lundi 27 septembre 2021

"Solde de diamants sans contrôle !"

Le poème "Solde" revient parfois sur le devant de la scène dans le débat critique rimbaldien. La pique du début du poème crée un certain malaise, mais ce qui revient le plus souvent dans le débat c'est soit la position conclusive ou non du poème pour le recueil des Illuminations, l'alternative posée étant entre "Génie" et "Solde", soit l'idée d'identifier ou non Rimbaud à l'un des vendeurs du poème.
L'idée de considérer "Génie" ou "Solde" en tant que poèmes conclusifs du recueil des Illuminations n'a pas le sens commun, puisque la numérotation des manuscrits concernés n'est pas de Rimbaud, mais des éditeurs, et cette numérotation-là ne fait même pas débat, contrairement à ce qui s'entend encore au sujet de la suite de 24 pages. Mais, ce débat entraîne un présupposé : "Solde" s'il peut concurrencer "Génie" à cet endroit du recueil parle de la poétique visionnaire que se rêvait Rimbaud. Pour parodier la lettre à Banville de mai 1870, "Génie" en fin de recueil serait le "credo" des poètes, mais y substituer "Solde" cela revient à brader dans un geste ultime de dédain toute une expérience poétique. Il est difficile de prendre une telle thèse au sérieux, mais elle existe. Or, l'autre point qui fait débat est lié à cette thèse problématique. Beaucoup de lecteurs conçoivent spontanément que le poète exprime sincèrement l'envie de vendre au rabais ou en tout cas de vendre à tous une poésie de laquelle il refuse d'être la dupe. Ces lecteurs admettent que Rimbaud s'imagine en vendeur et à cette aune, le texte étant hermétique, il suppose donc que les énoncés étranges ont pour sujet la poétique rimbaldienne elle-même. Certains rimbaldiens sont opposés pourtant à cette lecture, à commencer par Antoine Fongaro et Bruno Claisse. Fongaro a ainsi fait remarquer que, obnubilés par l'identification du cri du bonimenteur à la voix de Rimbaud, les critiques négligent complètement le pluriel de la phrase : "Les vendeurs ne sont pas à bout de solde." Mais cela n'a eu que peu d'effets. Il suffit pour les plus déterminés de considérer que Rimbaud parle au nom des poètes et la lecture métapoétique du poème continuera de faire fortune. Pas plus que dans le cas du poème "Mouvement", je ne crois qu'il est question de la poésie rêvée par Rimbaud dans "Solde". Et mon idée spontanée, c'est que nous avons affaire à une énonciation parodique. C'est aussi dans ce sens que vont les lectures de Fongaro et Claisse, si ce n'est que le dernier article en date de Claisse sur ce poème a un degré d'abstraction tout à fait étrange et déconcertant.
Prenons la mesure du problème avec le commentaire du poème fourni par Alain Bardel sur son site Arthur Rimbaud. Le poème est cité dans la section "Anthologie commentée" et accompagné d'une brève notice dont les premiers mots sont les suivants ( cliquer ici pour accéder à cette page ) :
   Chacun s'accorde à déceler dans Solde un inventaire des thèmes constitutifs de la poétique rimbaldienne, mais les commentateurs se divisent dès qu'il s'agit de préciser les intentions de Rimbaud. 
Fongaro et Claisse ayant parlé de "faux-poètes" au sujet des vendeurs, leurs commentaires sont considérés comme acquis à l'idée qu'il est question d'un "inventaire des thèmes constitutifs de la poétique rimbaldienne", ce qui est contestable.
Bardel distribue les lecteurs en plusieurs clans. Un clan composé d'Alain Borer, Albert Henry, considère que le poème exalte par provocation une telle mise en vente. Cependant, ce sont naturellement les lectures qui pressentent l'ironie de l'auteur qui dominent. Toutefois, dans ce cadre, trois nouveaux clans s'affrontent, il y a ceux qui pensent que le poète dit adieu à la poésie par une rupture sans appel (thèse dans la continuité d'Isabelle Rimbaud), et surtout nous avons une opposition entre ceux qui pensent que Rimbaud raille dans "Solde" son ancienne conception de la poésie, celle du "voyant" (Yoshikazu Nakaji) et ceux qui pensent qu'au contraire Rimbaud constant dans sa pensée raille la société (Antoine Fongaro, Bruno Claisse, Steve Murphy). Il va de soi que je suis plus proche de cette dernière position et nous remarquons que Bardel cite plus de rimbaldiens qui la soutiennent, trois noms. Bardel précise aussi les nuances qui différencient les trois critiques : Fongaro dit que Rimbaud produit un texte ironique pour dénoncer les vendeurs en tant que "faux-poètes" ; Claisse, dans son dernier article, car il en a commis deux sur ce poème, fait du texte une satire ironique d'une mauvaise philosophie de vie ; Steve Murphy développe l'idée que Rimbaud fait parler un philistin pratiquant une poésie commerciale dévoyée, en se fondant sur un "messianisme" social trompeur, ce qui se rapproche de près de ce que je pense du sens du poème. Mais, je ne suis dans aucun clan, selon la définition fixée par Bardel, puisque je ne suis pas d'accord pour "identifier un inventaire des thèmes constitutifs de la poétique rimbaldienne", et je ne crois pas que Fongaro, Claisse et Murphy admettraient ce point non plus, puisque je ne vois pas très bien pourquoi Rimbaud produirait une satire de la société ironisant en fonction de ses convictions personnelles que personne ne connaît. Et surtout, je me méfie de cette circularité selon laquelle les formulations très poétiques ne peuvent avoir pour sujet que la poésie. Malgré le tour métaphysique étrange de son article, Claisse souligne bien qu'il est moins question de la poésie en tant que telle que de la manière de vivre des hommes, sujet éminemment important pour un poète qui veut se faire voyant. Claisse a produit par ailleurs quelques articles sur les poèmes en prose de Rimbaud qui montrent que les féeries apparentes sont moins des visions personnelles exaltées de l'auteur qu'un rendu ironique des discours enthousiastes de la société sur les progrès technologiques, qu'on songe au poème "Les Ponts" ou au texte "Villes" avec l'amorce : "Ce sont des villes !" Dans ce dernier poème, Claisse va jusqu'à repérer des jeux de mots latents : "les Libans de rêve" camoufle une allusion perfide au "Mount Lebanon" américain. Le poème "Solde" est réputé offrir des expressions équivalentes au poème "Mouvement" qui raille lui aussi la duperie d'émerveillement du discours progressiste propre au dix-neuvième siècle.
Il y a quelque temps Jacques Bienvenu a publié sur son blog un article où il a fait remarquer qu'une formulation du poème "Solde" était étonnamment proche d'une expression du roman Les Misérables de Victor Hugo, et il en a inféré que Rimbaud parlait par conséquent de la religion tout comme c'était le cas de la source hugolienne ( Lien pour consulter l'article "Le sens de 'splendeurs invisibles' dans le poème 'Solde' " mis en ligne le 5 août 2017 ).
L'expression "splendeurs invisibles" est oxymorique, il ne s'agit pas d'une formulation anodine. Mais notons que dans son article Bienvenu demeure dans l'idée que le poète pourrait solder son "expérience de voyant". Bardel a réagi à l'article de Bienvenu en insérant une remarque en note de son commentaire (cliquer ici pour accéder à la page de commentaire). Je cite cette note [3] :
Jacques Bienvenu a signalé la présence de l'expression chez Hugo, dans Les Misérables : "Il était [...] ému dans les ténèbres par les splendeurs visibles des constellations et les splendeurs invisibles de Dieu." [...] "Sans Hugo, commente Jacques Bienvenu, on aurait pu croire que les splendeurs invisibles représentaient ce que le poète voyant avait ramené de sa quête de l'invisible. Or le doute n'est plus possible : L'Elan insensé et infini aux splendeurs invisibles est un élan mystique [...]". Personnellement, je ne vois aucune raison d'opposer ces deux lectures. Le Rimbaud des Illuminations ne faisait probablement pas grande différence entre la chimère chrétienne du paradis et la chimère baudelairienne de l'Inconnu (ou de l'Ailleurs), variante profane du concept théologique mise en circulation par le romantisme. Voir l'ironie avec laquelle il traite des "voyages métaphysiques" à la fin de Dévotion et, dans L'Eclair (Une saison en enfer), le trait d'égalité qu'il tire entre le saltimbanque, l'artiste et le prêtre. Dans Solde, il va de soi que que les "splendeurs invisibles" représentent "ce que le poète voyant [a] ramené de sa quête de l'invisible". Leur désignation par une formule teintée de mysticisme s'explique par la visée critique et autocritique du poème. Quant à la citation des Misérables, si elle est consciente et intentionnelle de la part de Rimbaud, elle n'est qu'une manifestation supplémentaire d'humeur parodique dans un texte qui n'en manque pas.
La position de réserve de Bardel ne me paraît pas seulement obtuse, elle enferme l'apport de cette source dans une analyse biaisée du poème "Solde". Notons, dans un premier temps, que le texte de Jacques Bienvenu tel qu'il est cité n'enferme pas la reprise rimbaldienne dans une mention pure et simple du mystère chrétien. Le texte cité de l'article de Bienvenu parle d'un "élan mystique" ce qui permet de conserver précisément cette latitude que réclame Bardel dans sa réplique de contestation. Bienvenu a sans doute très bien fait de ne pas conclure précipitamment qu'il était question de la foi catholique en tant que telle dans "Solde". Mais, Bienvenu amenant le lecteur sur le terrain de la récusation d'une allusion pure et simple à la quête d'invisible du "voyant", Bardel tient un discours sur la défensive pour ménager les deux lectures, ce qui serait pourtant contradictoire et absurde. Bardel nous impose par ailleurs de croire que la référence du voyant est la conception baudelairienne de l'Inconnu, ce qui ne va pas de soi, mais, loin d'en faire un prestige de filiation de Baudelaire à Rimbaud, Bardel dévalue complètement ce lien en mettant sur le même plan les chimères du christianisme et les chimères tout aussi vaines du poète Baudelaire seulement soucieux d'épater la société par la production d'un recueil à succès de scandale, ce qui discrédite du coup la démarche même de Rimbaud en procédé mercantile. Le préjugé est fort selon lequel Rimbaud parlerait de sa propre quête poétique dans "Solde".
Alors, je ne vais pas écrire longuement ce que je pense du sens de "Solde" parce que je ne serai pas lu et on réagira contre. Je vais faire le service minimum. Donc, Bienvenu a souligné que l'alliance de mots contradictoires "splendeurs invisibles" vient de Victor Hugo et il se trouve que, contrairement à ce qu'affirme Bardel, il existe une catégorie de lecteurs qui ne pensent pas qu'il est question de la poétique du voyant dans "Solde", et toujours contrairement à Bardel je pense qu'il faut y inclure Fongaro, Claisse et Murphy, à moins que je n'aie pas tout compris à leurs articles, et partant de là il suffit d'envisager la mention "splendeurs invisibles" comme une allusion ironique à la rhétorique hugolienne, sachant que le grand romantique a eu une importance existence publique avec des écrits politiques consacrés, et cela nous entraîne sur le terrain d'une interprétation d'un grand nombre de poèmes en prose des Illuminations en tant que railleries sur le progressisme scientifique à coups d'images féeriques enthousiastes, sur le messianisme social manipulateur des masses, axe critique important des études de Bruno Claisse généralement très apprécié et à raison par Alain Bardel. Or, mettons en couple avec "splendeurs invisibles", une autre expression quelque peu hugolienne du poème "Solde" : "Les richesses jaillissant à chaque démarche ! Solde de diamants sans contrôle !" Les diamants n'ont pas toujours été les pierres précieuses les plus chères et les plus réputées, on pouvait leur préférer les rubis et les saphirs. La valorisation du diamant s'est accrue de la découverte de filons importants en Afrique du sud au XIXe siècle. Mais, c'est l'expression d'apparence anodine : "Les richesses jaillissant..." qui retient mon attention. Hugo a fait un discours d'ouverture politique célèbre au Congrès de la paix en 1849. Hugo n'est pas encore le poète exilé qui s'oppose au Second Empire et dans ce discours il n'y joue pas son plus beau rôle, puisque sous couvert de répandre la culture et l'éducation dans le monde il s'agit en fait de soumettre le monde entier à une colonisation occidentale qui forcément n'ira pas sans contrepartie économique. Et ce discours est teinté de messianisme et d'élan mystique dès ses premières lignes : "Messieurs, beaucoup d'entre vous viennent des points du globe les plus éloignés, le cœur plein d'une pensée religieuse et sainte ; vous comptez dans vos rangs des publicistes, des philosophes, des ministres des cultes chrétiens, des écrivains éminents, plusieurs de ces hommes considérables, de ces hommes publics et populaires qui sont les lumières de leur nation. [...]" Et ça continue : "Vous venez tourner en quelque sorte le dernier et le plus auguste feuillet de l'Evangile [...]", "Messieurs, cette pensée religieuse, la paix universelle, toutes les nations liées entre elles d'un lien commun, l'Evangile pour loi suprême, la médiation substituée à la guerre, cette pensée religieuse est-elle une pensée pratique ? cette idée sainte est-elle une idée réalisable ? [...]" Et Hugo de s'exclamer : "La loi du monde n'est pas et ne peut pas être distincte de la loi de Dieu."
La suite du texte ne scande pas "A vendre", mais "Un jour viendra..."
Je ne fais pas du tout de ce texte la source au poème "Solde". Je n'ai fait aucune recherche en ce sens. Je suis simplement en train de montrer le plus clairement du monde que la rhétorique de "Solde" imite cette rhétorique courante et bien connue dont Hugo est le champion et dont le discours d'ouverture au Congrès de la paix de 1849 offre une remarquable illustration. On peut constater que la source signalée à l'attention par Bienvenu permet de suggérer que le bonimenteur dans "Solde" assimile sa foi dans le progrès à l'élan de la foi chrétienne tout comme le fait explicitement Hugo dans les extraits que nous venons de citer. Et l'idée de la richesse qui jaillit est formulée telle quelle par Hugo dans un extrait de son discours que nous allons citer de manière plus conséquente dans la mesure où il donne à réfléchir sur la matière satirique de plusieurs poèmes en prose des Illuminations :
[...] Ces cent-vingt-huit milliards donnés à la haine, donnez-les à l'harmonie ! Ces cent-vingt-huit milliards donnés à la guerre, donnez-les à la paix !
(Applaudissements.)
Donnez-les au travail, à l'intelligence, à l'industrie, au commerce, à la navigation, à l'agriculture, aux sciences, aux arts, et représentez-vous le résultat. Si, depuis trente-deux ans, cette gigantesque somme de cent-vingt-huit milliards avait été dépensée de cette façon, l'Amérique, de son côté, aidant l'Europe, savez-vous ce qui serait arrivé ? La face du monde serait changée ! les isthmes seraient coupés, les fleuves creusés, les montagnes percées, les chemins de fer couvriraient les deux continents, la marine marchande du globe aurait centuplé, et il n'y aurait plus nulle part ni landes, ni jachères, ni marais ; on bâtirait des villes là où il n'y a encore que des écueils ; l'Asie serait rendue à la civilisation, l'Afrique serait rendue à l'homme ; la richesse jaillirait de toutes parts de toutes les veines du globe sous le travail de tous les hommes, et la misère s'évanouirait ! Et savez-vous ce qui s'évanouirait avec la misère ? Les révolutions. (Bravos prolongés.) Oui, la face du monde serait changée ! Au lieu de se déchirer entre soi, on se répandrait pacifiquement sur l'univers ! Au lieu de faire des révolutions, on ferait des colonies ! Au lieu d'apporter la barbarie à la civilisation, on apporterait la civilisation à la barbarie !
[...]
Il y aurait énormément de choses à dire à propos d'une telle citation. Elle laisse assez à entendre ce qu'on peut comprendre du message de Rimbaud dans "Solde" qui n'a rien à voir avec un inventaire de la poétique rimbaldienne, ce qu'on peut comprendre aussi de poèmes en prose tels que les deux "Villes", tels que "Mouvement", "Soir historique", "A une Raison", "Guerre", "Les Ponts", "Mystique", "Barbare", "Promontoire", "Démocratie", etc.
Il serait peut-être temps de mettre les pendules à l'heure, non ?

jeudi 23 septembre 2021

Des "lettres du voyant" à "Alchimie du verbe", 7ème partie : "poésie objective" et "poésie subjective"

Une des intentions de cette série d'articles autour des "lettres du voyant" et de la section "Alchimie du verbe", c'est de réfuter le cloisonnement entre les époques poétiques de Rimbaud. Nous aurions une production précoce non soumise aux impératifs de la conception du voyant, où les ambitions intellectuelles de "Credo in unam" ne s'émanciperaient pas d'un tribut aux sources nombreuses sollicitées. Le poème "Credo in unam" n'affirmerait pas une pensée propre, ce ne serait qu'un centon, et les autres poèmes de 1870 seraient étrangers à la grande pensée poétique à venir, alors qu'ils sont la genèse de cette éthique du "voyant" et qu'ils mettent en place les premiers éléments de son régime. Puis, je m'attaque bien sûr à l'idée que les poèmes contenus dans les lettres "du voyant" ne seraient pas des illustrations du projet, alors même que Rimbaud nous les présente bel et bien en tant que tels, et il s'agit de "Mes petites amoureuses", "Le Cœur supplicié", "Chant de guerre Parisien", "Accroupissements", "Les Poètes de sept ans" et "Les Pauvres à l'Eglise". Puis, je dénonce bien évidemment le fait de ne considérer "Voyelles" que comme une parodie dominée par un esprit de blague, le fait de réduire "Le Bateau ivre" à un exercice de bravoure poétique, et j'entends démonter le clivage opéré au plan des poèmes du printemps et de l'été 1872 à cause leur côté "exprès trop simple". En réalité, il existe une certaine hétérogénéité des poèmes du printemps et de l'été 1872, puisqu'ils incluent "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,...", "Michel et Christine" et "Mémoire", mais Verlaine a parlé d'un poète qui fit mine de virer de bord en passant à l'exprès "trop simple", et nous avons des poèmes à l'apparence de "chansons" qui célèbrent un rapport immédiat à la Nature, en exaltant l'expression de la faim ou de la soif. Les poèmes de 1871 et du début de l'année 1872 étaient en vers réguliers et s'ils étaient hermétiques ils avaient des sujets sensiblement politiques, une certaine densité sémantique. Les poèmes du printemps et de l'été 1872 exaltent très souvent la Nature, ont une versification irrégulière et sont hermétiques à la mesure d'énoncés désarmants du genre : "la mer allée / Avec le soleil". Puis, Rimbaud a repris des discours plus denses, plus faciles à percevoir comme exprimant une critique de la société, une satire, mais sous la forme de poésies en prose dont l'écriture et les thématiques ne recoupent pas pleinement les productions en vers antérieures, et cela que ce soit dans Une saison en enfer ou dans les poèmes en prose des Illuminations. Cela semble dresser le tableau d'autant d'entreprises poétiques distinctes, et pourtant tout cela est lié.
Tirée de "Alchimie du verbe", la citation : "La morale est la faiblesse de la cervelle", a été l'occasion de souligner qu'il y a  une continuité entre ces manières poétiques diverses, et une des idées, c'est que l'exaltation faussement naïve de la Nature dans les vers chansonniers de 1872 ont à voir avec la revendication de "pensée chantée et comprise du chanteur" de la lettre à Demeny du 15 mai 1871 et ont à avoir avec le fait d'exprimer un rapport au monde du type du "dérèglement des sens", mais un rapport au monde qui opère la même critique de la société que les poèmes en vers satiriques de 1871 et que les poèmes en prose ultérieurs. Mais tout cela nous en parlerons en son temps.
Nous avons vu dans les parties précédentes que dès les "lettres du voyant" Rimbaud dénonçait la "morale" comme "faiblesse du cerveau", mais la "morale" mesurée dans la façon de se devoir à la Société, ce que notre poète opposait à une morale faisant place à la bienveillance d'orgueil pour citer "Génie". Nous avons également apprécié la force de la formule "On me pense" qui ne doit pas se lire dans son sens littéral. Le "On", ce n'est pas la société qui pense le poète, et finalement nous avons constaté que les "lettres du voyant" sont une triangulation entre trois "Je" : nous avons le Je-inconnu, le "Je" de la poésie subjective et enfin le "Je" de la poésie objective.
En vrai, un débat complexe peut concerner l'emploi du pronom "On" dans les deux lettres. Cela n'empêchera pas de parler de la triangulation entre trois "Je", mais exposons préalablement le problème du "On" et du "Je". Dans la lettre à Izambard, je relève les emplois suivants du "on" : ""On se doit à la Société", "on me paie en bocks et en filles", "on devrait dire : On me pense". Il y a quatre emplois du pronom "On", et les deux derniers sont enchaînés : "on devrait dire : On me pense" ! Est-ce le même "on" qui passe de "on devrait dire" à "On me pense" ? Telle est la question.
Dans la lettre à Demeny du 15 mai, la formule "On me pense" n'est pas reprise, mais nous observons plusieurs mentions du pronom "on" : "On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches que...", "on est chez soi et l'on a le temps", "On n'a jamais bien jugé le romantisme", "on agissait par, on en écrivait des livres", "On savourera longtemps la poésie française, mais en France."
D'emploi familier, le "on" semble assez dépréciatif dans plusieurs des citations que nous venons de faire, ou du moins désinvolte. Il y a deux choix possibles au plan du "On" de "On me pense". Soit il se fond avec la masse des autres emplois du "on" et notamment avec le "on" de "on devrait dire" qui l'introduit. Soit il est sur un autre plan, et par exception dans les deux lettres il ne désigne pas un collectif humain imprécis, mais une entité intérieure dont nous ne sommes pas pleinement conscients. Quel que soit celui des deux cas que nous retiendrons, de toute façon, Rimbaud n'emploie pas l'expression "On me pense" au sens littéral : "les gens pensent [ceci] de moi". Dans le premier cas de figure, le "on" est dénoncé en tant qu'instance sociale involontaire : "On n'a jamais bien jugé le romantisme", "On me pense", "on agissait par, on en écrivait des livres". Dans le deuxième cas de figure, le "On" avec du coup une majuscule volontaire désignerait l'entité intérieure, et c'est pour ne pas le confondre avec les autres emplois de "on" que Rimbaud ne l'aurait pas repris dans la lettre à Demeny et il l'aurait remplacé par des explications métaphoriques d'un autre ordre. Si ce "On" doit se comprendre comme une entité intérieure que nous cernerions mal, il prendrait la forme dans la lettre du 15 mai de "l'éclosion de [cette] pensée [intérieure]", celle qui "fait son remuement dans les profondeurs" en tant que "symphonie" ou qui "vient d'un bond sur la scène". Et il y aurait donc bien dans le discours même de Rimbaud une part de la création artistique qui échapperait à notre conscience, à notre volonté, à notre maîtrise rationnelle.
Dans la mesure où la formule "Je est un autre" est reprise le 15 mai, nous pouvons sonder l'environnement textuel immédiat de la lettre à Demeny pour tenter de cerner les réécritures du passage izambardien :
[...] Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. - Pardon du jeu de mots. -
   Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait !
Voici la partie correspondante dans la lettre du 15 mai à Demeny :
   Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m'inspire plus de certitudes sur le sujet que n'aurait jamais eu de colères un jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux ! d'exécrer les ancêtres : on est chez soi et l'on a le temps.
   On n'a jamais bien jugé le romantisme ; qui l'aurait jugé ? Les critiques !! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l'œuvre, c'est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?
   Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène.
   Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini[] ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs !
Nous pouvons apprécier d'autres reprises que celle de la formule "Je est un autre". Le mot "faute" circule de l'un à l'autre extrait : "Ce n'est pas du tout ma faute" contre "il n'y a rien de sa faute", et cela se superpose au réemploi de la métaphore de l'instrument de musique. Comparez : "Tant pis pour le bois qui se trouve violon" et "Si le cuivre s'éveille clairon..." L'alliance de mots en principe contradictoires "La raison m'inspire" est très proche du persiflage du "Je pense" transformé en "On me pense". Qui plus est, les deux extraits témoignent d'une même tendance à laisser s'accumuler les occurrences du pronom "on" de "on devrait dire : On me pense" aux trois emplois successifs en deux phrases : "on est chez soi et l'on a le temps. / On n'a jamais bien jugé le romantisme..." Enfin, les deux extraits font explicitement référence au "cogito ergo sum" cartésien : "Je pense", "Car Je est un autre", "inconscients qui ergotent", d'un côté et "La raison m'inspire plus de certitudes", "Car Je est un autre", "j'assiste à l'éclosion de ma pensée", "Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la définition fausse...", de l'autre côté.
Pour rappel, le cogito cartésien, tout fondamental qu'il est dans l'histoire de la philosophie, avec des antériorités du côté de saint Augustin qui peuvent intéresser la lecture de Rimbaud également, est contesté par certains philosophes, dont Diderot et plusieurs anglo-saxons, et cela s'est prolongé au vingtième siècle avec Heidegger qui soutient, mais peut-être de manière plus fragile qu'il n'y paraît que le langage et son armature logique ne devraient pas être mobilisés par Descartes au point que celui-ci n'aurait pas dû dire "donc" (je trouve discutable la prétendue réplique logique de Heidegger, mais peu importe), et si le "cogito ergo sum" est imparable sur un certain plan il n'échappe pas à la possibilité d'être réévalué, corrigé. Husserl qui développe une pensée dans la continuité de Descartes a développé une idée de conscience adaptée à sa théorie de la phénoménologie et beaucoup d'enseignants de philosophie s'y laissent tromper à tel point qu'ils soutiennent que la pensée de Husserl n'est pas dans la continuité de Descartes. Mais tout ce débat ne nous concerne pas ici.
Il est certain que que Rimbaud joue à son tour à mettre en cause l'enseignement de Descartes sur le "Moi", et à cette aune je trouve donc important de faire plus attention aux deux écrits Discours de la méthode et Méditations métaphysiques du philosophe du dix-septième siècle, et il est même nécessaire de bien mesurer dans la troisième méditation l'emploi par Descartes de l'expression récurrente "réalité objective" quand Rimbaud impose le couple "poésie objective" et "poésie subjective". Le positiviste admettra les emplois "réalité objective / subjective" ou "idées objectives / subjectives", mais l'emploi du nom "poésie" en lieu et place et de "réalité" et "idées" est foncièrement déconcertant. Mais, demeurons-en à la réécriture du "On me pense" dans la lettre à Demeny du 15 mai. Cela est remplacé par le procès d'un mauvais jugement ayant été prononcé sur le romantisme avec l'idée que la chanson du romantique n'est pas celle comprise par le chanteur, ce qui revient à dire que la chanson est moins la production d'un "Je" que d'une entité qui nous échappe.
Dans le glissement de "Je pense" à "On me pense" dans la lettre à Izambard, faut-il envisager un mécanisme de glissement du type de celui qui passe de "On se doit à la Société" à "Je me dois à la Société", tel qu'il apparaît plus haut dans le même courrier ? Le "On me pense" désignerait donc l'échec d'analyse par la collectivité, par qui que ce soit. Par conséquent, dans "On me pense", la production verbale "pense" ne serait pas valorisée, elle sonnerait faux, mais il serait plus exact de dire "On me pense" que "Je pense", car "On me pense" serait une prise de conscience de cette erreur.
Outre le glissement de "On se doit à la Société" à "Je me dois à la Société", avec la perfidie pour le coup du "j'ai raison" qui s'appliquerait à un "Je" et non à un "On", le passage sur le jugement à porter sur le romantisme peut très bien aller en ce sens : le "On", c'est les "romantiques" qui ne sont que des "chanteurs" "inconscients qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait", c'est "les critiques", etc., c'est enfin "Des fonctionnaires, des écrivains", puisque "auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé !"
L'autre lecture du "On" peut être de l'assimiler à cette force intérieure inconnue en nous qui nous façonne sans que nous n'en ayons bien conscience. Et cela expliquerait comme je l'ai déjà dit l'évitement de la reprise du "On me pense" dans la lettre à Demeny, et cela rejoint l'idée d'assister à "l'éclosion de ma pensée", où, malgré le possessif "ma", la pensée elle-même est une éclosion que le Je ne produit pas, mais observe.
J'ose croire avoir ainsi bien posé le problème.
Ce qui s'impose, quel que soit le choix de lecture pour le pronom "On", c'est la triangulation du "Je" : nous avons 1) une pensée intérieure dont l'éclosion s'impose à nous, 2) un emploi conscient du "Je" et 3) un "Je" qui observe. La "poésie subjective" concerne le point 2) et la "poésie objective" concerne le point 3). En revanche, le binôme "poésie subjective" / "poésie objective" ne doit pas faire oublier qu'il y a l'inconnu de soi-même exprimé en point 1). Le point 3) de la poésie objective consiste à objectiver le subjectif de 2), mais pour cela il faut aussi que le point 3) observe la part des manifestations du point 1).
Si le "On" est interprété comme la force intérieure dans "On me pense", il est le point 1), autrement dit la source de l'éclosion de ma pensée. Si le "On" est interprété comme un état d'analyse amorphe, il correspondrait alors plus volontiers au 2) et le le point 1) désignerait alors bien le "me" de "On me pense" et le "Je" de "Je est un autre", ainsi que le "Je" de "Je me dois à la Société" par opposition à "On se doit à la Société". Remarquons qu'une incise de la lettre à Izambard a son écho dans la lettre à Demeny : "On se doit à la Société, m'avez-vous dit" et "En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rhythment l'Action." Cette dernière citation suit directement cette autre faite plus haut de la lettre à Demeny, elle suit directement, en ouvrant un nouveau paragraphe la fin de phrase : "en s'en clamant les auteurs !"
L'idée peut éventuellement être d'une distribution en quatre instances : 1) la source intérieure de la pensée, 2) le Je subjectif qui se croit auteur, 3) le Je objectif qui fait retour sur la relation de 1) à 2) et un peu en marge le 4) du On d'une société conditionnée.

Une idée d'importance, c'est que la création artistique ne doit pas être involontaire. Il y a une part de la création qui est inconsciente, mais nous ne serons poètes qu'à mesure de l'étude maîtrisée de ce rapport entre la pensée qui éclot en s'imposant et la conscience de l'artiste. Voilà qui permet de réduire à néant les prétentions lâches de rimbaldiens qui veulent qu'on se passe de commentaires et de gloses de ces lettres et des poésies de Rimbaud. Il est clair que le poète oppose la "raison" aux "colères" des "jeunes-France" et il dénonce clairement les "inconscients qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait". 
La création artistique ne doit pas être involontaire, et en ce sens on ne peut résumer le projet rimbaldien à une course à l'altérité pour trouver de l'inconnu quel qu'il soit.
Je vais bientôt me pencher sur le couple "poésie objective" et "poésie subjective" qui pose problème. Je rappelle que le mot "voyant" a été mis en vogue par les romantiques, que Rimbaud, dans sa lettre à Banville de mai 1870, unissait les courants romantiques et parnassiens en parlant de "nos maîtres de 1830", que dans la lettre à Demeny les parnassiens sont assimilés à des "seconds romantiques", tandis que les premiers "voyants" reconnus sont les deux grands romantiques Lamartine et Hugo. Et nous verrons plus loin que les concepts de "poésie subjective" et "poésie objective" posent quelque peu problème si Rimbaud se réclame en incluant les parnassiens d'une filiation au romantisme, mouvement mal jugé selon lui, mais dont il entend saluer la véritable nature : "On n'a jamais bien jugé le romantisme..."
Avant d'en venir à ce sujet, j'ai d'autres mises au point à engager.
Comme j'ai montré une équivalence d'un passage de la lettre à Izambard avec un passage de la lettre à Demeny, je peux poursuivre en montrant que d'autres extraits de la lettre à Demeny apportent eux aussi des formes d'équivalence.
Après la citation que nous avons faite plus haut de trois paragraphes de la lettre à Demeny, Rimbaud revient sur le début de la lettre, en parlant de l'exemple grec, puis il dénonce le moisissement du jeu, ce qui est une redite du début du courrier également : "En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rhythment l'Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L'étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s'éjouissent à renouveler ces antiquités : - c'est pour eux." Cette dernière phrase reprend le passage du début de lettre : "[...] tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d'innombrables générations idiotes" et même de cet autre : "[...] le jeu moisit. Il a duré deux mille ans !" La reprise du mot "jeu(x)" n'échappe à personne, ni les échos : "rime" et "délassements" / "prose rimée" et "avachissement", sans oublier la résonance plus latente entre "renouveler ces antiquités" et "libre aux nouveaux d'exécrer les anciens". Et puis, Rimbaud, dans un jeu de basculement, retourne à l'idée du "Je est un autre" et c'est ce qui justifie l'analyse comparative de l'extrait cité suivant :
[...] L'intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau : on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l'homme ne se travaillant pas, n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé !
Il ne faut sans doute pas s'arrêter à une indignation devant le caractère injurieux du texte de Rimbaud qui oppose l'intelligence à une histoire humaine dominée par des imbéciles célèbres. Il faut mettre en relief cette exigence d'intelligence dans tous les cas, et on observe la dérision en ce sens de l'expression : "ramassaient une partie de ces fruits du cerveau", avec une perfide reprise de l'idée de moisi, puisque les fruits à terre ont sans aucun doute pourri, et cela laisserait planer un autre calembour inquiétant quant aux vers qui résulteraient de ces jeux de curieux. Notons aussi le jeu sémantique qui met en tension l'expression "vers et lyres rhythment l'Action" et la nonchalance de la formule "on agissait par".
Je vais éviter de définir pour l'instant le syntagme "l'intelligence universelle", sachant qu'éduqué à la fin du vingtième je répugne à utiliser un concept à la Herder d'inconscient collectif. En revanche, je relève la mention "éveillé" et celle de "plénitude du grand songe", cela reprend l'image de l'instrument de musique développée un peu plus haut dans le même courrier : "Si le cuivre s'éveille clairon...", et le "grand songe" est du coup à rapprocher du principe de "l'éclosion" et surtout du "remuement dans les profondeurs", voire du concept de "scène" ! J'ajoute que le poème "Les Poètes de sept ans" est inclus dans la lettre suivante à Demeny du 10 juin 1871, lettre qui s'impose d'autant plus comme une extension naturelle à la lettre du 15 mai qu'elle contient "Le Cœur du pitre", variante au poème "Le Cœur supplicié" inclus dans la lettre à Izambard du 13 mai. Or, j'ai tendance dans le par cœur de ma mémoire à non pas déformer mais vouloir déformer l'expression "remuement dans les profondeurs" en "remuement calme dans les profondeurs" à cause des trois vers suivants des "Poètes de sept ans" introduit par une mention verbale "il rêvait" qui implique l'idée d'une "plénitude du grand songe" :
- Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles
Lumineuses, parfums sains, pubescences d'or,
Font leur remuement calme et prennent leur essor !
Ces trois vers sont d'ailleurs à rapprocher des vers 9 et 14 de "Voyelles" qui forment un bouclage au plan des tercets :
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
[...]
- Ô, l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
Rejet de l'adjectif et complément prépositionnel du nom, les deux vers de "Voyelles" ont une construction grammaticale parallèle avec un chiasme : "virides" et "violet" sont deux mentions de couleur amorcée par "vi-" (pour rappel, diérèse à "violet") et "divins" est en relation pour le sens avec les majuscules de majesté à "Ses Yeux". Les parallèles ne s'arrêtent pas là pour ces deux vers. Mais en regard des trois vers des "Poètes de sept ans", nous avons la superposition du rayon lumineux et du rythme des vagues, avec une idée d'amour universel et des "pubescences" à nettement rapprocher de la mention érotique finale de "Voyelles" d'un rayon violet émanant des yeux de la Vénus en laquelle le poète a déclaré croire en mai 1870. Le rêve est un motif important du poème "Credo in unam" devenu "Soleil et Chair" et quelle que soit l'importance que tout un chacun accorde à cette composition de 1870, centon parnassien ou exposé d'une pensée singulière saisissante, il ne fait aucun doute qu'esthétiquement le poème appartient au domaine d'illustration de cette "plénitude du grand songe" de poète.
J'ajoute que le participe présent dans "l'homme ne se travaillant pas" fait écho à l'affirmation : "Je serai un travailleur", de la lettre envoyée à Izambard deux jours plus tôt.
Maintenant que nous avons souligné cela, penchons-nous sur les emplois du pronom "Je". Ils sont nombreux dans les deux lettres, et leur relevé est fastidieux. Mais puisqu'il est faux de dire "Je pense", leur relevé permet d'apprécier ce que le poète veut bien concéder au "Je" en tant que sujet. Commençons par un relevé dans la lettre plus courte à Izambard, la seule qui contient la réécriture du "Je pense" et adjoignons-y les emplois du pronom objet "me" :
Moi aussi, je suis le principe : je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d'anciens imbéciles de collège [...]
On se doit à la Société, m'avez-vous dit
contre
Je me dois à la Société, c'est juste, - et j'ai raison.
Un jour, j'espère [...], je verrai [...] je la verrai [...]
Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris [...] tandis que je vous écris [...] je suis en grève.
Maintenant je m'encrapule le plus possible.
[...] je ne saurais presque vous expliquer.
[...] je me suis reconnu poète.
Je vous donne ceci [...]
[...] je vous en supplie [...]
Sans surprise, malgré la critique du "Je pense", Rimbaud recourt au "Je" de manière habituelle, il ne réinvente pas l'ensemble de ses phrases. Nous pouvons penser que le "Je" ne peut être remis en cause dans sa fonction sujet que pour le seul cas du verbe "penser". Toutefois, le continuum de la langue empêche de considérer que la solution soit si simple. Et j'ai extrait de la liste les deux citations suivantes :
[...] je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : [...]
[...] tout ce que je puis inventer de bête, de sale [...] je le leur livre : on me paie en bocks et en filles.
Le fait de vouloir être poète est difficilement dissociable du fait de "penser" et dans l'autre citation, plus anodine dans son propos, il est tout de même question d'un "Je" qui invente ! Je note en même temps la première suite "on me" dans "on me paie..." avant la mention "On me pense".
Je n'ai pas mentionné les citations évidentes, je le fais rapidement pour rappel :
C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense.
Et j'en viens à ma dernière citation. J'ai relevé les mentions des pronoms "je" et "me", mais il faut y ajouter le pronom tonique "Moi" que j'ai cité dans "Moi aussi", mais que je dois citer encore dans la phrase suivante :
Vous n'êtes pas Enseignant pour moi.
Cependant, si j'isole cette dernière citation, ce n'est pas à cause de la mention "moi" qui nécessiterait un commentaire particulier, c'est à cause de ce qu'elle dit : "Vous n'êtes pas Enseignant [...]". La lettre oppose le poète qui, adepte d'une poésie objective, travaille à devenir "voyant" et le tenant d'une "poésie subjective" "horriblement fadasse" qui est redéfini en tant que "satisfait qui n'a rien fait, n'ayant rien voulu faire", sauf que ce dernier est tout de même retourné au métier de "professeur", fait partie des "corps enseignants", accomplissant ainsi son "devoir" envers "la Société". Rimbaud lui donne raison pour l'instant présent, concession minimale, mais qui annonce un renvoi. Puis, nous passons à une nouvelle étape du rapport entre l'émissaire de la lettre et le destinataire, le poète dit que l'enseignant ne peut pas comprendre et que lui qui a un nouvel enseignement à apporter ne se sent même pas en mesure de l'expliquer convenablement. Il n'en affirme pas moins son idée qu'il faut tendre à la poésie objective et que lui en est probablement plus capable que le professeur Izambard. Et cela nous vaut un exposé des idées essentielles, même si l'un ne comprend pas, même si l'autre se plaint de ne pas pouvoir bien s'expliquer. Et cette idée tourne autour de la prétention à penser : "C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense." Et c'est cette affirmation qui précipite le licenciement du professeur : "Vous n'êtes pas Enseignant pour moi." Pourquoi ne l'est-il pas ? parce qu'il croit qu'il pense et qu'il enseigne à ses élèves à croire qu'ils pensent, alors qu'ils ne sont pas conscients que leurs pensées ne sont pas celles d'un "Je", mais d'une entité qui leur échappe, et là on repartirait dans le débat si "On me pense" veut dire "On (la société) m'attribue des pensées comme si elles étaient à l'unisson de mon être profond" ou si "On me pense" veut dire "quelque chose, plutôt un ça qu'un on, formate une pensée en moi" et ce n'est pas ma volonté qui la produit de manière consciente et maîtrisée.
En tout cas, Izambard ne peut pas être enseignant s'il ne cherche pas à savoir ce qu'est la pensée, ce qui la produit, ce qui fait que le "Je" peut la contrôler, l'éprouver, etc. Il est un passeur de savoirs tout constitués, mais non interrogés.
Je ne vais pas citer tous les emplois du "Je" dans la lettre à Demeny pour cette fois. En revanche, il faut citer les phrases de Rimbaud qui explicitent l'idée que nous ne sommes pas les maîtres pleins et entiers des pensées que nous exprimons, et nous allons reprendre inévitablement des phrases des passages cités plus haut :
On n'a jamais bien jugé le romantisme ; qui l'aurait jugé ? Les critiques !! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l'œuvre, c'est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?
Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute.
[...] j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute [...]
Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs !
[...] les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau ; on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l'homme ne se travaillant pas, n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe.
[...] auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé !
J'insiste inévitablement sur certaines citations : l'homme n'a jamais existé en tant qu'auteur, créateur ou poète, donc ne peut pas dire "Je pense". Je rappelle que la mention soulignée "et comprise" a été rajoutée sous la ligne dans le corps de la lettre comme le précise Gérald Schaeffer dans sa transcription en 1975. Dois-je insister sur le fait que le "cuivre" est "clairon" grâce à une intervention extérieure, ce qui fait que sa musique n'est pas sa pure création personnelle, surtout quand au-delà de sa fabrication il est à chaque fois utilisé en tant qu'instrument (intermédiaire à la création) par le vrai musicien ? Si le poète "assiste à l'éclosion de [s]a pensée" et "l'écoute", c'est pour la maîtriser dans la mesure où à la base elle lui échappe. Je ne m'attarde pas sur les "fruits" ramassés au sol qu'on se repasse entre prétendus penseurs ou auteurs. Enfin, on ne saurait trop souligner le gérondif "en s'en clamant les auteurs" avec une première mention au pluriel du mot "auteur" avant l'expression de l'idée que ce profil d'homme n'a jamais existé. Le "Je" n'est pas auteur de sa pensée, c'est pour cela qu'il est faux de dire "Je pense" et c'est pour cela aussi qu'Izambard n'est pas reconnu en tant qu'enseignant par Rimbaud. C'est sa vision des choses, sa théorie. Et le texte du 15 mai continue en ce sens avec une allusion au "Connais-toi toi-même !" :
La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprendre. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver ; Cela semble simple : en tout cerveau s'accomplit un développement naturel ; tant d'égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel !
On me répliquera que tout le monde a compris la citation que je viens de fournir. Mais, dans ce cas, qu'on m'explique pourquoi le "Je est un autre" est cité comme étendard d'une course à l'altérité, qu'on m'explique pourquoi on se vante que la poésie de Rimbaud se passe de commentaires ! Je montre tout de même à quel point cette citation plus limpide entre en résonance avec des parties plus compliquées des deux lettres et vaut éclairage du sens des passages les plus compliqués, ce qui évite de mélanger ce que nous comprenons de limpide dans cette citation avec des élucubrations compliquées que nous formulons face aux phrases que nous comprenons mal. Je précise aussi que dans cette citation qu'on peut considérer comme plus limpide nous avons une troisième mention du mot "auteurs", une deuxième fois au pluriel, tandis que le mot souligné "égoïstes" fait écho à l'idée de cette "poésie subjective" de l'homme satisfait, avec relation "égo"-dans-"égoïstes" / "Je" / "sujet"-dans-"subjectif". Rimbaud reproche carrément à quelques-uns de s'attribuer leur(s) progrès intellectuel(s), ce qui reprend l'idée des fruits ramassés au sol, mais ce qui permet de pointer du doigt ceux qui parlent de "poésie objective" qu'ils éprouvent en lisant Rimbaud, puisqu'ils ne comprennent pas ce que Rimbaud a voulu écrire. Cette citation plus limpide est finalement bien cruelle à ceux qui se drapent dans la dignité de lecteur(s) de Rimbaud n'ayant pas à rendre compte du sens de ce qu'ils lisent, ils s'abritent derrière le nom d'auteur Rimbaud et donc s'attribuent des progrès intellectuels en tant que lecteurs passifs d'un poète autrement actif qu'eux.
Je reviendrai ultérieurement sur la fin de cette lettre avec le fait de vouloir devenir "voyant".
Le tour d'horizon sur le "Je" et sur la notion d'auteur dans les deux lettres a été instructif. Et nous avons ainsi une meilleure compréhension de ce que peut être un "Je" problématiquement subjectif.
J'ai d'autres éléments en réserve, je ferai prochainement une synthèse de mes lectures de réflexions de divers rimbaldiens sur ces lettres : Gérald Schaeffer, Henri Scepi, et plusieurs autres. Je citerai aussi un passage en prose de Sully Prudhomme.
Mais je voulais parler dès à présent du problème posé par le couple "poésie subjective" et "poésie objective".
Le couple de ces deux adjectifs est repris à la philosophie allemande, et précisément à Kant, et Madame de Staël a introduit précocement ce couple d'adjectifs dans la réflexion philosophique en les définissant dans son ouvrage De l'Allemagne. Le texte de madame de Staël est cité par Littré avec référence de sa source, et dans son édition des Lettres du voyant Gérald Schaeffer a cité le Littré mentionnant cette source. L'adjectif "objectif" est :
[...] opposé à subjectif, et se dit de tout ce qui vient des objets extérieurs à l'esprit ; cette nouvelle acception, qui est seule maintenant en usage, est due à la philosophie de Kant. "On appelle dans la philosophie allemande, idées subjectives celles qui naissent de la nature de notre intelligence et de ses facultés, et idées objectives toutes celles qui sont excitées par les sensations." Staël, All. III, 6.
Malgré l'idée que les concepts ont été importés d'Allemagne, la définition des "idées objectives" en liaison aux sensations impose une référence à la pensée du sensualisme des Lumières dans le domaine français, et nous voyons se dessiner le conflit de ce mouvement des Lumières avec le romantisme, mouvement qui remet quelque peu au centre l'idéal, la pensée du moi, face au monde. Et précisément, les emplois de subjectif et objectif vont aller de pair avec une promotion du subjectif face à l'objectif. C'est le cas de Gautier dans son ouvrage L'Art moderne cité par Schaeffer.
Dans le cas des lettres du voyant, Rimbaud est l'auteur d'un poème en deux quatrains qu'il a fini par intituler "Sensation". Ce poème combat la reprise en mains par l'église d'une partie de la population au dix-neuvième siècle, après la période révolutionnaire, avec une dénonciation efficace des plaisirs du corps. Le poète apprécie le picotement des blés et transforme un cheminement dans la Nature en une aventure érotique plus marquée encore que ce que fait Baudelaire dans le sonnet "La Géante". Comme l'a indiqué Benoît de Cornulier, le chemin tracé dans la Nature suggère l'idée d'une pénétration sexuelle d'un champ assimilé à une Femme, autrement dit à la Vénus du poème "Credo in unam" contemporain. Rappelons qu'une version sans titre de "Sensation" accompagne la transcription de "Credo in unam" dans la lettre à Banville de mai 1870. Dans les "lettres du voyant", il est question également de "dérèglement de tous les sens", et la lettre implique assez nettement les sensations, tout en n'excluant pas une polysémie où le mot "sens" signifie aussi les "directions" et encore les diverses significations des mots. Rimbaud se déclare adepte de "l'hallucination des mots" dans "Alchimie du verbe" et selon le témoignage difficile à considérer comme suspect de la sœur Isabelle Arthur aurait répliqué à sa mère à propos de la signification du livre Une saison en enfer : "J'ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens." On peut plaider plusieurs significations du mot "sens" dans "dérèglement de tous les sens", mais celui d'un rapport aux sensations ne saurait toutefois être éludé. Rimbaud écrit aussi : "Cet avenir sera matérialiste", ce qui rejoint la perspective du courant du sensualisme qui était l'affirmation d'un matérialisme auquel allait s'opposer le romantisme.
Comment comprendre alors que Rimbaud associe le romantisme à son projet de "poésie objective", même si cette dernière mention est évitée dans la lettre du 15 mai qui seule parle directement de la filiation romantique ?
Le jeu a moisi durant deux mille ans, mais les "voyants" sont tous des romantiques selon Rimbaud qui mentionne Lamartine et Hugo comme les deux premiers poètes à avoir du "vu", puis Gautier, Leconte de Lisle, Banville et même Baudelaire forment l'ensemble des "seconds romantiques", et non le mouvement parnassien qu'une éducation théorique sommaire au vingtième sur les mouvements littéraires pourrait nous faire croire facilement opposable aux excès du lyrisme personnel des romantiques.
Une idée serait d'envisager que les romantiques ont été "voyants" par accidents, puisque Rimbaud suggère qu'ils ne comprenaient pas eux-mêmes leurs chansons et que leurs visions résultèrent d'accidents. Rimbaud mobilise l'image des locomotives et évoque l'idée du train qui finit par dérailler, qui sort de la norme du point de vue du pilotage dont on se demande s'il est sous contrôle, puisque les "locomotives" sont sujets de l'action dans la formule adoptée par Rimbaud.
Mais Rimbaud n'oppose pas les parnassiens aux premiers romantiques et parmi les "seconds romantiques" il cite Gautier dont nous avons dit qu'il faisait la promotion de l'idée de poésie subjective. Il ne suffit pas de prétendre que Rimbaud nous fait un pied-de-nez en incluant des poètes dans un principe contraire à ce qu'ils ont pu prôner. Il faut d'ailleurs ajouter pour précision qu'en reconnaissant Hugo et Lamartine comme ayant du vu et qu'en parlant de réévaluer la valeur positive de ce qu'est le romantisme Rimbaud considère que la démarche du romantisme et des poètes Lamartine et Hugo allaient dans le bon sens.
Il va de soi que la poésie romantique ne suppose pas une analyse réductrice l'opposant au matérialisme des Lumières. Le romantisme s'oppose aussi à une certaine rationalité froide des Lumières. Le romantisme suppose un mystère et s'exalte devant la Nature.
Et des poèmes comme "Credo in unam", "Voyelles" et "L'Eternité" permettent de cerner que le dérèglement poétique rimbaldien au plan des sensations a à voir avec une continuité de l'humain dans les forces naturelles qui n'entrent pas dans le cadre d'opposition du sensualisme des Lumières à la pensée romantique, et la poésie objective de Rimbaud n'est pas non plus le positivisme.
Il faudrait déjà apprécier dans les poèmes de Rimbaud les pièces les plus emblématiques de cette quête exprimée dans les lettres à Izambard et Demeny. Or, la critique rimbaldienne a échoué à rendre compte de "Voyelles" : c'est le cas de Steve Murphy qui n'a pas publié sur "Voyelles" et qui n'en fait pas cas dans ses écrits de synthèse sur Rimbaud. C'est le cas aussi d'Yves Reboul, Benoît de Cornulier et Philippe Rocher qui, après nous, ont publié des études sur "Voyelles", les deux derniers auteurs faisant écho à certaines mises au point développées dans nos propres travaux, mais tous trois n'ont pas rendu compte de la dimension métaphysique de ce sonnet. Ils n'ont pas pris la mesure de l'importance et de la puissance de pensée manifestée dans ce poème. Pourtant, "Voyelles" impose l'idée d'une vibration que l'homme observe pour se mettre à son unisson, ce qui est bien de l'ordre d'un rapport à l'inconnu, résultat du travail énorme annoncé dans les "lettres du voyant". Si "Je" n'est pas l'auteur de sa pensée aussi simplement que nous le prétendons, "Je" est dans un rapport au monde dont des poèmes-jalons "Credo in unam", "Voyelles", "L'Eternité" et "Génie" en particulier livrent la clef.
Cette discordance notionnelle dans l'emploi du couple d'adjectifs "subjective" / "objective" demeure à interroger. Nous allons nous intéresser dans les prochaines parties de cette grande étude aux analyses des lettres par d'autres rimbaldiens, et nous allons nous pencher aussi sur d'autres expressions célèbres "se faire voyant" et "dérèglement de tous les sens".

A suivre...

lundi 20 septembre 2021

"Des lettres du voyant" à "Alchimie du verbe" : 6ème partie. Un peu de mise au point, "réalité objective" et poésie.

Malgré ma céphalée, j'en profite pour prendre un peu de recul sur l'étude en cours.
Le début essentiel, c'est de souligner que dans "Alchimie du verbe", au lieu de mettre en avant l'impossible ou l'absurde du réglage de chaque consonne et de chaque voyelle pour exprimer des vertiges, on mette en avant ce qui doit naturellement l'être, ainsi de la phrase : "La morale est la faiblesse de la cervelle." Et, partant de là, on remonte à la dimension de remise en cause de la morale dans les "lettres du voyant" en soulignant le "On se doit à la Société" ou l'aspect de contestation de la morale ambiante des poèmes satiriques contenus dans les lettres. Rimbaud dit qu'il ne peut se dévouer à la force et à la beauté dans "Alchimie du verbe", notre étude reviendra à "Alchimie du verbe". Pour l'instant, nous revenons sur l'étude de détail des "lettres du voyant".
Nous avons dénoncé le travers traditionnel qui consiste à chercher le "jeu de mots" dont Rimbaud s'excuse dans l'homophonie entre "pense" et "panse", ce qu'Izambard avait d'emblée mise en jeu en publiant pour la première fois la lettre dont il avait été le destinataire, alors que le jeu de mots dont Rimbaud s'excuse est bien évidemment dans l'anomalie de glissement de "Je pense" à "On me pense". Il fallait bien qu'un jour on dise en toutes lettres, le plus explicitement du monde, que la phrase : "On me pense", n'a pas son sens littéral dans la lettre de Rimbaud, et comme les pronoms "On" et "Je", en tant que pronoms, et même que pronoms de base, n'ont pas de variation de sens en langue, la variation subtile du sens est au seul plan du verbe "pense". Et j'ai multiplié les idées de correspondances, soit sémantiques (On me crée, on me fabrique, on me façonne et on me façonne ma pensée), soit syntaxiques (On me fait penser). L'important, c'est de cerner que "Je" n'est plus le sujet de l'acte de penser, mais un "On" qui marionnettiste attribue ses pensées à ce "Je".
Cette dénonciation s'accompagne d'une révélation, puisque si la critique a fait le lien du discours de Rimbaud avec le discours cartésien, cela vaut donc pour l'amorce "C'est faux de dire : "Je pense", début de mention du "cogito ergo sum", mais l'idée c'est que le "Car Je est un autre" est une réponse au "cogito ergo sum" et en même temps une imitation ironique de la partie "ergo sum" : "donc je pense", par la séquence déviante : "Car Je est un autre." Mais ce n'est pas tout, j'ai aussi dénoncé un autre travers. Le "Je est un autre" est lu comme une exaltation vers l'altérité, comme l'atteste l'article "Je est un autre" du Dictionnaire Rimbaud de 2021 dirigé par Vaillant, Frémy et Cavallaro. Or, j'ai fait remarquer qu'une course à l'altérité se confond rapidement avec la poésie subjective de la "pensée chantée et non comprise du chanteur". Izambard aussi peut répliquer à Rimbaud qu'il pratique l'altérité de la poésie objective. La réponse serait alors de l'ordre un peu puéril du "Non, ce n'est pas vrai, je fais de la poésie objective moi aussi." Le discours de la lettre du voyant parle de se connaître pour arriver à l'inconnu. On ne peut pas ramener cela à une course à l'altérité, surtout quand les illustrations de l'accès à l'altérité ne sont pas comprises par les lecteurs et les critiques. Mais, l'idée, c'est aussi que "Je est un autre", vu la construction du discours, cela veut dire que "Je" est le "Je" de la fausse définition du "Moi" en société. Je ne peux pas dire : "Je pense" car "Je est un autre", et c'est "On" qui pense réellement.
Voilà ce que nous pouvons dire être le sens littéral du discours tenu par Rimbaud à Izambard.
Mais, évidemment, après, ça peut très vite retomber en discours confus, puisque des "je" il en est plein d'autres dans la lettre, et des "on", il en est aussi plusieurs dans cette lettre. Et si j'étudie tout cela au cas par cas je sens que je vais perdre les lecteurs et qu'à la fin ils vont dire : "C'était bien parti, mais là je n'y comprends plus rien, j'y renonce." Je vais devoir prendre du temps pour répondre et préciser ce qu'est le "on", ce qu'est le "Je", et à quel moment il faut ou non enchaîner le sens qu'on leur prête : "On se doit à la Société", "on devrait dire...", "On me pense", etc.
Mais, même si la réflexion devient touffue au point qu'on peut s'y perdre, il faut déjà savoir apprécier les acquis. Rimbaud ne prône pas une course à l'altérité et le "On me pense" il ne faut surtout pas en diluer la finesse d'esprit à partir d'un jeu de mots que tout le monde reconnaît aléatoire : "pense"/"panse". Le "pardon du jeu de mots" permet aux critiques et aux lecteurs de demeurer dans une analyse que tout le monde reconnaît comme l'essentiel, alors pourquoi la lâcher au moment de réfléchir sur "pardon du jeu de mots" ?
Evidemment, nous avons souligné aussi la comparaison des deux lettres qui permet de constater que la lecture difficile de "On me pense" a été abandonnée par Rimbaud dans la lettre du 15 août à Demeny. Et on peut alors apprécier ce qui s'y substitue. Il est définitivement évident que le "pardon du jeu de mots" est lié à un état d'insatisfaction de Rimbaud quant à la production de l'énoncé : "On me pense", qui n'avait pas le sens immédiat en français que Rimbaud voulait lui prêter.
La lettre à Demeny contribue à analyser le sens voulu par Rimbaud en éliminant des éléments qui rendent les choses confuses. Et une telle conclusion n'est pas mince.
Maintenant, le couple "poésie subjective" et "poésie objective" disparaît lui aussi de la lettre à Demeny. Il est à noter que Rimbaud fait disparaître un couple trop voyant de concepts empruntés à la philosophie. En effet, plus Rimbaud se rend tributaire des notions employés par les grands discours philosophiques, moins il apparaît convaincant devant Izambard ou Demeny pour se prétendre le premier à avoir cerné une vérité nouvelle. Il est possible que Rimbaud ait renoncé à ce couple parce qu'ils étaient compromettants, ils empêchaient Rimbaud de poser en l'homme qui seul avait une révélation. Il est possible aussi que Rimbaud n'ait pas été satisfait de l'emploi de termes ronflants car comme "On me pense" ils entraînaient des confusions.
L'opposition des adjectifs "objectif" et "subjectif" vient de la philosophie kantienne (Schaeffer l'établit, si pas le premier dans le cadre rimbaldien, du moins il l'établit dans un ouvrage de référence en 1975). Schaeffer a précisé que Descartes avait commencé par exploiter en philosophie le seul adjectif "objectif", et cela m'a intrigué. En réalité, cette notion n'apparaît pas dans le Discours de la méthode, mais seulement dans les Méditations métaphysiques (rappel en passant, c'est la source du titre Méditations poétiques de Lamartine, tandis que Victor Cousin a fourni une édition de référence des écrits de Descartes en 1834 dont nous pouvons partiellement profiter sur Wikisource). Schaeffer, s'appuyant apparemment sur le Littré, en fait un synonyme pour Descartes de "conceptuel". Or, l'adjectif n'est pas employé par Descartes à tous les niveaux de sa réflexion. Il est employé quasi exclusivement dans la troisième méditation et il revient inévitablement dans la séquence des objections et réponses aux objections qui concernent la troisième méditation. Il y a quelques autres emplois dans d'autres méditations, mais c'est dérisoire, trois à peine peut-être, et de toute façon dans la dépendance de la troisième méditation.
Et, l'adjectif est constamment lié au substantif "réalité". Descartes parle de la "réalité objective" et on sent que traduire "réalité objective" par "réalité conceptuelle", c'est assez approximatif comme approche.
En revanche, il est amusant de constater que nous glissons de la réalité à la poésie, de "réalité objective" au couple "poésie subjective" et "poésie objective".
Il reste bien sûr à interroger la filiation kantienne, ce qui sera plus simple. Il va de soi que Rimbaud ne lisait pas Kant, encore moins Fichte et Schelling. J'ai vécu les études universitaires avant l'arrivée d'internet et l'explosion des éditions d'ouvrages internationaux. Dans les années 90, il fallait se lever tôt pour lire du Fichte et du Schelling que ce soit chez soi ou à l'université. Et je peux vous dire que, quand on a de tels ouvrages entre les mains, on désespère rapidement, c'est illisible et c'est tellement abstrait que ça ne sert à rien. C'est plus aride encore que de lire L'Ethique de Spinoza ou La Monadologie de Leibniz. Kant est aride à lire également. Mais, il va de soi que Rimbaud a saisi le couple "subjectif"/"objectif" à partir d'une utilisation en France dont Schaeffer indique les jalons avec Mme de Staël, Gautier et quelques autres. Gautier est important, vu son emploi des notions dans le domaine artistique, ouvrage L'Art moderne bien cité par Schaeffer.
Mais je vais devoir prendre du temps. Car ce que ne dit pas Schaeffer, c'est que la filiation est problématique. Dans L'Art moderne, Gautier prend la défense de la "poésie subjective". On n'est pas du tout sur le même plan que Rimbaud qui dénonce la "poésie subjective" au profit de la "poésie objective". Par ailleurs, même si Schaeffer cite, sans date et avec un risque d'anachronisme, un passage du Littré qui est en phase avec l'emploi rimbaldien : "Objective le subjectif", puisque Rimbaud, comme l'illustre le glissement de "Je pense" à "On me pense" fait du subjectif "Je" le support d'une analyse en tant qu'objet, le retour réflexif de la pensée sur le subjectif étant la clef de la "poésie objective", il n'en reste pas moins que Schaeffer ne s'affronte pas à l'éventualité d'un emploi rimbaldien discordant avec le modèle kantien d'origine. Pour définir "subjectif" et "objectif", Schaeffer cite Littré s'appuyant sur des définitions apparemment claires de Mme de Staël, dans un ouvrage De l'Allemagne qui, de surcroît, va avoir une valeur fondatrice ou originelle pour les emplois en français :
On appelle dans la philosophie allemande, idées subjectives celles qui naissent de la nature de notre intelligence et de ses facultés, et idées objectives toutes celles qui sont excitées par les sensations.
Cette citation de Mme de Staël est référencée par Littré : "Staël, All. III, 6."
Et cette citation est précédée par la définition de Littré lui-même :
[...] aujourd'hui [objectif] est opposé à subjectif, et se dit de tout ce qui vient des objets extérieurs à l'esprit [...]
Certes, Rimbaud a composé un poème en deux quatrains qu'il a finalement intitulé "Sensation" et il parle dans sa lettre de "dérèglement des sens", mais est-ce que dans les "lettres du voyant" on peut dire clairement que la "poésie subjective" est une poésie qui naîtrait de la nature de notre intelligence et de ses facultés, tandis que la "poésie objective" désigne celle qui provient de l'excitation des sensations, celle qui vient des objets extérieurs à l'esprit ?
Schaeffer se contente de révéler un historique, d'étaler un certain nombre d'emplois, puis d'affirmer que c'est le sens donc déployé par Rimbaud dans sa lettre. C'est bizarre, je ne suis pas convaincu. Le texte de Rimbaud ne répond pas à de telles sollicitations. En revanche, il répond à d'autres sollicitations : le couple "poésie subjective" et "poésie objective" a du sens en fonction du glissement de la fonction grammaticale sujet à la fonction grammaticale objet de "Je pense" à "On me pense", et à cette aune, l'idée d'objectiver le subjectif, comme a écrit Littré, a du sens.
Je vais prendre du temps avec ce couple "objectif" / "subjectif". Mais, pour ce qui est de la série en cours, je soumets le bilan critique de la présente mise en ligne, ce qui me permet de laisser de côté certains sujet et de rebondir. Nous étudierons la lettre à Demeny dans la prochaine partie.

A suivre...

samedi 18 septembre 2021

Des "lettres du voyant" à "Alchimie du verbe", 5ème partie : "on se doit à la société"

Cette partie va consister en une étude du premier paragraphe de la lettre à Izambard, en ne laissant de côté que le commentaire sur "poésie objective" et "poésie subjective".
Dans la sixième partie, nous ferons un retour sur les phrases "On me pense" et "Je est un autre", à partir d'une confrontation des deux lettres.
Dans la septième partie, nous traiterons des concepts de "poésie objective" et "poésie subjective".
Dans la huitième partie, nous étudierons la seconde lettre à Demeny et la notion de "voyant".
D'autres parties seront consacrées à un retour sur "Alchimie du verbe".
Vous le constatez, nous avançons rapidement, mais la longueur des articles n'est pas excessive et donc vous pouvez ménager habilement vos temps de lecture.

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Avec les "lettres du voyant", il convient de procéder de manière méthodique.
Un lieu commun consiste à sortir la formule "Je est un autre" de son contexte épistolaire et à l'interpréter comme une aspiration à découvrir cet autre et donc le "Je". Sans qu'on ne s'en rende nettement compte, le "Je" est perçu comme le résultat d'une course à l'altérité et par conséquent il ne s'agit plus d'un "Je" à découvrir comme autre, mais d'un "Je" qui est inventé.
Cela n'est pas satisfaisant intellectuellement. Et comme Rimbaud ironise face à Izambard sur le "fait de se devoir à la société", puis soutient dans "Alchimie du verbe" que "la morale est la faiblesse de la cervelle", on se dit sans autre forme de procès que Rimbaud récuse toute morale et refuse de se devoir à la société.

Reprenons calmement.
Je vais citer le début de la lettre à Izambard du 13 mai 1871, et ensuite nous allons citer les remarques de Schaeffer à leur sujet, et enfin nous développerons notre propre commentaire. Je vous épargne l'adresse : "Cher Monsieur !" avec le persiflage du choix "Monsieur" sous la Commune. Maintenant, je cite :

   Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m'avez-vous dit ; vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière. - Moi aussi, je suis le principe : je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d'anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en parole, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. - Stat mater dolorosa, dum pendet filius. - Je me dois à la Société, c'est juste, - et j'ai raison. - Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd'hui. Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective : votre obstination à regagner le râtelier universitaire, - pardon ! - le prouve ! Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n'a rien fait, n'ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. [...]

J'ai repris la transcription de Schaeffer, et j'ai donc démarqué la mention "entretenir". Schaeffer n'a pas changé de caractères pour l'expression en latin, mais je le fais par principe. Je rétablis aussi les accents quand il y a lieu.
Le poète constate trivialement qu'Izambard a repris son métier d'enseignant, vu la longue interruption causée par la guerre franco-prussienne (après les vacances d'été), et le "m'avez-vous dit" signifie clairement qu'Izambard a dû écrire à son élève en se justifiant de sa reprise du travail. Mettons qu'il a dû rédiger à peu près ceci en idée : "Je vais reprendre un travail de professeur, je ne pouvais pas rester sans rien faire, on se doit à la société." Et Rimbaud a repris les trois éléments de cette réponse en idée que j'attribue nécessairement au courrier antérieur d'Izambard. Rimbaud attaque sa lettre par le constat : "Vous revoilà professeur", il répète l'argument d'Izambard : "On se doit à la Société" et, enfin, puisqu'il est clair que le "On se doit à la Société" implique une critique de la non activité, il me semble assez clair que Rimbaud retourne avec ironie l'idée qu'on ne peut pas rester sans rien faire dans la saillie brutale : "Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n'a rien fait, n'ayant rien voulu faire." Nous avons confirmation que le caractère lacunaire et nonchalant de l'attaque : "Vous revoilà professeur" sent le mépris. Izambard se prétendait insatisfait à ne rien faire, et Rimbaud lui réplique que tout professeur qu'il est redevenu il ne fait rien, et que, finalement, il a toujours été satisfait de lui-même, son insatisfaction n'étant que jouée. C'est clairement cela qui est dit en substance, et vous voyez qu'il n'est pas vain de commencer un travail d'interprétation de la lettre au plan de la sphère privée.
Avant de citer les remarques de Schaeffer, je tiens également à souligner un point important. La formule : "On se doit à la Société" est propre au dix-neuvième siècle, et elle a une variante : "On se doit à la patrie". Et il existait inévitablement avant 1871 un certain nombre d'ouvrages qui méditait sur le fait de se devoir à la société et à la patrie. Cette littérature, nous n'y avons plus guère accès, mais elle fait toile de fond quant à la lettre que nous observons ici de près. Et le verbe "se devoir" désigne une obligation morale. Et Rimbaud ne va pas aller contre l'idée d'une obligation morale, contrairement à ce que prétendent certains commentaires. Rimbaud répond qu'il suit lui aussi le principe qui est de se devoir à la Société, il dit en toutes lettres qu'il est juste qu'il se doive lui-même à la société. La différence va être dans les modalités d'exécution de cette obligation morale. Nous allons y revenir. Enfin, nous pouvons apprécier un premier glissement de "On" à "Je" : "On se doit à la Société", "Je me dois à la Société", avant la réécriture "Je pense", "On me pense".
Enfin, toujours avant de citer l'analyse de Schaeffer, je tiens à faire remarquer un point très important. Izambard endosse le rôle de l'enseignant, et Rimbaud endosse celui du mauvais garnement de mauvaise vie. Mais, derrière cette opposition, il y a quelque chose de plus essentiel. En choisissant la mauvaise vie, Rimbaud, à l'instar de Villon (écho de "On me paie en bocks et en filles" avec le vers : "Tout aux tavernes et aux filles"), "livre" quelque chose aux "anciens imbéciles de collège". Deux manières différentes de façonner la société entrent en conflit. Izambard est mis explicitement du côté de la "bonne ornière" des "corps enseignants", et Rimbaud récupère des morts ("déterre") avec son discours de mauvaise vie, en leur livrant des inventions. Et Rimbaud qualifie sa création de "sale", de "bête", de "mauvais". Il est difficile de ne pas songer aux préventions d'Izambard contre la nouvelle Un cœur sous une soutane qualifiée de "bête nouvelle" comme l'a bien vu Pierre Brunel, contre le sonnet "Vénus Anadyomène", contre une version sans titre de "Mes petites amoureuses" qui ne nous est pas parvenue (qu'a fait Izambard du manuscrit ? L'a-t-il rageusement déchiré ?), etc. Dans ses écrits sur Rimbaud, Izambard ne manque jamais une occasion de dénoncer le sale, l'obscène, etc. Or, il y a un fait frappant dans ce début de lettre, c'est qu'Izambard en tant que professeur et Rimbaud en tant que pilier de comptoir qui commet des frasques ce n'est pas un débat sur la poésie, et pourtant immédiatement après dans la suite de la lettre, ce que fait Izambard et le principe qu'il suit de se devoir à la Société est qualifié de "poésie subjective". Et le glissement vers le littéraire sera parfaitement accompli lorsque Rimbaud raillera l'idée que, de surcroît, la "poésie subjective" d'Izambard est désespérément "fadasse". La vie et les écrits d'Izambard sont de la poésie "horriblement fadasse". Rétrospectivement, nous comprenons qu'entre les lignes Rimbaud, quand il écrit qu'il "livre" du "sale", du "bête" à des camarades est en train de parler des poèmes qu'il compose et que rabroue Izambard. Cette dimension de réplique littéraire, Izambard se garde de bien la mettre en lumière dans son commentaire parce qu'elle est humiliante, mais il ne peut malgré tout s'empêcher de parler de ses critiques et réserves quant aux vers d'époque de Rimbaud, et le malheur, c'est qu'après Izambard la critique rimbaldienne n'identifie pas que le début de la lettre à Izambard est une façon de lui répliquer : "Eh oui ! je suis celui qui écrit "Vénus Anadyomène" ou "Mes petites amoureuses". Notons que la formule : "On me paie en bocks et en filles", ne fait pas seulement allusion à un vers de Villon que Rimbaud avait déjà cité dans un devoir scolaire remis à ce même professeur Izambard, mais c'est une allusion aussi, par la mention rare "bocks", au poème "Roman" composé à Douai. Seule une copie remise à Demeny nous est parvenue, mais Rimbaud vivait alors chez les demoiselles Gindre avec leur neveu Izambard, et c'est chez elles qu'il recopiait ses poèmes pour Demeny apparemment. En tout cas, il n'y a pas à problématiser si oui ou non Izambard a pu lire le poème "Roman" à Douai. La réponse est évidemment : "oui".

Face à cette lettre, Gérald Schaeffer parle de sa construction impeccable et bien charpentée. Je ne suis pas pleinement satisfait, malgré tout, par sa présentation de la structure de la lettre, structure sur laquelle il revient à différents endroits de son commentaire. Prenons donc la peine de le citer, d'abord en le reprenant à la page 117 :
   Beaucoup plus brève - elliptique même sur certains points - que le texte envoyé à Demeny, cette lettre offre pourtant une construction véritable, où les paragraphes constituent de grandes unités significatives. Le plan général y est aussi solide que celui de la lettre II : ici et là, la pensée avance par reprises et répétitions, tandis que la charpente grammaticale est, dans la lettre I, caractérisée par un dialogue - où Rimbaud tient les deux rôles, en faisant lui-même les répliques que pourrait lui adresser Izambard - dialogue qui dit en surface l'accord, pour montrer l'opposition en profondeur, sur le mode ironique. Ainsi se répondent un moi aussi et un vous aussi : le premier concerne le principe selon lequel Izambard se fait entretenir - inconscient - par son enseignement et Rimbaud, cyniquement, volontairement, le second reprend j'ai raison, mais est détruit par pour aujourd'hui. Alors que le professeur se donne bonne conscience en se dévouant à la société, le poète, inventant des atrocités, ne se cherche aucun alibi : il doit être entretenu par une Société qui lui devra ses progrès intellectuels et moraux.
Un passage me paraît mal écrit et rendre de manière confuse des idées intéressantes : "le premier concerne le principe [...] est détruit par pour aujourd'hui." Nous pouvons aussi être réservé quant à certaines affirmations. Il y a les indices d'une discussion dans la lettre, mais l'idée d'une construction sous forme de dialogue est fortement exagérée. Ensuite, même si le mot "entretenir" est souligné dans la lettre, Rimbaud ne dit pas qu'en étant professeur Izambard se fait "entretenir" par la société. En revanche, il roule dans "la bonne ornière", il participe à l'entretien, ce qui est différent. Oui, "le professeur se donne bonne conscience en se dévouant à la société", mais cela ne signifie pas qu'Izambard est un entretenu qui s'ignore. En revanche, l'analyse est juste en ce qui concerne Rimbaud : Izambard ne voit qu'un cynique qui se fait entretenir, alors même que ce poète va accomplir son devoir envers la société avec les apports de sa poésie objective, ce qui n'est pas dit tout de suite dans la lettre, mais va faire l'objet des développements suivants. Il y a bien une critique des apparences où l'enseignant ne fait rien (l'illusion n'est pas sur le fait de croire agir alors qu'on est entretenu, mais sur la réalité d'un travail d'enseignement) et où le poète semble un parasite, alors que ce qu'il livre est essentiel à la société et le fruit non d'heures oisives où profite du fait d'être entretenu, mais le fruit d'un travail de poésie objective. Et on remarquera que l'idée que la poésie subjective du professeur est fadasse n'est qu'un argument supplémentaire : "Sans compter que..." C'est une provocation qui rappelle au professeur que ses choix ne sont pas excitants et qu'il y a une raison à l'intérêt qu'on trouve au piment social de la mauvaise vie, mais c'est aussi l'argument qu'on laisse à la marge, car ce que revendique comme argument principal le poète c'est que lui aussi accomplit une obligation morale envers la société. Evidemment, il va y avoir deux autres niveaux d'ironie dans le texte. Premièrement, Izambard n'a raison qu'à court terme, quand le poète revendique avoir raison sur le long terme. Deuxièmement, Rimbaud passe de "Moi aussi, je suis le principe" à "vous ne voyez en votre principe". Si nous prenons les expressions mot à mot, Rimbaud se contredit, et il va de soi que lors de la reprise du mot "principe" Rimbaud a introduit la nuance qu'il y a deux façons conflictuelles de se devoir à la société. Et les lecteurs qui en restent à la surface des choses vont se dire que Rimbaud n'adhère pas au principe, il était ironique quand il disait "Moi aussi, je suis le principe". La preuve, il a tenu un discours de dévouement complètement absurde et maintenant il rejette le principe. Non ! Le poète a envisagé une différenciation. Derrière l'apparence d'un principe commun : "se devoir à la société", il y a un principe de poésie subjective et de bonne ornière des corps enseignants face à un principe de poésie objective qui interroge la mauvaise vie. Et pour preuve que Rimbaud ne dit pas refuser de se dévouer à la société, il se trouve que dans la lettre à Demeny Rimbaud s'identifie à un Noé qui a en charge l'humanité et les animaux même. Et on comprend ainsi que, dans "Alchimie du verbe", la phrase : "La morale est la faiblesse de la cervelle", n'est pas le refus de toute morale, mais le refus de la morale de la bonne ornière. Il faut être clair là-dessus.
J'ai annoncé plus haut que je n'étais pas satisfait de la manière avec laquelle Schaeffer avait décrit la distribution des idées autour des expressions "moi aussi" et "vous aussi".
Schaeffer est à la limite du charabia quand il écrit que le "Moi aussi" concerne "le principe" et "vous aussi" reprendrait "j'ai raison". Mais, dans la suite de son commentaire, à la page 118, il formule à nouveau une analyse de la charpente des idées au début de la lettre. Citons ce nouveau commentaire :
   Le paragraphe I (1-30) exige que nous montrions de plus fines subdivisions. La première partie va jusqu'à la ligne 21 ("fadasse") et se subdivise elle-même en deux parties symétriques, fondées sur la discussion d'une maxime proférée par Izambard : "On se doit à la Société, m'avez-vous dit" (2-3) : a) 2-12 jusqu'à filius ; b) de 12-21.
Ceci est un article mis en ligne et je suis l'éditeur de mon blog, je propose de citer à nouveau le début de la lettre, en soulignant les répétitions que Schaeffer disait aussi faire avancer l'argumentation :
   Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m'avez-vous dit ; vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière. - Moi aussi, je suis le principe : je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d'anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en parole, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. - Stat mater dolorosa, dum pendet filius. - Je me dois à la Société, c'est juste, - et j'ai raison. - Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd'hui. Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective : votre obstination à regagner le râtelier universitaire, - pardon ! - le prouve ! Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n'a rien fait, n'ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. [...]
L'extrait cité ne correspond pas à l'ensemble du premier paragraphe, mais il coïncide avec la première partie objet de deux subdivisions dans le commentaire de Schaeffer. Je ne suis pas d'accord pour un découpage après "fadasse", mais, dans le cadre ainsi fourni, les deux subdivisions établies sont acceptables, à ceci près que la phrase "Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd'hui"[,] a un caractère de transition. Nous avons eu une opposition entre le portrait d'Izambard et le portrait de Rimbaud, et Rimbaud conclut que tous deux ont raison. Pour moi, le rebond ne commence pas en début de phrase à "Vous aussi", mais à partir de la pirouette "pour aujourd'hui". C'est pour cela que je perçois plus naturellement cette phrase comme une transition que comme le lancement de la deuxième subdivision. Mais, cette transition s'articule en effet sur les reprises "moi / vous aussi" et "avoir raison". Je ne comprends pas pourquoi Schaeffer de manière contre-productive, insiste sur l'identification des répétitions auprès du lecteur pour subdiviser le texte, au lieu de mettre une idée représentation sur les subdivisions qu'il dégage. Nous passons de deux portraits contradictoires à un dépassement de la contradiction. Ils avaient tous les deux raison, mais maintenant que nous allons introduire les notions de "poésie objective" et de "poésie subjective" nous allons voir que seul le poète a véritablement raison. Et, à cette aune, je ne suis même pas d'accord pour délimiter la première partie comme Schaeffer la fait, en coupant après le mot "fadasse", car la suite immédiate du texte développe toujours l'idée d'un conflit entre "poésie subjective" et "poésie objective" que le professeur n'envisagerait pas correctement. Et Schaeffer met sous l'éteignoir une fin de premier paragraphe très brève qui parle de rien moins que se rendre à Paris soutenir les insurgés. Voici tout le passage qu'écarte Schaeffer en définissant ainsi la première partie de la lettre :
[...] Un jour, j'espère, - bien d'autres espèrent la même chose, - je verrai dans votre principe la poésie objective, je la verrai plus sincèrement que vous ne le feriez ! - Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris - où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écrits ! Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève.
Plusieurs indices montrent que le découpage de Schaeffer n'est pas satisfaisant. La mention "Un jour" reprend "pour aujourd'hui", et la mention "je verrai dans votre principe la poésie objective" reprend "vous ne voyez en votre principe que poésie subjective". En réalité, Schaeffer désarticule le texte en le scindant comme il l'a fait, et alors qu'il a mis en avant la progression de l'argumentation en fonction de certaines répétitions, il en méjuge d'autres. Ce n'est pas tout, j'ai défini la première subdivision avec l'idée de deux portraits contradictoires. Or, si Schaeffer étant la seconde subdivision à la fin du premier paragraphe, non seulement on se débarrasse d'une deuxième partie qui n'a pas d'unité stable, mais on fait apparaître la reprise du jeu de miroir des portraits ! Dans le deuxième mouvement du premier paragraphe, nous avons une nouvelle évaluation du portrait d'Izambard dans le présent et le futur, et nous basculons à un portrait en regard du poète Rimbaud qui, du futur, revient au présent. Il ne s'agit pas de contenter de dire mécaniquement que là il est écrit "Moi aussi", donc c'est la première partie, là il est écrit "Vous aussi" donc c'est la deuxième partie, ce n'est pas comme ça qu'on définit les subdivisions d'un texte. Un texte, ça se définit par des idées générales, et on ne les demande pas textuellement à l'écrivain, sauf cas exceptionnels de dévouement de sa part en ce sens.
Et il faut évidemment apprécier la circularité du premier paragraphe, car Rimbaud disant qu'il sera un travailleur, mais que maintenant il est en grève réplique bien évidemment à la nécessité des temps fixée par Izambard : "Vous revoilà professeur. On se doit à la Société [...]"
Et je rappelle que l'école avait repris aussi pour les élèves comme Rimbaud et que, contrairement à Delahaye, Arthur a refusé d'y retourner ! Il va de soi que ce reproche se faisait sans doute aussi sentir dans la lettre d'Izambard à laquelle celle-ci de Rimbaud répond. Ou, en tout cas, Rimbaud pouvait se sentir jugé par un "On se doit à la Société" qui devait entrer en résonance avec les récriminations de la mère. "Un travail ou la porte", etc.
Je ne peux pas vous citer en intégralité les commentaires de Schaeffer, mais si vous possédez cet ouvrage, vous constatez aisément que toute ce que je mets d'analyse triviale du biographique est absent des commentaires de Schaeffer et même de la plupart des rimbaldiens qui se penchent sur cette lettre. Le sujet du "voyant" est supposé être tellement sérieux, qu'on en oublie que c'est une lettre à brûle-pourpoint d'un élève qui réplique à son professeur pour justifier sa vie qu'on met en balance.
Or, après quatre pages et demi de commentaires sur "poésie objective" et "poésie subjective", pages sur lesquelles je reviendrai dans la prochaine partie de mon étude, Schaeffer revient enfin sur la fin du premier paragraphe à partir de "Un jour, j'espère [...]". Schaeffer de manière forcée définit cet ensemble un exposé par Rimbaud de "sa propre méthode" (page 123). Schaeffer ne fait qu'un sort rapide à la fin de ce premier paragraphe sur les événements de la Commune, mais de manière contradictoire il accorde de l'importance à l'allusion à la Commune tout en la récusant. Schaeffer dit ainsi que les "deux lettres" "constituent à la fois un manifeste littéraire et une prise de conscience sociale en rapport avec les événements parisiens", mais la preuve qu'il cite est plutôt une anti-preuve, puisque le discours de Michel Décaudin qu'il rapporte est une conclusion de détournement face à la Commune :
[...] sa révolte se reconnaît en toute révolte, mais si elle passe par la Commune, elle ne s'y enferme pas.
J'appelle cet enchaînement de la page 123 du non-sens complet et le rejet réel de la Commune est confirmée à la page suivante dans les propos mêmes cette fois de Schaeffer. La fin de ce paragraphe :

[...] permet de saisir la lutte intérieure que vit alors Rimbaud, tenté par la Commune, mais trop convaincu de la nécessité de se livrer à ses recherches poétiques pour céder à cette tentation. Moralement, un choix grave s'offre entre l'œuvre littéraire, à l'écart de la lutte révolutionnaire et le travail au sens propre, qui, faisant de Rimbaud un prolétaire, le mènerait à la mort dans la bataille e Paris. Outre les répétitions dont nous parlerons plus loin, on notera ici les qualités sonores de "... où tant de travailleurs meurent..."

C'est un fait qu'il y a un jeu d'écho à la manière d'une rime, un jeu rythmique par la succession rapide de l'écho : "travailleurs meurent", mais Schaeffer y lit une peur de mourir de la part de Rimbaud qui ne me paraît pas présente dans le texte. Loin de moi l'idée de dire que Rimbaud est courageux face à la mort, après tout il s'enfuit se réfugier auprès d'un policier dès qu'il se sent à nouveau menacé par le pistolet de Verlaine dans la rue, donc le courage ne doit pas excéder les limites du commun des mortels, mais tout de même ce n'est pas de la peur qu'il a lui-même de mourir dont il parle dans cette lettre. Il plaint les morts, ça n'a rien à voir. Et je me garderais même de dire que l'extrait suivant de Rimbaud : "- Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris [...]". Je ne perçois pas qu'il est dit explicitement : "je vais éviter de mourir pour être un jour un travailleur". L'expression "c'est l'idée qui me retient" ne veut pas dire ça à mon sens. J'interprète plutôt les choses ainsi. Je peux être utile à la bataille de Paris, mais je serai utile aussi en tant que "travailleur". C'est différent du point de vue du sens, car cette deuxième possibilité n'exclut pas le fait d'aller risquer sa vie à Paris. Rappelons que la suivante lettre du 15 mai à Demeny se termine par la phrase : "[...] vite car dans huit jours je serai à Paris, peut-être." Rimbaud ne dit pas du tout : je vais éviter de mourir pour pouvoir être un travailleur. Il dit que s'il ne meurt pas il sera un travailleur et qu'en tant que travailleur il sera en phase avec ceux qui morts ou survivants se sont battus à Paris. Non, mille fois non, Rimbaud n'écrit pas qu'il s'excuse d'éviter la mort en prétextant vouloir devenir poète. Et, au contraire de ce que développent Décaudin et Schaeffer, le poète est même en train de dire que l'acte de "poésie objective" va de pair avec cette adhésion à la Commune. Le poète ne finit pas le premier paragraphe en se détournant de la Commune, non il affirme sa solidarité en se déclarant un "travailleur" "en grève". Il y a un gros problème de contresens dans l'approche de Décaudin et Schaeffer.