samedi 18 septembre 2021

Des "lettres du voyant" à "Alchimie du verbe", 5ème partie : "on se doit à la société"

Cette partie va consister en une étude du premier paragraphe de la lettre à Izambard, en ne laissant de côté que le commentaire sur "poésie objective" et "poésie subjective".
Dans la sixième partie, nous ferons un retour sur les phrases "On me pense" et "Je est un autre", à partir d'une confrontation des deux lettres.
Dans la septième partie, nous traiterons des concepts de "poésie objective" et "poésie subjective".
Dans la huitième partie, nous étudierons la seconde lettre à Demeny et la notion de "voyant".
D'autres parties seront consacrées à un retour sur "Alchimie du verbe".
Vous le constatez, nous avançons rapidement, mais la longueur des articles n'est pas excessive et donc vous pouvez ménager habilement vos temps de lecture.

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Avec les "lettres du voyant", il convient de procéder de manière méthodique.
Un lieu commun consiste à sortir la formule "Je est un autre" de son contexte épistolaire et à l'interpréter comme une aspiration à découvrir cet autre et donc le "Je". Sans qu'on ne s'en rende nettement compte, le "Je" est perçu comme le résultat d'une course à l'altérité et par conséquent il ne s'agit plus d'un "Je" à découvrir comme autre, mais d'un "Je" qui est inventé.
Cela n'est pas satisfaisant intellectuellement. Et comme Rimbaud ironise face à Izambard sur le "fait de se devoir à la société", puis soutient dans "Alchimie du verbe" que "la morale est la faiblesse de la cervelle", on se dit sans autre forme de procès que Rimbaud récuse toute morale et refuse de se devoir à la société.

Reprenons calmement.
Je vais citer le début de la lettre à Izambard du 13 mai 1871, et ensuite nous allons citer les remarques de Schaeffer à leur sujet, et enfin nous développerons notre propre commentaire. Je vous épargne l'adresse : "Cher Monsieur !" avec le persiflage du choix "Monsieur" sous la Commune. Maintenant, je cite :

   Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m'avez-vous dit ; vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière. - Moi aussi, je suis le principe : je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d'anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en parole, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. - Stat mater dolorosa, dum pendet filius. - Je me dois à la Société, c'est juste, - et j'ai raison. - Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd'hui. Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective : votre obstination à regagner le râtelier universitaire, - pardon ! - le prouve ! Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n'a rien fait, n'ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. [...]

J'ai repris la transcription de Schaeffer, et j'ai donc démarqué la mention "entretenir". Schaeffer n'a pas changé de caractères pour l'expression en latin, mais je le fais par principe. Je rétablis aussi les accents quand il y a lieu.
Le poète constate trivialement qu'Izambard a repris son métier d'enseignant, vu la longue interruption causée par la guerre franco-prussienne (après les vacances d'été), et le "m'avez-vous dit" signifie clairement qu'Izambard a dû écrire à son élève en se justifiant de sa reprise du travail. Mettons qu'il a dû rédiger à peu près ceci en idée : "Je vais reprendre un travail de professeur, je ne pouvais pas rester sans rien faire, on se doit à la société." Et Rimbaud a repris les trois éléments de cette réponse en idée que j'attribue nécessairement au courrier antérieur d'Izambard. Rimbaud attaque sa lettre par le constat : "Vous revoilà professeur", il répète l'argument d'Izambard : "On se doit à la Société" et, enfin, puisqu'il est clair que le "On se doit à la Société" implique une critique de la non activité, il me semble assez clair que Rimbaud retourne avec ironie l'idée qu'on ne peut pas rester sans rien faire dans la saillie brutale : "Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n'a rien fait, n'ayant rien voulu faire." Nous avons confirmation que le caractère lacunaire et nonchalant de l'attaque : "Vous revoilà professeur" sent le mépris. Izambard se prétendait insatisfait à ne rien faire, et Rimbaud lui réplique que tout professeur qu'il est redevenu il ne fait rien, et que, finalement, il a toujours été satisfait de lui-même, son insatisfaction n'étant que jouée. C'est clairement cela qui est dit en substance, et vous voyez qu'il n'est pas vain de commencer un travail d'interprétation de la lettre au plan de la sphère privée.
Avant de citer les remarques de Schaeffer, je tiens également à souligner un point important. La formule : "On se doit à la Société" est propre au dix-neuvième siècle, et elle a une variante : "On se doit à la patrie". Et il existait inévitablement avant 1871 un certain nombre d'ouvrages qui méditait sur le fait de se devoir à la société et à la patrie. Cette littérature, nous n'y avons plus guère accès, mais elle fait toile de fond quant à la lettre que nous observons ici de près. Et le verbe "se devoir" désigne une obligation morale. Et Rimbaud ne va pas aller contre l'idée d'une obligation morale, contrairement à ce que prétendent certains commentaires. Rimbaud répond qu'il suit lui aussi le principe qui est de se devoir à la Société, il dit en toutes lettres qu'il est juste qu'il se doive lui-même à la société. La différence va être dans les modalités d'exécution de cette obligation morale. Nous allons y revenir. Enfin, nous pouvons apprécier un premier glissement de "On" à "Je" : "On se doit à la Société", "Je me dois à la Société", avant la réécriture "Je pense", "On me pense".
Enfin, toujours avant de citer l'analyse de Schaeffer, je tiens à faire remarquer un point très important. Izambard endosse le rôle de l'enseignant, et Rimbaud endosse celui du mauvais garnement de mauvaise vie. Mais, derrière cette opposition, il y a quelque chose de plus essentiel. En choisissant la mauvaise vie, Rimbaud, à l'instar de Villon (écho de "On me paie en bocks et en filles" avec le vers : "Tout aux tavernes et aux filles"), "livre" quelque chose aux "anciens imbéciles de collège". Deux manières différentes de façonner la société entrent en conflit. Izambard est mis explicitement du côté de la "bonne ornière" des "corps enseignants", et Rimbaud récupère des morts ("déterre") avec son discours de mauvaise vie, en leur livrant des inventions. Et Rimbaud qualifie sa création de "sale", de "bête", de "mauvais". Il est difficile de ne pas songer aux préventions d'Izambard contre la nouvelle Un cœur sous une soutane qualifiée de "bête nouvelle" comme l'a bien vu Pierre Brunel, contre le sonnet "Vénus Anadyomène", contre une version sans titre de "Mes petites amoureuses" qui ne nous est pas parvenue (qu'a fait Izambard du manuscrit ? L'a-t-il rageusement déchiré ?), etc. Dans ses écrits sur Rimbaud, Izambard ne manque jamais une occasion de dénoncer le sale, l'obscène, etc. Or, il y a un fait frappant dans ce début de lettre, c'est qu'Izambard en tant que professeur et Rimbaud en tant que pilier de comptoir qui commet des frasques ce n'est pas un débat sur la poésie, et pourtant immédiatement après dans la suite de la lettre, ce que fait Izambard et le principe qu'il suit de se devoir à la Société est qualifié de "poésie subjective". Et le glissement vers le littéraire sera parfaitement accompli lorsque Rimbaud raillera l'idée que, de surcroît, la "poésie subjective" d'Izambard est désespérément "fadasse". La vie et les écrits d'Izambard sont de la poésie "horriblement fadasse". Rétrospectivement, nous comprenons qu'entre les lignes Rimbaud, quand il écrit qu'il "livre" du "sale", du "bête" à des camarades est en train de parler des poèmes qu'il compose et que rabroue Izambard. Cette dimension de réplique littéraire, Izambard se garde de bien la mettre en lumière dans son commentaire parce qu'elle est humiliante, mais il ne peut malgré tout s'empêcher de parler de ses critiques et réserves quant aux vers d'époque de Rimbaud, et le malheur, c'est qu'après Izambard la critique rimbaldienne n'identifie pas que le début de la lettre à Izambard est une façon de lui répliquer : "Eh oui ! je suis celui qui écrit "Vénus Anadyomène" ou "Mes petites amoureuses". Notons que la formule : "On me paie en bocks et en filles", ne fait pas seulement allusion à un vers de Villon que Rimbaud avait déjà cité dans un devoir scolaire remis à ce même professeur Izambard, mais c'est une allusion aussi, par la mention rare "bocks", au poème "Roman" composé à Douai. Seule une copie remise à Demeny nous est parvenue, mais Rimbaud vivait alors chez les demoiselles Gindre avec leur neveu Izambard, et c'est chez elles qu'il recopiait ses poèmes pour Demeny apparemment. En tout cas, il n'y a pas à problématiser si oui ou non Izambard a pu lire le poème "Roman" à Douai. La réponse est évidemment : "oui".

Face à cette lettre, Gérald Schaeffer parle de sa construction impeccable et bien charpentée. Je ne suis pas pleinement satisfait, malgré tout, par sa présentation de la structure de la lettre, structure sur laquelle il revient à différents endroits de son commentaire. Prenons donc la peine de le citer, d'abord en le reprenant à la page 117 :
   Beaucoup plus brève - elliptique même sur certains points - que le texte envoyé à Demeny, cette lettre offre pourtant une construction véritable, où les paragraphes constituent de grandes unités significatives. Le plan général y est aussi solide que celui de la lettre II : ici et là, la pensée avance par reprises et répétitions, tandis que la charpente grammaticale est, dans la lettre I, caractérisée par un dialogue - où Rimbaud tient les deux rôles, en faisant lui-même les répliques que pourrait lui adresser Izambard - dialogue qui dit en surface l'accord, pour montrer l'opposition en profondeur, sur le mode ironique. Ainsi se répondent un moi aussi et un vous aussi : le premier concerne le principe selon lequel Izambard se fait entretenir - inconscient - par son enseignement et Rimbaud, cyniquement, volontairement, le second reprend j'ai raison, mais est détruit par pour aujourd'hui. Alors que le professeur se donne bonne conscience en se dévouant à la société, le poète, inventant des atrocités, ne se cherche aucun alibi : il doit être entretenu par une Société qui lui devra ses progrès intellectuels et moraux.
Un passage me paraît mal écrit et rendre de manière confuse des idées intéressantes : "le premier concerne le principe [...] est détruit par pour aujourd'hui." Nous pouvons aussi être réservé quant à certaines affirmations. Il y a les indices d'une discussion dans la lettre, mais l'idée d'une construction sous forme de dialogue est fortement exagérée. Ensuite, même si le mot "entretenir" est souligné dans la lettre, Rimbaud ne dit pas qu'en étant professeur Izambard se fait "entretenir" par la société. En revanche, il roule dans "la bonne ornière", il participe à l'entretien, ce qui est différent. Oui, "le professeur se donne bonne conscience en se dévouant à la société", mais cela ne signifie pas qu'Izambard est un entretenu qui s'ignore. En revanche, l'analyse est juste en ce qui concerne Rimbaud : Izambard ne voit qu'un cynique qui se fait entretenir, alors même que ce poète va accomplir son devoir envers la société avec les apports de sa poésie objective, ce qui n'est pas dit tout de suite dans la lettre, mais va faire l'objet des développements suivants. Il y a bien une critique des apparences où l'enseignant ne fait rien (l'illusion n'est pas sur le fait de croire agir alors qu'on est entretenu, mais sur la réalité d'un travail d'enseignement) et où le poète semble un parasite, alors que ce qu'il livre est essentiel à la société et le fruit non d'heures oisives où profite du fait d'être entretenu, mais le fruit d'un travail de poésie objective. Et on remarquera que l'idée que la poésie subjective du professeur est fadasse n'est qu'un argument supplémentaire : "Sans compter que..." C'est une provocation qui rappelle au professeur que ses choix ne sont pas excitants et qu'il y a une raison à l'intérêt qu'on trouve au piment social de la mauvaise vie, mais c'est aussi l'argument qu'on laisse à la marge, car ce que revendique comme argument principal le poète c'est que lui aussi accomplit une obligation morale envers la société. Evidemment, il va y avoir deux autres niveaux d'ironie dans le texte. Premièrement, Izambard n'a raison qu'à court terme, quand le poète revendique avoir raison sur le long terme. Deuxièmement, Rimbaud passe de "Moi aussi, je suis le principe" à "vous ne voyez en votre principe". Si nous prenons les expressions mot à mot, Rimbaud se contredit, et il va de soi que lors de la reprise du mot "principe" Rimbaud a introduit la nuance qu'il y a deux façons conflictuelles de se devoir à la société. Et les lecteurs qui en restent à la surface des choses vont se dire que Rimbaud n'adhère pas au principe, il était ironique quand il disait "Moi aussi, je suis le principe". La preuve, il a tenu un discours de dévouement complètement absurde et maintenant il rejette le principe. Non ! Le poète a envisagé une différenciation. Derrière l'apparence d'un principe commun : "se devoir à la société", il y a un principe de poésie subjective et de bonne ornière des corps enseignants face à un principe de poésie objective qui interroge la mauvaise vie. Et pour preuve que Rimbaud ne dit pas refuser de se dévouer à la société, il se trouve que dans la lettre à Demeny Rimbaud s'identifie à un Noé qui a en charge l'humanité et les animaux même. Et on comprend ainsi que, dans "Alchimie du verbe", la phrase : "La morale est la faiblesse de la cervelle", n'est pas le refus de toute morale, mais le refus de la morale de la bonne ornière. Il faut être clair là-dessus.
J'ai annoncé plus haut que je n'étais pas satisfait de la manière avec laquelle Schaeffer avait décrit la distribution des idées autour des expressions "moi aussi" et "vous aussi".
Schaeffer est à la limite du charabia quand il écrit que le "Moi aussi" concerne "le principe" et "vous aussi" reprendrait "j'ai raison". Mais, dans la suite de son commentaire, à la page 118, il formule à nouveau une analyse de la charpente des idées au début de la lettre. Citons ce nouveau commentaire :
   Le paragraphe I (1-30) exige que nous montrions de plus fines subdivisions. La première partie va jusqu'à la ligne 21 ("fadasse") et se subdivise elle-même en deux parties symétriques, fondées sur la discussion d'une maxime proférée par Izambard : "On se doit à la Société, m'avez-vous dit" (2-3) : a) 2-12 jusqu'à filius ; b) de 12-21.
Ceci est un article mis en ligne et je suis l'éditeur de mon blog, je propose de citer à nouveau le début de la lettre, en soulignant les répétitions que Schaeffer disait aussi faire avancer l'argumentation :
   Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m'avez-vous dit ; vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière. - Moi aussi, je suis le principe : je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d'anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en parole, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. - Stat mater dolorosa, dum pendet filius. - Je me dois à la Société, c'est juste, - et j'ai raison. - Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd'hui. Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective : votre obstination à regagner le râtelier universitaire, - pardon ! - le prouve ! Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n'a rien fait, n'ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. [...]
L'extrait cité ne correspond pas à l'ensemble du premier paragraphe, mais il coïncide avec la première partie objet de deux subdivisions dans le commentaire de Schaeffer. Je ne suis pas d'accord pour un découpage après "fadasse", mais, dans le cadre ainsi fourni, les deux subdivisions établies sont acceptables, à ceci près que la phrase "Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd'hui"[,] a un caractère de transition. Nous avons eu une opposition entre le portrait d'Izambard et le portrait de Rimbaud, et Rimbaud conclut que tous deux ont raison. Pour moi, le rebond ne commence pas en début de phrase à "Vous aussi", mais à partir de la pirouette "pour aujourd'hui". C'est pour cela que je perçois plus naturellement cette phrase comme une transition que comme le lancement de la deuxième subdivision. Mais, cette transition s'articule en effet sur les reprises "moi / vous aussi" et "avoir raison". Je ne comprends pas pourquoi Schaeffer de manière contre-productive, insiste sur l'identification des répétitions auprès du lecteur pour subdiviser le texte, au lieu de mettre une idée représentation sur les subdivisions qu'il dégage. Nous passons de deux portraits contradictoires à un dépassement de la contradiction. Ils avaient tous les deux raison, mais maintenant que nous allons introduire les notions de "poésie objective" et de "poésie subjective" nous allons voir que seul le poète a véritablement raison. Et, à cette aune, je ne suis même pas d'accord pour délimiter la première partie comme Schaeffer la fait, en coupant après le mot "fadasse", car la suite immédiate du texte développe toujours l'idée d'un conflit entre "poésie subjective" et "poésie objective" que le professeur n'envisagerait pas correctement. Et Schaeffer met sous l'éteignoir une fin de premier paragraphe très brève qui parle de rien moins que se rendre à Paris soutenir les insurgés. Voici tout le passage qu'écarte Schaeffer en définissant ainsi la première partie de la lettre :
[...] Un jour, j'espère, - bien d'autres espèrent la même chose, - je verrai dans votre principe la poésie objective, je la verrai plus sincèrement que vous ne le feriez ! - Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris - où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écrits ! Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève.
Plusieurs indices montrent que le découpage de Schaeffer n'est pas satisfaisant. La mention "Un jour" reprend "pour aujourd'hui", et la mention "je verrai dans votre principe la poésie objective" reprend "vous ne voyez en votre principe que poésie subjective". En réalité, Schaeffer désarticule le texte en le scindant comme il l'a fait, et alors qu'il a mis en avant la progression de l'argumentation en fonction de certaines répétitions, il en méjuge d'autres. Ce n'est pas tout, j'ai défini la première subdivision avec l'idée de deux portraits contradictoires. Or, si Schaeffer étant la seconde subdivision à la fin du premier paragraphe, non seulement on se débarrasse d'une deuxième partie qui n'a pas d'unité stable, mais on fait apparaître la reprise du jeu de miroir des portraits ! Dans le deuxième mouvement du premier paragraphe, nous avons une nouvelle évaluation du portrait d'Izambard dans le présent et le futur, et nous basculons à un portrait en regard du poète Rimbaud qui, du futur, revient au présent. Il ne s'agit pas de contenter de dire mécaniquement que là il est écrit "Moi aussi", donc c'est la première partie, là il est écrit "Vous aussi" donc c'est la deuxième partie, ce n'est pas comme ça qu'on définit les subdivisions d'un texte. Un texte, ça se définit par des idées générales, et on ne les demande pas textuellement à l'écrivain, sauf cas exceptionnels de dévouement de sa part en ce sens.
Et il faut évidemment apprécier la circularité du premier paragraphe, car Rimbaud disant qu'il sera un travailleur, mais que maintenant il est en grève réplique bien évidemment à la nécessité des temps fixée par Izambard : "Vous revoilà professeur. On se doit à la Société [...]"
Et je rappelle que l'école avait repris aussi pour les élèves comme Rimbaud et que, contrairement à Delahaye, Arthur a refusé d'y retourner ! Il va de soi que ce reproche se faisait sans doute aussi sentir dans la lettre d'Izambard à laquelle celle-ci de Rimbaud répond. Ou, en tout cas, Rimbaud pouvait se sentir jugé par un "On se doit à la Société" qui devait entrer en résonance avec les récriminations de la mère. "Un travail ou la porte", etc.
Je ne peux pas vous citer en intégralité les commentaires de Schaeffer, mais si vous possédez cet ouvrage, vous constatez aisément que toute ce que je mets d'analyse triviale du biographique est absent des commentaires de Schaeffer et même de la plupart des rimbaldiens qui se penchent sur cette lettre. Le sujet du "voyant" est supposé être tellement sérieux, qu'on en oublie que c'est une lettre à brûle-pourpoint d'un élève qui réplique à son professeur pour justifier sa vie qu'on met en balance.
Or, après quatre pages et demi de commentaires sur "poésie objective" et "poésie subjective", pages sur lesquelles je reviendrai dans la prochaine partie de mon étude, Schaeffer revient enfin sur la fin du premier paragraphe à partir de "Un jour, j'espère [...]". Schaeffer de manière forcée définit cet ensemble un exposé par Rimbaud de "sa propre méthode" (page 123). Schaeffer ne fait qu'un sort rapide à la fin de ce premier paragraphe sur les événements de la Commune, mais de manière contradictoire il accorde de l'importance à l'allusion à la Commune tout en la récusant. Schaeffer dit ainsi que les "deux lettres" "constituent à la fois un manifeste littéraire et une prise de conscience sociale en rapport avec les événements parisiens", mais la preuve qu'il cite est plutôt une anti-preuve, puisque le discours de Michel Décaudin qu'il rapporte est une conclusion de détournement face à la Commune :
[...] sa révolte se reconnaît en toute révolte, mais si elle passe par la Commune, elle ne s'y enferme pas.
J'appelle cet enchaînement de la page 123 du non-sens complet et le rejet réel de la Commune est confirmée à la page suivante dans les propos mêmes cette fois de Schaeffer. La fin de ce paragraphe :

[...] permet de saisir la lutte intérieure que vit alors Rimbaud, tenté par la Commune, mais trop convaincu de la nécessité de se livrer à ses recherches poétiques pour céder à cette tentation. Moralement, un choix grave s'offre entre l'œuvre littéraire, à l'écart de la lutte révolutionnaire et le travail au sens propre, qui, faisant de Rimbaud un prolétaire, le mènerait à la mort dans la bataille e Paris. Outre les répétitions dont nous parlerons plus loin, on notera ici les qualités sonores de "... où tant de travailleurs meurent..."

C'est un fait qu'il y a un jeu d'écho à la manière d'une rime, un jeu rythmique par la succession rapide de l'écho : "travailleurs meurent", mais Schaeffer y lit une peur de mourir de la part de Rimbaud qui ne me paraît pas présente dans le texte. Loin de moi l'idée de dire que Rimbaud est courageux face à la mort, après tout il s'enfuit se réfugier auprès d'un policier dès qu'il se sent à nouveau menacé par le pistolet de Verlaine dans la rue, donc le courage ne doit pas excéder les limites du commun des mortels, mais tout de même ce n'est pas de la peur qu'il a lui-même de mourir dont il parle dans cette lettre. Il plaint les morts, ça n'a rien à voir. Et je me garderais même de dire que l'extrait suivant de Rimbaud : "- Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris [...]". Je ne perçois pas qu'il est dit explicitement : "je vais éviter de mourir pour être un jour un travailleur". L'expression "c'est l'idée qui me retient" ne veut pas dire ça à mon sens. J'interprète plutôt les choses ainsi. Je peux être utile à la bataille de Paris, mais je serai utile aussi en tant que "travailleur". C'est différent du point de vue du sens, car cette deuxième possibilité n'exclut pas le fait d'aller risquer sa vie à Paris. Rappelons que la suivante lettre du 15 mai à Demeny se termine par la phrase : "[...] vite car dans huit jours je serai à Paris, peut-être." Rimbaud ne dit pas du tout : je vais éviter de mourir pour pouvoir être un travailleur. Il dit que s'il ne meurt pas il sera un travailleur et qu'en tant que travailleur il sera en phase avec ceux qui morts ou survivants se sont battus à Paris. Non, mille fois non, Rimbaud n'écrit pas qu'il s'excuse d'éviter la mort en prétextant vouloir devenir poète. Et, au contraire de ce que développent Décaudin et Schaeffer, le poète est même en train de dire que l'acte de "poésie objective" va de pair avec cette adhésion à la Commune. Le poète ne finit pas le premier paragraphe en se détournant de la Commune, non il affirme sa solidarité en se déclarant un "travailleur" "en grève". Il y a un gros problème de contresens dans l'approche de Décaudin et Schaeffer.




















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