De nos jours, à l'oreille, nous ne faisons plus la différence entre la fin du mot "or" et celle du mot "flore", et nous considérons spontanément que ces deux mots riment entre eux. Plusieurs d'entre nous ont peut-être connu dans la vie courante cette situation où on leur dit : "Tiens! tu fais des rimes !", parce que nous venons de prononcer deux mots qui s'honorent de la même fin sonore. Mais, plus d'une fois, on remarquera que l'un de ces deux mots contient un "e" final qui le distingue de son voisin. Ce type de rimes est particulièrement fréquent dans les chansons, je pense que n'importe qui qui voudra chercher de ce côté-là fera comme moi j'ai pu le faire à certaines occasions une ample moisson. En réalité, au plan littéraire, les mots "or" et "évapore" ne riment pas plus entre eux que les mots "transport" et "porcs". Il s'agit sans doute de vestiges d'une époque où le "e" était assez nettement prononcé que pour faire la différence entre les deux mots.
Au milieu du seizième siècle, à une époque où supposer que la distinction était encore quelque peu sensible à l'oreille, un poète obscur, un du Bouchet de mémoire, mais c'est connu et je pourrai le retrouver, a décidé que dans ses poèmes en vers il ferait alterner les rimes avec des fins dites masculines et des rimes avec des fins dites féminines. La fin féminine est celle qui comporte pour voyelle finale un "e" ne comptant pas pour la mesure du vers, on l'appelait dans les traités de versification et arts poétiques de la Renaissance le "e" surnuméraire des rimes féminines. Toutes les autres fins sont masculines. Evidemment, cela entraînait des considérations facétieuses sur la sexualité des rimes, sachant qu'en réalité le "e" n'avait rien de systématiquement féminin : le "e" se trouve à la fin de quantité d'adjectifs épicènes (facile, simple), voire de quantité de noms masculins (un meuble, un cintre, etc., etc.). C'est un glissement métaphorique qui veut qu'on associe des qualités sexuelles aux rimes masculines et féminines. Cette alternance a été reprise par Ronsard et s'est imposée à tous les poètes jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle. A partir du dix-neuvième siècle, certains poètes ont commencé à dérégler cette alternance, notamment Baudelaire et Banville qui cette fois n'ont pas été comme pour les audaces à la césure et à l'entrevers des disciples de Victor Hugo.
Inévitablement, la métaphore sexuelle est revenue sur le devant avec ce non respect de l'alternance. Un des aspects les plus évidents vient de ce que dans les poèmes où le poète pratique exclusivement les rimes féminines, ou à l'inverse pratique exclusivement les rimes masculines, dans un poème, c'est pour y faire entendre une note homosexuelle. C'est le cas pour le recueil Les Amies de Verlaine. Cette absence d'alternance est essentiellement associée à la poésie saphique. Cela est assez bien connu.
Dans l'Album zutique, Rimbaud a proposé une première série de Conneries qui réunit deux poèmes dont l'un ne comporte que des rimes féminines Jeune goinfre et l'autre que des rimes masculines Paris. Parodie de plusieurs poèmes à la fois de Louis Ratisbonne, Amédée Pommier et Alphonse Daudet, le sonnet Jeune goinfre met en scène un "Paul" qui n'est autre que Paul Verlaine, la cible même du sonnet parodié d'Alphonse Daudet et le dénonciateur de la médiocrité poétique d'Amédée Pommier face au pourfendeur qu'était Barbey d'Aurevilly. La goinfrerie verse volontiers dans l'équivoque sexuelle : est-ce même seulement équivoque avec le mot "Quéquette" au vers trois ? Cette dimension est même explicite et pour Jeune goinfre il est tentant de considérer l'unicité des rimes féminines comme une allusion fine à l'homosexualité du compère. En revanche, pour ce qui est du poème tout en rimes masculines, Paris, il est question dans l'enjambement des deux derniers vers (et les mots enjambement et entrevers avaient sans doute de quoi amuser eux-mêmes métaphoriquement les obscènes compositeurs zutiques) d'introduire des "Enghiens / Chez soi!", ce qui rend assez blasphématoire le mot de la fin "Soyons chrétiens !" C'est cette obscénité qui justifie la lecture homosexuelle des rimes uniquement masculines du sonnet Paris, puisqu'il est question de sodomie, sodomie qui métaphorise l'idée classique de s'être fait avoir. Rimbaud a ensuite composé une deuxième série de Conneries qui se limite à un seul poème Cocher ivre. Ce sonnet ne respecte pas l'alternance des rimes, plus précisément les tercets ne sont fondés que sur des rimes féminines mal ordonnées. En revanche, l'alternance est respectée dans les quatrains. Il y a une malice dans la chute virile ("Choit" dernière rime masculine en fin de second quatrain) qu'orchestre le passage des quatrains aux tercets. Il faudra revenir sur la signification d'ensemble de ce poème en vers d'une syllabe.
Quelques mois plus tard, Rimbaud a composé deux derniers poèmes en alexandrins "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." et Famille maudite (rebaptisé Mémoire par la suite), mais leurs césures sont à ce point chahutées que leur statut d'alexandrins a longtemps posé problème. Ces deux poèmes sont également très proches par la distribution des rimes et c'est ce qui a retenu l'attention de Benoît de Cornulier qui travaille à dégager la relation en diptyque entre ces deux poèmes. Le poème Mémoire est tout en rimes féminines, et le poème "Qu'est-ce..." est essentiellement en rimes masculines à l'exclusion de deux rimes qui toutes deux impliquent le mot masculin "frères". Je ne vais pas entrer ici dans l'analyse du sens à donner à ces particularités des poèmes "Qu'est-ce..." et Mémoire: ce qu'il faut relever, c'est que le jeu métaphorique sur la signification symbolique sexuelle des rimes s'est poursuivi. A nous de nous y confronter.
Mais il convient d'en arriver au célèbre sonnet Voyelles de Rimbaud. Le poème ne respecte pas l'alternance des rimes. Toutes les rimes sont féminines, à l'exception de la dernière qui est masculine. Cabaner dans son Sonnet des sept nombres dédié à "Rimbald" dont visiblement il s'inspire a inversé cette astuce avec une rime féminine unique isolée à la fin du poème.
Ajoutons à cela que la première rime de Voyelles est en "-elles" quand la dernière est en "-eux". Difficile de ne pas y percevoir une intention malicieuse. Certaines lectures privilégient la dimension potache et refusent d'envisager l'hypothèse d'un message sérieux délivré par le poème. Le poème ne serait sérieux qu'à hauteur d'ironie, malgré d'évidentes allusions au carnage d'une scène de guerre : nous rencontrons "Clairon" couplé à "strideurs" comme dans une scène de bataille d'un poème Spleen de Philothée O' Neddy, le travail de décomposition d'un charnier "des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles" et des signes de révolte où le sang est versé et plein de la morgue du défi : "pourpre, sang craché, rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes". La mort est rendue plus présente encore avec la qualification "suprême" appliquée au Clairon, Hugo ayant à deux reprises employé la formule "clairon suprême" dans la première série de La Légende des siècles publiée en 1859, une fois dans Eviradnus, une fois dans le poème terminal La Trompette du jugement. La nature métaphysique du sonnet Voyelles est explicite et quand on sait que les termes "bombinent", "strideurs" et "clairon" sont repris avec des développements d'images similaires dans Paris se repeuple et Les Mains de Jeanne-Marie, force est d'admettre que la métaphysique n'est pas ici tournée en dérision, mais que le poète célèbre sous une forme voilée le martyre communard.
Malgré tout, un argument permettrait de refouler la lecture communarde, le poncif féminin du dernier vers : "- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux!" La nuance violette du regard est un poncif. Par exemple, dans la traduction qu'il fait du texte Intermezzo de Heinrich Heine (texte traduit également par Valade et Mérat), Gérard de Nerval écrit "les violettes de ses yeux" (Henri Heine, Poëmes et légendes, L'Intermezzo, XXVI, Michel Lévy frères libraires éditeurs, Paris, 1865, page 99). Allongée de quelques sections, la traduction donnée sur Wikisource comporte encore la leçon suivante : "les violettes bleues de ses petits yeux". Fongaro avait fait remarquer que les "yeux de violettes" se rencontrent à deux reprises dans les vers de Banville, me semble-t-il. Et nous pouvons citer également le vers "Le rayon d'or qui nage en ses yeux violets" du poème Péristéris de Leconte de Lisle ou bien Léon Dierx, l'auteur des Yeux de Nyssia qui dans un poème intitulé Jamais clame que nous nous confions à l'Amour comme un dieu illusoire et qu'un nuage du couchant que nous prenons pour l'aurore s'enrichit de "L'incarnat féminin qu'un sourire illumine" et se plaignant de celle qui l'a fait souffert, il se rappelle la salle qui a fait naître son âme "Sous les yeux violets qui l'avaient condamnée". Il écrit encore : "Prunelles, dont jadis je m'étais cru le mage"! Poème où il est encore question de "nuit suprême" et d'un "vieillard" à la "vaste science", la "clarté divine" basculant finalement en ironie amère à la chute du poème.
Comme bien des lecteurs de Rimbaud, il est clair pour moi que les majuscules de majesté de la version autographe du sonnet Voyelles désignent la présence divine. Mais la particularité de Rimbaud, c'est qu'il se dérobe à la pensée chrétienne pour célébrer Vénus, comme il le proclame dans ce poème de 1870 envoyé à Banville pour figurer à la fin du nouveau volume du Parnasse contemporain en tant que mot de ralliement des poètes : Credo in unam. Voici quatre vers qui résolvent tout débat :
Je crois en Toi ! je crois en Toi ! Divine Mère !Aphroditè marine ! - Oh ! la vie est amère,Depuis qu'un autre dieu nous attelle à sa croix !Mais c'est toi la Vénus ! c'est en toi que je crois !
Nulle question de refouler la sincère profession de foi et de minimiser Credo in unam en l'assimilant à tort à un centon de citations d'autres auteurs par un jeune auteur encore inexpérimenté. La Vénus est plutôt un principe qu'une déesse, et c'est un principe qui s'oppose au christianisme. Rimbaud poursuit quelque peu l'idée révolutionnaire, Robespierre ayant créé notamment un culte de l'Être Suprême. L'adjectif "Suprême" flanqué d'une majuscule fait sans doute quelque peu écho à ce culte révolutionnaire éphémère dont le provocateur et révolté Rimbaud ravive la flamme. Le principe lucrécien fait office de contre-évangile pour Rimbaud. Pour le parodier, nous pourrions dire que la pensée de Rimbaud c'est encore un peu la pensée grecque.
Il n'est pas difficile de retrouver les forces de vie du poème Credo in unam dans les images de Voyelles qui échappent encore à la représentation du martyre communard, celles des lettres E et U. En 1871, l'épisode communard a nourri la pensée de Rimbaud d'une nouvelle fortune allégorique avec la personnification de Paris dans Paris se repeuple et l'hommage aux pétroleuses dans Les Mains de Jeanne-Marie : la Vénus a évolué en Marianne.
Cette alternance à l'oeuvre dans Voyelles explique sans doute pour partie les réticences quant à une lecture communarde puissamment évidente pour les images associées aux lettres A, I et O, mais au bout de cette dialectique de vie et mort que constitue la célébration du sonnet Voyelles la caractérisation féminine de l'être divin est un pied de nez à La Légende des siècles de Victor Hugo qui reste dans la symbolique du christianisme avec Dieu et sa trompette du jugement dernier. L'écart est créé par la représentation féminine que la nuance violette caractérise de surcroît comme sensuelle, capable d'enfiévrer d'un amour par les sens. Telle est la pointe du sonnet.
C'est ici qu'il convient de revenir à l'unique rime masculine du poème. Pour ne pas laisser ce fait sans interprétation, j'avais envisagé, ce qui me paraissait bien adhérer à l'esprit du sonnet, une sorte de suspens féminin avec une résolution finale, une sorte d'harmonie différée. L'unique rime masculine était volontairement mise en attente et son unicité permettait un bouclage fort du poème, comme si "Ses Yeux" était l'impondérable avec lequel on communiait in extremis. Une exploitation métaphorique minimale était assurée au plan de la sexualité des rimes. Mais, finalement, le contraste de cette unique rime masculine a un mérite essentiel, celui de coïncider, après la mention peu érotique des "fronts studieux" avec la figuration inattendue d'un Dieu unique féminisé. Le mot masculin "Yeux" fait entendre quelque peu le nom attendu "Dieu", mais l'unique rime masculine est malgré tout mise à contribution au profit d'une féminisation de l'univers sous le signe de Vénus, la "Grande Mère des Dieux et des Hommes, Cybèle !" Ce trait est d'ailleurs très proche de la présence de rimes féminines paradoxales autour du mot "frères" dans "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...", ce qui conforte l'idée que nous parvenons bien à remonter la logique suivie par Rimbaud dans l'élaboration malicieuse des rimes de son sonnet.