mardi 28 janvier 2014

Voyelles, des garanties de pertinence dans un sonnet

L'écrasante majorité des lecteurs a un rapport superficiel à la versification d'un poème
Il est admis que la forme donne un rythme mesuré régulier et que la structure des rimes et des strophes contribue à la recherche d'élégance de l'énoncé, mais la versification n'est pas impliquée dans un effort de compréhension à la lecture
Reprenons le cas de Voyelles Le lecteur doit prendre en considération plusieurs éléments : les rimes, les positions de mots à la césure ou en fin de vers, les phénomènes de rejets et contre-rejets, les hémistiches et envisager encore les relations entre les strophes, séquences ou modules
Une figure supplémentaire apparaît dans Voyelles avec le non respect de l'alternance des cadences féminines et masculines
Sur un plan prosodique, la poésie favorise également les rapprochements du côté des répétitions et du côté des reprises de phonèmes

Pour les rimes, nous avons deux paires dans le premier quatrain : "voyelles"::"cruelles" et "latentes"::"éclatantes", mais il faut songer ici que les deux paires du second quatrain reprennent les mêmes rimes ensuite : "ombelles"::"belles" et "tentes"::"pénitentes"
La rime "latentes"::"éclatantes" est facile à suivre : "latentes" suppose par étymologie "ce qui est caché", mais l'étymologie est parfois moins pertinente qu'un sens plus spécifié et il faut entendre surtout "ce qui ne se manifeste pas ou pas encore ou pas pleinement" Le mot "éclatantes" fait contraste à "latentes" et en même temps le contient, l'inclut phonétiquement On peut entendre à l'oreille "latentes" dans "éclatantes", la naissance latente du "A noir" s'articule dans quelque chose d'éclatant
La rime "ombelles"::"belles" est très facile à exploiter au niveau du sens, à condition de ne pas s'en limiter aux mots à la rime : "frissons d'ombelles", "rire des lèvres belles" L'adjectif explicite la valeur de séduction féminine implicite dans "frissons d'ombelles", procédé de gradation qui lie aussi les éléments du poème entre eux
Les paires "voyelles"::"cruelles" et "tentes"::"pénitentes" sont plus difficiles à comprendre
Mais, il faut considérer deux aspects de la question, deux aspects qu'ignorent superbement les commentaires habituels du poème, d'autant que si je passais en revue les études sur Voyelles très peu (c'est un euphémisme) ont maladroitement ou non traité de la signification des couples "éclatantes"::"latentes" et "ombelles"::"belles"
Le premier aspect à ne pas occulter, c'est que les rimes sont les mêmes pour les deux quatrains, il convient donc de les réunir, et le deuxième aspect qui est vraiment cette fois méconnu des études c'est qu'il faut distinguer la rime et la position à la rime des mots La rime est une liaison ostentatoire, mais la simple position d'un mot en fin de vers, en fin de strophe, permet elle aussi des comparaisons
En l'absence de rime, les comparaisons de fin de vers ont un moindre degré de pertinence, mais les rapprochements ne sont pas à exclure pour autant, d'autant que plus haut nous avons opposé deux paires de rimes où les mots avaient des liens étroits pour la signification, et d'autres non Or, si deux mots en fin de vers ne riment pas entre eux mais offrent l'intérêt de pouvoir s'articuler l'un à l'autre au plan du sens, le rapprochement ne sera pas moins pertinent que pour deux mots qui riment entre eux mais n'offrent pas une liaison immédiate pour le sens
Il convient également de prêter attention à la linéarité de la lecture, j'ai pris garde plus haut à commenter l'ordre de succession qui va du mot "ombelles" au mot "belles" par exemple
Citons les huit mots à la rime pour les deux premiers quatrains de Voyelles : "voyelles", "latentes", "éclatantes", "cruelles", "tentes", "ombelles", "belles", "pénitentes"
Les voyelles sont colorées, ce qui permet d'entrer en résonance avec "latentes" et "éclatantes", les voyelles sont éclatantes, y compris le noir abdomen des mouches et elles ont pourtant une origine mystérieuse dont on aimerait une manifestation valant révélation suprême Les tentes liées au motif du blanc sont des surfaces qui renvoient la lumière blanche avec éclat Nous avons donc bien une liaison pertinente de quatre des mots à la rime entre eux dont seulement trois riment entre eux : "voyelles", "latentes", "éclatantes", "tentes" et nous pouvons y ajouter les "ombelles" qui substituent à la toile blanche des tentes des pétales de fleurs Le "rire des lèvres belles", sans même dévier sur l'idée de dents blanches les complétant, offre aussi une idée d'éclat
Après, à un plus haut degré d'attention et d'intelligence, quelqu'un de familier avec la poésie de Rimbaud, moi en tout cas, va faire le rapprochement entre l'idée de rime qui est couleur dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs et un pluriel "voyelles" à la rime qui est la reprise de cinq couleurs
Six mots à la rime sur huit ont donc un emploi pertinent, ils se relient clairement entre eux six Deux mots échappent à cette série et précisément deux mots participant de rimes distinctes d'un côté "voyelles"::"cruelles", de l'autre "tentes"::"pénitentes"
On remarque tout de même que les termes qui échappent à la série "cruelles" et "pénitentes" ont l'intérêt de se répondre entre eux, d'une part par leur position chacun en fin de quatrain, d'autre part par le sens Il s'agit visiblement d'effets de bouclage de quatrain à quatrain, mais il s'agit aussi d'une relation particulière de l'éclat vocalique confronté à la souffrance ou douleur, etc
Nous allons confirmer ce point en observant de plus près les autres faits de versification
Passons maintenant aux mots qui prennent un relief inévitable en étant placés devant la césure
"I rouge," "quelque jour", "noir corset velu", "autour", "candeurs" ("frissons" manuscrit de la main de Verlaine), "glaciers fiers", "sang craché", "ou les"
Je reviendrai plus tard sur le "I rouge" et sur "candeurs" ou "frissons", et sur "glaciers fiers", je laisse tomber une analyse de positionnement sur "quelque jour" et "sang craché" parce que je ne pense pas avoir quelque chose de fort à dire là-dessus Pour "noir corset velu", on voit très bien la valeur du positionnement et on peut dire que René hiatus Etiemble et Suzanne Bernard n'ont pas lu Voyelles comme un sonnet, mais comme un texte en prose Ils identifient les images du A noir à des idées sur la mort, quand le "A noir" est précisément le corset et non l'image globale fournie par le poème D'ailleurs, même lu en prose, cela devait s'imposer à la lecture, le positionnement à la césure permet une accentuation de l'idée, une mise en relief en fait
Mais, je remarque encore que si "cruelles" et "pénitentes" sont deux mots qui se font écho l'un à l'autre, quoique sans l'aide de la rime, en occupant une place conclusive dans chaque quatrain, les deux césures des vers 4 et 8 sont elles-mêmes quelque peu parallèles : "autour" et "ou les"
Ces deux césures dramatisent chacune des relations particulières des voyelles colorées à un milieu, et on peut encore revoir ainsi la comparaison des vers 4 et 8, puisque la locution prépositionnelle "autour des" introduit une idée de lieu tout comme la préposition "Dans" en tête du vers 8, mais à chaque fois les spécifications de lieu sont abstraites : "puanteurs cruelles", "colère" et "ivresses pénitentes"
Le poète a clairement voulu exprimer le combat des voyelles couleurs pour la vie dans un cadre où il faut savoir endurer pénitences et cruautés
Deux lecteurs du poème sont en phase avec cette analyse au plan des rimes : moi et Pascal, et il me semble que le reste de l'humanité depuis les décès de Rimbaud et Verlaine est très mal placé pour prétendre lire réellement ce sonnet
Ou vous lisez ce que je viens de dire, ou vous ne savez pas lire le poème et vous avez besoin d'apprendre à bien diriger des inférences à la lecture Et en-dehors de la subtilité "voyelles" gamme de couleurs à la rime en réponse au traité de Banville, toutes ces inférences ne sont que spontanées, il n'y a rien de sorcier à penser le retournement "latentes"::"éclatantes", ou bien la relation d'implicite à explicite pour "frissons d'ombelles"::"rire des lèvres belles", ou bien à percevoir la relation "voyelles"-couleurs, "éclatantes", éclat blanc des tentes, des pétales d'ombelles, éclat du rire des lèvres belles et il n'est pas sorcier de confronter tout cela au couple symétrique "cruelles"::"pénitentes" Il n'y a rien de sorcier à conclure que le "A noir", c'est le corset qui voyage en bourdonnant autour de choses sordides, mais qu'il n'est pas pour autant ces choses sordides mêmes
Il n'y a rien de sorcier à noter l'importance des formes prépositionnelles "autour des" et "Dans"
"Les voyelles affirment la vie dans les drames" ou toute autre phrase semblable, est-ce que c'est ce que vous trouvez dans les commentaires abondants et habituels du poème ? Oui ? Ou plutôt non ?

Poursuivons l'enquête métrique propice aux inférences
Il n'y a pas véritablement de phénomène de rejet à la césure ou en fin de vers dans le premier quatrain, mais un rejet est à observer d'un quatrain à l'autre
"Golfes d'ombre" aurait dû figurer dans le premier quatrain pour que nous conservions un semblant de régularité
L'idée était de deux vers pour chacune des trois premières couleurs traitées dans les quatrains, puis de trois vers pour chacune des deux dernières dans les tercets, phénomène d'expansion
Or, fait curieux, la fin des associations du "A noir" mange sur les vers dévolus au "E blanc", et même peut-on dire que le noir s'invite dans le quatrain du blanc et du rouge
Le premier quatrain était celui du commencement, celui du A première lettre de l'alphabet, celui du "noir" matriciel comme le montre l'étude des mots employés "corset" et "golfes"
Le second quatrain est celui du sacre du blanc et du rouge avec un contraste entre le blanc pur candide et un rouge beaucoup plus tourmenté
Le rejet "Golfes d'ombre" a son importance, il sert à une mise en scène du passage du noir au blanc

Mais laissons-le encore quelques instants de côté
Au plan de la versification, j'ai déjà un peu parlé de symétrie de quatrain à quatrain, mais il me reste un dernier point : les hémistiches C'est bien d'étudier les césures, mais les césures créent des hémistiches

Voici ce que cela donne pour les huit premiers vers de Voyelles, je vais placer les seize hémistiches les uns à la suite des autres, car si je me contentais d'indiquer la césure, cela détournerait quelque peu l'attention de l'unité mélodique des hémistiches

A noir, E blanc, I rouge,
U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour
vos naissances latentes :
A, noir corset velu
des mouches éclatantes
Qui bombinent autour
des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs
des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers,
rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché,
rire des lèvres belles
Dans la colère ou les
ivresses pénitentes ;

L'étude de la distribution en hémistiches permet de bien appuyer sur une coïncidence importante : les trois couleurs noir blanc rouge ou les trois voyelles A E I sont traitées dans les quatrains et mentionnées dans le premier hémistiche du vers 1, les deux couleurs vert bleu ou les deux voyelles U et O sont traitées dans les tercets et mentionnées dans le second hémistiche du vers 1
"Corset" et "candeurs" ont une forme de mise en relief tout à fait comparable, il en ira un peu différemment pour "pourpres", mais nous notons tout de même une réunion qui interpelle : "pourpres, sang craché"
Je ne vais pas essayer de dire quelque chose d'original sur chaque hémistiche, mais je relève bien sûr que le premier hémistiche du vers 5 qui inclut l'enjambement met en tension "Golfes d'ombre" et "candeurs", et j'aurais envie de dire que dans cet hémistiche, nous notons un faux air de hiatus, faux parce que ce n'en pas un en tant que tel entre le "e" final d'ombre et le E majuscule : "Golfes d'ombre, E candeurs"
Cette fois, j'ai passé en revue l'ensemble des procédés de versification au sens strict Je pourrais aller plus loin, mais je me contente de dégager ce qu'il y a de plus remarquable, partant ce qu'il y a de plus pertinent pour comprendre la visée de sens du poème J'ajouterais à la limite l'idée que "vapeurs" et "tentes" sont en facteur commun dans un même hémistiche, tous deux rattachés à "candeurs", ce qui suppose une compréhension associant les virtualités de sens de ces deux mots et non une dissociation
Mais je peux passer maintenant à un complément prosodique sur les reprises de phonèmes

On peut étudier le rythme dans un poème, mais nous éviterons pourtant ici des considérations aussi subtiles que celles pouvant porter sur le rythme On peut aussi étudier les phonèmes Mais, inévitablement, les vers, les mots eux-mêmes sont faits de phonèmes, et il faut s'en tenir à ce qui présente un caractère saillant et invite à une inférence spontanée pour le sens Ce n'est pas parce qu'un "b" ou un "a" se trouve dans un mot qu'il faut à tout prix l'exploiter
Il n'est pas évident de postuler des remarques intéressantes sur les voyelles et consonnes du premier vers Aucune liaison pertinente n'est observable entre les cinq voyelles nommées et les phonèmes employés pour nommer des couleurs correspondantes, et les consonnes et voyelles sont variées Pour les deux premiers vers, on peut bien observer un fait rythmique avec les voyelles nasales dans "naissances latentes" ou avec des recoupements au plan des consonnes comme "blanc", "bleu" ou "noir", "vert", mais cela reste très limité et il est quelque peu aléatoire d'aller donner du sens outre-mesure à de tels rapprochements, sachant que ce qui a visiblement primé c'est le choix des couleurs, pas le choix de leurs enveloppes sonores respectives
On pourrait broder sur l'allure rythmique de "puanteurs cruelles", etc
Mais, il faudra ici s'en tenir à ce qui est saillant
Un premier élément saillant vient du verbe "bombinent" qui n'est pas usuel en français, c'est la reprise d'un verbe latin peu connu également Or, dans la succession rapide des mots "éclatantes" et "bombinent", l'étrangeté inconnue du mot "bombinent" justifie d'y entendre une équivoque sonore avec "éclats" et "bombes"
Des éclats d'artillerie seraient responsables des "puanteurs cruelles" et les mouches prolongeraient leur action destructrice sur les corps
Les "puanteurs cruelles" signifient clairement que les corps n'ont pas encore été enterrés Nous avons ici un refoulé de la civilisation, nous sommes dans une situation de guerre avec une Nature qui agit sur les corps
Le paradoxe, c'est que l'action de la Nature est de régénération, comme cela est supposé dans des poèmes antérieurs de Rimbaud Les corselets noirs sont des golfes qui amassant les ombres créent des sortes d'embryons, le blanc va leur succéder
C'est tout le sens assez sensible du premier hémistiche du vers 5 dont la construction incorporant un rejet de quatrain à quatrain sans cela n'a pas de raison d'être
Mais, un autre jeu sur les phonèmes doit retenir l'attention Le terme "ombre" va recevoir en réponse le mot "ombelles"
Je peux élargir ce spectre par un autre rapprochement puisque la séquence "omb" est à la fois dans "bombinent", "ombre" et "ombelles" (ce sont des fleurs), sachant que "bombinent" fait quelque peu songer, même s'il est question de "mouches" et non d'abeilles, même si le sens de "bombinent" est autre, fait quelque peu songer à "butinent"
Mais je vais laisser de côté l'analyse acrobatique incluant "bombinent" pour me concentrer sur l'unité sensible du couple "ombre"::"ombelles" dans le bouclage des vers 5 et 6
Car j'en reviens à cette idée de rejet
Le mot "ombre" est le dernier des associations du "A noir" et il a excédé le positionnement à la rime, rime en "-elles" en l'occurrence "cruelles", et le mot "ombelles" est précisément un composé de l'amorce du mot "ombre" et de la rime en "-elles"
La mise en scène rimbaldienne est très claire et, au passage, j'imagine mal comment de telles subtilités pourraient être déployées sans coût dans une création parodique férocement ironique et sans foi
Un dernier jeu sur les phonèmes est à observer, mais je partirai de la version de la main de Verlaine Le suffixe en "-eurs" de "puanteurs cruelles" se retrouve dans "vapeurs" et il va encore se retrouver dans "strideurs"
Le mot "strideurs", en écho à "puanteurs cruelles", suppose un son difficilement supportable Le sonnet est ainsi traversé de considérations ambivalentes
Le mot "vapeurs" est assez intéressant, puisque les "vapeurs" évoquent certes le lever du jour, la rosée matinale, mais aussi la vie, par exemple la vapeur d'un souffle (une haleine) qui permet de s'assurer que quelqu'un dans les "puanteurs cruelles" est finalement encore vivant Il s'agit ici d'une première figure du cycle La vapeur suppose aussi quelque peu une relation intérieur / extérieur à certains égards Il est question de "frissons de vapeurs"
Les frissons sont à prendre ici en bonne part, ils vont tendre aux "frissons" de fleurs, mais dans les deux autres versions du poème qui nous sont parvenues, deux versions ultérieures, manuscrit autographe et texte peut-être le plus tardif de la revue Lutèce, le terme "frissons" cède la place au mot "candeurs" qui ajoute une nouvelle occurrence du suffixe en "-eurs" et ce faisant les met nettement en relief au plan des vers 4 et 5
Et cette fois, l'écho permet d'opposer pleinement le caractère négatif du mot "puanteurs" à la valeur positive du mot "candeurs"
Le mot "candeurs" est d'autant plus pertinent qu'il implique l'idée de blanc dans son étymologie et qu'il s'agit d'un mot très présent dans la poésie de Rimbaud, d'un mot clef
Dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, il est question de s'exalter vers des candeurs "Plus candides que les Maries", autrement dit d'atteindre à une pureté à laquelle ne saurait prétendre la religion
Or, dans Mémoire, il est question d'une "Madame" "foulant l'ombelle trop fière pour elle"
En commentant ce poème dans un article du récent nouveau numéro 24 de la revue Parade sauvage, Benoît de Cornulier attire précisément l'attention sur le fait que "fouler les fleurs" est une image liturgique qui veut dire qu'on foule les humbles, qu'on foule les fleurs blanches de Marie, ce qui donne un sens ironique à l'expression "trop fière pour elle"
Dans Voyelles, au vers 6, Rimbaud a mis précisément côte à côte les fiers et les humbles :
"Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles"
Nous passons de la grandeur des montagnes, et je pense au Dormeur du Val, aux "petites fleurs blanches" pour citer Hugo
L'humain semble intercalé entre ces deux extrêmes, mais je me méfie beaucoup de l'idée de rapprocher les mentions "tentes" et "rois blancs" pour suggérer un orient solaire Le mot "rois" suppose des sujets et des opprimés s'il est appliqué à des personnes concentrant le pouvoir entre leurs mains, il me semble que "rois blancs" est une apposition à "glaciers fiers" avec une reprise de "fiers" à "rois", et pas du tout un pluriel mis sur le même plan que "Lances" et "frissons"
La leçon "rais blancs" de la copie de Verlaine va en ce sens d'ailleurs
La signification métaphorique d'une royauté d'éclat au soleil est en tout cas assurée

J'ai bien conscience de braver un interdit majeur Etablir le premier par écrit le sens profond du sonnet Voyelles était réservé à un ponte Je pense que du coup cette lecture est indésirable pour quelques décennies, mais je ne suis pas repentant Vu qu'il existe internet et que je suis présent dans la principale revue d'études rimbaldiennes Parade sauvage, ainsi que dans Rimbaud vivant, je pense que malheureusement cette lecture est au purgatoire pour quelques décennies, puisque plus que jamais la piquer ne passera pas inaperçu
Je reprendrai la suite de l'étude inférentielle du poème
Je pense que beaucoup moins de gens me lisent à partir du moment où je joue les prolongations sur Voyelles, où je réemploie des conclusions, où j'annonce une avalanche de parties pour une étude, où je choisis des titres vagues, mais ils se trompent Ce que je suis en train d'écrire, c'est cent mille fois mieux que lire les actualités dans le journal Je pourrais commenter un autre poème, mais chaque article que je mets en ligne développe à chaque fois des considérations importantes et à chaque fois on atteint un rayonnement plus intense
Je ne comprends pas très bien pourquoi les gens préfèrent me citer pour ma découverte des centons de Belmontet, pour des considérations philologiques, pour la datation des Illuminations, et pas du tout pour mes commentaires de poèmes, ce qui est de très loin pour moi le principal
Je n'y comprends rien, mais je fais avec

samedi 25 janvier 2014

Voyelles, du noir au blanc

La sensation du "A noir" est présentée comme pouvant être communiquée par deux éléments mis en parallèle : il y a d'abord le corset noir de mouches, sachant que le pluriel pour "mouches" et l'action de ces mouches de bombiner, offre l'idée de plusieurs abdomens qui tous s'agitent en produisant un bruit, bourdonnement, et en dessinant les courbes d'un vol qui ressemble à des ondulations
Que nous fassions des inférences en lisant, cela relève de l'évidence, c'est un truisme, mais l'originalité des approches du vingtième depuis Grice est de mettre en avant ce procédé d'inférence et surtout de supposer que la démarche qui consiste à éclairer le sens par les inférences se suffit à elle-même
Il est aussi question de préciser en quoi l'approche par inférences n'est pas infaillible et en quoi des automatismes font que pourtant on peut s'éduquer pour que cela fonctionne au mieux
Je fais de cette idée d'inférence l'arrière-plan de tout ce que j'ai à dire sur la production du sens par les liaisons dans le poème Les commentaires exploitent rarement, pratiquement jamais, les liaisons de deux mots à la rime, les effets des répétitions et reprises, encore moins des symétries de position plus abstraites Quant au jeu sur les phonèmes, il se limite à un repérage d'une masse conséquente et à formuler que cette masse a valeur imitative ou suggestive au plan du sens : "Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?' on imite le sifflement du serpent avec ce vers de Racine, je dirais pourtant plutôt que ce vers suggère le sifflement du serpent, ce n'est pas une imitation, et "Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides", les [m] suggèrent je dirais plutôt accentuent les valeurs négatives des mots employés Toutefois, Arnaud Bernadet dans le cas des poèmes de Verlaine et Bruno Claisse dans le cas des poèmes en prose de Rimbaud utilisent un système de notations du linguiste Henri Meschonnic pour cibler ces jeux sur les phonèmes et en traiter les effets de sens Meschonnic a d'ailleurs attiré l'attention sur le fait que nous avons affaire à des phonèmes et non directement des sons, et il a critiqué l'opposition entre harmonie imitative et harmonie suggestive comme nous venons de le faire plus haut
Les articles de Bruno Claisse déploient cette méthode et sa notation d'une sorte qui nous paraît plus confuse, moins compréhensible, et nous ne pouvons pas toujours y souscrire, notamment quand il voit un jeu de reprise de phonème entre le titre Parade et le début du poème "Des drôles très solides", la liaison ici n'a pas lieu d'être entre le [d] du titre et ceux du poème Les titres des poèmes peuvent changer et n'entrent pas sans justification dans un jeu avec le texte poétique même
En revanche, Bernadet propose une synthèse très fine et il privilégie très souvent des positions clefs comme les initiales de mots, etc, ce qui fait que je ne saurais trop conseiller aux rimbaldiens de posséder le volume de la collection Foliothèque que Bernadet a consacré aux recueils réunis en Poésie Gallimard Poèmes saturniens, Fêtes galantes et Romances sans paroles
Cela fait des années que je prévois de faire une mise au point sur tout cela
Dans le cas de mon étude inférentielle de Voyelles, j'ai pratiqué les inférences et elles sont passées au crible de l'intérêt pour le sens Lire "oeufs blancs" pour "E blanc" et "eau bleue" pour "O bleu", cela s'enferme de soi-même dans l'impertinence J'ai développé l'analyse inférentielle sur les rimes en considérant que le mot "latentes" est le premier qui fait entendre le non respect de la règle d'alternance des cadences, alors qu'un commentaire se contente de dire que tout le poème est en rimes féminines, sauf une rime masculine
Je mets en vedette le terme "latentes" dans ce processus, sachant que je mets en relation vers 2 et vers 14 au plan de la promesse d'explication
Par anticipation, j'ai aussi donné une explication de l'unique rime masculine du poème en faisant jouer les mises en commun des deux vers concernés par l'exception, alors que le commentaire se contente de constater le caractère conclusif de la rime masculine, ce qui est déjà intéressant, mais tend à oublier le rôle du vers 11 dans la production du sens de la rime masculine, voire à oublier que c'est le vers 11 qui crée la surprise du retour de cette rime, et en passant cela dégage l'idée d'unité des deux tercets par opposition à la lacune de cadences des seuls quatrains
A plusieurs reprises depuis 2003, j'ai commenté le sens des rimes par couples "latentes" inclus dans "éclatantes", "rides" inclus dans "virides"
Ces axes de recherche ne sont pas courants, aussi étonnant que cela puisse sembler
On peut remarquer également que je fais jouer les symétries de position, j'ai rapproché "puanteurs cruelles" et "ivresses pénitentes" et puis "puanteurs cruelles", "ivresses pénitentes" et "grands fronts studieux", ce qui m'a permis de bien poser que le poème joue un combat pour la vie face à la mort, la souffrance, la vieillesse qui reviennent en boucle dans ce sonnet
Et je peux encore anticiper sur des considérations qu'il me reste encore à formuler pour la première fois, par exemple le "I rouge" concerne les vers 7 et 8 le centre du poème, et j'y vois des liens entre le début des associations et la fin, avec l'échange "sang craché", "ivresses pénitentes" vers le "A noir" et l'échange "rire des lèvres belles", "rayon violet de Ses Yeux" vers le tercet du O bleu-violet
Et, dans le passage de quatrain à quatrain, je remarque encore que le rejet "Golfes d'ombre" a une valeur scénique qui ne saurait manquer de prolonger très précisément la mention "puanteurs cruelles"
Le vers 5 est ainsi un très fort moment de paradoxe, les golfes d'ombre sont contaminés si on peut dire par l'idée de "puanteurs cruelles", ils s'en nourrissent, et le paradoxe n'est pas que du retournement qui fait que nous passons du noir au blanc, mais aussi de ce que nous passons du cruel de l'ombre au candide de la lumière
Le noir est absorption de la lumière dans un monde cruel dont se nourrir pour former des corps, le parallélisme "corset" et "golfes" ne doit laisser aucun doute quant à ce caractère matriciel que les études rimbaldiennes n'ont pas su cerner auparavant, faute de pratiquer les inférences les plus abstraites à la lecture
Le noir n'est toutefois pas à prendre ici en tant que phénomène partant de l'objet uniquement, mais en tant que vision par quelqu'un qui voit les abdomens des mouches et les ombres des golfes, comme il va avoir les sensations du blanc suivantes sur fleurs ou montagnes

Maintenant, le contraste est calé dans un hémistiche lequel est soumis à une tension interne à cause d'un rejet de quatrain à quatrain Il s'agit clairement d'une mise en scène
Dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, le noir est processus interne, et les couleurs sont de l'ordre de la diffusion : "De tes noirs Poëmes" "Blancs, verts et rouges dioptriques", évasion de fleurs étranges et papillons électriques, mot "étranges" qui revient dans Voyelles
Dans un article de la revue Rimbaud vivant de juin 2012 (" 'Voyelles' les règles d'un raisonné 'dérèglement' ")qui s'intéresse enfin à l'importance de la lumière dans Voyelles sans comme d'habitude citer le moins du monde mon très long article de 2003 dans la principale revue d'études rimbaldiennes, sauf que malheureusement je publiais dans la même revue un nouvel article sur Voyelles, Yoshihito Tajima offre pas mal de considérations intéressantes, et je prévois une recension de cet article également, sachant qu'il y a aussi des points à récuser, mais au passage j'observe qu'il confirme mon idée de liaison du mot "dioptriques" employé dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs à la théorie de la décomposition de la lumière à l'aide d'un prisme Je précise que sur internet il est facile de vérifier que l'emploi adjectival de "dioptrique" n'a rien d'anormal et que ce mot "dioptrique" est également associé aux sept couleurs révélées par le prisme Or, Tajima considère que l'influence de Banville a à voir ici, en supposant que l'ouvrage important serait dès lors la Théorie des couleurs de Goethe Et Tajima cite cette phrase de Gautier au sujet de Banville :

Comme Euphorion, le symbolique enfant de Faust et d'Hélène, il [Banville] voltige au-dessus des fleurs de la prairie, enlevé par des souffles qui gonflent sa draperie aux couleurs changeantes et prismatiques Incapable de maîtriser son essor, il ne peut effleurer la terre du pied sans rebondir aussitôt jusqu'au ciel et se perdre dans la poussière dorée d'un rayon lumineux
Il s'agit curieusement d'une citation parue en 1872, puisqu'elle provient de l'Histoire du romantisme par Gautier
Mais, au plan des images du poème, on ne peut pas impunément impliquer une lecture dioptrique ou prismatique simple Les mots "dioptrique" ou "prismatique" sont métaphoriques et n'ont de sens qu'au plan du poète Nous reviendrons sur ces notions et pour l'instant nous allons prendre les images telles qu'elles se présentent
Nous passons donc des ombres aux candeurs et frissons de choses qui visuellement se présentent comme blanches Le noir protégeait quelque chose en son sein, l'intérieur, le blanc est l'exposition en gloire au jour, l'extérieur, la surface de contact avec l'extérieur
Ce qui est impressionnant, c'est que les lectures ont fui, évité, l'idée d'une relation intérieur / extérieur, d'une relation contrastée noir / blanc pour pousser dans leurs derniers retranchements les significations symboliques du "A noir" et du "E blanc", et partant celles qui leur sont communes
Les rimbaldiens en sont demeurés à la lecture tiède du code grammatical, du code lexical, du code des lectures proposées par les notices, d'un relevé superficiel de thèmes et motifs
Des vérités étaient entrevues, mais les inférences étaient à peine formulées et en tout cas non suivies dans ce qu'elles avaient d'enrichissant
Et il est assez amusant de voir des lecteurs du genre d'ironistes intervenant parfois sur internet pour conspuer ceux qui ont quelque chose à dire de neuf sur Rimbaud soutenir qu'il ne faut pas traduire ou décoder Rimbaud, quand leurs lectures sont justement les premières à fonctionner sur le modèle du code, et cette crispation sur le code est aussi celle de la quasi totalité des publications sur Rimbaud La lecture inférentielle n'est pas enseignée, l'éducation à ce sujet est personnelle et peu de gens s'en servent finalement Hélas, les lecteurs tièdes confondront sans doute les lectures inférentielles éduquées avec les lectures inférentielles non éduquées, tant qu'un commentaire poussé des justifications de toute lecture inférentielle ne sera pas mené à terme
L'ironie veut que les lecteurs tièdes n'aient aucune patience face aux discours permettant de prouver, ils veulent être convaincus avant même la fin de la première phrase d'une réponse
Nous vivons dans le culte de la lecture sans effort pour érudits patentés
C'est une très mauvaise chose
Le piétinement actuel de ma série d'articles est volontaire, je vais revenir prochainement sur les mots à la rime avec d'un côté "latentes", "éclatantes" et "tentes", de l'autre "voyelles", "cruelles" et "ombelles" Je ne développerai pas un article intitulé la coquille d'E blanc, ni un commentaire d'oeufs sur la poêle pour l'unique rime masculine Nous sommes dans une succession noir / blanc, non pas dans l'idée du poussin qui casse sa coquille, mais je vais revenir sur le miracle de l'ombelle dans sa valeur d'échange avec "ombre", échange au plan des phonèmes donc, plan inférentiel à privilégier

jeudi 23 janvier 2014

Voyelles, les inférences du noir au blanc et la sensation des couleurs

Le lecteur peut constater avec cette série d'articles sur les inférences à la lecture de Voyelles que nous sommes encore montés en puissance dans le déploiement analytique J'essaie à la fois de montrer ce qu'on peut faire en travaillant les inférences de manière logique, mais resserrée, et en même temps chaque partie de cette étude a son propre objet théorique particulier
Je me concentre ici sur les vers 5 et 6 et surtout sur le passage du noir au blanc qui offre un cas unique de glissement d'une couleur à l'autre dans le poème
C'est l'occasion pour moi de quelques remarques sur les couleurs
En 2003, j'ai développé une lecture suivie où j'ai envisagé l'idée d'un immense lever du jour dans le poème avec le noir de la nuit, le blanchiment de l'aube et le bleu du ciel où l'on scrute jusqu'à l'ultime rayon du spectre J'annexais le vert à l'idée d'une lumière se diffusant sur la planète Seul le I rouge ne contenait pas d'éléments permettant de se représenter directement une telle image du jour, mais j'assimilais malgré tout le rouge à un phénomène auroral symboliquement Je montrais à l'aide du Sonnet des sept nombres dédicacé à Rimbaud par Cabaner que cette idée d'aube n'était visiblement pas négligeable, puis j'insistais sur cette constante image de l'aube dans la poésie de Rimbaud
De là est née ma lecture solaire dont on ne pourra admettre qu'elle soit mise dans la dépendance du discours de Jacques Gengoux sous le prétexte assez mince d'une antériorité d'un rapprochement avec Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, puisque et ce sera l'objet d'un article à part le discours "solaire" de Gengoux ne ressemble en rien au nôtre
Mais, suite à mon article de 2003, deux personnes différentes m'avaient proposé de lire non pas une aube, mais le déroulement une journée entière, le "O bleu" virant au violet pouvait être la nuit et les "strideurs" de petites étoiles Cela m'agaçait profondément, car cette déformation de ma thèse était à la fois peu pertinente pour la production du sens et supposait assez gratuitement que le poète n'avait pas su équilibrer les parties de sa composition, prenant tous les quatrains pour l'aube, un tercet pour des faits supposés se dérouler dans l'espace d'une journée on ne sait pourquoi, et un tercet pour le couchant
C'était surtout brader la puissance symbolique de l'aube
Je n'ai évidemment pas hésité à me rabattre sur la symbolique de la lumière, sachant que dans tous les cas l'aube est capitale pour la compréhension des vers 5 et 6, sachant que le symbolisme d'avènement est conservé dans l'idée de lumière se propageant
Cette prudence est salutaire
Parmi les témoins d'une allusion à l'aube ou à la lumière désormais, il y avait bien sûr un fabuleux passage du poème Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs dont il me semblait et il me semble toujours ahurissant qu'il ne soit pas signalé à l'attention par les rimbaldiens, et qu'il ne soit jamais cité dans les notes des éditions courantes au sujet de Voyelles
Je trouve cela carrément bizarre
Et j'ai noté la présence du terme "dioptriques" lié à la réfraction de la lumière, sachant que la décomposition de la lumière en sept couleurs de l'arc-en-ciel à l'aide d'un prisme est elle-même un phénomène dioptrique L'adjectif "dioptrique" s'emploie naturellement pour des couleurs issues de la réfraction et peut s'appliquer à celles de l'analyse newtonienne
Mais, pourtant, jamais, au grand jamais, je n'ai dit que les couleurs étaient dioptriques dans Voyelles
En effet, il y a quatre types de création des couleurs pour l'oeil à distinguer
Prenons des objets, pour les voir il faut une source lumineuse, exposons-les donc au soleil
Premier cas, l'absorption : les ondes lumineuses sont absorbées, l'objet nous apparaît noir
Deuxième cas, la réflexion : des ondes lumineuses sont réfléchies, si elles le sont toutes l'objet est blanc, sinon il prend la couleur des ondes réfléchies ou de la composition que supposent les diverses ondes réfléchies, ce qui veut dire en ce cas qu'il y a à la fois des ondes absorbées et d'autres reflétées
Troisième cas, la transmission où on va retrouver la question de la réfraction et celle-ci concerne les objets transparents avec certains effets particuliers
Quatrième cas, la diffusion, la lumière n'est pas exactement réfléchie mais, n'étant pas absorbée par l'objet, les ondes lumineuses vont dans tous les sens, propagation diffuse donc
La dioptrique concerne le passage de la lumière d'un milieu à un autre et je n'ai pas constaté qu'il était question de ce phénomène dans Voyelles
Le blanc des glaciers, le noir des mouches, les ombres des golfes, le rouge du sang craché ou des lèvres, etc, ce n'est pas là des phénomènes dioptriques
La seule chose à établir entre les deux poèmes, c'est l'intérêt pour l'optique, pour la science des couleurs, dans un cas trois couleurs sont qualifiées de "dioptriques", dans l'autre la trichromie rouge vert bleu est d'autant plus clairement mentionnée qu'il est évident que le premier vers offre l'image d'un tout et que le violet va se substituer au bleu
On n'a pas à poursuivre impunément les inférences et à chercher à expliquer les trois couleurs bleu vert et rouge de manière dioptrique en exploitant une source aléatoire
Et il n'y a pas non plus à chercher à tout prix à expliquer tout vers de Voyelles en supposant que ces images sont significativement liées à des considérations fines sur l'optique, la science des couleurs
Je ne ressens pas le besoin de justifier la trichromie ailleurs que dans les vers 1 et 14 C'est comme si j'essayais de retrouver la notion d'alphabet ailleurs que dans l'égrènement des cinq voyelles
Bien sûr d'autres éléments peuvent venir à nous, malgré tout, pour enrichir l'idée, et il convient alors de les laisser venir naturellement C'est le cas avec l'idée importante de la vibration que partagent les couleurs et les voyelles en tant que sons Mais c'est aussi le cas avec le tournant du vers 5
Ce qui nous intéresse crûment, c'est la théorie des couleurs, et pas du tout une trichromie pour la photographie en couleur, ou pour le cinéma en couleur L'existence des applications de notre trichromies dans le cas de la photographie en couleur ultérieurement, ce n'est qu'un plus sur l'importance de la trichromie engagée, mais ce qui est important c'est la trichromie en tant que théorie des couleurs
Mais c'est quand même là où une prise en compte plus fine d'Helmholtz me fait progresser
Les couleurs n'existent que parce quelqu'un les perçoit Et nous sommes capables de percevoir différemment les mêmes ondes, car nos yeux ne sont pas tous identiques Par ailleurs, les mal voyants et les images astronomiques en "fausses couleurs" montrent assez qu'il y a une subjectivité des couleurs Des animaux ne voient qu'en noir et blanc, d'autres voient des rayons ultra violets invisibles pour nous, etc Et n'étant pas spécialiste, j'oserai la boutade : "Mais ces infra violets, ils les voient en rouge ou en une couleur inimaginable pour nous ?"
Mais bref, l'intérêt, c'est que l'étude d'Helmholtz est physiologique, qu'elle annule l'arbitraire du choix des couleurs et qu'elle fait entrer dans des considérations sur la perception, et cela nous ramène à la figure du poète contemplateur, rien moins
Enfin, il y a un cas particulier à traiter, c'est le noir Les objets noirs absorbent toutes les ondes lumineuses susceptibles d'être vues par l'oeil humain, et donc le noir ne se diffuserait pas comme c'est le cas du blanc, du rouge, du vert et du bleu
Or, c'est là qu'intervient la réponse physiologique d'Helmholtz, nous voyons bien quelque chose de noir et nous avons bien la sensation de cette couleur, et voilà désormais qu'il est question de sensation des couleurs à la lecture du sonnet Voyelles
Contrairement à Gengoux,Gysembergh, voire d'autres, mon intérêt pour le mot "dioptrique" dans un poème à rapprocher ou pour la trichromie dans Voyelles ne m'a pas fait dire que le spectacle du sonnet était dioptrique ou photographique Je me suis contenté longtemps d'une théorie abstraite des éléments suffisants pour composer toutes les couleurs, et désormais j'accomplis le progrès suivant d'envisager perception et sensations des couleurs par la contemplation du poète
Cette idée est essentielle dans le cas du "A noir" et je développerai ultérieurement un article spécial sur les couleurs, Helmholtz et Voyelles
Le présent petit article de transition est pas mal en soi, je n'ai pas ce soir envie de rédiger plus, à bientôt

mardi 21 janvier 2014

Voyelles, inférences A noir / A noir corset velu

Dans les deux premiers vers de Voyelles, nous observons le discours ambitieux d'un poète dont le magistère va consister en un dévoilement du mystère des voyelles, origine langagière du monde, mais ce sont les couleurs qui vont paradoxalement prendre en charge la manifestation des voyelles Cinq couleurs fondamentales sont alors rassemblées comme l'ensemble des cinq voyelles à partir desquelles décliner toutes les visions Le choix a été naturellement déterminé par les considérations théoriques les plus abouties de son époque sur les théories de la lumière : le noir est du côté de l'absorption des ondes lumineuses, le blanc du côté de sa totale réflexion sur les objets, le rouge, le vert et le bleu sont les trois couleurs fondamentales pour l'oeil humain qui recompose ensuite toutes les autres, selon Maxwell, plutôt même que Helmholtz qui passe du bleu au violet, mais on verra que cela aussi compte dans le sonnet Et il s'agit bien sûr de l'actuelle trichromie additive qui est celle de la lumière, la trichromie soustractive des peintres ou de nos imprimantes actuelles s'appliquant aux pigments, mais d'une trichromie au plan physiologique, au plan de l'oeil humain
Cette superposition entre cinq voyelles et cinq couleurs, deux séries fondamentales parallèles, rejoint l'idée du poète qui s'exprime avec des mots mais suscite des visions, ce qui recoupe encore la grande idée rimbaldienne de se faire voyant et ce qui joue aussi sur l'idée que les rimes sont l'équivalent de gammes de couleurs dans le récent Traité de poésie française de Banville
C'est à ce jeu littéraire que s'attelle Rimbaud
Nos analyses par anticipation nous du vers 9 et de l'unique rime masculine ont également dégagé l'idée que la source de la lumière est divine et prétexte à une allégorie féminine contre-évangélique et donc horizon d'attente d'une explication, qu'il est question d'une communion entre l'homme et ce mystère de la lumière, mais aussi nous avons envisagé que les voyelles sont une métaphore du langage qui permet à la fois d'évoquer l'alphabet du côté de l'écrit et donc une table des éléments simples composant les formules du langage et de faire état d'un phénomène ondulatoire qui concerne tant l'acoustique que la propagation des couleurs Idée d'alphabet, caractère ondulatoire, trichromie additive jointe au couple blanc/noir sont les trois ciments de la correspondance des voyelles aux couleurs
Mais, c'est la notion de voyelle qui prime, nous ne sommes pas dans une équation où A et noir sont présentés comme étant la même chose, mais nous sommes dans une construction attributive "A noir" veut dire "A qui est noir", "A qui a la qualité d'être noir dans sa manifestation visuelle"
Or, la correspondance n'est pas des sons aux couleurs, mais des phonèmes, sons articulés, d'une langue aux couleurs L'idée est donc bien d'un langage divin par la lumière, les voyelles A E I O U au plan acoustique étant un plan humain du langage, quand la série des cinq couleurs de base est l'alphabet du monde, des significations portées par l'univers à notre regard
Le propos risque bien sûr de virer à l'aporie, tant il existe une multitude d'emplois symboliques divergents pour chaque couleur
Les tableaux des "naissances latentes" des vers 3 à 14 vont être l'occasion pour Rimbaud de fixer des choix plus particuliers qui vont permettre au sens supérieur qu'il veut faire entendre de s'élaborer
Par anticipation, précisons que Rimbaud va reconduire la mention de chaque voyelle et qu'il va à chaque fois faire entendre aussi l'idée de vibration ou quelque chose qui en approche par au moins des mots clefs "bombinent", "frissons", "rire", "vibrements", "strideurs" Mais Rimbaud va décliner différemment la question des couleurs, "noir" au singulier est mentionné pour le "A", mais détaché, "blancs" cette fois au pluriel est mentionné pour le "E" et encore une fois détaché, le mot "pourpre" passe du singulier au pluriel "pourpres" de la copie manuscrite de Verlaine à celle de la main de Rimbaud mais il ne s'agit pas de la mention "rouge" basique et il n'est pas tout à fait attaché au "I" il est emploi autonome, le mot au pluriel "virides" rend le "vert" pour le "U" mais de nouveau de manière détachée, enfin, le "bleu" n'est pas mentionné, mais nous glissons sur les ondes pour arriver au "violet" que lui substitue Helmholtz dans ses approfondissement sur la trichromie de la lumière qui se joue donc entre des personnes tels que lui, Young et Maxwell
Or, la mention décalée du "noir" est à observer déjà de très près, car la modification essentielle est bien là Ce n'est pas le "A" qui est qualifié de "noir", mais le "corset" Evidemment, le "corset" étant la figuration du "A", il peut être tentant de répondre "peu importe", mais si je cite encore "Golfes d'ombre" en signalant que le pluriel "golfes" est une figuration multipliée du "A", on voit bien qu'il est alors plus le lieu de réunion du "noir" en recueillant les ombres Et si je reviens à l'expression "noir corset velu", on observe bien le décalage, le "noir" est sur le même plan que "velu", et le "A" est un "corset" qui est "noir" Il faut donc se concentrer sur la signification ou la portée du mot "corset" qui conditionne le sens symbolique du "A", le noir n'est pas le coeur du symbolisme Or, la corruption de Rimbaud "corset" pour "corselet" est porteuse inévitable d'inférences à faire et vu que j'ai nettement insisté sur le phénomène ondulatoire commun des sons et des couleurs il est remarquable de voir apparaître l'étymologie "corps" dans cet emploi en principe inapproprié de "corset" On pense bien sûr à l'opposition ondes et corps ou ondes et corpuscules Ici, le A qui est vibration "bombinent" certes, mais en figurant corpusculaire, celui du corselet d'une mouche
Il existe différentes acceptions des mots "corset" et "corselet", les deux mots ont des emplois concurrents dans le domaine du vêtement militaire médiéval, dans le domaine arboricole (armature protégeant les jeunes arbres), dans le domaine de l'habillement féminin, mais seul le mot "corselet" est admis pour désigner, chez certains insectes, la partie antérieure du thorax où sont rattachées les pattes La corruption rimbaldienne n'induit certainement pas une référence arboricole, mais peut suggérer l'idée de "cuirasse légère", sens militaire que favoriserait la proximité de "bombinent" par équivoque sonore sur "bombes", mais en tout cas le sens érotique est paradoxalement mobilisé : ces mouches ont la taille bien prise Le "A" est corset enfin en tant que figure protectrice, création d'une enveloppe utile à la vie, puisque ces mouches butinent pour absorber des aliments, comme le noir est absorption de la lumière De telles inférences sont confortées par la mention suivante "Golfes d'ombre" où il est clair que l'idée d'enveloppe permet de mettre en parallèle les mentions d'attaque "corset" et "golfes", tandis qu'il est manifeste que les golfes réunissent en leur sein des ombres Comme les ombres peuvent témoigner de l'absorption noire de la lumière (ou plutôt lieu limite se dérobant à une nouvelle propagation de la lumière des réservoirs d'ondes déjà absorbées) les golfes absorbent les ombres, les contiennent et enserrent Le A est l'enveloppe au départ de la vie et une enveloppe matricielle Or, si nous revenons sur l'expression "noir corset velu", l'adjectif complémentaire "velu" donne bien l'idée quelque peu de germination du corps, puisque ce "velu" suppose une activité interne au "corset", une source vive et riche en substance qui permet à ce corps de devenir "velu" La formulation "A, noir corset velu" dans le corps d'un premier hémistiche d'alexandrin est une forme de plénitude typique que nous retrouvons dans la poésie parnassienne et notamment dans les poèmes de Leconte de Lisle où il arrive volontiers que les mots "vêtu" ou "velu" soient ainsi calés à la césure ("Les Kabires velus délaissent leurs marteaux" (et non "manteaux" (pardon du jeu de mots), "Le lion étonné, battant ses flancs velus" (ici position à la rime plutôt), "Je suis noir et velu comme un ours des forêts" (beau couple d'adjectifs ici), "Marbre sacré vêtu de force et de génie", "Tout s'éveille, vêtu d'une couleur divine",Hauts de taille, vêtus de force et de courage" Voilà quelques citations non exhaustives au hasard d'une rapide recherche informatique On voit bien qu'il y a alors promotion de leur sens et accentuation solennelle ou emphatique de l'idée de vêture ou de pilosité
Le premier hémistiche du vers 3 de Voyelles a une très nette allure parnassienne et semble quelque peu nourri de la lecture des poésie de Leconte de Lisle Le "noir" est pour sa part du côté de l'habillage velu du corset, et donc ce fameux corps distinct de la lumière qui l'absorbe et en intègre quelque peu le phénomène vibratoire "bombinent", tout en renvoyant à son tour de la lumière, et ici de préférence à la rime avec "éclatantes", rime du coup non moins intéressante et drôle que celle des "papillons d'éclat" dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs
Il serait difficile de commenter de manière originale la portée du mot "mouches", mais on observe aussi l'échange entre "bombinent" et "éclatantes", avec l'idée que ce corps est explosif Le verbe "bombinent" n'est pas familier, il s'agit d'un latinisme, mais nous n'avons aucun mal à pratiquer les inférences de vol bombé, de bourdonnement et de parcours pour butiner, selon plusieurs séries de déclencheurs, "butinent" en écho à "bombinent" avec mignardise "-inent", signification étymologique de "bomb-" dans un verbe d'action, l'idée de bourdonnement relève plus de la suggestion pour sa part
Par ailleurs, la miniaturisation des "mouches", l'insistance sur leur corps en l'occurrence "bombé" et l'équivoque sonore "bombes" et "éclats" dans "bombinent" et "éclatantes" superpose l'image des éclats d'artillerie d'une guerre, car comme le confirme le vers quatre ces mouches s'acharnent sur des corps morts et poursuivent un travail de destruction, mais le positionnement du regard sur le "corset" des mouches dédramatise l'ensemble pour le retourner en leçon de vie qui continue La "puanteur cruelle" est celle de la mort, du charnier même, et les mouches sont déjà la figuration morale de la fin d'Une saison en enfer d'une "réalité rugueuse à étreindre" Les "puanteurs" livrées aux mouches supposent bien l'idée de corps non enterrés, non préservés de ces affres par la communauté humaine, l'adjectif "cruelles" laisse bien entendre qu'il ne s'agit pas d'envisager indifféremment la mort brutale et la belle mort, mais bien la mort brutale dans ce qu'elle a de plus violent
Or, le mot "bombinent" reparaît dans le poème Les Mains de Jeanne-Marie, avec un traitement légèrement distinct à propos de "diptères", mais cela est suffisant pour que dans l'écho de poème à poème nous songions, à moins de ne pas être très intelligent, au charnier du martyre communard, allusion qui n'est peut-être pas au coeur du déploiement textuel de Voyelles, mais qui est essentiel dans son rayonnement périphérique même Le lieu de surgissement du "A noir" est celui d'une scène de carnage où se pose radicalement la question de la vie à continuer, et le "A noir" n'est pas dans les éléments sombres négatifs du décor, mais dans le travail des mouches, ce qui suppose un dépassement de nos répugnances

lundi 20 janvier 2014

Prochainement : la trichromie rouge vert bleu

Je poursuis tranquillement mon commentaire linéaire
Mais je n'oublie pas la trichromie rouge vert bleu
Le choix des trois couleurs primaires n'est pas un choix gratuit par commodité pour la photographie couleur ou le cinéma
La trichromie additive est connue à l'époque de Rimbaud au plan physiologique
Il n'est pas absurde de dire que les couleurs primaires des peintres (rouge, jaune, bleu) sont les couleurs secondaires, moyennent une correction magenta et cyan, face aux couleurs primaires : rouge vert bleu
La trichromie additive est celle de la lumière, et par ajout entre elles, plus variations de dosage, d'intensité de la lumière, de saturation des ondes, on obtient toutes les couleurs, et si on superpose toutes les trois couleurs primaires on a du blanc
La trichromie soustractive est celle de la pigmentation, on réalise l'opération inverse, et pour modifier les couleurs reflétées à nos yeux on tend à l'absorption des ondes jusqu'en principe le noir, sauf que le procédé soustractif à partir de la pigmentation offre un résultat moins parfait que le procédé additif à partir de la lumière, ce qui oblige à quelques compensations avec des pigments sombres ou noirs
En effet, le pigment renvoie exclusivement les couleurs dont il n'absorbe pas les ondes, mais si on mélange les couleurs, ce sont les absorptions d'ondes qui se multiplient, et donc nous avons de moins en moins d'ondes lumineuses pour produire la couleur
La trichromie additive est une découverte entre Maxwell (pas n'importe qui non plus) et Helmholtz, l'hypothèse rouge vert bleu est celle de Maxwell, Helmholtz a envisagé le violet en place du bleu
Huyghens avait, contre Newton, supposé le caractère ondulatoire de la lumière et ce caractère ondulatoire a été prouvé au début du XIXème siècle par Young
Quant à la trichromie additive, elle est liée à des études physiologiques confirmées aujourd'hui Helmholtz envisageait trois récepteurs dans l'oeil qui dégageait chacun une couleur particulière, le rouge, le vert et puis hésitation entre bleu et violet
L'oeil contient des bâtonnets et des cônes, on dit souvent que les bâtonnets sont surtout à la périphérie, mais ils semblent être répandus partout et ce sont plutôt les cônes qui sont réunis au centre de la pupille Ces cônes, c'est eux qui contribuent à notre vision en couleur, ils produisent trois types d'opsine apparemment A chaque cône correspond une opsine, soit le rouge, soit le bleu, soit le vert En fait, cette tripartition s'explique par le fait que la couleur est affaire de longueurs d'ondes, et que des cônes sont voués aux longueurs d'ondes courtes plutôt donc le rouge, d'autres aux ondes de longueur moyenne le vert, d'autres aux ondes de grande longueur le bleu Mais cela semble en partie se discuter pour le vert qui serait composé malgré à partir de deux cônes
Je ne suis pas spécialiste, je travaille là-dessus, mais ce qui importe c'est la chance extraordinaire de Rimbaud dont le sonnet Voyelles est une vrai cathédrale Quelques années plus tôt, Rimbaud n'aurait pas pu écrire ce sonnet avec la chance d'exploiter une théorie des couleurs encore valable de nos jours et qui est le support de nos procédés de photographie couleur, de nos procédés cinématographiques Le poème de Rimbaud n'a ainsi pas vieilli
Et il va de soi que Rimbaud veut clairement dire dans le premier vers de Voyelles qu'une fois qu'on a tous les éléments simples on compose tout le reste
Je vais améliorer ma connaissance du sujet pour rendre un article meilleur encore

dimanche 19 janvier 2014

Voyelles, les inférences en lisant Voyelles (partie 3)

Je dirai quelque jour vos naissances latentes :

Etrangement, certains commentaires proposent de voir dans cette phrase un tour optatif, le poète dirait l'inverse de ce qu'il fait Mais je ne vois pas en quoi les vers 3 à 14 disent des "naissances latentes"
La formule "Je dirai quelque jour" peut bien faire penser à une invocation de poète au début d'une épopée, Iliade ou Odyssée par exemple, puisqu'en effet, au début de maintes oeuvres antiques, le poète invoque les forces de la Muse et annonce en en déclinant les grandes lignes le sujet précis qu'il va traiter : ainsi d'Homère qui précise bien qu'il ne va pas parler de toute la guerre de Troie, mais de la colère d'Achille dans sa rivalité avec Agamemnon et de son retour au combat suite au décès de Patrocle
Dans L'Enéide, Virgile imite les deux grandes oeuvres grecques attribuées à Homère, L'Iliade et L'Odyssée, sous forme de reprise en chiasme, inversée si vous préférez, dans un seul ouvrage, puisque les six premiers chants sont une odyssée d'Enée et les six derniers une guerre troyenne en Italie
Malgré les droits sur les traductions, je me permets de citer les premières lignes de l'épopée virgilienne dans l'édition du Livre de poche de 2004, traduction de Maurice Lefaure revue par Sylvie Laigneau, même si je préfère de très loin Homère et notamment L'Iliade :

    Je chante les combats et le héros qui, le premier, banni des rivages de Troie par l'ordre du destin, vint en Italie, aux bords du Lavinium Longtemps, sur terre et sur mer, il fut ballotté par la puissance des dieux d'en Haut qui servaient la haine tenace de la cruelle Junon longtemps aussi il eut à souffrir de la guerre avant de fonder une ville et de porter ses dieux dans le Latium : de là nous viennent la race latine, nos ancêtres les Albains et les remparts de la superbe Rome
    Muse, rappelle-moi les causes : dis-moi pour quelle atteinte à sa volonté sacrée, pour quel ressentiment la reine des dieux condamna un héros d'une insigne piété à courir tant de hasards, à affronter tant d'épreuves Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dieux célestes ? 
Il y a beaucoup de choses dans ce début de l'épopée, une exposition suivie d'une invocation, mais aussi un début de plaidoirie pour le héros victime abusive des dieux, une interrogation sur les dieux et aussi une justification de la pertinence du sujet pour un public romain qui annonce une oeuvre édifiante Il y a de beaux passages dans L'Enéide, mais aussi énormément de faiblesses et de considérations fades et inintéressantes au possible, Virgile revient souvent platement sur ce qu'a déjà fait, voire dit Homère, et ce début de L'Enéide ne me paraît pas très heureux Passons à une invocation en tête de L'Iliade

 J'ai connu L'Iliade dans la traduction de Paul Mazon, puis dans celle de Victor Bérard

Voici la traduction par un tout grande poète Leconte de Lisle, mais il reste un piètre traducteur et on comprend que les traductions du parnassien n'aient pas rejoint ses compositions personnelles dans les éditions courantes de poésie :

   Chante, Déesse, du Pèlèiade Akhilleus la colère désastreuse, qui de maux infinis accabla les Akhaiens, et précipita chez Aidès tant de fortes âmes de héros, livrés eux-mêmes en pâture aux chiens et à tous les oiseaux carnassiers. Et le dessein de Zeus s'accomplissait ainsi, depuis qu'une querelle avait divisé l'Atréide, roi des hommes, et le divin Akhilleus.

   Qui d'entre les Dieux les jeta dans cette dissension ? Le fils de Zeus et de Lètô. Irrité contre le Roi, il suscita dans l'armée un mal mortel, et les peuples périssaient, parce que l'Atréide avait couvert d'opprobre Khrysès le sacrificateur.
Voici une traduction que je reprends sur internet et qui est autrement bien écrite, celle de Mazon me semble-t-il :

Déesse, chante-nous la colère d'Achille, de ce fils de Pélée, ­ colère détestable, qui valut aux Argiens d'innombrables malheurs et jeta dans l'Hadès tant d'âmes de héros, livrant leurs corps en proie aux oiseaux comme aux chiens : ainsi s'accomplissait la volonté de Zeus. Commence à la querelle où deux preux s'affrontèrent : l'Atride, chef de peuple, et le divin Achille. Quel dieu les fit se quereller et se combattre ? C'est Apollon, le fils de Zeus et de Létô. Ce dieu, contre le roi s'étant mis en courroux, déchaîna sur l'armée un horrible fléau, dont les hommes mouraient, à cause de l'affront que son prêtre Chrysès reçut du fils d'Atrée. Pour racheter sa fille au prix de grands trésors, Chrysès était venu vers les sveltes vaisseaux de la flotte achéenne, et, sur un sceptre d'or, de l'Archer Apollon portant les bandelettes, il priait les Argiens, mais surtout les deux chefs de guerre, fils d'Atrée :

 Par leurs connaissances des textes antiques, les universitaires plaquent sur le poème de Rimbaud l'idée que le second vers expose à la manière épique le sujet de son poème, ce qui est à l'évidence une démarche contre-intuitive et il était bon de citer ici des exemples canoniques de débuts d'épopées pour discréditer cette idée Là, il n'y a pas de remise à plus tard, vous avez immédiatement la possibilité de comparer
Je ne veux pas qu'on me lise en se disant que cette idée épique est peut-être fondée
Voici bien plutôt le rapprochement que je me suis permis d'opérer en 2003 avec un poème célèbre de Victor Hugo "Ce siècle avait deux ans:::" (extrait des Feuilles d'automne)

Je vous dirai peut-être quelque jour 
Quel lait pur, que de soins, que de voeux, que d'amour, 
Prodigués pour ma vie en naissant condamnée, 
M'ont fait deux fois l'enfant de ma mère obstinée, 
Ange qui sur trois fils attachés à ses pas 
Epandait son amour et ne mesurait pas !
Evidemment, il ne s'agit pas des premiers vers du poème, et on observe que dans un seul vers nous retrouvons le "Je", la conjugaison au futur "dirai" et l'infini "quelque jour", et au passage nous observons que le verbe "dirai" doit s'entendre comme "raconterai" La tâche est remise à plus tard et n'est même pas importante à Hugo "peut-être"
Dans Voyelles, l'indéfini "quelque jour" n'est pas en concurrence avec un "peut-être" et la désinvolture prêtée à ce tour indéfini n'est qu'une hypothèse de lecture par inférence, mais que rien ne viendra confirmer dans la suite du sonnet
La solennité mise en place dans le premier vers se prolonge dans le second, et l'intention est celle du poète en sa fonction, ce qui rejoint un autre lieu commun hugolien : Rimbaud veut occuper le magistère hugolien et expliquer le mystère des origines des ces voyelles colorées, dont le lien se fonde sur un commun rapport à la vibration, au fait que son et couleurs sont du côtés des ondes et non des corps
Voilà donc corrigé le régime inférentiel à appliquer à ce vers à rebours des notes et introductions d'une partie des éditions courantes: Le second vers de Voyelles, dans la foulée de l'adresse aux voyelles, n'est pas une invocation à des muses voyelles et une exposition rhétorique du sujet du poème à la manière épique Le poète annonce son idée d'un jour lever un voile sur le mystère des voyelles, sans que nous ayons même à préjuger si les voyelles vont l'aider ou si il va entrer en lutte avec elles
Le second vers formule une prétention de mage qui ne se sent pas arrivé au sommet de ses forces, de ses capacités, mais qui fait une promesse qu'il se sent capable de tenir, et par anticipation, d'autant que le poème n'est constitué que d'une seule phrase, du moins au plan de l'autographe manuscrit, nous pouvons dire que la révélation finale du regard divin par une des visions de voyelle nous donne un gage de cette capacité du poème qui est en progrès quant à l'acquisition de ce savoir, il nous montre qu'il sait en quel sens guider ses pas
Maintenant, il n'y a qu'un mot véritablement à expliquer, c'est "latentes", car ce n'est pas un mot courant
C'est aussi l'occasion pour moi de dire ici ce que je pense de la lecture à partir de dictionnaire
Le dictionnaire offre un confort de lecture et il apporte un secours quand les mots sont résolument inconnus et que nous n'arrivons pas du tout à déterminer le sens du mot et de la phrase qui l'implique, mais l'erreur est de croire que pour les mots où nous n'avons pas consulté le dictionnaire c'est que nous maîtrisons spontanément le sens des mots Je considère qu'en lisant nos représentations pour le sens ne sont pas des définitions de dictionnaire, mais des substrats tantôt abstraits, tantôt imagés Quand nous lisons une description d'un intérieur du dix-neuvième siècle, les mots peuvent être précis tant qu'on veut, nous nous représentons visuellement une chaise, un fauteuil ou une table à partir de nos expériences Nous avons pu voir des chaises chez nos grands-parents que notre esprit va considérer comme plus proche du dix-neuvième siècle, ou bien nous avons été marqués par une chaise dans un film dont l'action se déroule au dix-neuvième siècle, ou bien nous contournons le problème et nous imaginons un intérieur du dix-neuvième siècle selon nos convictions sur le mobilier de l'époque, la couleur des murs, etc, mais évitons d'investir ce que nous sentons comme problématique : on se représentera l'intérieur du dix-neuvième siècle, une table et des personnages assis, éventuellement une part de leurs habits, mais pas la chaise car nous n'avons pas dans notre mémoire une image précise d'une chaise ancienne, mais seulement de chaises modernes qui jureraient dans le décor
Nous avons compris le mot "chaise", mais en lisant nous ne reproduisons pas la définition, nous reproduisons des éléments qui nous semblent pertinents pour immiscer notre regard dans un univers
La plupart des hommes sont incapables de définir ce qu'est un chat spontanément
La consultation des dictionnaires ne doit pas nous leurrer sur notre façon de lire
Maintenant, il y a évidemment le cas des mots abstraits, mais nous n'impliquons pas plus le décodage par un renvoi à la définition du mot Nous créons des écrans de compréhension selon notre culture
L'adjectif "latentes" est par ailleurs assez mal défini dans les dictionnaires, en tout cas si on prétend se contenter de la définition du dictionnaire pour mieux comprendre le second vers de Voyelles
L'adjectif "latentes", cela ne signifie pas tellement que quelque chose de caché ou dissimulé va se manifester
Le latent c'est quelque chose d'invisible dont l'existence se manifeste par des symptômes, telle est ma perception immédiate du mot
L'adjectif "latent" peut s'employer volontiers dans les sciences et aussi dans le cas de l'alchimie qui se prétend dans la continuité des sciences, et je parle d'alchimie à dessein, car le mot "alchimie" apparaît en toutes lettres dans le poème, au vers 11, le dernier du premier tercet
La latent convient tout particulièrement à certaines forces physiques, comme pas tout à fait la gravité dont le constat est permanent mais d'autres invisibles, le mystère de la croissance des plantes, etc Et j'emploie encore une fois le terme de "mystère" à dessein, car le latent laisse supposer une énigme qui nous échappe et c'est bien le cas dans le poème de Rimbaud où il est question de parvenir un jour à expliquer quelque chose qui échappe encore à la connaissance
Enfin, dans des ouvrages sur l'alchimie, on pourra rencontrer ce terme "latent"
L'expression "naissances latentes" désigne assez simplement un mystère des origines à partir de manifestations qui ne donnent pas à voir directement leur source et, à la fin du poème, le poète arrive tout de même à l'entrevoir quand il échange un regard avec la divinité
Et nous assistons à un glissement très important du poème, car la lecture nous demande de ne pas mettre en veilleuse l'idée que le poète s'adresse aux cinq voyelles tout au long des quatorze vers
Le dernier vers va être celui qui unifie la relation pour retrouver par-delà les voyelles personnifiées la divinité productrice des "vibrements divins" Et il n'est pas innocent que le premier mot "latentes" soit celui qui rompt avec la règle d'alternance des rimes féminines et masculines, qu'il en soit le premier témoin, ni que le contrepoint de l'unique rime masculine soit appliqué au regard échangé
Le poète annonce que la totale explication lui échappe encore, mais ce sonnet marque une étape de progrès Le premier mot à la rime est "voyelles", le second "latentes", suivent plusieurs autres rimes féminines au lieu d'une alternance classique Il est nécessaire de faire des inférences sur ce plan-là
Le non respect de l'alternance est initié par Banville, et on remarque que plusieurs des poèmes tout en rimes féminines joue par calembour sur l'idée de différenciation sexuelle des rimes, différenciation non pertinente en grammaire (le périple, la beauté), mais différenciation symboliquement parlante, comme dans le cas du recueil Les Amies de Verlaine où l'exclusivité des rimes féminines signe le pacte lesbien des personnages évoqués, caractérise l'éviction des hommes:
Rimbaud se sert ici autrement de la différenciation sexuelles des rimes, l'unique rime masculine vient ramener tout à la fin l'équilibre et le partage est celui de rimes féminines du côté des voyelles et d'une unique rime masculine du côté de la fusion entre l'homme et le mystère des voyelles
L'unique rime masculine implique deux vers, le vers 11 et le vers 14 Le vers 11 est celui de l'empreinte laissée par l'alchimie sur les "grands fronts studieux", le vers 14 est celui de l'empreinte laissée par le regard violet de la divinité L'unique rime masculine souligne deux moments clefs du sonnet où il y a prétention à un savoir de l'humain sur les naissances latentes, elle est bien de l'ordre de la communion dans des moments d'empreinte
J'en profite aussi pour faire remarquer que les deux variantes du vers 11 "Qu'imprima l'alchimie aux doux fronts studieux" ou "Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux" ressemble fort à une formulation physiologique du genre "que le son, la voyelle imprime aux oreilles" (impression du son)
En tout cas, le bouclage de l'unique rime masculine s'explique bien par un procédé supérieur appliqué à l'ensemble du sonnet, par un jeu de calembour renouvelé sur la différenciation sexuelle symbolique des cadences, et par une volonté de souligner le travail de l'homme tendu vers la divinité érotisée dont l'appel s'est prolongé tout au long des dix premiers vers

La prochaine fois, nous parlerons du basculement de "A noir" à "A, noir corset velu", pour préciser là encore la logique d'une lecture inférentielle rigoureuse du sonnet
A bientôt !

samedi 18 janvier 2014

Voyelles, le problème du sens à la lecture, les inférences (partie 2)

Le modèle du code a cessé de dominer entièrement sur les théories de la communication: La réussite de la communication vient aussi de ce que spontanément nous pratiquions plus ou moins les bonnes inférences quand quelqu'un s'exprime devant nous: Si on nous propose du café, nous pouvons comprendre implicitement que, dans le contexte où nous nous trouvons, il est question de nous fournir un moyen pour lutter contre le sommeil: Les philosophes et les linguistes s'intéressent désormais à la compréhension psychologique de ce niveau de l'échange au-delà de la grammaire et de la définition des mots: Grice a proposé un certain nombre de "maximes conversationnelles" sur lesquelles fonder la réussite de la communication et le livre La Pertinence de Dan Sperber et Deirdre Wilson s'est attaché à son tour à perfectionner non pas une théorie de la communication, mais la compréhension logique de la réussite des échanges à partir d'inférences: Pour qu'une personne se fasse comprendre d'une autre, il y a tout un processus d'ostentation qui se met en place, c'est-à-dire que le simple fait de montrer qu'on cherche à communiquer est déjà un élément important qui va non seulement attirer l'attention, mais mobiliser des hypothèses chez celui à qui on s'adresse: Ensuite, l'inférence se doit d'être pertinente à un double niveau : nouveauté de l'information pour celui qui la reçoit et pertinence de cette information par rapport à tout ce dans quoi baigne à ce moment-là celui qui reçoit une information: Le système n'est pas infaillible, mais ce double degré de pertinence oriente la compréhension, que ce soit dans un échange gestuel ou que ce soit dans un échange verbal dont certaines considérations demeurent implicites Les intentions se dévoilent et délivrent un surplus de sens par rapport aux gestes ou aux paroles: Un autre élément sur lequel il convient d'insister, c'est que nous n'avons pas d'un côté ce dans quoi baigne la personne à qui nous communiquons et de l'autre ce que nous lui communiquons Les interactions sont continues, l'une après l'autre les nouvelles idées communiquées modifient ce dans quoi baigne la personne qui reçoit un message, discours, etc:
Or, dans un texte littéraire et a fortiori dans un poème, un sonnet même, tout cela se retrouve: Quand tous nous lisons un même poème, nos idées étaient différentes, n'avaient rien à voir entre elles, et le texte va nous soumettre un régime de communication progressive: vers après vers ou phrase après phrase, etc: Aussi bien que dans la vie courante, les phrases vont supposer des intentions particulières dont il faudra comprendre le sens, et pour nous conduire à envisager le surplus de sens, l'auteur va attirer notre attention de manière particulière et pour le poète ce sera aussi à l'aide des rimes, des césures, des particularités de versification:
Je reviens au premier vers de Voyelles:
Un lecteur qui lit le vers comme de la prose n'y voit que l'audition colorée d'une correspondance d'une voyelle à une couleur: "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles": Il notera sans doute aussi que "voyelles" fait une synthèse, marque qu'un ensemble est constitué, et nous constatons que c'est celui des cinq voyelles de l'alphabet: Il aura aussi conscience de la première liaison noir/blanc immédiate qui laisse penser qu'un regroupement rouge, vert, bleu est à envisager: Et il ne manquera pas d'observer l'interversion du U et du O pour accorder visiblement une place finale au O bleu, ce qui laisse supposer qu'aucune place n'est innocente, que le A noir est le commencement, que le E blanc doit lui succéder expressément, et ainsi de suite
Un lecteur qui se plie au rythme métrique va être plus fortement sensible aux phénomènes que nous venons de décrire, mais aussi à la position à la césure du "I rouge", même s'il ne peut savoir pourquoi c'est important en-dehors du signe d'un passage du couple noir blanc à la couleur au sens restreint du terme, mais il va du coup constater aussi que les trois premières voyelles du premier hémistiche, s'il en est à une relecture du sonnet, sont celles des deux quatrains, tandis que le vert et le bleu sont les couleurs des tercets, ce qui semble témoigner d'une volonté d'organiser des rapports entre les voyelles:
Enfin, il pourra, s'il connaît le Petit traité de poésie française de Banville et s'il sait qu'un rapprochement a été proposé avec un passage de cet ouvrage où les rimes sont présentées comme des gammes de couleurs, faire le rapprochement entre l'idée de rime ou de mot à la rime et l'idée que le mot "voyelles" est la reprise d'une gamme de couleurs déclinée dans le vers 1:
Les inférences sont sollicitées par des liaisons à faire qui s'imposent à l'esprit et, en même temps, on voit apparaître aussi un processus de suspens, nous n'avons pas toutes les réponses, il va falloir continuer la lecture pour que éventuellement ou non nos inférences, nos hypothèses, soient validées ou infirmées: La solution pour l'interversion U et O est en suspens: Mais tout ceci balise déjà la lecture du sonnet:
Prenons le cas d'inférence le plus évident : "A noir, E blanc":
Au XVIème siècle, des poètes lyonnais se sont rassemblés et ont publié un volume qu'ils ont attribué à Louise Labé, l'un des sonnets imite le procédé de la poétesse grecque Sappho, celui d'un passage par des états opposés pour décrire pourtant le même mal de la passion amoureuse: Le poème s'ouvre en ce sens par une véritable pulsation dissyllabique : "Je vis, je meurs :" Ces quatre premières syllabes forment un tout, et ce système d'opposition binaire va en fait parcourir tout le sonnet: Le mal amoureux sera l'oscillation entre plusieurs états extrêmes et opposés: Dans le cas du sonnet de Rimbaud, nous constatons quelque chose d'un peu différent: Le début du poème non pulsionnel, mais didactique "A noir, E blanc" attire notre attention sur le problème du contraire et nous allons voir que c'est important au plan des vers 3 à 6, mais l'égrènement des cinq voyelles et l'établissement de cinq correspondances laissent déjà aussi entendre que les contraires ne vont pas ici s'opposer de manière irréductible:
Prendre de haut le présent commentaire, on ne le voit que trop bien, c'est refuser d'être un lecteur: Quant à répondre qu'on le sait déjà tout cela, c'est oublier que c'est le maintien des indices de ces petits phénomènes dans notre esprit qui va contribuer en partie à la lecture fiable du poème: Car les lectures du poème se contentent de passer à des considérations successives voyelle après voyelle, de proposer un document externe comme éclairage (parfois jusqu'à l'anachronisme sinon l'impossible comme les textes publiés à titre posthume où Hugo joue avec la forme des consonnes), et de relier le tout plus ou moins heureusement, sans demeurer dans le conditionnement des opérations de liaison du poème:
Une dernière remarque à faire s'impose quant au vers 1 et au titre du poème, je veux parler du problème du mot "voyelles": Le mot "voyelles" permet de confondre les dimensions écrites et orales: Le premier vers se fonde sur une énumération des cinq voyelles de l'alphabet: Pour éviter de toujours employer le mot "voyelles", dans mon commentaire, je parle parfois de cinq lettres: Or, si les mots consonnes et voyelles valent pour l'écrit comme pour l'oral, ce n'est pas le cas du mot "lettres" qui ne vaut que pour l'écrit: Pour parler ainsi de cinq "lettres", je me fonde sur le constat qu'il est question des voyelles de l'alphabet, l'alphabet renvoie à l'écriture, pas à la dimension acoustique: En 2003, j'ai cité comme une des sources culturelles au procédé de Rimbaud dans Voyelles un extrait de poème de Victor Hugo, un poème des Contemplations où sept étoiles ou astres aux cieux forment les sept lettres d'or d'un alphabet divin: Victor Hugo déploie la métaphore dans un cadre visuel et utilise donc une notion exclusive de l'alphabet comme système d'écriture: Le ciel est à lire: Or, Rimbaud procède quelque peu différemment et ce n'est sans doute pas une des moindres raisons pour lesquelles ce sonnet déconcerte tant et semble si difficile à lire:
Rimbaud se place lui résolument du côté d'une exploitation complète de la métaphore du langage: Les voyelles de l'alphabet servent à écrire et donc à communiquer par l'écrit dans une langue donnée, mais si on parle de voyelles et de consonnes dans l'alphabet, c'est bien que l'écriture alphabétique est en grande partie le relief de la formulation orale supposée aux phrases et aux mots que nous écrivons: Si Rimbaud avait écrit "alphabet" et non "voyelles", nous serions sans doute dans une métaphore visuelle repliée sur le rapport de l'écrit aux visions, mais le choix du nom "voyelles" ménage l'écrit et l'oral pour parler de langage:
Je me suis engagé ici dans une lecture littérale, mais je vais au moins manger le morceau pour le vers 9 qui parle de "vibrements": La vibration est inévitablement à la fois l'affaire de la voyelle "U" au plan acoustique, de la voyelle écrite ou alphabétique "U" en forme de diapason et de la couleur verte associée A l'époque de Rimbaud, son comme lumière sont clairement interprétés comme des ondes (je donnerai bientôt des sources sur ce genre de sujet) et une image naturelle de la manifestation des ondes dans la Nature est celle des vagues marines: Dnas "ondulation" nous lisons "onde": On voit très bien avec le vers 9 "U, cycles, vibrements divins des mers virides" qu'il faut garder à l'esprit que l'idée de Rimbaud en prenant pour titre le nom "voyelles" est de faire primer un tout alphabétique en correspondance avec un tout des couleurs pour former les jeux de la lumière et de jouer aussi sur l'expansion de timbre des voyelles en liaison avec les concentrations et diffusions des couleurs:
Je ne parle pas encore ici de réfraction et réflexion de la lumière, ni de l'opposition de phénomènes de pigmentation et de réfraction pour expliquer la couleur des plumes d'un oiseau, etc:
La présente série sur les inférences c'est de montrer qu'on ne doit pas lire n'importe comment Rimbaud, en pointant du doigt des automatismes qu'il conviendrait d'avoir, en rappelant qu'il y a toujours des efforts à fournir à la lecture et qu'il faut éduquer ce sens de l'effort pour qu'il soit efficace:
D'autres idées neuves sont prévues dans cet article, notamment en ce qui concerne l'unique rime masculine:

jeudi 16 janvier 2014

Voyelles, le problème du sens à la lecture, les inférences (partie 1)

On peut échanger sur Rimbaud comme on le fait d'un accessoire Vuitton: "Oui, je l'adore, il me fait penser à la mer, etc" Beaucoup de gens tendent à cette simplification abusive de l'échange littéraire : pour eux, la poésie, ça ne s'explique pas, c'est donc du Paco Rabane: Il n'est plus question que de parler de son ressenti personnel le plus diffus : "Oui alors, moi, quand je lis Rimbaud, je pense à ce que j'ai vécu dans ma vie" Mais ce que vous suggère Rimbaud reste personnel et ce genre de rapports n'est que gratuité de la conversation quotidienne: Encore y a-t-il bien un intérêt pour quelques-uns : la volonté de briller devant un public comme on tape à l'oeil en portant du Versace: On donne des gages de notre valeur intellectuelle ou culturelle, de la pertinence qu'il y a à nous tenir compagnie, à échanger avec nous, parce que nous citons Rimbaud et que nous témoignons d'une sensibilité de bon goût, sinon y prétendons: Et on peut remarquer que cette nécessité de briller en disant "moi, je lis Rimbaud" ferme tout accès à telle ou telle discussion réelle sur l'oeuvre qui mettrait en péril la posture adoptée:
Or, l'échange sur Rimbaud doit être celui de la mise en commun, la lecture doit être pensée dans le domaine de ce qui est partageable par tous: C'est en tout cas en ce sens seulement qu'il reste quelque chose d'une conversation sur Rimbaud, c'est en ce sens seulement qu'il n'y a pas gratuité des échanges: Certes, celui qui va déclarer "commenter c'est traduire et traduire c'est trahir" tournera le dos à cette réalité et refusera encore d'admettre que dans l'opposition entre "poésie objective" et "poésie subjective" que fait Rimbaud nous trouvons un désir du sens objectif mis en commun et non des propagations diffuses de la subjectivité à partir d'un texte:
Mais, les adeptes de l'échange sur le seul ressenti n'ont qu'à pas se convier dans les échanges qui mettent en commun: Les règles de la discussion sont posées : les échanges gratuits, c'est par là, les échanges intelligents c'est par ici: Et on rejettera dans la même sphère de la brillance mondaine, celui qui, loin de discuter, pose une thèse sur la table dont aucune ligne ne saurait changer, qui raille tout le monde en étant assez fin pour faire mouche à quelques reprises, mais qui fondamentalement s'est engagé à défendre tout ce qu'il pense comme sa croûte:
Ici, il convient d'être prudent, il est normal qu'un débat accroche, normal même de voir qu'on défend ses thèses d'une façon similaire à ce que nous venons de décrire, mais au moins pour m'expliquer de manière imagée une personne ne se butera pas à refuser de s'interroger sur les angles quand on parle des triangles: Le débat doit être admis dans toute sa profondeur et toute son acuité: Il faut aussi juger si, dans la longue durée où le débat accroche, les gens cherchent dans les phases du dialogue à se mettre dans la peau de l'autre pour comprendre comment ils procèdent, comprendre le moment où ça coince, etc, d'autant que ce conflit peut être vraiment long dans le temps: Le dialogue conflictuel n'empêche pas non plus le retour sur soi-même, vertu essentielle:
Il me resterait une dernière catégorie d'individus à cibler comme dérangeante dans un débat d'idées, car certains acceptent que la discussion ne soit pas gratuite, mais ils attendent de l'autre une vulgarisation rapide, facile à consommer, qui, s'ils en retiennent des bribes ou les lignes générales, leur servira à la manière d'un bracelet Versace, ou bien tout ce que vous leur direz de haute volée ne leur servira qu'à des fins instrumentales bornées au mépris, parfois piquant, des envolées qu'ils vous ont invité à développer devant eux: Des gens peuvent aimer vous entendre discourir ambitieusement, n'en prendre pour eux que des éléments à instrumentaliser, et vous dire plus tard ou dire à quelqu'un d'autre leur indifférence, leur mépris même pour les idéaux et grands idées fécondes, ne reconnaissant que du bout des lèvres quand ils ont été utiles, quand ils ont fait l'Histoire: Car il ne faut pas se leurrer la sublime intelligence peut être instrumentalisée par une pensée qui n'est pas sortie de l'époque des bactéries : on attaque avec ce qu'il y a de mieux, on bouffe tout le monde, y compris avec de la délicatesse:
Mais, cette dernière catégorie est peu concernée par Voyelles, en-dehors de l'instrumentalisation des moyens de séduction du poète:
Tout ce préambule m'amène enfin à parler du sonnet Voyelles précisément:
Il s'agit d'un poème hermétique, et partant de là les tenants des impressions personnelles parasitent les échanges de ceux qui prétendent mettre en commun: Mais encore la lecture du sonnet devient un espace concurrentiel où ce qui peut être mis en commun, ce qui est partageable par tous, est parfois perdu de vue au profit de la brillance mondaine, de la face à ne pas perdre, etc, au profit aussi d'une réflexion où le sens de Voyelles importe moins que ce que cela nous inspire comme moyens pour séduire en société, où le sens de Voyelles importe moins que l'autorité qu'on peut prendre en en parlant:
Mais, il y a encore une dimension intéressante, c'est la place que peut prendre en nous le commentaire du texte: Là, je ne m'adresse plus qu'au public de bonne foi qui souhaite le partageable sur ce poème: Qu'est-ce qui peut être mis en commun par tous à la lecture de ce sonnet ?
La discussion apaisée ou l'échange de soi à soi amène à une compréhension partielle du poème, et à un ralliement à telle ou telle thèse de lecture, plus par conviction intime que par un réel avènement explicatif:
Et une bonne mesure de cela, ça peut être de relire les nombreux et divers textes hermétiques de Rimbaud après avoir lu des analyses qui entraient dans le détail du texte:
Car la performance c'est alors de sentir que se dégage du texte même que nous lisons le sens formulé dans les commentaires et non pas de se permettre une simple superposition de la lecture du poème avec des remémorations de commentaires critiques qui jettent bien des éclairs, mais sans jaillir du texte:
Evidemment, c'est un exercice limite, d'autant que le commentaire a un ancrage pertinent: Le commentaire d'un mot ou d'un groupe de mots, vous allez vous dire que ça jaillit du texte: En fait, c'est un peu plus subtil que ça la relation attendue à l'oeuvre: Il faut vraiment lire en se laissant porter par le poème, l'allumage des idées on doit sentir que ça part du texte, même si nous avons été préalablement informés par des commentaires: Et si le sens a l'air bien commenté pour quelques mots, il s'agit d'éprouver si ce sens s'impose si naturellement à l'esprit à la lecture de ce qui précède dans l'oeuvre, ou s'il se maintient ensuite:
Ce que je viens de dire n'est sans doute pas aisément compréhensible sans exemple concret, car il est question du degré de pertinence des commentaires et on peut bien penser que ceux qui ont publié des avis contradictoires estimaient chacun de leur côté qu'ils étaient pertinents, que leur lecture allait de soi, etc:
Pourtant, bien que ma lecture de Voyelles de 2003 (publiée dans la revue Parade sauvage n°19) allât dans le bon sens, je n'ai pas éprouvé personnellement que je revenais pour autant au texte en déclenchant alors de meilleurs automatismes de lecture: En revanche, je suis convaincu que mes articles récents sur ce blog n'ont cessé de progresser en faveur d'une reconnaissance immédiate par les réflexes de la lecture spontanée du sonnet: Quand je lis le sonnet, désormais je me sens en phase avec lui:
Mais, là encore, je dois préciser que la lecture suppose pour moi des efforts consentis: On peut lire n'importe quoi sans prendre garde au sens, ou alors si on prend garde au sens immédiat des mots et des phrases on ne se mobilise pas pour entendre ce que le texte construit:
Dans le cas où les commentaires ne nous sont pas connus, certes on aura peur de vouloir trop bien faire et de mal nous investir dans la compréhension, mais, dans le cas des commentaires épluchés, nous pouvons éprouver ce qui marche ou ne marche pas, et si ça ne marche pas il y a toujours une alternative : ou le commentaire n'est pas bon, ou nous n'avons pas réellement assimilé ce qui fait la justesse du commentaire, autrement dit nous n'avons pas assimilé les réflexes de lecture que suppose le commentaire:
Mais il faut sans doute aussi savoir ce que c'est que lire de la poésie: Un poème est fait de phrases et de mots, et il est normal de lire de la poésie comme nous lirions un texte en prose, mais cela n'est vrai du moins que jusqu'à un certain point: S'il n'y a pas de différence de nature entre une poésie et un texte en prose, nous pouvons opposer le texte informatif, scientifique, journalistique au texte poétique dans leurs principes: Un texte poétique, aussi clair soit-il, joue avec les inférences, alors que les autres types de textes mentionnés ici ne s'y soumettent pas aussi volontiers, sauf pour quelques effets d'accroche:
Un texte poétique suppose que nous fassions des liaisons mentales particulières: Il ne s'agit pas seulement d'avoir une connaissance du vocabulaire employé et de bien maîtriser les règles de la grammaire: Ces connaissances sont importantes, mais très vite on admet devoir les prolonger pour ce qui est des thèmes et motifs d'un poème par une certaine connaissance du contexte dans lequel il a été composé, par une connaissance du moins de son époque de composition: Or, ces éléments de contexte ne sont plus de l'ordre d'une approche infaillible des textes: Connaître le sens des mots, comprendre le sens d'une phrase au plan grammatical, c'est à de rares exceptions près non problématiques, mais la science du contexte et de l'époque d'une oeuvre n'est plus de l'ordre de l'infaillible: Il faut déterminer ce qui est pertinent: Et le problème ici s'aggrave de ce que le contexte ou l'époque cela ne se conçoit pas en même temps que nous lisons le texte, et il appartient donc aux lecteurs de se cultiver, mais aussi de revenir au poème éprouver si ce qu'ils ont appris délivre du sens dans l'oeuvre:
Un poème peut très bien parler d'un fait d'époque sans le nommer: Sa connaissance va éclairer ses virtualités, par exemple:
Mais, une grande partie des liaisons mentales sollicitées par le poème peuvent être opérées lors de la lecture spontanée: Le problème, c'est, comme pour le contexte d'époque, que les inférences ne sont pas toujours infaillibles: Il ne s'agit pas de dérouler une règle de grammaire ou de prendre un dictionnaire pour éclairer le sens de manière décisive:
Toutefois, nos inférences sont liées à un souci de pertinence, et si j'emploie le mot d'inférence, plutôt que le mot de "liaison" ou un autre, c'est à dessein, puisque je pense aux recherches linguistiques actuelles et aux avancées de Paul Grice (livre non traduit In the way of the words), de Deirdre Wilson et Dan Sperber (La Pertinence), et je ne résiste pas à la tentation de mentionner pour l'occasion les deux livres posthumes d'Austin (Quand dire c'est faire et moins connu mais plus important encore Le Langage de la perception): J'ajouterai même le Traité du sublime attribué à Longin et traduit par Boileau à l'horizon de mes réflexions actuelles autour de la question du sens à partir du sonnet Voyelles de Rimbaud:
Je ne vais pas résumer ou présenter ces ouvrages dans le corps du présent article, mais cela pourra se faire sur le blog ultérieurement: L'influence de Longin et d'Austin sur mon discours se voit plus par touches dans mes articles actuels, tandis que l'influence des deux précédents ouvrages est plus fondamentalement directrice dans la suite à venir du présent article puisque je m'appuie sur les notions d'inférence et de pertinence qu'ils affûtent en les appliquant à des idées miennes que j'ai développées il y a près de quinze ans maintenant sur les liaisons des phonèmes, des répétitions, sur les symétries de césures, etc, sur l'importance de la lecture du texte dans sa continuité : la fin du texte ne précède pas sa fin, même si le commentaire permet de traiter en même temps plusieurs endroits du poème, ou de voyager dans les deux sens: Je n'ai pas persévéré au plan théorique et j'ai privilégié les lectures des poèmes dans mes publications, car mon discours théorique a rencontré un tel mur d'indifférence que je n'ai eu sur ces questions aucun échange fructueux, aucun vis-à-vis sérieux me permettant de rebondir: Les livres choisis ici me permettent de revenir en force sur ces sujets et il s'agit ici de montrer qu'une lecture contrôlée par inférences peut fonctionner dans le cas de Voyelles: L'intérêt, c'est d'éduquer les gens à la lecture, l'autre intérêt plus ponctuel c'est de faire entrer la lecture que j'offre de ce poème dans le domaine du partageable, dans le champ de cette fameuse mise en commun des échanges intellectuels: Il ne doit plus s'agir seulement de lire le sonnet et de prendre sur une autre étagère un commentaire dont il ne reste qu'à dire qu'il est celui qui nous convient le mieux ou le moins: Les gens croient qu'au vingt-et-unième siècle on inventera peut-être un procédé pour rendre la vue aux aveugles, mais cela est complètement idiot puisque cette invention existe déjà dans un film de Charlie Chaplin où le héros rassemble l'argent pour permettre à la jolie fleuriste d'accéder à de tels soins: Ici, il s'agit en présentant un peu les inférences à faire d'éduquer les lecteurs pour qu'ils découvrent la vue en lisant Voyelles: J'entre ici dans un commentaire linéaire, non seulement vers après vers, mais quasi mot à mot, encore que j'abrège tant que possible pour ne pas lasser la patience des gens dont je me soucie, et ce sera l'occasion de quelques remarques encore jamais fournies, notamment sur les "vibrements" du vers 9 pour ceux qui, malgré tout, voudraient ne lire ce qui suit qu'en diagonale:

Un dernier propos général pour commencer : le poème offre des images, des juxtapositions, des symétries, des rimes, des césures, etc Les inférences sont à faire à tous ces plans et d'autres encore: Qui dit "rime" dit inférence pour le sens:

Je passe sur le titre, n'ayant rien d'original à dire:
La lecture commence par une abstraction "A noir", à moins d'envisager une lettre simplement peinte en noir:
Le traitement est différent sur la copie de Verlaine "A, noir" la virgule souligne qu'il y a eu un effort de liaison, comme l'ultime rempart d'une dissociation possible, les autres versions du poème (revue Lutèce de 1883 et manuscrit autographe) ne modifient pas réellement cette idée de construction attributive "le A est noir", mais elles la présentent plus crûment comme indivisible "A noir":
A un tel stade, la lecture ne va pas très loin:

A noir, E blanc,
A ce moment de la lecture, nous comprenons qu'est engagé un processus d'égrènement associant chacune des voyelles de l'alphabet à une couleur: La succession des voyelles de l'alphabet sur l'ensemble du premier vers est d'ores et déjà pressentie et elle le serait même en cas d'ignorance du titre et si le poème venait à s'y dérober nous comprendrions cela comme une rupture: Cette inférence spontanée vient de la succession A et E qui est autrement inexplicable, et de la symétrie lettre-couleur qui convient à l'intention énumérative: Mais une deuxième inférence s'impose, le noir et le blanc sont deux contraires: La succession noir blanc fait sens et forme un tout contrasté complet: Nous pouvons déjà être attentifs à l'idée que l'ordre est voulu de passage du noir au blanc, et non du blanc au noir: Il s'agit d'une inférence de la lecture linéaire que les méthodes de déploiement du commentaire ne rendent pas forcément: Nous sommes aussi sensibles au fait que le A et le E forment un premier groupe dans le poème, quelle que soit la suite, d'autant que nous constatons bien que le poète a d'abord cité les deux couleurs qui sont à part justement parmi les couleurs: On sait en principe que le noir témoigne d'une absorption de la lumière s'opposant au blanc: Une autre inférence peut être faite Les mentions isolées "A noir" et "E blanc" donnent une impression de généralité, tandis que nous imaginons mal un E en blanc sur le papier: En général, toutes les lettres sont en noir dans un livre, mais nous n'imaginons pas spontanément un support qui détacherait le noir et le blanc: Même si c'est indémontrable à partir d'un extrait si mince "A noir, E blanc", il est sans doute peu de lecteurs qui songent ici à des lettres peintes, la plupart des lecteurs sentent que la pertinence engagée se situe à un autre niveau: alphabet et phonème de la langue pour les voyelles face à donc des couleurs en tant que telles: 

A noir, E blanc, I rouge,
La lecture se poursuit: Il n'est pas surprenant de voir succéder un I associé à une couleur, mais très fin Rimbaud déplace progressivement les points de rencontre avec des faits étonnants: Le "rouge" est la première mention de couleur au sens restreint du terme et il choisit précisément le rouge couleur particulièrement chatoyante qui se démarque nettement du couple noir/blanc: Le point de basculement était inévitable : après les mentions du noir et du blanc, toute autre mention de couleur allait (si pas surprendre, car cela fut brièvement prévisible) marquer le coup: La couleur est très bien choisie, surtout que le passage du couple noir/blanc à la couleur se fait précisément à la césure, ce qui favorise l'inférence d'un beau rouge bien vif: On voit très bien que le premier hémistiche ne suppose pas un jeu sur les phonèmes que justifieraient l'emploi en mention des voyelles, mais on note quand même le rythme "I rouge" qui donne plus l'impression d'une trouée brusque que les mentions plus alanguies avec des liquides finales [R] et [l] "A noir, E blanc": Le contraste [I] et [u] ("i" la voyelle la plus aiguë et "ou" la voyelle la plus grave) autour du [R] avec une consonne finale pas mangée mais non alanguie, tout cela contribue à rendre éclatante cette mention à la césure: Elle prend du relief: Il y a une certaine valeur scénique de la césure qui favorise cet effet intrusif de la couleur:

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu :
Evidemment, nous sommes en attente d'un système de distribution de couleurs qui compléterait le couple noir / blanc, ce sera la série rouge, vert, bleu qui ne correspond pas à la trichromie classique du rouge, du jaune et du bleu! Le jaune est éclipsé: La dérobade, si ce terme n'est pas inapproprié, intervient au niveau du "U vert" et a interpellé quantité de lecteurs: Elle engage soit une autre inférence culturelle à mener, soit une gratuité d'éparpillement, mais cela en contradiction avec deux faits : la mention globale des cinq voyelles de l'alphabet et l'articulation isolée et initiale d'un couple noir / blanc qui fait sens:
Le lien avec Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs est alors sans aucun doute pertinent pour ceux qui l'ont lu et qui y pensent: Le bleu y fait partie des "Bleus Thyrses Immenses" et la succession telle quelle du noir, du blanc, du rouge et du vert y apparaît, avec interversion du vert et du rouge: Les "noirs Poèmes y sont l'équivalent de bulbes, cocons ou chrysalides, d'où s'échappent un festival de couleurs avec des fleurs étranges et des papillons électriques, ce festival est caractérisé comme "Blancs, verts et rouges dioptriques" Les couleurs dioptriques sont liées à la réfraction de la lumière par opposition au phénomène de réflexion et nous connaissons la décomposition de la lumière à l'aide d'un prisme en un ensemble consacré de couleurs qui peuvent également être nommées dioptriques, et où le rouge, le vert et le bleu sont trois des sept couleurs, mais qui plus est s'y rencontrent dans le même ordre que pour le sonnet Voyelles: Le rouge est la première de ces sept couleurs par ailleurs, et c'est encore dans Voyelles la première couleur, qui plus est valorisée à la césure, à succéder au couple particulier noir / blanc: Mais est-ce suffisant ? Quatre autres couleurs sont évincées: Or, tout récemment (à l'époque où compose Rimbaud), Helmholtz a proposé une trichromie des trois couleurs rouge vert bleu sur laquelle nous reviendrons: Il s'agit d'études physiologiques: Nous percevrions les couleurs à partir de trois types de récepteurs sur la rétine qui seraient respectivement sensibles au rouge, au vert et enfin au bleu ou au violet: Je reviendrai sur ce sujet:
Le sonnet présente donc deux groupes de deux et trois couleurs qui forment un tout avec un groupe de cinq voyelles: Une correspondance terme à terme est établie, à chaque voyelle correspond une couleur:
Dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, le système est différent, le bleu est tout à fait à part, et la relation est du noir isolé, celui des "noirs Poëmes", aux trois couleurs dioptriques pénétrantes qui diffusent les couleurs dans le monde : "Blancs, verts et rouges dioptriques", alors qu'ici la succession immédiate des cinq voyelles-couleurs fait que s'impose plus nettement le recoupement noir/blanc:
Il est difficile de ne pas penser que Rimbaud dégage les cinq voyelles comme le tout articulé d'un langage du monde et deux groupes de deux et trois couleurs comme le point de départ pour composer toutes les visions:
Quant au primat des voyelles, alors qu'il est aussi des consonnes, il s'explique par le fait que les voyelles sont une libre émission dans l'air, mais aussi parce qu'elles ont un timbre, ce qui permet là encore de rejoindre les considérations d'Helmholtz: Son livre a été traduit en français dès 1867, il s'agit de thèses scientifiques importantes qui étaient alors pleinement d'actualité, et ces thèses concernent aussi l'acoustique et les voyelles, comme on peut s'en apercevoir en consultant des revues de cette époque comme la Revue des deux mondes: Nous y reviendrons: Charles Cros, Ernest Cabaner et bien d'autres ont pu échanger sur Helmholtz avec Rimbaud au début de son séjour parisien fin de l'année 1871: Ces considérations n'étaient pas réservées à un public scientifique par ailleurs et ne demandaient pas des connaissances aguerries pour en tirer un profit:
Rappelons enfin que Verlaine a répondu deux fois à René Ghil sur le sujet des couleurs associées aux voyelles, la seconde fois c'est une fin de non-recevoir pour dire que Rimbaud ne s'intéressait pas à la valeur scientifique d'une association d'une couleur à une voyelle, mais la première fois Verlaine dit clairement que Rimbaud se fichait de l'exactitude théorique, réponse très nuancée qui admet l'idée d'une restitution théorique: Verlaine savait donc qu'il était question de théorie des couleurs dans les choix de Voyelles et il se contente de dire que Rimbaud ne s'est pas gêné pour rendre une petite inexactitude théorique, c'est ce que sa réponse engage très clairement et ce qui rejoint les inférences immédiates qui s'imposent à la lecture du premier vers de Voyelles, sans compter qu'il est encore question du "violet" du vers 14 au lieu de bleu et d'un vers central, le vers 9 que nous commenterons plus loin:
Un autre point amène le lecteur à une importante inférence qui conforte tout ce que nous venons de dire, c'est l'interversion du U et du O, et dans cette interversion, c'est immédiatement après la césure, en tête du second hémistiche que nous avons lieu d'être surpris, le "U vert" concentre donc deux surprises, celui du non respect de l'ordre de succession des voyelles et celui donc de la mention "vert" dans l'hypothèse de lecteurs qui auraient attendu d'emblée une mention des seules trois couleurs primaires classiques: Mais, au plan du "O bleu", autre surprise, le "O" n'est pas omis, il est interverti: Cela fait pressentir une intention que la fin du sonnet dévoilera, puisqu'il ne faut pas oublier que le problème est insoluble quand nous nous contentons de lire le premier vers: C'est parce que nous avons déjà lu ce sonnet que tous les niveaux surprenants du premier vers n'ont plus la même prise sur nous ou que nous estimons pouvoir donner une justification immédiate: L'inversion significative du "O" ne reçoit son éclairage qu'à la fin du poème: Il y a suspens:
Je place ici de dernières remarques complémentaires: Le premier vers n'engage pas d'inférences phonématiques: Le vers se lit de manière quelque peu didactique dans son énumération sommaire et lente: Je remarque aussi que le vert reconduit un "R" alangui en fin de mot et le "bleu" offre la même ouverture labiale et liquide que "blancs", ce qui accentue la particularité vive de la mention "rouge" à la césure:
Accessoirement, il convient aussi d'indiquer que deux calembours sont possibles "oeufs blancs" et "eau bleue", mais ces calembours sont exclus pour les autres associations, et on peut penser que ces calembours impertinents n'ont pas été voulus par Rimbaud: Pas la peine de penser que Rimbaud a alors évité le calembour "hiver" avec un "I vert" qu'il aurait évité, etc Les deux calembours potentiels n'offrent aucun intérêt: Ils ne furent pas voulus, ni sans doute perçus par l'auteur:

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
La mention "voyelles" n'est pas une cheville heureuse pour mener à son terme le premier alexandrin: Il serait anachronique de parler d'une manière de faire d'informaticien, mais Rimbaud énumère les cinq variables et les résume par la mention de l'instance même dont il est question: Il s'agit d'un fait de reprise synthétique qui confirme l'idée d'articulation globale et que lettres comme couleurs, couleurs comme lettres, forment un tout achevé et sans reste: L'ensemble du vers 1 est ainsi une apostrophe: Le poète s'adresse en particulier à chaque voyelle couleur, puis il forme une adresse générale au pluriel, mais il est frappant de constater que nous passons d'une parité voyelle-couleur à une mention exclusive des composantes de l'alphabet "voyelles", alors que "couleurs" est un mot de deux syllabes qui aurait pu terminer ici l'alexandrin avec une cadence masculine au lieu de féminine comme "voyelles": Le tour est quelque peu étonnant bien que "voyelles" soit bien le titre du poème: Pourquoi "voyelles" et pas "couleurs" ? Le poète ne justifie pas ici les couleurs qu'il a associées à chaque voyelle, désinvolture étonnante dans un poème au début d'allure si didactique: Un cadre métaphorique est à envisager et soit les lettres sont des métaphores pour les couleurs des visions, soit l'inverse: 
Le titre et le primat du mot "voyelles" invite à penser que le poème parle des voyelles, mais la suite en cinq séries de tableaux du poème laissera entendre que les voyelles sont des métaphores appliquées au travers des visions:
Une dernière remarque, il est question de rimes couleurs dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs en écho à des considérations de Banville sur des rimes développant des gammes de couleurs : "Ta Rime sourdra rose ou blanche" et il est question aussi de faire sortir des couleurs "Blancs, verts et rouges dioptriques" des "noirs Poëmes" Ici il est question de cinq voyelles couleurs, et le mot voyelles est précisément repris à la rime, la gamme de couleurs est à la rime peut-on en inférer:

A suivre:::