mardi 14 septembre 2021

Des lettres "du voyant" à "Alchimie du verbe" ! Partie 1 : le travail de Schaeffer a fait date, mais on l'a oublié !

Les lettres de Rimbaud du 13 et du 15 mai 1871 retiennent régulièrement l'attention, elles ne sont jamais négligées et lorsque Rimbaud fut inscrit au programme de l'Agrégation de Lettres Modernes en 2010, l'épreuve de "stylistique", exercice intellectuel factice qui donne une vision fausse de ce que doit être une analyse stylistique soit dit en passant, porta sur la plus célèbre des deux lettres, alors même qu'il ne s'agit pas d'une œuvre littéraire d'Arthur Rimbaud en tant que telle. Pourtant, dans le domaine de la critique littéraire, les études de détail du texte de ces lettres sont devenues extrêmement rares. Alors que, pour quantité de poèmes de Rimbaud, les études de référence datent des quarante dernières années, pour les lettres du 13 et du 15 mai les études de référence dans le monde universitaire remontent à la publication d'une édition commentée de celles-ci en 1975.
En effet, cette année-là, l'éditeur Droz a publié un volume Lettres du voyant sous le nom d'auteur Arthur Rimbaud dans sa collection de "Textes littéraires français". Il s'agit de nos deux lettres "éditées et commentées par Gérald Schaeffer".
Un texte complémentaire est annoncé sur la page de titre La Voyance avant Rimbaud par Marc Eigeldinger, et dans l'économie de l'ouvrage, le texte d'Eigeldinger précède l'édition et le commentaire des deux lettres elles-mêmes, en guise de préface hors-norme si on peut dire.
Gérald Schaeffer est connu dans le monde universitaire, dans le monde de la recherche en Littérature, mais il s'agit, peu s'en faut, de son unique contribution aux études rimbaldiennes. Le cas est différent pour Marc Eigeldinger qui était à l'époque un critique rimbaldien admis, avec plusieurs articles et même plusieurs ouvrages à la clef. La page détaillant le "Comité de publication des 'Textes Littéraires Français' " nous permet également de repérer la mention d'un autre critique rimbaldien admis à l'époque, Antoine Adam. Il va de soi que les travaux d'Antoine Adam et de Marc Eigeldinger ne sont plus à l'ordre du jour, et qu'ils ne sont guère cités par les rimbaldiens depuis trente ou quarante ans que pour signifier les erreurs d'interprétation qu'ils ont véhiculées. Et, l'étude intitulée La Voyance avant Rimbaud souffre actuellement d'un terrible discrédit. Je n'ai pas le courage de faire l'enquête chronologique. Apparemment, André Guyaux serait le premier critique rimbaldien à avoir fait observer que Rimbaud n'a jamais employé le mot "voyance" dans ses écrits. Plusieurs rimbaldiens vont ressasser cette idée : Antoine Fongaro, Yves Reboul, Steve Murphy, etc. Personnellement, cette idée de distinguer "voyant" et "voyance" me paraît un peu obtuse, je ne comprends pas très bien de quoi il peut retourner. J'en suis resté à l'idée simple que quand Rimbaud dit "voyant", il joue avec l'horizon métaphorique de la voyance, sans pour autant impliquer une démarche poétique de cet ordre-là. Il s'agit simplement de donner un lustre fantastique à des prétentions oraculaires de poète qui passent malgré tout par une démarche bien rationnelle. Et, de toute manière, j'attire l'attention sur le fait que finalement personne ne cite jamais le contenu de cette étude d'Eigeldinger, alors même qu'il s'agit d'une approche de sourcier ! Je me doute bien que plusieurs rimbaldiens possèdent cet ouvrage et l'ont lu, mais ils l'ont lu une seule fois sans doute et l'ont oublié assez vite. Il va de soi que cette étude ne peut construire une imprégnation dans le monde rimbaldien qu'à partir du moment où il est cité à plusieurs reprises et mise à l'épreuve dans diverses études successives. Je pense qu'il serait bon de ne pas s'arrêter à l'idée que le mot "voyance" n'est pas prononcé par Rimbaud. Il faudrait revenir sur cette étude et essayer de faire une mise au point de tout ce qu'on peut en retenir, de tout ce qui peut se défendre dans le propos. Et, cette étude jette de l'ombre sur le travail de Gérald Schaeffer lui-même. La connexion des deux études fait que le discrédit de l'une rejaillit sur l'autre. Gérald Schaeffer a étudié ligne par ligne les deux lettres et a effectué des mises au point qui sont considérées comme acquises dans les années 80, puisque personne n'a l'air de considérer que les deux lettres sont si problématiques que ça à lire depuis une quarante d'années. Il n'y aurait plus de mauvaises tentations à évacuer, il n'y aurait plus à pourfendre les analyses fantaisistes du "Je est un autre", au moins dans le monde de la critique rimbaldienne universitaire, bien informée et sérieuse. C'est une situation paradoxale. Le livre édité en 1975 est discrédité selon le principe que la mention "voyance" appliquée à se représenter la poésie de Rimbaud serait farfelue, mais le même ouvrage, avec l'étude de Schaeffer aurait fait entrer la critique rimbaldienne dans une nouvelle ère d'assise intellectuelle solide pour aborder le sens des deux lettres. Et le paradoxe se double d'un autre, c'est que le mérite de l'étude de Schaeffer est accordé en passant, soit on ne le cite pas directement (il suffit de dire qu'aujourd'hui les problèmes sont dépassés), soit on le cite comme une étude à lire à laquelle on se contente de renvoyer, mais il n'est pas le support qui alimente de nouvelles études. Je n'ai pas vérifié par des recherches de détail, mais je n'ai pas l'impression que Murphy, Reboul, Fongaro ou Claisse citent souvent l'étude de Schaeffer comme une référence, ou même mieux ils pourraient citer une idée bien dégagée dans l'ouvrage de Schaeffer pour justifier une lecture d'un autre poème de Rimbaud. J'ai l'impression qu'il y a une absence de rebond. Et, en fait, je ne sais même pas exactement ce que Murphy, Reboul, Fongaro, Claisse, Murat, Guyaux et bien d'autres pensent de la lecture linéaire des lettres de mai 1871 par Schaeffer.
Pourtant, il faut souligner à quel point l'étude de Schaeffer annonçait le renouveau des approches philologiques rimbaldiennes. L'espèce de prologue La Voyance de Rimbaud se termine après une "bibliographie sommaire" à la page 110, et quand j'aurai le temps j'en ferai une synthèse à part. L'édition et le commentaire des deux lettres débutent à la page 111, et nous commençons par la lettre à Izambard seule et je cite la façon dont son édition est alors annoncée : "Texte établi d'après le fac-similé joint à l'article de Georges Izambard, La Revue européenne, octobre 1928 : 'Arthur Rimbaud pendant la Commune Une lettre inédite de lui - le voyant', pp. 985-1015 + 4 pages, fac-similé de la lettre et de l'adresse [...]"
Et Schaeffer précise encore ceci page 111 : "La présentation respecte la mise en page de la lettre et les particularités de l'orthographe et de la ponctuation."
La transcription de la lettre va de la page 112 à la page 114, poème inclus. Schaeffer ajoute des notes pour justifier l'établissements du texte : "Jamais d'accent sur poesie, poete", " [...] 'et Nargue', la majuscule est très lisible, c'est un substantif", " 'Enseignant' : majuscule et lettres droites".
On comprend déjà que cette édition a servi de modèle avec le cortège des extrêmes : des éditions courantes qui éditent exclusivement les lettres et les poèmes qu'elles contiennent sans les séparer, le poème en prose "Jeunesse II Sonnet" transcrit en quatorze lignes pour bien montrer aux lecteurs la probable origine manuscrite au titre "Sonnet", etc. On voit que l'édition de cette lettre ressemble à ce qu'a fait Murphy dans son édition en 1999 des Poésies de Rimbaud chez Honoré Champion, et il faudrait ajouter cela quantité d'articles qui ont procédé de la sorte. Et cette rigueur philologique, Schaeffer va l'appuyer dans le début de son commentaire de la lettre. Schaeffer oppose sa "transcription aussi précise que possible" à des gloses et éditions d'époque qui jamais "ne donnent entière satisfaction" (page 115). Et nous découvrons avec stupéfaction que les rimbaldiens ne connaissaient pas de première main la publication originale par Izambard de cette fameuse lettre. Schaeffer a beau jeu de montrer que les rimbaldiens les plus connus, les éditeurs les plus en vue croient que le document a été publié en 1926 ou tantôt le datent de 1926, tantôt de 1928. Et comme si cela ne suffisait pas, même ceux qui datent correctement la publication originale de 1928 n'avaient pas consulté directement le document, puisqu'ils montraient qu'ils ignoraient qu'Izambard avait publié à la fois une transcription commentée et le fac-similé de cette lettre. Nous avons des rimbaldiens discrédités en cascade : Antoine Adam, Suzanne Bernard, Rolland de Renéville et Mouquet, M. A. Ruff, C. A. Hackett et Octave Nadal. Les rimbaldiens se sont contentés de la reprise de l'article dans le volume Rimbaud tel que je l'ai connu.
Schaeffer fait aussi remarquer qu'Izambard quand il cite la lettre, malgré le fac-similé, déforme la ponctuation, l'orthographe et même le texte original : "paroles" pour "parole", etc.
Pour ne pas avoir à revenir sur la partie transcription scrupuleuse, soulignons que Schaeffer offre un établissement du texte de la lettre à Demeny du 15 mai 1871 à partir d'un fac-similé référencé et en adoptant une "mise en page" en conformité avec le document original. Comme pour la lettre à Izambard, il commente la présence des cachets postaux qui permettent de préciser la datation de l'envoi : "Charleville, 15 mai ; Douai, 17 mai." Peut-être que Rimbaud était à Paris, le 17 mai ? Trêve de plaisanteries.
La transcription de la plus longue lettre à Demeny va de la page 134 à la page 144, et comme les poèmes sont inclus il faut bien remarquer qu'Izambard innove en matière d'édition philologique en rendant les inscriptions à la verticale en marge des poèmes : "Quelles rimes ! ô ! quelles rimes !", et en même temps, dans la marge gauche, Schaeffer mentionne une variante pour un vers en regard de la leçon maintenue : "Quand viennent sur nos fourmilières" face à "Quand arrivent sur nos tanières" au vers 18. Schaeffer avait le scrupule de l'orthographe du manuscrit : "cul-nus" pour "culs-nus", "[...] qui commence par une minuscule", "en surcharge y". En 1975, André Guyaux n'a toujours pas effectué sa thèse sur les manuscrits des Illuminations et nous n'avons encore aucun article de Steve Murphy sur la découverte d'un manuscrit et les progrès que cela peut apporter dans l'établissement du texte. Nous n'avons pas encore le culte de la variante, le culte des différentes versions des poèmes. Je suis donc assez étonné du relatif oubli dans lequel est tombé un ouvrage qui, en plus, n'était pas réservé au circuit universitaire. L'ouvrage de (Rimbaud,) Schaeffer et Eigeldinger pouvait s'acheter en librairie. Il ne s'agit pas que d'un ouvrage d'établissement du texte des lettres, ni d'un commentaire de mise au point sur le sens des deux lettres étudiée ligne par ligne, il s'agit aussi d'une étude qui a fait date dans la manière d'étudier philologiquement les manuscrits de Rimbaud. Ce fut aussi le signal qu'il fallait éviter de se contenter de livres de synthèse du type le Rimbaud tel que je l'ai connu de Georges Izambard pour aller consulter à la source la publication initiale en revue d'un document. Schaeffer n'a pas inventé la démarche philologique, mais il l'a mise au centre des études rimbaldiennes avant Guyaux et Murphy. Et il a dû trouver des solutions pour arriver à transcrire les variantes et le "hors-texte" ("quelles rimes !") de manière harmonieuse. Et le fait de s'intéresser aux variantes n'allait pas de soi. Je rappelle que la plupart des poètes que nous lisons et apprécions ont publié le principal de leurs poésies sous la forme de recueils. Rimbaud n'était pas dans ce cas. Ce que je veux dire, c'est que, même s'il existe des variantes manuscrites pour les poèmes de Victor Hugo, de Verlaine, de Baudelaire, les textes imprimés vont prévaloir, et même au plan des variantes entre textes imprimés, on va imposer en référence la dernière édition du vivant de l'auteur en général. Rimbaud représente bien évidemment une crise peu courante dans le domaine de l'édition : par exemple, dans la concurrence entre les versions "Le Coeur supplicié", "Le Coeur du pitre" et "Le Coeur volé" (en trois ou deux triolets selon les copies de Verlaine), laquelle choisir ? Normalement, la version qui s'impose est celle en trois triolets du "Coeur volé" (même si les plus radicaux prétendront que c'est celle sans titre en deux triolets). Or, avec Rimbaud, nous sommes face à une oeuvre dont comme jamais nous voulons comprendre la formation au fur et à mesure. Personne ne se demande quelle est l'histoire du sonnet de Baudelaire "Que diras-tu ce soir..." On ne se passionne pas pour sa date exacte de composition et l'évolution des variantes. Or, dans le cas de Rimbaud, après une époque où les variantes étaient méprisées, au point qu'une variante passait pour un texte faux, mal transcrit, etc., voilà que nous entrons désormais nettement avec l'étude de Schaeffer dans la prise en considération la plus scrupuleuse du moindre détail de transcription. La version du "Coeur supplicié" concerne la lettre du 13 mai, celle du "Coeur du pitre" une lettre du 10 juin à Demeny et la version "Le Coeur volé" ne doit pas se substituer à une étude du "Cœur supplicié" dans le cadre de la lettre à Izambard du 13 mai 1871. On voit bien que la démarche de Schaeffer fait date dans l'histoire des études rimbaldiennes. Nous comprenons que cela nous a préparé à l'édition en trois volumes chez Garnier-Flammarion des œuvres de Rimbaud avec un éditeur Jean-Luc Steinmetz qui éditaient chaque version connue du poème en fonction de contextes spécifiques.
Le travail de Schaeffer a également fait date au plan de l'analyse même des deux lettres, mais cela sera traité dans la seconde partie de cet article. Et je vais alors introduire mes propres comparaisons avec "Alchimie du verbe", puisque je voudrais avoir aussi préciser à la fin de cette sorte d'introduction que Schaeffer n'a étudié que les deux lettres. Il aurait convenu d'y ajouter celle du 10 juin, mais surtout, puisque depuis 1975 les études linéaires des lettres "du voyant" n'ont pas eu de renouvellement, c'est aussi que le travail de liaison des lettres "du voyant" à "Alchimie du verbe" n'a pas été effectué. Et après cette première partie qui montre en quoi la lecture de Schaeffer est importante, l'intérêt de mon article va consister à offrir une lecture renouvelée de "Alchimie du verbe" en fonction des lettres "du voyant".
Normalement, je pense que c'est un sujet passionnant pour ceux qui aiment Rimbaud et qui cherchent des études différentes. J'ose croire que ça plaira et surtout j'ose penser que, vu les comparaisons terme à terme, ce sera accessible.

A suivre...

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