité d'autres découvertes de sourciers dans les écrits du grand mémorialiste. Le foyer, mais selon une autre acception, la veillée et la nouveauté de l'éclairage au gaz sont après tout réunis dans un même paragraphe de cette section finale (soulignements nôtres) :
   La marine qui emprunte du feu le mouvement ne se borne pas à la navigation des fleuves, elle franchit l'Océan ; les distances s'abrègent ; plus de courants, de moussons, de vents contraires, de blocus, de ports fermés. Il y a loin de ces romans industriels au hameau de Plancouët : en ce temps-là, les dames jouaient aux jeux d'autrefois à leur foyer ; les paysannes filaient le chanvre de leurs vêtements ; la maigre bougie de résine éclairait les veillées de village ; la chimie n'avait point opéré ses prodiges ; les machines n'avaient pas mis en mouvement toutes les eaux et tous les fers pour tisser les laines et border les soies ; le gaz resté aux météores ne fournissait point encore l'illumination de nos théâtres et de nos rues.
Je n'irai pas jusqu'à dire que "l'illumination" des "théâtres" permet d'avoir une "scène où jouer les chefs-d'œuvre dramatiques de toutes les littératures", mais il s'agit ici d'un extrait que j'avais laissé de côté plus haut et qui contient des mots qui peuvent intéresser la lecture de "veillée", quand bien même le "foyer" des dames n'est pas celui à "plaque".
Il nous reste trois paragraphes à traiter, et toujours avant d'arriver à l'extrait sur l'Orient, nous avons l'occasion de débusquer une énième source à une réécriture du volet III de "Vies", puisque la phrase de Chateaubriand : "Grâce à l'exorbitance [note : formule archaïque pour dire un très grand nombre] de mes années, mon monument est achevé[,]" suppose la réplique rimbaldienne : "j'ai accompli mon immense œuvre".
M'épargnant de citer intégralement les trois derniers paragraphes, je ne vais que signaler à l'attention ce qui peut entrer en résonance avec la fin suivante du poème en prose : "Mon devoir m'est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d'outre-tombe, et pas de commissions."
Considérant comme un "grand soulagement" d'avoir fini l'écriture de ses Mémoires, Chateaubriand évoque la légende de Charon et s'imagine avec fatuité à l'article de la mort, ayant fini de justesse ce qu'il s'était promis d'écrire et de mener à bien. Et, toujours dans un espace textuel non concerné par les citations en annexe de la page du site de Bardel, Chateaubriand écrit ceci où figure les mots clefs au pluriel "scènes" et "peintres" : "Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d'autres peintres : à vous, messieurs." L'auteur passe le relais, son devoir lui est remis et c'est à Rimbaud ou à tout le moins à l'entité du poème "Vies" qu'il a convenu un temps de reprendre le flambeau avec une "scène où jouer" tous les drames connus avant de céder la place à son tour.
Et nous en arrivons enfin au paragraphe final qui véhicule d'autres éléments objets d'une réécriture au plan de la "magnifique demeure cernée par l'Orient entier", puisqu'en effet par son ouverture et amplitude le texte rimbaldien tourne en dérision l'image plus restrictive d'une fenêtre ouverte à l'ouest qui n'aperçoit comme "rayon doré de l'Orient", Orient envisagé comme symbolique pourtant, qu'une faible lueur de l'aube physique à six heures du matin.

   En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin ; j'aperçois la lune pâle et élargie ; elles s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse : après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité.

                             FIN DES MEMOIRES.

Le volet III de "Vies" n'est pas le seul à supposer des réécritures. L'attaque verbale : "Je vois..." invite nettement au rapprochement avec le volet I : "D'alors, de là-bas, je vois encore même les vieilles ! Je me souviens des heures d'argent et de soleil vers les fleuves, [...]" Face à la vision de l'avenir, nous avons la vision de lumière des souvenirs. Mais le poète n'oublie pas la vision de l'avenir dans le volet I de "Vies", et il recourt à la même construction verbale "Je vois..." : "Je vous indiquerais... J'observe l'histoire... Je vois la suite !" Singeant avec ironie, le poète qui fait coïncider le renoncement à la plume avec le fait d'entrer lui-même dans sa fosse, le poète de "Vies" surenchérit : "Je suis réellement d'outre-tombe", mais nous allons voir que cela est plus grinçant encore. L'écrivain de Saint-Malo essaie de faire coïncider les mémoires avec une fin de vie. Rimbaud s'en moque quelque peu par sa saillie : "Je suis réellement d'outre-tombe", tandis que la formule "et pas de commissions" suggère une allusion ironique au mode de rétribution de ce fameux texte littéraire. En fait, Chateaubriand touchait des commissions sur ses Mémoires, puisque ceux-ci ne devaient être publiés qu'après la mort de l'auteur. Contre rémunération, celui-ci avait pris l'engagement de les écrire, de les terminer et de les préparer pour une publication qui suivrait immédiatement son décès, ainsi que cela est expliqué dans les éditions critiques. Je cite ce que j'ai sous la main l'introduction de l'anthologie des Mémoires d'outre-tombe par Jean-Claude Berchet au Livre de poche, page 19 :
[...] C'est au cours du printemps 1836 que les négociations entreprises au sujet des Mémoires aboutirent enfin. Une société en commandite se constitua pour acquérir par avance les droits de publication. On proposa au mémorialiste des conditions avantageuses (un versement de 156 000 francs à la signature du contrat, puis une rente annuelle de 12 000 francs) que celui-ci accepta. Il avait désormais la possibilité de se remettre à son œuvre de prédilection qu'il ne se pressa pas, du reste, de terminer. Il lui reste encore à élaborer le corps central (deuxième et troisième parties), à compléter la dernière partie. [...]
[...] Or, en août 1844, à son insu, la Société propriétaire de ses Mémoires céda, pour 80 000 francs, au directeur de La Presse Emile de Girardin le droit de les reproduire en feuilleton dans son journal, avant leur publication en volumes. Lorsqu'il avait dû, en 1836, "hypothéquer sa tombe", le mémorialiste pouvait se consoler à la pensée que son monument posthume conserverait son architecture imposante, qu'il demeurerait "lisible" dans la simultanéité et la diversité de toutes ses parties. Il lui fallait désormais consentir à un beaucoup plus grave sacrifice ; accepter de voir débiter en tranches le "pauvre orphelin" qu'il laisserait après lui. [...]
C'est ce fait historique qui éclaire le côté piquant de la clausule rimbaldienne.
Il reste à explorer d'autres endroits de ces Mémoires d'outre-tombe. Je n'ai ni exploité, ni localisé la première des quatre citations livrées en annexe par Bardel, sans qu'on ne sache faire le départ si toutes les citations proviennent ou non du livre de 2004 de Pierre Brunel, puisque Bardel emploie étrangement le singulier "ce passage" quand il offre quatre extraits distincts.
Je pourrais très bien rebondir sur ce sujet dans les jours à venir. Qu'il ne soit pas surprenant que je réagisse aussi promptement et que j'en profite pour pousser plus loin les implications de cette source essentielle que constitue la fin des Mémoires d'outre-tombe, puisqu'en 2014 dans l'article suivant que je mets en lien j'avais affirmé que la clef de lecture de "Vies" sortirait d'une lecture d'ensemble des Mémoires d'outre-tombe, et il est sensible que la présente analyse approfondit nettement ce qui n'a fait qu'être entraperçu par Brunel, selon toute vraisemblance, puis par Bardel.


La réponse est désormais on ne peut plus tranchée. Et je reviens aussi sur le problème de chronologie des Illuminations.
Dans "Vies", Rimbaud dit être "réellement d'outre-tombe", il dit "attendre de devenir un très méchant fou" et il se vante de savoir guider les gens aux "richesses inouïes", au "trésors". Il se prétend même comme un "inventeur" ayant "trouvé quelque chose comme la clef de l'amour", et tout cela dans une expérience de "vies" au pluriel et dans l'immersion d'un "Orient" surréel. Il parle aussi d'un "devoir" qui est "remis".
Dans Une saison en enfer, à partir de la section "Matin", le poète raconte une sortie de l'enfer, du monde donc d'outre-tombe : "je crois avoir fini la relation de mon enfer. C'était bien l'enfer [...]" Dans "Adieu", il admet qu'il a, à nouveau, un "devoir à chercher", puisque dans la section "L'Eclair" ce "devoir" était mis "de côté". Le poète veut désormais considérer une "réalité rugueuse à étreindre". Dans "Adieu" toujours, le poète la prétention de ses inventions nouvelles, parmi lesquelles il y a forcément la "clef de l'amour" du musicien inventeur. Plus tôt encore dans Une saison en enfer, l'idée de "réinventer l'amour" est tournée en dérision dans la bouche de la "Vierge folle". Et surtout, dans "Alchimie du verbe", où la citation de poèmes en vers authentiques nous rapproche au plus près d'une relative identification du poète de la Saison à Rimbaud lui-même, il nous est expliqué que le poète a fait le tour de la folie, l'a pratiquée, connue à fond, et qu'il l'a finalement rejetée, laissée derrière lui.
Les lecteurs de Rimbaud ont tendance à prêter aux poèmes de Rimbaud des préoccupations immédiates, tout en soutenant pour la plupart d'entre eux que "Vies", poème des Illuminations, est postérieur à Une saison en enfer. Ces rapprochements fragilisent nettement l'idée de préoccupations immédiates dans le cas de "Vies", si la thèse de l'antériorité d'Une saison en enfer doit être défendue. Mais les oppositions terme à terme des deux textes sont telles que cela affadirait sans doute considérablement le propos de "Vies" s'il doit être affirmé comme postérieur à Une saison en enfer, puisque Rimbaud singerait ses opinions anciennes pour autant se tourner en dérision qu'il ne tourne en dérision les Mémoires d'outre-tombe. En tout cas, il va falloir expliquer clairement de quoi il retourne dans la confrontation recherchée par Rimbaud lui-même des textes "Vies" et Une saison en enfer.

6 commentaires:

  1. Quand j'ironise sur le paradoxe d'un Chateaubriand qui vante même la qualité de son exil, je fais un lien non explicité avec "Vies" : "Exilé ici j'ai eu une scène où jouer les chefs-d'oeuvre dramatiques de toutes les littératures." Je rajouterai cela dans le corps de l'article et je corrigerai les quelques coquilles de cet article et de quelques autres tout récents. Mais laissez-moi du temps ! J'ai de nouveau le cerveau qui marche comme avant juillet 2019, mais là j'ai mal à la tête et je m'habitue petit à petit aux lunettes et à mon traitement.
    J'hésitais aussi à souligner "enfer" dans "enfermé", mais ça je préfère le laisser de côté pour l'instant. On voit aussi que j'envisage de prolonger l'idée d'une inspiration du côté de Chateaubriand et en particulier de ses "Mémoires" dans d'autres proses rimbaldiennes, j'ai déjà cité le cas éloquent de "Veillée" où l'idée de "seule vue d'aurore" allégorique dans un foyer éteint reçoit une explication... lumineuse, puis il y a "Jeunesse", mais j'entrevois d'autres choses encore, Saison ou Illuminations.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Toujours en lien avec "Veillée", je cite la fin du livre 41, en précisant des remarques importantes de l'annotateur Berchet. Le livre 41 est la fin de la partie autobiographique proprement dite. Le livre 42 est une suite de portraits contemporains avant une conclusion sur le monde actuel et son avenir.
      Voici donc la fin du récit autobiographique :
      "Le soir, à travers les ormes branchus de mon boulevard, j'aperçu les réverbères agités, dont la lumière demi-éteinte vacillait comme la petite lampe de ma vie."

      Supprimer
    2. Le présent article devrait faire date. Si la recherche de sources à des poèmes en prose de Rimbaud n'est pas nouvelle, c'est la première fois qu'une portion d'un écrit en prose fait l'objet de reprises à ce point systématique. On explique quasi tous les passages de "Vies", une bonne partie du volet I, pas loin de l'intégralité du III, par un seul (et quasi unique du coup) texte générateur. Et cela profite à un autre poème "Veillée" qui puise à la même source.
      Je n'ai aucun souvenir d'un événement pareil dans l'étude des poèmes de Rimbaud, proses ou vers !
      Au-delà du sens de réplique sarcastique, la preuve de l'importance de cette portion finale des Mémoires est confortée par une lecture de tout le début du livre 42e qui lui n'apporte rien, ne permet pas les mêmes rapprochements.
      Toutefois, j'observe que, dans le portrait d'Armand Carrel, républicain opposé de doctrine à Chateaubriand, mais allié estimé de circonstance, Chateaubriand emploie deux fois l'expression "enfermé" pour quelqu'un visité en prison et qui est mort peu après des suites d'un duel. La citation est tronquée dans l'anthologie de Berchet, mais commence par coïncidence par "[...] M. Carrel fut enfermé à Sainte-Pélagie...", le verbe revient plus loin : "enfermé avec des têtes ardentes..."
      Autre point fort, la recherche de l'équivalent des tourterelles et pigeons écarlates est prometteuse. Dans la section sur George Sand, malgré l'ironie à gros sabots, le texte vaut la peine d'être lu. L'image de la "demeure" est déjà expliquée, mais je relève pour l'anecdote : "si elle était toujours demeurée au sanctuaire infréquenté des hommes", et un peu avant, nous avions, mais avec ironie sur l'amour libre et l'émancipation de la femme : "il y aura des épousailles partout, et l'on s'élèvera, de même que les colombes, à la hauteur de la nature."
      Enfin, le "ma vie est usée" d'Une saison en enfer me semble croiser "Le pays usé" (1) et "ma vie est..." (passage à retrouver). Comme j'ai noté en (17) "à quoi bon rêver sur une plage déserte ?" en lien avec deux extraits de la Saison.

      Supprimer
    3. Ah voilà, c'est au début de la conclusion (9) sinon (10), et ce n'est pas "ma vie est...", mais "ma main est lassée". Ajoutons "ils useront leur vie" de "générations abusées" en (16). Je note aussi la phrase à effet comique involontaire : "des écrivains se tuent pour attirer l'attention..." en (11) Le vieil ordre européen expire. Je passe sur les quelques fois où nous avons la métaphore de la peinture ou le terme de "scènes" dans ce livre 42. De (11), je relève aussi le passage suggestif : "L'invasion des idées a succédé à l'invasion des barbares ; la civilisation actuelle décomposée se perd en elle-même..." Je pense à "Mauvais sang", à "Barbare", à "H"... Je n'oublie pas la prétention de découverte du monde polaire par Chateaubriand ("Barbare", "Métropolitain"). La partie (12) serait intéressante à citer : propriété, inégalité des fortunes dans un "ordre social irréligieux" et instruction des classes inférieures qui leur fait voir cette "plaie". Je relève en (14) cette phrase piquante pour la lecture de "Vies" comme réplique railleuse : "L'homme n'a pas besoin de voyager pour s'agrandir ; il porte avec lui l'immensité." Un passage retient l'attention en (15) avec extension du cas individuel de "Vies" à l'humanité : "ayant tout inventé, tout trouvé, végétant en paix au milieu de nos progrès accomplis". Puis il est d'amours remplacés par d'autres : "l'amour de l'indépendance, remplacé par l'amour des écus" et "l'amour du pouvoir, troqué pour l'amour de la liste civile". En (16), développement sur l'idée que l'actuelle laïcité emprunte au christianisme intériorisé sans le savoir. Je n'ai pas trouvé la première des quatre citations de l'annexe de la page Bardélienne, mais j'observe une coupure du texte en (17), [...] devant "Vous m'avez vu naître", sauf que j'ai l'impression que le passage à débusquer est encore ailleurs.

      Supprimer
  2. C'est bon, j'ai la solution avec la mise en ligne de l'ouvrage sur Wikisource.
    Il n'y a pas les subdivisions (13), (16), etc., mais je m'y retrouve avec les blancs séparant les groupes de paragraphes. La conclusion correspond à un livre Xe final, puis on applique les subdivisions (11) à (18) que j'ai mentionnées sans bien sûr que (10) veuille dire Xe, rien à voir. Pour la partie (13) qui me manquait, je relève ceci : "ils adoptent le néant ou, si vous voulez, le doute, comme un fait désagréable peut-être, mais comme une vérité qu'on ne saurait nier. Admirez l'hébètement de de notre orgueil !" C'est la source "Qu'est mon néant auprès de la stupeur qui vous attend ?", riposte rimbaldienne. Le "néant" est lié à la négation de l'âme, de l'idée de trouver une vie au-delà de la vie !
    Et c'est justement dans le paragraphe suivant qu'on a la citation "Oui, la société périra (...)" Brunel et puis Bardel semblent passer systématiquement juste à côté de passages décisifs !?
    En fin de (15), mon anthologie a été allégée d'un passage sur les écrits de Lamennais.Des ouvrages sont cités, j'ai lu les autres passages supprimés de l'anthologie. J'ai encore le cas des pigeons à élucider évidemment, mais le bilan est déjà tellement vertigineux.

    RépondreSupprimer
  3. La spirale continue. Je viens de me lancer dans une recherche par mots clefs. J'ai commencé par "tourterelles" et d'emblée me tombent les réponses : "J'avais acheté deux tourterelles ; elles roucoulaient beaucoup ; en vain je les enfermais la nuit dans ma petite malle de voyageur ; elles n'en roucoulaient que mieux. [... lettre à madame de Staël, "Ma tête se montrait un peu au-dessus de l'obscurité", publication d'Atala]" et plus loin : "Vers minuit, la voix de mes tourterelles m'arriva [...] l'inspiration me revint [...]". Elles disparaissent d'un coup du récit, enquête à suivre.

    RépondreSupprimer