lundi 24 avril 2017

Charles Loyson et les vieux catholiques

Les poèmes "Je préfère sans doute..." et Vu à Rome figurent sur la même page de l'Album zutique, le recto du feuillet 3.
Le fait remarquable qui rapproche ces deux poèmes, c'est que d'un côté le morceau "Vu à Rome" contient la mention "schismatique" et de l'autre côté le dizain "Je préfère sans doute..." contient la rime "jacinthes"::"hyacinthe" (notons au passage une irrégularité de pluriel à singulier).
"Je préfère sans doute..." reprend la forme du dizain de rimes plates AABBCCDDEE à la manière de Coppée, le dizain historique étant en principe un quatrain de rimes croisées ABAB suivi d'un sizain CCDEED, ce qui donne une forme ABABCCDEED. Le dizain "Je préfère sans doute..." reprend également très nettement des expressions de dizains de Coppée, et il en démarque une rime bien précise.
L'amorce du poème "Je préfère sans doute..." est une reprise d'un enjambement aux deux premiers vers du treizième dizain de la première série de Promenades et intérieurs, celle qui a été publiée dans le second Parnasse contemporain, dès 1869-1870 sous forme de fascicule, mais le volume complet du second Parnasse contemporain venait de paraître au cours de l'été 1871, en même temps qu'en juin et juillet une seconde série était publiée d'abord dans Le Moniteur universel, ensuite dans Le Monde illustré. Mais c'est le dizain entier qu'il convient de citer, car Rimbaud a pris bien plus à ce dizain que les quatre mots : "je", "préfère", "sans doute". En effet, le troisième vers du dizain de Coppée : "S'emplit de l'odeur forte et tiède des jardins[,]" permet d'établir une série de liens avec le second vers (de Verlaine) du "Sonnet du Trou du Cul" : "Il respire, humblement tapi parmi la mousse", vers où l'adverbe "humblement" me paraît volontairement anticiper le titre du recueil à venir de Coppée, avec le troisième vers de la parodie d'Armand Silvestre qu'est le quatrain "Lys" : "L'Aurore vous emplit d'un amour détergent !" et aussi avec le thème de "Vu à Rome" où des "nez fort anciens" respirent de "l'immondice schismatique". Or, dans le dizain printanier "Je préfère sans doute..." des chiens viennent triturer au milieu des Buveurs d'odorantes jacinthes. L'idée d'un nez offert aux mauvaises odeurs apparaît également dans le dizain "J'occupais un wagon..." : "Vers les brises", "l'ennui d'un tunnel, sombre veine", "près Soissons, ville d'Aisne". D'ailleurs, "vers les brises" fait quelque peu écho au "en plein vent" de ce dizain de Coppée que nous allons citer, et remarquons que ce "Vers les brises" et "tunnel" ont l'air d'avoir une correspondance dans "Vers la prairie étroite et communale". Enfin, la fin du dizain "Je préfère sans doute..." reprend d'autres éléments du dizain de Coppée : "Sur la table d'ardoise" est une démarcation de "sur les tables de bois" avec un passage de second à premier hémistiche, tandis que la superbe clausule "La toux des flacons noirs qui jamais ne les grise" démarque "hoquet des cruchons qu'on débouche" et "gros verres trinquant", voire pour le son et l'allure de la formule finale "Le grincement rhythmé des lourdes balançoires". L'adjectif de "flacons noirs" est lui-même repris à "ramures noires".

      Champêtres et lointains quartiers, je vous préfère
      Sans doute par les nuits d'été, quand l'atmosphère
      S'emplit de l'odeur forte et tiède des jardins.
      Mais j'aime aussi vos bals en plein vent d'où, soudains,
      S'échappent les éclats de rire à pleine bouche,
      Les polkas, le hoquet des cruchons qu'on débouche,
      Les gros verres trinquant sur les tables de bois,
      Et, parmi le chaos des rires et des voix
      Et du vent fugitif dans les ramures noires,
      Le grincement rhythmé des lourdes balançoires. 

Rimbaud s'est inspiré également du dizain VII de la première série de Promenades et intérieurs. Il a en particulier démarqué une rime : "baguettes"::"guinguettes" en inversant l'ordre des termes et en optant pour le singulier : "guinguette"::"baguette". Il convient de citer ce dizain in extenso.

       Vous en rirez. Mais j'ai toujours trouvé touchants
       Ces couples de pioupious qui s'en vont par les champs,
       Côte à côte, épluchant l'écorce de baguettes
       Qu'ils prirent aux bosquets des prochaines guinguettes.
       Je vois le sous-préfet présidant le bureau,
       Le paysan qui tire un mauvais numéro,
       Les rubans au chapeau, le sac sur les épaules,
       Et les adieux naïfs, le soir, auprès des saules,
       A celle qui promet de ne pas oublier
       En s'essuyant les yeux avec son tablier.

"Vous en rirez" : Coppée ne croyait pas si bien dire. Ce dizain a eu un réel succès zutique. Le verbe "Epluche" du dizain "Oaristys" de Charles Cros s'inspire sans doute de l'expression "épluchant l'écorce de baguettes", mais encore le vers "Je vois le sous-préfet présidant le bureau" semble repris au début du dizain de Verlaine "Le sous-chef est absent du bureau : [...]".
 Si nous consultons l'unique tome de la correspondance de Verlaine édité par Michael Pakenham, nous savons que le 14 juillet 1871, celui-ci a envoyé à Léon Valade une forme d'enchaînement de deux dizains à la manière de Coppée. Nous nous efforçons de le reproduire ci-dessous :

                                            Promenades et intérieurs
.........................................................................................................
                                         LXII

Bien souvent, dédaigneux des plaisirs de mon âge
J'évoque le bonheur des femmes de ménage.
Ayant changé de sexe en esprit, bien souvent
Un cabs à mon bras et mon nez digne au vent,
J'ai débattu les prix avec les revendeuses.
Bien souvent j'ai, sous l'oeil des bourgeoises grondeuses
Et non sans quelque aplomb qu'on ne saurait nier,
Dirigé cette danse exquise du panier
Dont Paul de Kock nous parle en mainte parabole.
La nuit vient : je m'endors et j'aime Rocambole.
                                          LXIII
Le sous-chef est absent du bureau : j'en profite
Pour aller au café le plus proche au plus vite,
J'y bois à petits coups en clignotant les yeux
Un mazagran avec un doigt de cognac vieux
Puis je lis - (et quel sage à ces excès résiste ?)-
Le Journal des Débats, étant orléaniste.
Quand j'ai lu mon journal et bu mon mazagran,
Je rentre à pas de loup au bureau. Mon tyran
N'est pas là, par bonheur, sans quoi mon escapade
M'eût valu les brocards de plus d'un camarade.
                                         LXIV
......................................................................................

Ces deux dizains ont été reportés par Verlaine dans l'Album zutique, mais à deux endroits distincts, et seule cette lettre témoigne d'un projet originel d'enchaînement des dizains. C'est ce projet originel que Rimbaud imite sur le recto du feuillet 3 de l'Album zutique.

                                         ~~~~~~
J'occupais un wagon de troisième : un vieux prêtre
Sortit un brûle-gueule et mit à la fenêtre,
Vers les brises, son front très calme aux poils pâlis.
Puis ce chrétien, bravant les brocarts impolis,
S'étant tourné, me fit la demande énergique
Et triste en même temps d'une petite chique
De caporal, - ayant été l'aumônier chef
D'un rejeton royal condamné derechef, -
Pour malaxer l'ennui d'un tunnel, sombre veine
Qui s'offre aux voyageurs près Soissons, ville d'Aisne.
                                          ~~~~~~~~
Je préfère sans doute, au printemps, la guinguette
Où des marronniers nains bourgeonne la baguette,
Vers la prairie étroite et communale, au mois
De mai. De jeunes chiens rabroués bien des fois
Viennent près des Buveurs tritures des jacinthes
De plate-bande. Et c'est, jusqu'aux soirs d'hyacinthe,
Sur la table d'ardoise où, l'an dix-sept cent vingt
Un diacre grava son sobriquet latin
Maigre comme une prose à des vitraux d'église
La toux des flacons noirs qui jamais ne les grise.

                                                                  François Coppée.
                                                                                 A. R.

Il faut bien mesurer que les deux dizains de Rimbaud s'inspirent des deux dizains enchaînés de Verlaine, en même temps que de dizains authentiques de Coppée. Mieux encore, Rimbaud a repéré les dizains parodiés par Verlaine pour les parodier à son tour. Verlaine s'est inspiré d'autres dizains, par exemple le second : "Prisonnier d'un bureau, je connais le plaisir / De goûter, tous les soirs,..." Charles Cros semble également s'inspirer du modèle initial de Verlaine, puisque "la bonne" dans "Oaristys" fait écho au "bonheur des femmes de ménage" de la parodie verlainienne. Rimbaud a démarqué parfois de très près les dizains de Verlaine. L'incipit : "J'occupais un wagon de troisième : un vieux prêtre", reprend l'incipit "Le sous-chef est absent du bureau : j'en profite", dans la mesure où nous avons dans les deux cas un rejet d'un groupe prépositionnel de trois syllabes à la césure ("du bureau :", "de troisième :") et un même recours au double point à la suite du rejet. Rimbaud a repris le mot "brocards" au même dizain de Verlaine, à la faute d'orthographe près "brocarts" par confusion avec un homophone. Nous sommes même tentés par une comparaison entre l'avant-dernier vers de "Je préfère sans doute..." et l'avant-dernier vers de "Bien souvent, dédaigneux..." : "Dont Paul de Kock nous parle en mainte parabole[,]" et "Maigre comme une prose à des vitraux d'église", tandis que l'expression "bien souvent" à la rime d'un vers 3 est altérée par Rimbaud en "bien des fois" à la rime d'un vers 4.
Je reviendrai une autre fois sur les réécritures de dizains de Coppée et de Verlaine. Je voulais seulement souligner l'intensité parodique de ces contributions zutiques. Il me reste à ajouter que, Coppée étant l'auteur d'une plaquette Plus de sang dénonçant la Commune, le persiflage ne peut pas échapper dans les premiers vers du dizain de Rimbaud, quand il fait jouer la lourde redondance de "au printemps" à "au mois / De mai", avec le rejet d'un vers à l'autre, d'autant qu'entre les deux indications temporelles Rimbaud fait passer l'adjectif "communale" qui rappelle l'événement majeur du printemps de 1871, cette Commune qui, commencée le 18 mars, sinon le 28 mars pour sa date officielle, finira dans la répression sanglante en mai. La prairie est "étroite" parce que Coppée méprise ce qu'il estime un acte de folie, c'est ainsi qu'il en parle dans Plus de sang. Enfin, précisons que si nous parlons aujourd'hui de "communards", sinon de "communeux", la "Commune" est un mouvement "communaliste", l'adjectif "communale" a donc toute raison d'évoquer l'événement conspué par Coppée dans une plaquette et tout prochainement à l'Odéon avec la pièce Fais ce que dois.
Mais, la fin de "Je préfère sans doute..." nous entraîne sur une série d'allusions qui ont l'air d'excéder le seul cadre des réécritures de passages coppéens. La rime "jacinthes"::"hyacinthe" avec son irrégularité (le "s") est un jeu de mots étymologique : la jacinthe vient de Hyacinthus. Ensuite, nous avons une évocation d'un diacre de 1720 au sobriquet latin. Ce diacre a été identifié par Jean-Luc Steinmetz en 1989, il s'agit du diacre Pâris qui s'était dressé contre la bulle Unigenitus du pape Clément XI elle-même tournée contre le jansénisme. A partir de 1720, le diacre Pâris dut se cacher et il le fit sous son nom de baptême "Monsieur François". Dans le prolongement de cette identification, certains rimbaldiens, comme Marc Ascione en 1991, considèrent alors que la "table d'ardoise" correspond à une pierre tombale et cette "toux des flacons noirs" aurait à voir avec les convulsionnaires qui se rendaient sur la tombe du diacre au cimetière de Saint-Médard dans l'espoir d'un miracle. Ces inférences sont peut-être un peu rapides, elles ne sont pas pleinement étayées, mais ce qui est certain c'est qu'au-delà de l'écho avec le prénom de Coppée le diacre de 1720 coïncide avec la situation du Père Hyacinthe au moment même où Rimbaud compose son poème. De son vrai nom Charles Loyson, le Père Hyacinthe est un prêtre qui a été excommunié en 1869. Le père Hyacinthe avait des opinions libérales et gallicanes. S'intéressant à la question de l'amour conjugal dans ses prêches, il allait se marier en 1872. Mais Rimbaud a écrit son poème en octobre 1871. Qu'a pu retenir ou savoir Rimbaud ? A-t-il su que le père Hyacinthe fut non seulement proche de monseigneur Dupanloup, mais aussi du Monseigneur Darboy dont l'assassinat fut un des principaux reproches faits aux communards ? En tout cas, c'est en septembre 1871 même que le père Hyacinthe participe à Munich aux réunions des vieux catholiques et il y fait des conférences. A la date où Rimbaud écrit son poème, il en a au moins déjà prononcé une en septembre. Le père Hyacinthe ne parle pas allemand, mais il est l'un des rares français à participer à ce mouvement des vieux catholiques. Il ne s'agit de rien moins que d'un schisme. En effet, avec la bulle sur l'infaillibilité pontificale, beaucoup de gallicans en France ont été tentés par le schisme, mais celui-ci a bien eu lieu dans des pays germaniques (Pays-Bas, Allemagne, Suisse). Dans l'édition du centenaire dirigée par Alain Borer, qu'hélas je ne possède plus, Marc Ascione a repéré l'allusion au père Hyacinthe dans la rime particulière de ce dizain "jacinthes"::"hyacinthe" à proximité d'une allusion au diacre Pâris.
Etrangement, il n'est fait aucune mention de cette piste de lecture dans le livre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique alors même que son auteur Bernard Teyssèdre a souvent tendance à superposer sans fin les pistes de lectures au sujet des premières contributions rimbaldiennes à l'Album zutique.
Il me semble que des recherches sont à mener dans la presse des mois de septembre-octobre 1871. Il conviendrait également de déterminer qui était présent au dîner des Vilains Bonshommes de la fin septembre, Léon Dierx, Armand Silvestre,... Coppée, Dierx, Silvestre, ou certains de leurs proches se sont-ils exprimés au sujet des vieux catholiques ou bien du père Hyacinthe ? Telles sont les questions qui se posent pour apprécier au plus près les contributions du recto du feuillet 3 de l'Album zutique. Mais, ce qu'il convient encore de remarquer, c'est qu'après avoir transcrit deux dizains à la manière de Coppée et un monostiche faussement attribué à Ricard, Rimbaud a transcrit sur la marge laissée à gauche la parodie "Vu à Rome" de Léon Dierx et une parodie de Verlaine intitulée au singulier "Fête galante". Or, cela fait que sur la même page manuscrite, nous avons la rime "jacinthes"::"hyacinthe" et l'expression "immondice schismatique" : "hyacinthe" et "schismatique", deux mots qui imposent à l'esprit les conférences du père Hyacinthe à Muncih au milieu des schismatiques vieux catholiques.
Le poème "Vu à Rome" commence par un jeu d'emboîtement : Rome ville de la chrétienté, en son centre la chapelle Sixtine liée à l'élection du pape, ensuite des "emblèmes chrétiens" qui recouvrent une cassette écarlatine, et donc ensuite cette cassette même et enfin des "nez fort anciens", mais le quatrième vers a des allures de pied-de-nez : "Où sèchent des nez fort anciens". Autant l'expression "fort anciens" les désignent comme vénérables, antiques, autant le verbe "sèchent" accable la décrépitude de ces nez reliques. En même temps, trésor au sein de la cassette, ces nez sont plutôt des organes de la perception. Le second quatrain précise le prestige de ces nez de premiers chrétiens, de chrétiens modèles. Mais l'ironie est dans le parallélisme des relatives : "Où sèchent des nez fort anciens", "Où se figea la nuit livide, / Et l'ancien plain-chant sépulcral." Enfin, le troisième quatrain apporte l'information utile au temps présent. Quotidiennement, tout est fait pour provoquer le schisme entre le pouvoir papal et ces odorats délicats de premiers chrétiens, ce qui semble faire écho au nom de "vieux catholiques" refusant la nouveauté de l'infaillibilité pontificale. Rimbaud renvoie certainement dos à dos le pape et les vieux catholiques, puisque les "nez fort anciens" qui ne sont pas des vieux catholiques mais qui y sont assimilés à cause de "l'immondice schismatique" n'ont qu'une "sécheresse mystique".
Evidemment, le poème pose le problème des limites référentielles. Je ne connais pas de "cassette écarlatine" conservée dans la chapelle Sixtine. Il se trouve juste que la basilique Saint-Pierre de Rome est le lieu qui réunit le plus grand nombre de reliques chrétiennes au monde, devant paraît-il l'église Saint-Sernin à Toulouse. Mais quelles reliques peuvent être conservées dans la chapelle Sixtine, je l'ignore. Dans le même ordre d'idées, j'ai cherché à mieux connaître les rituels du Vatican, je suis tombé sur un ouvrage de 1842 qui décrit les processions dans la chapelle Sixtine au moment de Pâques, etc., mais je n'ai pas trouvé trace d'un rituel quotidien. Cette "poudre fine" serait l'encens papal, c'est raisonnablement la lecture référentielle la moins risquée qui soit. Et on peut penser que cette "poudre fine" participe de l'ironie funèbre de ce poème, en allusion au Quia pulvis es et in pulverem reverteris. Le dernier mot du poème est "réduit".
 La signature "Léon Dierx" a pu faire songer par équivoque au pape Léon Dix. Sans que cela ne soit exclu, je remarque que les travaux sur la chapelle Sixtine sont plus volontiers associées à des papes antérieurs et postérieurs à Léon Dix, même si celui-ci est quelque peu au centre de cette chronologie. Léon Dierx n'a pas composé non plus tant de poèmes en vers de huit syllabes et l'exception qu'est la plaquette immédiatement contemporaine du 7 octobre 1871 Paroles du vaincu a l'inconvénient de traiter d'un sujet qui n'a rien à voir. Pourtant, Rimbaud joue sur la métaphysique des sens de la vue, de l'ouïe et de l'odorat dans les poèmes de Léon Dierx. Quelque peu disciple de Léconte de Lisle avec lequel il partage des origines réunionnaises, Léon Dierx n'est pas un pieux chrétien. Mais sa poésie ne va pas sans une angoisse spirituelle face à l'absence de réponse du vaste univers, et la construction parodique de "Vu à Rome" consiste à mettre à contribution le sentiment tantôt vaniteux, tantôt effrayant de la quête métaphysique propre à Léon Dierx pour offrir un discours ironique grinçant contre l'Eglise et la foi. Le titre Lèvres closes est ainsi fortement significatif au-dessus du titre de poème "Vu à Rome", puisque par ce geste Rimbaud détermine un ajout dans un recueil qui a une réflexion métaphysique orientée. Enfin,, je maintiens assez fermement que, si nous ne nous arrêtons pas à l'octosyllabe, Rimbaud s'est inspiré des premiers poèmes en alexandrins du recueil Lèvres closes. C'est ce qui explique le choix de quatrains à rimes croisées ABAB, type de quatrain tout à fait banal, mais qui est précisément celui du prologue dédié à Leconte de Lisle, prologue dont le premier vers "J'ai détourné mes yeux de l'homme et de la vie" a quelque chose d'un ascète de Thébaïde.
Nous pouvons même aller plus loin.
Prenons le premier quatrain de "Vu à Rome" et le premier du "Prologue" des Lèvres closes.

        Il est à Rome, à la Sixtine,
        Couverte d'emblèmes chrétiens,
        Une cassette écarlatine
        Où sèchent des nez fort anciens :

        J'ai détourné mes yeux de l'homme et de la vie,
        Et mon âme a rôdé sous l'herbe des tombeaux,
        J'ai détrompé mon coeur de toute humaine envie,
        Et je l'ai dispersé dans les bois par lambeaux.

Nous avons deux mouvements qui s'opposent, d'un côté une concentration, de l'autre un détournement suivi d'une dispersion, et j'y ajouterais l'opposition du titre "Vu à Rome" face "J'ai détourné les yeux", mais dans les deux cas c'est la première rime qui féminine et à chaque fois elle appuyée sur une voyelle "'i" (-ine face à -ie). Ensuite, les "tombeaux" sont à rapprocher du réceptacle qu'est la "cassette écarlatine" et les "nef fort anciens" sont quelque part des "lambeaux" de chair humaine.
Le second quatrain du poème de Léon Dierx s'ouvre à nouveau par une profession de foi d'ascète de Thébaïde, décidément : "J'ai voulu vivre sourd aux voix des multitudes" et il se prolonge par une comparaison dont le moule a visiblement inspiré le second octosyllabe de "Vu à Rome" : "Comme un aïeul couvert de silence et de nuit". Les "nez fort anciens" sous une "cassette écarlatine" "Couverte d'emblèmes chrétiens" sont l'équivalent d'un "aïeul couvert", et vu que "Vu à Rome" est admis comme un ajout au recueil dûment intitulé Lèvres closes, ces nez au fond d'une "cassette écarlatine" doivent moins se sentir couverts des emblèmes qui ornent l'extérieur de leur espèce de caveau que de silence et de nuit. Rimbaud parle lui-même de "nuit livide". La fin du second quatrain de Léon Dierx parle de "songes frais" quand le premier quatrain de Rimbaud se ponctue par des "nez fort anciens" qui "sèchent". Le premier vers du troisième quatrain enchaîne avec le mot  "sépulcre" précisément : "Mais le sépulcre en moi laissa filtrer ses rêves", en lui conférant une vie mystique à laquelle s'oppose la sécheresse du poème rimbaldien. L'expression "lèvres closes" est à la rime du premier vers du quatrième quatrain du prologue du recueil de Léon Dierx, et la fin de ce poème liminaire évoque l'idée de recéler quelque chose d'effroyable qui fait dire au poète qu'il sent les morts comme des "âmes inquiètes" qui veulent parler parmi les frissons des vents. A cela s'oppose la réduction tout poudre et sécheresse du poème de Rimbaud.

Le recueil de Léon Dierx enchaîne ensuite sur le poème "Lazare" où l'adjectif "Livide" repris par Rimbaud figure au début du deuxième vers. Le poème "Lazare" évoque la figure célèbre d'un ressuscité, un premier ressuscité avant Jésus et par Jésus. Il est assez évident que l'absence de vie des nez qui sèchent dans la pièce zutique fait violemment contraste à un tel thème biblique. Cette figure revenue de la mort provoque la peur et Léon Dierx exprime cela avec un vers dont il n'est décidément pas douteux que Rimbaud s'en soit inspiré : "Et le sang se figeait aux veines du plus brave," offre une note d'épouvante clairement reprise par le vers "Où se figea la nuit livide[.]" Le mot "sépulcre" apparaît deux vers plus loin, c'est déjà sa deuxième occurrence au sein du recueil de Dierx. En revanche, le quatrain de "Lazare" est aux rimes embrassées, le type ABBA. Le début du recueil est fortement marqué par un refus de l'absence de vie métaphysique, c'est ce qu'exprime le poème "L'Invisible lien" où nous retrouvons les quatrains à rimes croisées ABAB, poème dont le discours doit s'opposer à l'ironie cinglante de l'alliance de mots "sécheresse mystique" de la réplique zutique.
Enfin, le contenu du recueil Lèvres closes semble avoir évolué, puisque je trouve des éditions avec cet autre poème L'Odeur sacrée dédié à Armand Silvestre. Nous retrouvons le lien de l'odorat qui permet de rapprocher les parodies zutiques "Lys" et "Vu à Rome", sans revenir sur les liens plus étendus que nous avons évoqués plus haut. Il faut nettement insister sur le fait que les mots et tournures de "Vu à Rome" ont essentiellement des résonances avec les trois premiers poèmes des Lèvres closes plutôt qu'avec tout le reste de l'oeuvre de Léon Dierx, et le poème "L'Odeur sacrée" malgré la dédicace à Silvestre n'offre pas prise à une analyse en termes de réécriture au plus près d'un autre poème de Dierx, mais une comparaison soulignant le contraste, l'opposition des discours entre le poète Dierx et le zutiste Rimbaud demeure tout de même pertinente. Il est question de "frais souvenirs" où "tout revit, revient et se revoit", mais aussi des "espoirs embaumés que de loin il aspire" le rêveur et d'une croyance finale en une résurgence de "voix de son enfance" qui mélange de "clairs matins" à la "douceur du soir".
Rimbaud refuse cette douceur aux églises.

jeudi 13 avril 2017

Brève sur Pommier

Pourquoi je progresse si lentement dans ma série "Pommier zutique" ? D'abord, je cours bien des lièvres à la fois, je papillonne.
En fait, je suis en train de m'expliquer petit à petit la superposition des parodies zutiques. Un poème déclare une cible à l'aide d'une fausse signature ou d'un titre qui vaut référence à un auteur, mais il y a une superposition de cibles dans certains poèmes, un croisement de cibles pourrais-je dire.
Par exemple, le poème "Etat de siège ?" est une parodie de Coppée, mais aussi une parodie de Pommier: "l'engelure énorme" vient de Pommier, j'ai noté le passage, "Et de son aine en flamme écarte la sacoche" et "impur / Le débauché glapit au carrefour obscur!", cela fait écho au poème apologétique liminaire; "Au lecteur", du recueil Colifichets : "Condamnons, j'y consens, quiconque se délecte / A titiller le vice et la débauche infecte", "Qu'il écarte avec soin l'obscénité grossière"[.] Je mets en relation des passages éloignés les uns des autres, et qui n'appartiennent pas tous aux mêmes auteurs, ça demande du temps d'investigation.
Les noms propres de "Paris" ne sont pas non plus ou pas souvent tels quels dans les vers d'Amédée Pommier, mais j'arrive à remonter les liens.
Je vais devoir évaluer les passages à citer ou non, car il y a des traits récurrents qui ont pu inspirer Rimbaud, mais pas forcément.
Sur la non alternance des rimes féminines et masculines, il y a bien sûr les références Banville, Baudelaire, Mérat-Valade et Verlaine même, mais Pommier est aussi dans le coup, puisque sa strophe érotique de dix vers pour L'Enfer est commentée par Gautier dans un rapport en 68 sur la poésie depuis 1830. Catulle Mendès citera lui plus tard un extrait d'Alphonse Daudet dans son propre rapport. Il en fait un proche de Dondey et de Borel. La comédie Monsieur Orgon de Balzac et Pommier est aussi signalée à l'attention.
Je n'arrive pas à mettre la main sur certains textes. C'est déjà le cas pour un poème de Louis-Xavier de Ricard sur la Pologne. Là, je voudrais mettre la main sur le poème "Ka Découverte de la vapeur", ce titre était celui du concours même dont Pommier fut le lauréat.
En cherchant sur le net, je suis tombé par hasard sur un texte d'un verlainien, que je ne connais pas, mais qui fait des articles pas mal en général, Nicolas Wanlin, et il était question des anglicismes de ce poème, dont "railway" évidemment, et puis il était question aussi de la substitution de "pyroscaphe" pour "steamer", ce qui m'a fait d'emblée songer au "steerage" de "Veillées III" par exemple.
Le mot "syphilitiques" pris dans une énumération de "Paris se repeuple" apparaît également dans une énumération d'un poème de Pommier, et ça me donne à réfléchir.
Enfin, il y a ce lièvre du poème en vers d'une syllabe publié dans Le Figaro en 1878. Ce poème s'inspire de l'Album zutique et des "Conneries" de Rimbaud, alors que pour l'instant le discours critique est d'envisager même avec perplexité qu'il pourrait être de Baudelaire, sauf que ça pue la feinte à plein nez. Il faut rappeler que Paul Arène a participé à la Revue du monde nouveau où figurent des oeuvres zutiques. Maurice Rollinat a envoyé le "Sonnet du Trou du Cul"à Raoul Lafagette, un littéraire de la ville de Foix, une plaque le commémorant dans le hall d'entrée du lycée Gabriel Fauré, sa maison était en face du lycée, il y a une autre plaque pour la signaler à l'attention. Rollinat des Dixaisn réalistes est un lien avec les Hydropathes et Félicien Champsaur qui détestaient Rimbaud et Verlaine. Champsaur a cité avec malveillance des strophes des "Chercheuses de poux", Mirbeau l'a relayé ensuite.
Enfin, "Oraison du soir", "Les Chercheuses de poux" sont deux suites proches du zutisme en réplique à Catulle Mendès, tandis que "Les Mains de Jeanne-Marie" relève de la satire politique par parodie sur le modèle de "Lys" et autres dizains à la Coppée. "Les Corbeaux" est une réplique à "Plus de sang" et à d'autres oeuvres de Coppée. Tout ça se tient, un peu de patience.
Après, pour les vers de 1872, il n'est pas innocent de trouver une chanson populaire au titre "L'Âge d'or", j'ai "Anne" dans Fêtes de la faim et l'éclaircissement "La Juliette, ça rappelle l'Henriette", là aussi il y a un boulevard qui est en train de s'ouvrir pour la recherche intertextuelle précise. Nous serons loin pour "Âge d'or" de la lecture absurde de Fongaro qui rabat les clichés de la romance populaire en clefs de parodie contre Verlaine, ce qui est absurde. Bref, des mises au point très fines sur le sens des poèmes zutiques ou des poèmes chansons de Rimbaud se préparent.

mardi 11 avril 2017

"Âge d'or", chanson populaire

Le quatrième et dernier poème de la série des Fêtes de la patience déconcerte quelque peu par son air de bouffonnerie. Ce n'est pas la plus aimée des "fêtes", car elle doit rivaliser avec des textes fort appréciés comme "Bannières de mai", "Chanson de la plus haute Tour" et "L'Eternité". Notre pièce "Âge d'or" a l'air de sortir d'un opéra à la Offenbach, notamment à cause du refrain avec la tension des vers "-Est-elle angélique !-"/"Vertement s'explique:", ou bien à cause du quatrain "allemand" : "D'un ton allemand, / Mais ardente et pleine;" ou encore à cause du jeu de mots à la rime du quintil final: "[...] voix / Pas du tout publiques, / De gloire pudique / Environnez-moi." Précisons que le poème "Âge d'or" devait selon les brouillons qui nous sont parvenus de la Saison faire suite à la mention "Je devins un opéra fabuleux". Or, sur le brouillon, la citation du titre "Âge d'or" s'accompagne de considérations disposées en un court paragraphe, considérations qui ont été supprimées de la version définitive et donc imprimée d' "Alchimie du verbe" : "C'était ma vie éternelle, non écrite, non chantée, - quelque chose comme la Providence à laquelle on croit, qui ne chante pas" D'autres éléments sont biffés et ajoutés entre les lignes, dont le groupe nominal "les lois du monde" à côté de "Providence". Ces "nobles minutes" étaient suivies d'un état de "stupidité complète". Et c'est alors seulement qu'était formulée cette loi de la possibilité du bonheur qui vient directement à la suite de la formule "Je devins un opéra fabuleux" dans le texte définitif.
Cette difficulté du rapport à la chanson concerne d'autant mieux "Âge d'or" que sur une des versions manuscrites connues du poème, nous avons des mots latins qui accompagnent la scansion des quatrains et quintils : "Terque quaterque", "Pluriès", "Indesinenter".
 Citons les deux versions connues du poème en les mettant en regard l'une de l'autre pour permettre ensuite aux lecteurs de suivre nos raisonnements.

La version initiale datée de "Juin 1872" comporte huit quatrains et deux quintils. La seconde version ne compte plus que six quatrains et deux quintils. Cette réduction est assez simple à comprendre. Le poème est constitué initialement de deux séries de cinq strophes,à cette excentricité près que la deuxième série passe subrepticement des quatrains aux quintils. Ce qui nous permet de dire qu'il y a deux séries, c'est que le premier et le sixième quatrains sont approximativement la reprise du même, sauf qu'ils introduisent chacun une voix distincte; "Quelqu'une des voix / Toujours angélique" / "Et puis une voix / - Est-elle angélique ! -" Mais la construction des deux séries n'est pas symétrique. La distribution de la parole se fait entre le poète et une voix dans chaque série. Mais, dans la première série, l'introduction par le poète ne prend qu'une strophe quatrain, quand dans la deuxième série elle en prend deux. Au premier quatrain, le double point ":" introducteur de paroles suit directement le verbe "s'explique". En revanche, au sixième quatrain, nous avons un point-virgule, le double point ne vient que dans le quatrain suivant, mais capricieusement à deux reprises. Dans la première série, la "voix" chante aux deuxième et troisième quatrains. Dans la seconde série, l'autre "voix" chante au huitième quatrain et au premier quintil. Autrement dit, dans un cas, la voix chante dans les deuxième et troisième strophes de sa série, et dans l'autre cas, la voix chante dans les troisième et quatrième strophes de sa série. Cela peut déconcerter bien des lecteurs qui vont parfois penser que le premier quintil "O joli château..." n'est pas chanté par la voix, et ceci a des conséquences graves pour la lecture puisqu'en ce cas le "grand frère" n'est pas identifié au poète lui-même, alors même que le premier vers de l'ultime strophe établit clairement que le poète reprend la parole : "Je chante aussi, moi[.]" Mais, dans la première série, les choses sont posées différemment. Le poète reprend la parole dans le quatrième quatrain, mais pour avouer d'emblée chanter en choeur. Un vers du quatrième quatrain (je n'entre pas ici dans les détails compliqués) et l'ensemble du cinquième quatrain sont la reprise du troisième quatrain chanté par la voix. Or, dans la seconde version manuscrite connue du poème, Rimbaud a renoncé à ce dispositif laborieux de la première série pour ne conserver que le seul troisième quatrain.

Cinq premières strophes de la première version manuscrite (provenance Richepin)

Quelqu'une des voix
Toujours angélique
- Il s'agit de moi, -
Vertement s'explique :

Ces milles questions
Qui se ramifient
N'amènent, au fond,
Qu'ivresse et folie ;

Reconnais ce tour
Si gai, si facile,
Ce n'est qu'onde, flore,
Et c'est ta famille !.... etc...

Puis elle chante. O
Si gai, si facile,
Et visible à l'oeil nu...
- Je chante avec elle, -

Reconnais ce tour
Si gai, si facile,
Ce n'est qu'onde, flore,
Et c'est ta famille !... etc....

Trois premières strophes de la seconde version (dossier des Illuminations en 1886)

Quelqu'une des voix,
- Est-elle angélique ! -
Il s'agit de moi,
Vertement s'explique :

Ces mille questions qui se ramifient
N'amènent, au fond,
Qu'ivresse et folie.

Reconnais ce tour (Terque quaterque)
Si gai, si facile :
C'est tout onde et flore :
Et c'est ta famille !
La visée du "terque quaterque" est simple à comprendre suite à cette comparaison des versions. Le vers : "Si gai, si facile," était commun à trois quatrains successifs de la première version, le cinquième quatrain était la reprise du troisième dans la première version. Le quatrième quatrain entremêlait le chant de la "voix" et la reprise de la parole par le poète qui expliquait qu'il se mettait d'un coup à chanter à l'unisson. La seule difficulté vient du vers "Et visible à l'oeil nu" que la ponctuation invite à interpréter comme une parole du chant, sauf qu'il ne s'agit pas d'une reprise du troisième quatrain. Il semble s'agir d'une variation, et ce serait le "tour" lui-même qui serait "visible à l'oeil nu". Cette difficulté de lecture disparaît dans le cas de la seconde version simplifiée. Rimbaud a évité une autre équivoque en passant de la forme restrictive "Ce n'est qu'onde, flore," à la forme "C'est tout onde et flore[.]" Je préfère la première version qui ne me paraît pas foncièrement ambiguë.

La deuxième série se maintiendra en nombre de strophes.

Et puis une voix
- Est-elle angélique ! -
Il s'agit de moi,
Vertement s'explique ;

Et chante à l'instant
En soeur des haleines :
D'un ton allemand,
Mais ardente et pleine :

Le monde est vicieux ;
Si cela t'étonne !
Vis et laisse au feu
L'obscure infortune.

O ! jolie château !
Que ta vie est claire !
De quel Âge es-tu,
Nature princière
De nôtre grand frère ! etc...,

Je chante aussi, moi :
Multiples soeurs ! Voix
Pas du tout publiques !
Environnez-moi
De gloire pudique... etc....

Les retouches sont peu nombreuses : "Tu dis ? tu t'étonnes ?" ou la ponctuation "O joli château", avec surtout l'interversion des deux derniers vers qui crée un effet de chute revu :

[...]
De gloire pudique
Environnez-moi.
On remarquera également que la phrase exclamative "- Est-elle angélique !", à ne pas confondre avec une phrase interrogative, figurait dans la première version, mais qu'elle remplace la leçon initiale du premier quatrain "Toujours angélique", toujours dans un souci de simplification au détriment du charme de la version initiale. En revanche, la transcription abusive du déterminant possessif "nôtre" est commune aux deux manuscrits.
Toutefois, le quintil "O jolie château" est accompagné de la mention "(Pluries)" et le dernier quintil de la mention "(indesinenter)". Il s'agit des deux dernières strophes, les deux quintils, la précision "septième" et "huitième" strophes pouvant induire en erreur en cas de rapprochement entre les deux manuscrits.

Dans le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Jean-Baptiste Baronian, à la notice concernant le poème "Âge d'or", nous trouvons, sous la plume de Jean-Marie Méline, le développement suivant : "la troisième, la septième et la huitième strophe sont assorties d'une accolade précédée d'une mention en latin, respectivement "terque quaterque" ("trois et quatre fois"), "pluriès" ("plusieurs fois") et "indesinenter" ("sans discontinuer")." Et le commentaire précise encore : "Mais les deux versions sont conçues dans le ton familier (et presque guilleret) d'une chanson populaire aux "refrains niais" et "aux rhythmes naïfs". "
L'idée de "refrains niais" nous rapproche de la "stupidité complète" évoquée dans le brouillon, mais le commentaire parle ici de "chanson populaire". Or, il se trouve qu'il existe une "chanson populaire" qui s'intitule précisément "L'Âge d'or" et qui figure dans un recueil connu dont le titre est précisément Chansons populaires.
Eugène de Lonlay était un poète du dix-neuvième siècle, auteur de quelques romans et de quelques recueils de poésies. Les titres de ces derniers sont suggestifs pour un verlainien : Romances et chansons, Mandolines, Larmes de bonheur, mais il composait également de nombreux textes qui étaient mis en musique par divers artistes : Etienne Arnaud, Boieldieu, Joseph Vimeux, Ernest Lépine, Abel d'Adhémar, Gustave Morel, etc.
Son texte le plus célèbre est "Ma Brunette" et j'ai pu espérer un instant que j'allais trouver un rapprochement entre "Ce qu'il faut au poète" mis en musique par Joseph Vimeux et "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", tant je cherche à cerner des formulations anciennes du type "Ce qu'on dit au... ou aux...", "Ce que nous disons à... ou aux...". Je n'ai trouvé qu'un "Ce qu'il faut au poète, / C'est l'amour", juste après il est vrai une mention de "fleur", histoire de bien me narguer.
D'autres chansons sont intéressantes à relever car au moins elles permettent d'illustrer les mentions typiques du chant dans certains poèmes, potaches ou non, de Verlaine et Rimbaud.
Mais voici en tout cas ce spécimen troublant "L'Âge d'or" dont je mets le lien, page 30 de cet ouvrage de compilation des oeuvres d'Eugène de Lonlay. Il y est question du "ciel radieux" pour un enfant qui vient de naître. Le refrain "Bienheureux est ton âge, / Enfant, c'est l'âge d'or !" est flanqué d'une accolade avec la mention "Bis." entre parenthèses. Le discours édifiant, c'est que le seul amour à consommer sans crainte et sans regret est celui d'une mère et qu'il faut profiter de cette période de la vie où nous sommes protégés car pour l'instant une insouciance favorisée par la protection du monde ambiant nous épargne les tracas de l'orage frappant le monde. Tout cela tournera plus tard en longs jours de douleurs avec la foi ravie et l'oubli.
Dans "Âge d'or", les correspondances peuvent s'observer. Nous avons l'idée d'une Nature qui est la famille du poète : "Ce n'est qu'onde et flore, / Et c'est ta famille !" Il est question de la "Nature princière / De nôtre grand frère!" Les voix parlent du poète comme d'un "grand frère" bien évidemment, lui qui les considère ensuite comme de "Multiples soeurs".
Le sermon du poème "Âge d'or" est paradoxal, la verte explication annoncée tourne court, puisque les voix tiennent un discours subversif, on peut même parler d'inversion morale.
La voix éminemment "angélique" invite à considérer comme vaines les mille questions étourdissantes, mais avec un glissement étrange, puisque la mauvaise folie, mauvaise ivresse des questions cède le pas à une danse ou en tout cas à un chant : "Puis elle chante". La parole est distribuée entre la voix et le poète, même s'il faut éviter de dire que ce soit même un peu à la façon de La Nuit de mai : le poète désigne d'abord la voix qui lui parle. Celle-ci parle dans les deuxième et troisième quatrains, puis le poète reprend la parole pour dire qu'il se met à son unisson. Je ne reviens pas sur les difficultés que pose le quatrième quatrain quant à la distribution de la parole. En tout cas, c'est le cinquième quatrain, reprise du troisième, dans lequel vient se résumer apparemment la morale enfiévrée de la voix chantante. Mais, étrangement, le poète reprend la structure du premier quatrain et semble impliquer l'apparition d'une seconde voix. Le poète l'introduit sur deux strophes et la présente comme chantant immédiatement "à l'instant". Le nouveau chant tient en deux strophes : "Le monde est vicieux...", un quatrain, et "Ô ! joli château!", un quintil, et surprise, ce décalage étonnant de quatrain à quintil, glisse de la voix à la réplique du poète : "Je chante aussi, moi[.]" La reprise par le poète de la forme quintil à la seconde voix confirme une course à l'unisson et la dernière strophe dans la bouche du poète permet de nous assurer qu'il est bien question du même étonnement devant les chansons de deux voix distinctes qui font songer à des anges : "Multiples soeurs ! voix / Pas du tout publiques !"
Il était important de noter cette structure d'un échange entre le poète et deux voix angéliques. Cela devrait faciliter la lecture du poème "Âge d'or".
Et le poème se termine sur une revendication de "gloire pudique" qui semble correspondre à l'âge d'or d'un enfant à l'abri des orages du monde.

La comparaison du discours des deux voix permet de conforter la lecture du second quatrain. La première voix invite le poète à renoncer aux questions torturantes qui l'enivrent et le rendent fou, mais, et on le voit dans certains commentaires, ce rejet de l'ivresse peut être estimé contradictoire avec ce que nous connaissons par ailleurs du poète, avec la lettre d'autres poèmes. Or, le parallèle est évident entre "les questions qui rendent ivre et fou" et l'invitation de la seconde voix à rejeter "au feu / L'obscure infortune." Il est bien question d'une ivresse aliénante et négative provoquée par les interrogations devant un "monde vicieux" dans ce poème. Les questions en tant qu'elles "se ramifient" représentent des liens que la magie du tour va rompre pour rendre le poète à une vie libre. Le "ton allemand" est lui une variante de la sévérité "vertement". Beaucoup de commentaires cherchent à donner une interprétation plus fine au mot "allemand". On pense au romantisme. Fongaro songe lui à la ville natale de Verlaine, Metz, devenue allemande. Néanmoins, le texte établit clairement la valeur négative du "ton" donné avec la conjonction "Mais" qui suit : "D'un ton allemand, / Mais ardente et pleine". Les allemands sont plutôt perçus comme un peuple bourgeois et égoïste, et la langue allemande est réputée grave et dure, même heurtée, à l'oreille. Il ne faut pas chercher à adoucir la signification des mots dans le poème. La solution de ce "ton allemand" est à chercher dans les charges comiques propres à un certain esprit de chanson populaire. Pour le "joli château", si les voix sont soeurs du poète, il semble enfin qu'il s'agit là de l'enveloppe corporelle du poète définie dans sa jeunesse, voire dans ses atouts, puisque note finale de "gloire pudique" il y a.

Lien : L'Âge d'or, Musique d'Auguste Morel, page 30 du recueil de 1858 de Chansons populaires d'Eugène de Lonlay

dimanche 9 avril 2017

Quelques dates sur la Commune de Paris

Pour appréhender le phénomène de la Commune de Paris, quelques dates sont nécessaires qui ne sont pour certaines d'entre elles jamais données nulle part apparemment.
Premièrement, la Commune n'a duré officiellement que du 28 mars au 24 mai. C'est le 28 mars qu'elle a été proclamée. Evidemment, le basculement décisif s'opère le 18 mars et c'est la date que commémore Rimbaud dans l'Album zutique. Il existe de l'autre côté un certain flottement sur la fin de la semaine sanglante. La date du "26 mai", un vendredi, a circulé et c'est celle que retient Rimbaud au bas de sa transcription des "Poètes de sept ans", ce qui est une manière de profession de foi et un éclairage sur le sens du poème qu'il envoie à Demeny, le 10 juin 1871. Pour Catulle Mendès, c'est le lundi 29 mai que se termine l'événement, ce qui explique le titre de son ouvrage Les 73 journées de la Commune, car il compte du 18 mars au 29 mai et tient compte de la capitulation du fort de Vincennes. Aujourd'hui, on s'accorde sur la date finale du "28 mai", un dimanche, et par conséquent on considère qu'il y a eu 72 jours de Commune de Paris, puisqu'on part du 18 mars. Il faut ajouter à cela deux élections (26 mars et 16 avril).
Donc 18 mars soulèvement, 26 mars élections municipales, 28 mars proclamation de la Commune, élections complémentaires le 16 avril, 24 mai fin de la Commune officiellement, même si l'affrontement se poursuit quelques jours, 29 mai fin des combats.
Officiellement, la Commune n'a pas duré deux mois, elle n'a duré que 73 jours si on prend l'événement dans toute son étendue.
Mais, certains éléments sont à ajouter pour bien mettre en perspective les choses.
La Commune a deux références initiales. Commençons par la première. Si elle s'inspire de la Commune de Paris qui s'est formée à la suite de la prise de la Bastille le 14 juillet 1789, elle songe avant tout à sa mutation en "commune insurrectionnelle" à partir du 10 août 1792, ce qui amène à apprécier tout particulièrement la modification de date en épigraphe au poème "Le Forgeron" d'Arthur Rimbaud, puisque nous passons d'une référence au "20 juin 1792" sur le manuscrit remis à Izambard à une référence "vers le 10 août 92" sur le manuscrit remis à Demeny. La datation sur le manuscrit remis à Demeny rencontre l'histoire, puisque la chute de la royauté vers le 10 août 1792 fait alors écho à la chute de Napoléon III à Sedan. Nous verrons plus bas que la copie faite pour Demeny coïncide avec des préoccupations ambiantes qui envisagent déjà l'avènement d'une nouvelle Commune.
Seconde grande référence de la Commune de Paris, nous avons l'insurrection des 22 au 26 juin 1848 sous la Deuxième République. Je ne m'attarde pas ici sur le modèle quarante-huitard. Remarquons seulement que ces deux références permettent de prendre ses distances avec les interprétations marxistes, socialistes, communistes de la Commune, avec les interprétations courantes selon lesquelles il s'agirait d'une révolution du prolétariat ouvrier.
Enfin, il reste à préciser que l'idée de la Commune n'est pas venue d'un coup sur le devant de la scène le 18 mars 1871. La proclamation de la République le 4 septembre n'a pas empêché les premières montées insurrectionnelles, et plusieurs manifestations eurent lieu du côté de l'Hôtel de Ville à Paris dans les semaines et mois qui suivirent, mais il y a un événement important à mentionner : c'est le soulèvement du 31 octobre 1870. Des francs-tireurs avaient pris le village du Bourget et le gouvernement a refusé de combattre pour la possession de ce village. Cela s'accompagnant d'un massacre important d'hommes au combat, le village du Bourget a été repris par les prussiens le 30 octobre. A cela s'ajoute la nouvelle, inutilement démentie, de la capitulation de l'armée de Bazaine à Metz, cent mille hommes. Enfin, Thiers est parti négocier l'armistice avec Bismarck à Versailles. Or, ce jour-là, Charles Delescluze dans le journal Le Réveil a appelé à la proclamation de la Commune et à la levée en masse. Vers 16 heures, Gustave Flourens arrive avec les tirailleurs de Belleville et la manifestation vire à l'émeute. Flourens réclame alors la constitution d'un Comité de Salut Public, et Raoul Rigault s'empare de la Préfecture de police. Des bataillons reprennent le dessus sur les insurgés, mais c'est à partrir de cette date que circulent dans la population les cris séditieux de "Vive la Commune", ce que rappelle Maxime Vuillaume dans son livre Mes cahiers rouges. Nous ne précisons pas ici toute la chaîne d'événements, nous insistons juste sur la date clef d'une première tentative d'insurrection.
Il y aurait d'autres dates à citer, mais je voulais me contenter des dates clefs. Les dates du 31 octobre 1870 et du 24 mai 1871 ne me semblent pas être traitées correctement et dans les mises au point sur la Commune, et dans la relation de l'expérience communarde au sujet de Rimbaud. La référence au "10 août 1792" n'est pas envisagée pleinement également.
A l'intérieur de la Commune, d'autres dates sont à cerner pour mieux comprendre les représentations contemporaines d'Arthur Rimbaud. Il est évident qu'il y a un travail à faire sur les dates au sujet du "Chant de guerre Parisien", comme au sujet de la lettre à Demeny du 17 avril 1871. Mais, en lisant l'ouvrage de Maxime Vuillaume, je m'aperçois de quelque chose de frappant, c'est la montée en puissance du Père Duchêne du premier au 10 mai 1871, quand Vermersch se croit le porte-parole de Louis Rossel. Louis Rossel est un officier supérieur de l'armée française qui, par exception, a rejoint la Commune. Après de premières prises de fonction et de premières déconvenues accompagnées d'une démission le 24 avril, Louis Rossel remplace Cluseret en tant que délégué à la guerre à partir du 30 avril. Vermersch, qui, dans une période où la chance semble lui sourire, renoue parallèlement avec sa maîtresse Rachel, s'enflamme pour le personnage de Rossel et la violence du Père Duchêne devient telle qu'il est menacé d'interdiction par la Commune. Précisons que, parallèlement, le Comité de Salut Public, projet sur lequel tous les communards ne s'entendaient pas (parmi les 23 de la minorité anti-autoritaire, Vallès, Andrieu ou Courbet y étaient opposés), a été créé lui aussi le premier mai. Du premier au 10 mai, Vermersch donne l'exemple d'une exaltation communarde aveugle à la défaite militaire en marche apparemment. Or, Rimbaud ne se nourrissait-il pas des espoirs enivrants de la presse communarde ? Dans le troisième de [S]es cahiers rouges, Maxime Vuillaume présente Rossel comme "L'un des premiers amis du Père Duchêne." Lors d'un repas avec de nombreux journalistes et membres de la Commune (Cri du peuple, Vengeur, Mot d'ordre et donc Père Duchêne), Rossel semble avoir "hypnotisé" Vermersch parmi d'autres. Son discours porte sur la réalité vécue des "misères de Metz" et sur l'idée que "rien n'était perdu encore" (je cite Vuillaume). Sur les trois rédacteurs du Père Duchêne, deux ont des craintes, Humbert et Vuillaume, mais Vermersch aurait dit : " - Avant peu, voyez-vous - conclut Vermersch - ce bougre-là sera ministre de la Guerre. Et Le Père Duchêne sera son confident, comme l'ancien l'était de Bouchotte!" Vuillaume enchaîne : "L'ancien, c'était Hébert !" Quelques pages plus loin dans son ouvrage de souvenirs, Maxime Vuillaume explique que les relations du trio étaient devenues délicates avec Raoul Rigault, car ce dernier aurait voulu ressusciter lui-même Le Père Duchêne. Selon Vuillaume, l'intransigeant Rigault n'envisageait ce journal que comme hébertiste et rejetait l'idée d'un traitement favorable de Robespierre : "Un seul héros pour lui dans la Révolution, Hébert. Une seule doctrine, l'hébertisme. Un seul journal, le journal d'Hébert." et "Parler devant Rigault de Robespierre, c'était soulever les plus formidables tempêtes. Robespierre ! Et la mort des hébertistes !" Le portrait de Rigault est assez sombre avec son soupir manifeste après la guillotine : "La guillotine lui manquait-elle, dans ce rêve qu'il bâtissait depuis des années de revoir les grands jours ?" Mais revenons à Vermersch. Donc "Rossel succéda à Cluseret. Mais il ne réussit pas mieux que son prédécesseur. Il fut brisé comme lui, son autoritarisme de façade ne pouvant avoir de prise sur des pouvoirs flottants et mal définis comme l'étaient les commissions de la Commune et le Comité central resté dans la coulisse." Et voici que "[p]endant les quelques jours que dura la dictature militaire de Rossel, ce qu'il croyait du moins être la dictature - du premier au 10 mai - Vermersch tenta de réaliser son rêve. Il y tenait. Au milieu dde ce formidable tohu-bohu, une seule idée le hantait : le souvenir et la gloire d'Hébert. Le Père Duchêne fut alors l'organe de Rossel. Mais cela devait durer peu de temps. L'Hôtel de Ville s'émut des attaques de notre journal. Un soir, un ami m'avertit qu'il était tout simplement question de nous arrêter." Vuillaume obtint au journal d'être sauvé par Eudes, alors membre du nouveau Comité de Salut Public dont les membres changèrent à plusieurs reprises en quelques jours. Après la démission de Rossel, "Le Père Duchêne n'avait plus qu'à seconder les efforts de Delescluze, qui succédait à Rossel." et Vuillaume se flagelle alors : "Brave Delescluze ! J'ai encore sur la conscience l'accueil presque insolent que nous lui fîmes, lorsqu'il vint prendre possession de la délégation, après la fuite de Rossel de l'Hôtel de Ville. Nous étions, Humbert et moi, dans un salon voisin du cabinet du délégué, quand Delescluze entra, son éternel pardessus gris sur sa redingote noire, chapeau haut de forme, canne à la main." "- Partons, dit à haute voix l'un de nous. Nous n'avons plus rien à faire ici, puisque Rossel n'est plus là" et "Delescluze leva la tête. Je vois encore le regard à la fois dédaigneux et attristé qu'"il dirigea sur nous. Je me reproche encore cette grossièreté stupide à l'adresse de celui qui, bientôt, allait nous laisser à tous un si magnifique exemple."
Dans mon lot de citations, il me plaît de retrouver le mot du "Bateau ivre", celui de "tohu-bohu". Ce troisième cahier a "originellement paru le 8 mars 1908", mais c'est une coïncidence parlante. Ces tranches de vie du côté de Vermersh et Vuillaume n'ont pas l'air d'intéresser la vie de Rimbaud. Pourtant, c'est une façon d'éclairage sur l'humeur étonnante de Rimbaud qui, dans ses Ardennes natales, au-delà du 10 mai, le 15 mai !, envoie à Paul Demeny cet étonnant "Chant de guerre Parisien" qui annonce aux Versaillais et aux "Ruraux", terme visant les notables monarchistes ou bonapartistes, bons propriétaires à l'extérieur de Paris, que les bombes ne font pas peur aux "partageux". Les mots du poème "Chant de guerre Parisien" font songer à une création en relation avec la presse de la mi-avril et l'envoi est déconcertant un 15 mai, à une semaine de la semaine sanglante, cinq jours après la douche froide pour Le Père Duchêne de la démission de Rossel. Mais Rimbaud est de peu en retard sur la foi hébertiste aveugle de ce Vermersch dont il vantait déjà les mérites dans sa lettre à Demeny du 17 avril 1871 : "Les choses du jour étaient le Mot d'ordre et les fantaisies, admirables, de Vallès et de Vermersch au Cri du Peuple." Rimbaud a rencontré André Gill à Paris, il s'intéresse depuis des mois à Verlaine, mais le nom de Vallès fait contrepoids. A Londres, Rimbaud et Verlaine fréquenteront un autre membre de la minorité communarde anti-autoritaire hostile au Comité de salut public, Jules Andrieu. En tout cas, pour ce qui est de l'enthousiasme inconscient de l'imminence de la défaite, Rimbaud était sur la même longueur d'onde qu'un Vermersch ou sinon qu'un Vuillaume.
Quand Rossel sera remplacé par Delescluze, Vuillaume, qui se le reprochera ensuite, a quitté les lieux avec dédain, tout comme Vermersch. Cette puissance d'entraînement est importante à considérer, car à analyser les choses à tête reposée comment Rimbaud pouvait-il s'attendre à une victoire de la Commune face à l'évidence des défaites militaires du mois d'avril ?
Dernier chapitre sur les dates importantes de la Commune, il faut considérer les procès. Les biographes rimbaldiens parlent aujourd'hui avec plus de précision que jamais de la fréquentation de milieux de réfugiés communards à Bruxelles et à Londres de juillet 1872 à juillet 1873 par Verlaine et Rimbaud, mais il ne faut pas négliger l'égrènement des procès de la Commune racontés dans la presse. De septembre 1871 à juin 1872, Rimbaud pouvait s'informer constamment des condamnations en cours. Ils ne lisaient pas que des réactions littéraires après-coup des vainqueurs de la Commune, il apprenait quotidiennement l'évolution du sort des prisonniers et accusés, les exécutions capitales et les déportations. Or, on voit bien que cette actualité des procès est sous-estimée quand les commentaires de poèmes de Rimbaud s'étonnent que le manuscrit des "Mains de Jeanne-Marie" puisse être daté de février 1872. Rimbaud écrivait des poèmes communards en 1872 ("Le Bateau ivre" fin 1871 ou début 1872 ?; "Voyelles", "Les Mains de Jeanne-Marie", "Les Corbeaux" (vers mars-avril 1872 apparemment), "Paris se repeuple" (daté à tort des lendemains de la semaine sanglante peut-être), "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...."), parce que c'était l'actualité politique immédiate même. Des vies et existences étaient en jeu, la répression continuait.

samedi 8 avril 2017

Voyelles, tombeau de la Commune

Si nous prenons les deux premiers vers du sonnet "Voyelles", il n'est pas possible d'en préciser les enjeux. Nous devons nous en tenir à un constat d'association des cinq lettres voyelles de base de l'alphabet avec cinq couleurs. Il y a alors deux approches possibles. Ou bien nous considérons que la série est ouverte et que ce n'est que pour des raisons d'élégance que le poète ne brode pas des associations du type "ou" brun, "on" jaune, "au" rose, "in" orange, "eu" ocre, etc., etc. Et certains continuateurs ou imitateurs, Cabaner ou Ghil, ont emprunté cette voie-là. Ou bien nous envisageons que Rimbaud veut nous faire entendre que les cinq bijections forment un système, un tout. Nous observons que Rimbaud a interverti les positions du O et du U, pour créer une série qui va d'un commencement à une fin, du A supposé alpha au O explicitement associé à la dernière lettre de l'alphabet grec à la pointe du sonnet : "- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux". Il s'agit d'une allusion à la formule de l'Apocalypse "je suis l'Alpha et l'Oméga" qui désigne Dieu comme source exclusive de l'univers. La série AEIUO fixe l'idée par les voyelles d'un tout de l'univers, cette série est fermée, le Y est laissé de côté, ce qui n'a pas d'importance. Culturellement, il était admis de citer les AEIOU comme les cinq voyelles graphiques du français et l'interversion du U et du O prouve la volonté de les présenter comme un tout. Face à cela, les cinq couleurs choisies posent plus de problèmes. Nous n'avons pas l'habitude de délimiter ainsi les couleurs. Un débat existe aussi sur l'idée que le noir et le blanc soient des couleurs, mais la série rouge, bleu, vert interpelle. Nous sommes habitués à la trichromie des peintres avec pour couleurs primaires le rouge, le jaune et le bleu. Le jaune, couleur qui peut faire songer à la transmutation alchimique en "or" - et "alchimie" est un mot du sonnet - manque étonnamment à l'appel. En réalité, il existe deux thèses des couleurs primaires, et la suite rouge, vert, bleu étaient déjà connues à l'époque de Rimbaud. Elle était défendue notamment par Helmholtz pour interpréter la composition de la vision dans l'oeil. Nous composons toutes les couleurs à partir de trois couleurs primaires: le rouge, le vert et le bleu. Mieux encore, Helmholtz précisait que la troisième couleur primaire était plutôt le violet, par ailleurs l'ultime couleur du prisme, que le bleu, et Rimbaud joue sur ce glissement précisément dans l'ultime tercet, voire dans la pointe du sonnet que nous avons déjà citée. Il est donc manifeste que nous pouvons établir l'idée que non seulement les voyelles mais aussi les couleurs choisies par Rimbaud forment un tout fermé, et non une série ouverte. Comme l'interversion du U et du O prouvait l'idée de référence à un tout pour les cinq voyelles graphiques, la distribution en deux séries des couleurs prouve l'intention de Rimbaud d'offrir un ensemble complet. Le noir et le blanc font couple en tête de la série : "A noir, E blanc". Cela doit aussi nous encourager à chercher le retournement dialectique entre les associations du A noir et celle du E blanc, enchaînement significatif que rend explicite l'unique enjambement du poème entre les vers, entre les strophes, enjambement au plan des associations, puisque la mention "Golfes d'ombre" est en rejet au début du second quatrain et fait corps avec les énoncés développant l'idée du E blanc. Il n'y aura plus aucun rejet de cette nature dans la suite du poème.
La forme sonnet permet sans aucun doute d'envisager des recoupements complémentaires. Le "E blanc" et le "I rouge" sont présentés comme solidaires par la composition du second quatrain, la série "A noir, E blanc, I rouge" forme un tout du côté des quatrains, un tout en six vers, et le couple "U vert, O bleu" forme un tout en six vers avec symétrie des tercets, cette seconde série pour les tercets dessine clairement l'idée d'une relation du plan terrestre au plan céleste. Le tercet du U traite des "pâtis", des "mers", des "fronts studieux" et le tercet du O prend de la hauteur avec les mentions clefs "Oméga", "Suprême", avec la vision de "Silences traversés des Mondes et des Anges", avec la figure atmosphérique s'il en est du "rayon". Les mots clefs "étranges" et "anges" à la rime associent aussi ce plan céleste à un certain au-delà.
Le sonnet véhicule des éléments favorisant apparemment une lecture ésotérique, certains plus explicites que d'autres, mais attention il ne s'agit que d'un appareil rhétorique ludique de poète.
Ce qui pourrait nous intéresser maintenant, c'est les douze vers d'associations autour des cinq référents énigmatiques : A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu. Néanmoins, nous allons plutôt montrer ici les connexions précises entre le A noir, le I rouge et le O bleu.
Le "A noir" s'en tient à deux associations. Le "A noir" est avant tout le "noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles"'. Cette image est suffisamment riche que pour être identifiable. Des mouches s'agitent autour de corps en putréfaction. Nous pensons alors à un charnier et au début de l'année 1872, de nombreux procès de communards sont toujours en cours, des déportations et exécutions capitales accompagnent même ces procès. Il est difficile de ne pas songer aux charniers de la Semaine sanglante. Au sujet des massacres de la Semaine sanglante, l'image des "abattoirs" revient sans arrêt sous la plume de Maxime Vuillaume dans son livre Mes cahiers rouges, un Maxime Vuillaume qui parle surtout de la cour martiale du Luxembourg, mais qui énumère plusieurs petites cours martiales expéditives dans le sixième arrondissement de Paris ou près des quais, puis dans la capitale en général. Il faut ajouter à cela les massacres des derniers combats et le fait que les morts soient restés un ou deux jours dans les rues avant d'être emportés dans de grandes tapissières et enterrés en masse. Maxime Vuillaume raconte les visions d'horreur de ces corps laissés dans chaque rue. Pour les massacres, il parle un nombre impressionnant de fois d'abattoirs, parfois il donne le mot de boucherie. Rimbaud dans "Après le Déluge" adopte lui aussi le mot "abattoirs", en rappelant que le "sang et le lait coulèrent". Dans "Barbare", le poète des Illuminations parle de "pavillon en viande saignante", autre vision d'abattoir et boucherie. Dans "Voyelles", les "puanteurs" sont dites "cruelles", un adjectif qui par son étymologie renvoie à la boucherie. Enfin, le verbe "bombinent" est pratiquement inexistant en français. Rimbaud ne crée jamais de néologismes, il n'a pas créé : "fouffes", "pialats", "nitides", "abracadabrantesques", "vibrements", etc. Il est probable que Rimbaud a lu "bombinent" dans un texte d'époque qui nous échappe encore à l'heure actuelle. La solution par Rabelais et le latin "bombinans" n'est pas résolument satisfaisante, il nous manque peut-être une pièce du dossier. Notons que "vibrements", mot apparemment apparu sous la plume de Théophile Gautier dans un récit tel que celui de "La Cafetière", est une autre rareté lexicale du sonnet "Voyelles" avec "bombinent" et "strideurs". En revanche, Rimbaud a employé "bombinent" dans le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" qui est daté de "février 1872" par Verlaine sur l'unique manuscrit du texte qui nous soit parvenu. Et nous retrouvons beaucoup de choses de "Voyelles" dans "Les Mains de Jeanne-Marie" : la rime "étranges"::"anges" peut passer pour banale, elle est dans le dernier tercet de "Voyelles" et dans le dernier quatrain des "Mains de Jeanne-Marie". Le verbe "bombinent" est lui associé à des "diptères" dans le poème qui parodie "Etudes de mains" de Théophile Gautier, sans doute dans une continuité zutique de ciblage parodique des poètes et écrivains hostiles à la Commune. Car "Oraison du soir", "Les Mains de Jeanne-Marie" sont clairement des continuités zutiques. "Voyelles" a probablement été composé au début de l'année 1872, les liens lexicaux que nous avons établis avec "Les Mains de Jeanne-Marie" plaident en ce sens, et les liens lexicaux sont en fait des images qui soulèvent l'idée de liens thématiques. Les charniers de "Voyelles" seraient bien les charniers communards. Dans "Les Mains de Jeanne-Marie", ce caractère bombinant est lié aux "bleuisons / Aurorales", et dans "Voyelles" nous allons passer du plan du "A noir" charnier au plan du "O, Suprême Clairon" qui est le "rayon violet" d'un au-delà où voyagent les Mondes et les Anges. Or, si l'image du "A noir" est facile à identifier comme amas de mouches sur des corps en putréfaction, il est tout aussi aisé de remarquer que le coeur du "A noir", c'est le corselet des mouches, métaphorisé en "corset" érotique. Il y a bien l'idée d'une oeuvre de mort, de destruction, qui se retourne en oeuvre de vie. Deux mots juxtaposés : "golfes" et "corset" imposent l'idée d'une matrice paradoxale définitoire du premier des cinq principes.
L'image du "A noir" est prolongée en "Golfes d'ombre" qui immédiatement sont retournés en valeurs positives par les valeurs du "E blanc". Mais ces "golfes d'ombre" qui donc désignent des coins, un monde miniature, sont à l'image de l'accroissement cosmique final du tercet du O avec ses "Silences traversés des Mondes et des Anges", et à l'érotique "corset" va répondre le "rayon violet" d'un regard féminisé.
Or, une image frappe au vers 12, le "Suprême Clairon" est l'inversion de la formule "clairon suprême" que Victor Hugo emploie à deux reprises dans la première série de La Légende des siècles, parue en 1859. Le "clairon suprême" apparaît dans "Eviradnus" et dans "La Trompette du jugement", et nous savons depuis longtemps, grâce à J.-B. Barrère, que ce dernier poème est une référence clef du sonnet "Voyelles". Il est bien sûr question de la trompette du jugement dernier à la fin des temps, et Rimbaud suit Hugo dans le glissement de "trompette" à "clairon". Le "clairon" est un instrument d'appel au combat, de motivation des troupes. Il s'agit donc d'un jugement dernier pour des gens qui combattent pour une cause. Difficile là encore de ne pas songer à la Commune. Ces clairons produisent un son clair qui suggère la victoire, le triomphe parfois, ils produisent des sons stridents. Maxime Vuillaume parle de tels sons des cuivres lors de la liesse populaire le 28 mars 1871, quand après dix jours a lieu la proclamation officielle de la Commune. La formule "strideur des clairons" permet d'entrer dans des considérations comparables à celles qui nous ont occupé pour le verbe "bombinent". Le mot "strideur" est extrêmement rare et il est employé une deuxième fois par Rimbaud dans un poème, là encore explicitement communard, "Paris se repeuple". Ce poème est réputé avoir été composé après la Semaine sanglante. En réalité, nous n'en sommes pas sûrs. Il se pourrait que "Paris se repeuple" ait été composé à Paris, après les contributions zutiques d'octobre-novembre 1871. En effet, il semble porter des traces de lectures de Paul de Saint-Victor, d'Amédée Pommier ("syphilitiques"), de Ludovic Hans alias Armand Silvestre, donc des lectures à la source des parodies zutiques, et la concurrence d'une version courte et d'une version longue de "Paris se repeuple" est un argument fort pour envisager que le poème est bien plus tardif que ce que nous avons cru. Or, le commun emploi du couple "strideurs" et "clairon" dans "Paris se repeuple" et "Voyelles" conforte décidément l'idée de trois compositions communardes du début de l'année 1872 avec "Les Mains de Jeanne-Marie". Etrangement, ce lien lexical connu entre "Voyelles" et "Paris se repeuple" n'est pas exploité pour laisser deviner le sens politique du sonnet "Voyelles", c'est pourtant un lien assez clair dans la mesure où la série complète implique encore le mot "suprême".
Citons le quatrain de "Paris se repeuple" qui nous intéresse :

L'orage a sacré ta suprême poésie;
L'immense remuement des forces te secourt;
Ton oeuvre bout, ta mort gronde, Cité choisie !
Amasse les strideurs au coeur du clairon lourd.
Ce "remuement des forces" fait songer aux "vibrements divins des mers virides", autre "oeuvre" qui "bout". Nous constatons aux extrémités de ce quatrain les mentions "suprême", "strideurs" et "clairon" réunies en un seul vers dans "Voyelles" : "O, Suprême Clairon plein des strideurs étranges", avec, si nous admettons le fort naturel rapprochement entre les deux passages, une assimilation de la poésie au clairon lui-même.
Fongaro a montré que le couple "strideurs" et "clairon" venait d'un poème de Philothée O'Neddy, mais sans en tirer les conséquences pour l'interprétation du sonnet "Voyelles". Philothée O'Neddy est avec Pétrus Borel et Théophile Gautier un romantique de la seconde phase, celle de 1830. La lecture de Pétrus Borel était fortement recommandée par Baudelaire, et Verlaine allait citer en épigraphe un vers de Borel dans ses Romances sans paroles. Borel employait parfois de ces mots rares, ainsi de "céphalalgies" qu'on retrouve dans "Les Premières communions" de Rimbaud. Mais peu importe que Rimbaud ait lu chez Borel ou non l'occurrence de "céphalalgies", ce qui nous intéresse ici, c'est Philothée O' Neddy. "Voyelles" est un poème à rapprocher au plan lexical de Gautier à cause de "vibrements", voilà qu'il est à rapprocher d'un autre Jeune-France à cause de "strideurs". Ce mot "strideur" est employé à deux reprises dans Feu et flamme, si ma mémoire ne m'abuse. Mais je n'ai pas oublié que c'est dans le "Fragment premier" sous-titré "Spleen" de la section "Mosaïque" du recueil que nous avons le vers dont Rimbaud s'est inspiré pour et "Voyelles", et "Paris se repeuple" :

La strideur des clairons, l'arôme du carnage ! -

Peu importe ici que, comme l'a montré Jacques Bienvenu, Théophile Dondey se soit lui-même inspiré d'un passage de Buffon qui, à propos du cygne, accouple "strideur" et "clairon". Rimbaud a lui repris le passage belliqueux de Feu et flamme et il l'a fait dans un cadre explicitement guerrier dans "Paris se repeuple", tandis que dans "Voyelles", les "puanteurs cruelles" ne manquent pas de faire écho à la mention "carnage" qui est à la rime dans le vers de "Spleen" contenant le couple "strideur" et "clairons". Il est à remarquer que dans ses réécritures (on le voit avec les rimes qu'il reprend à Coppée) Rimbaud aimait bien inverser le singulier et le pluriel par rapport à sa source.
De quoi parle le poème de Philothée O' Neddy ? (Remarque en passant : je me retiens ici de broder sur l'idée de Dieu dans les prénoms "Théophile" de Gautier et Dondey.)
Le Jeune-France se plaint de la monotonie du "cercle des jours", quand "Voyelles" parle de "cycles" autrement motivants. Il parle d'un "air étouffant qui pèse sur la ville", et pour Rimbaud cela peut se transposer en traumatisme d'après la semaine sanglante "Au milieu d'une foule insouciante et vile, / Où dort l'enthousiasme, où tous les coeurs sont morts !"
Que faire des "fougues d'amour", des "élans d'orgueil", des "bouillonements", d'un "intime orage", etc. Face à ce monde ambiant, le poète souhaite la mort et rêve d'ailleurs, ce qui est à rapprocher du "Bateau ivre" qui a couru les lointains et qui veut aller à la mer quand la magie reflue. O'Neddy parle d'ailleurs explicitement d'un "vaisseau" "dédaignant la côte" pour aller "chercher la mer profonde et haute". Il est alors question d'un "départ, libre, sauvage et sombre". Et le désir en vient à un rivage "Où s'ouvrît des combats le drame redouté". Cet appel se poursuit : "J'aime le sang, la mort, le jeu du cimeterre, / Et je réclame ici ma part de volupté!", "- Reçois, bruyant chaos, celui qui veut mourir... / Oh ! l'éclair des cimiers ! le spasme du courage ! / La strideur des clairons, l'arôme du carnage ! / Quelle sublime fête à mon dernier soupir !!" Cela peut suggérer que la volupté finale du "rayon violet" dans "Voyelles" est un appel à la Mort, ce que favorise le parallélisme du "rayon violet" avec l'image du "Suprême Clairon", trompette d'un jugement dernier de héros martyr communard.
Il n'est pas difficile de lire sur un mode métaphysique les images du O situé entre bleu et violet. Il est question d'un jugement dernier de martyr du combat, d'un orage suprême poésie, de silences d'un cadre cosmique que les "fronts studieux" envisagent comme un tremplin vers les Mondes et les Anges, d'une divinité à cause des majuscules à "Ses Yeux", d'une divinité féminisée même qui correspond à la figure féminine de Paris martyre dans "Paris se repeuple", ou bien à la Vénus contre-évangélique de "Credo in unam", ou bien aux allégories créées plus tard de poèmes comme "A une Raison" ou "Being Beauteous", il est question encore d'un érotique "rayon violet" du regard avec cette couleur violette qui semble mystique, capable de suggérer l'altération de la mort. Cet érotique "rayon violet" est défini justement comme trompette du jugement dernier et comme le noyau de "silences" de l'au-delà.
Il n'est pas difficile de faire se répondre l'image de charnier du "A noir" à l'appel mystique d'une mort délivrance dans le tercet du "O" bleu violet.
Passons donc au plan du "I rouge", dont les deux vers occupent une position clef au centre du sonnet, les vers 7 et 8 sont le milieu d'un poème de quatorze vers et ils sont en quelque sorte la conclusion des quatrains avant le passage aux tercets. Une chaîne érotique relie A noir, I rouge, O bleu / violet : "corset", "lèvres belles", "rayon violet de Ses Yeux".
Voici ces deux vers : "I, pourpre(s), sang craché, rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes."
En général, beaucoup de rimbaldiens pensent que le rire et le sang sont un motif original de Rimbaud qui justifierait un rapprochement avec "Tête de faune". La vue du sang serait un excitant sexuel. Dans un tout autre ordre d'idées, certains pensent plutôt que le "sang craché" peut désigner les tuberculeux.
Pourtant, puisque "strideurs" et "bombinent" établissent des liens forts avec deux poèmes de Rimbaud explicitement communards, le "sang craché" semble bien désigner le sang livré au combat. L'expression "ivresses pénitentes" est un oxymore qui convient parfaitement à l'idée d'exaltation sacrificielle.
Dans "Paris se repeuple", nous rencontrons l'expression "Cité belle" où l'adjectif est distribué de manière inhabituelle comme c'est le cas dans "lèvres belles". Rimbaud ne parle de "belles lèvres" par opposition esthétique à des lèvres qui manqueraient de charme, il parle de "lèvres" qui méritent d'être appelées "belles", ce qui est différent. Cette idée de mérité convient là encore à l'idée de martyre, et on remarque que ce "rire" est celui du défi puisqu'il est formulé dans les pénitences, puisque "ivresses pénitentes" il y a, ou dans la "colère". Au pluriel, le mot "colères" apparaît justement dans "Paris se repeuple", et l'ivresse qui l'accompagne s'exprime dans la "danse" : "Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères, / Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau, / Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires, / Un peu de la bonté du fauve renouveau, / [...]" On le voit, Paris est l'exemple du "sang craché" dignement et ce corps offert aux "vers livides" a à voir avec les "puanteurs cruelles" où "bombinent" les "mouches éclatantes". Les "prunelles claires" de cette allégorie font penser au "rayon violet de Ses Yeux" dans "Voyelles", sans parler de "l'oeil des Cariatides" recueillant les "pleurs d'or astral tomb[ant] des bleus degrés". Tout se tient décidément. Les échos entre "Paris se repeuple" et "Voyelles" sont prolongés. Profitons-en pour fixer le sens du mot "colère" de "Voyelles" qui revient à la rime et au pluriel dans "Paris se repeuple".
Le mot "colère" est communard, c'est l'expression de la révolte, et l'orage n'est plus intime, il déferle en mer formée par le peuple de Paris en mars 1871, le 18 ou le 28 selon les images que vous voulez choisir pour vous représenter les choses. Le mot "colère" est aussi étroitement lié à une lecture revendiquée de Rimbaud dans sa lettre à Demeny du 17 avril 1871. Rimbaud s'intéresse à Vermersch, lequel Vermersch avec Humbert et Vuillaume crée un nouveau Père Duchêne en mars 1871, sur le modèle du journal révolutionnaire de ce nom. Il s'agit d'un journal hébertiste. Or, les articles du jour du "Père Duchêne" étaient qualifiés en général de "Colère" ou "Grande colère", et parfois alternativement il pouvait être question de "Joie" ou "Grande joie", ainsi du passage à la guillotine de Louis XVI par exemple. Dans Mes cahiers rouges, Maxime Vuillaume qui s'attribue l'initiative de la reprise d'une rubrique "Colère du Père Duchêne" en mars 1871 joue sans arrêt à rappeler les mots "colère" et "joie". Dans "Voyelles", le "rire" et rappelons que Le Père Duchêne fait partie de la presse satirique aux "admirables fantaisies" dont Rimbaud court la lecture (Le Cri du peuple, Le Mot d'ordre), le "rire" donc ! est associé à une alternative "colère" et "ivresses" qui correspond au balancement du "Père Duchêne" entre "joie" et "colère", à ceci près que l'expression "ivresses pénitentes" colore d'un esprit plus grave le rapport au rire dans les mois qui suivent la répression de la semaine sanglante.
Les images du "I rouge" ne posent pas de réel problème d'interprétation. Le mot "pourpre(s)" a une valeur symbolique évidente, le "sang craché" doit se lire littéralement avec le sens volontaire de la forme d'origine verbale "craché", le "rire" est bien un défi exprimant la "colère" et l'abandon à un enthousiasme qui ne va pas sans souffrances consenties. C'est bien ce que dit le texte en toutes lettres.
Enfin, ce mot au singulier "colère", c'est l'intime orage, la "colère" devient grondement du tonnerre dans les "strideurs étranges". Nous observons là encore une liaison parfaite entre les images du "I rouge" et du "O bleu". La série "A noir, I rouge, O bleu" est résolument expression du martyre communard. Le "E blanc" et le "U vert" apportent le contrepoint des élans de vie. Les expressions du "E blanc" et du "U vert" ne permettent pas d'imposer une seule vision homogène qui assiérait définitivement la lecture communarde maintenant si évidente de "Voyelles". Nous avons bien l'idée du peuple mer dans "vibrements divins des mers virides" et nous avons bien une idée du combat à mener dans "Lances des glaciers fiers" sinon "rois blancs". Laissons ici nos lecteurs assimiler la cohérence communarde évidente des trois groupes "A noir, I rouge, O bleu". Vouloir tout démontrer à la fois entraînerait bien des réticences. Il faut d'abord que le lecteur se familiarise avec ce qui n'était pas immédiatement perceptible pour lui, mais qui devient évident une fois mis à jour. Tous nos passages en gras sont pour attirer l'attention du lecteur sur le sens littéral du sonnet et sur les liaisons évidentes entre trois de nos cinq séries d'associations. Il faut que le lecteur éviter les décrochages constants, du genre : "les mouches éclatantes", ça me rappelle "Une charogne" de Baudelaire et voilà que je médite sur Les Fleurs du Mal, le "sang craché" et le "rire" c'est comme dans "Tête de faune" avec la "lèvre" "sanglante" qui "éclate en rires", et voilà que je médite l'érotisme du rire joint au sang. Je relève "alchimie" et le vers "Silences traversés des Mondes et des Anges", et je me dis que je dois lire ce sonnet comme une rêverie ésotérique comme Spirite de Gautier ou Séraphita de Balzac, sauf que cela manque de commentaires éclairants de la part du poète. Le premier vers est absurde, donc le poème est soit une fumisterie, soit un persiflage. La pointe du sonnet "rayon violet de Ses Yeux" est une galanterie qui donne son renvoi à tout ce qui a précédé. Non, tous les rapprochements n'ont pas la même valeur et il faut que le lecteur se maintienne dans la lecture articulée des quatorze vers du poème !

samedi 1 avril 2017

Prochainement

Dans les prochains jours, je vais enfin livrer la fin de la grande étude zutique autour d'Amédée Pommier. J'ai repris dans le précédent article, le principe de la série "Pommier zutique", je vais continuer ainsi pour deux autres articles, deux autres parties donc du Pommier zutique.
Ensuite, il y aura un article de synthèse pour permettre aux lecteurs de ne pas se sentir perdu dans la masse confuse d'articles qui ont un aspect de travail en cours, tant il est vrai que je me sers des publications du blog pour m'exercer et pas seulement pour rendre compte de mon travail. Ce blog me donne une dynamique dont j'ai besoin pour faire venir les idées.
Maintenant, j'ai dans l'idée de créer aussi une nouvelle série d'articles. Ils auront peut-être un surtitre : "Notes de lecture" ou quelque chose comme ça. Il s'agira de rendre compte de livres. On pourrait croire que je vais rendre compte par exemple de livres sur Rimbaud, de recueils d'articles sur Rimbaud, je l'ai déjà pensé. On pourrait croire encore que je vais rendre compte des ouvrages sources d'inspiration de Rimbaud, cela aussi je l'ai déjà pensé. Mais, mon idée actuelle, ce serait de rendre compte d'un certain nombre d'ouvrages de témoins de la Commun, ou bien de rendre compte d'articles dans la presse traitant de l'actualité de la période 1869-1874. Pour ce qui est des notes de lecture sur les journaux, cela demande un travail énorme, mais je l'envisage. Mais, pour ce qui est des livres, je vais pouvoir commencer par des ouvrages tels que Le Comité central et la Commune de Camille Pelletan, Le Comité central et la Commune de Ludovic Hans alias Armand Silvestre, Les Ruines de Paris du même, les 73 journées de la Commune de Catulle Mendès. J'en ai d'autres ici chez moi, j'en ai d'autres qui me sont accessibles sur le net ou dans des bibliothèques. J'ai aussi un autre livre sous la main : Mes Cahiers rouges, Souvenirs de la Commune de Maxime Vuillaume. Maxime Vuillaume ne parle pas de Rimbaud. Pourtant, c'est intéressant. Maxime Vuillaume, c'est un tiers du Père Duchêne en 1871. Maxime Vuillaume fréquente André Gill, et il en parle dans Mes cahiers rouges, au moment même où Rimbaud est à Paris (lettre à Demeny du 17 avril 1871), au moment même où il aurait rencontré André Gill pour la première fois. Mieux encore, loin de me sentir enfermé dans une spécialisation au sujet de l'Album zutique, je revendique les études de référence sur de nombreux textes de Rimbaud, notamment sur Le Bateau ivre et Voyelles. Dans le cas de Voyelles, j'ai mis en avant l'évident substrat communard. J'estime bien évidemment "ivresses pénitentes" une réplique à des attaques du type "L'orgie rouge" de Paul de Saint-Victor. Mais, à côté, ce mot au singulier "colère", je l'ai mis en relation avec les "colères" de L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple et évidemment j'apprécie la note des "ivresses pénitentes" dans cette allégorie de Paris qui danse si fort dans les colères et se montre d'une sublime beauté face aux coups de couteaux qu'on lui plante. J'ai rapproché les "lèvres belles" de l'expression "cité belle". Mais, j'arrive encore à pousser plus loin les relations entre les mots, car les "colères" de la Commune dont parle aussi Maxime Vuillaume à un moment donné dans un passage que je dois retrouver si je ne l'ai pas rêvé, ce sont aussi les colères du Père Duchêne. Maxime Vuillaume rappelle cet argument de vente qu'était à l'annonce du journal la dernière ou nouvelle "Colère du Père Duchêne". Je me marre, parce que cela fait un bail que ma lecture de Voyelles est daubée et à chacune de mes interventions je rajoute une brique qui sera encore plus difficile à enlever que les précédentes. Le livre de Maxime Vuillaume m'a également offert un magnifique rapprochement du Zutisme avec la position de l'Hôtel des Etrangers. C'est à l'angle de la rue Racine et de la rue de l'Ecole-de-Médecine que se trouvait une des barricades les plus importantes des fédérés dans les tout derniers jours d'agonie du mouvement. Cette barricade était placé juste devant la façade de l'Hôtel des Etrangers, telle qu'elle est présentée sur la célèbre vignette au mot de "Zutisme" reportée dans l'Album zutique. Cela relance complètement l'interprétation communarde du Cercle du Zutisme. D'ailleurs, le livre de Vuillaume me met sur la piste que ni Gill ni Mérat ne sont loin d'adhérer à la Commune. Mérat est honorablement cité comme ami de la bande à Vuillaume au début de Mes cahiers rouges, dans les deux premiers "cahiers". Gill lâcherait un "Sale Commune" au moment de la répression sanglante, mais il n'en est pas moins impliqué dedans et ami proche de Vuillaume à qui il dit ce mot d'angoisse de "Sale Commune".
J'en dis déjà beaucoup. Des comptes rendus de tels ouvrages ont toute leur place sur un site de critique rimbaldienne.
Pour les livres d'Armand Silvestre publiés sous le pseudonyme Ludovic Hans, je n'ai qu'à appliquer ce que j'ai fait pour ses deux recueils de poésies au sujet du quatrain "Lys".
En effet, pourquoi ne pas chercher un éclairage à "Dédaigneux des travaux, dédaigneux des famines," à partir d'une lecture attentive des écrits anticommunards d'Armand Silvestre ? Paris a connu la famine au moment du siège, non ?
Ne prenons que l'Avant-propos! Notre poète des "lys" dénonce la "coupable aventure du 18 mars" et il enchaîne ainsi dans un suivant paragraphe : "Nul ne peut se vanter d'avoir échappé à ce qu'avait d'artificiel et de malsain l'air qu'on y respirait alors ; on eût dit de l'oxygène pur, tant les poumons en étaient brûlés."
Et un autre paragraphe ajoute sa note : "Il est bon de noter ce que ressentaient, pendant cette cruelle expérience, les êtres paisibles qui aiment, tout à la fois, la patrie, l'ordre et la République, ces bourgeois de la grande ville si mal à propos calomniés."
Cela fait longtemps que je sais que je dois fournir une étude suivie des deux ouvrages de Ludovic Hans alias Armand Silvestre. Depuis que j'ai signalé à l'attention le "sonnet païen" et la préface sandienne à l'origine de la parodie du quatrain "Lys", il y a eu plusieurs éditions des oeuvres de Rimbaud ou des mises à jour d'éditions des oeuvres de Rimbaud. Pour la toute récente édition dans la collection Quarto ou pour la refonte de l'édition en GF, la source Silvestre n'est pas signalée d'ailleurs. Il y a eu aussi le livre de Teyssèdre qui reprend mes conclusions sur "Lys". Il y a eu la notice du Dictionnaire Rimbaud dans la collection "Bouquins" chez Robert Laffont. Mais, personne ne lit pour autant les ouvrages de Silvestre pour approfondir la compréhension parodique du poème de Rimbaud. Personne pour citer l'avant-propos, la deuxième page d'un des deux livres en prose anticommunards de Silvestre, personne pour citer les premières lignes de la préface de George Sand : "senteur énergique".
Tout se passe comme si passé le détail de la preuve du lien intertextuel l'essentiel était de dire que malgré tout Verlaine parle en bonne part de Silvestre dans Les Hommes d'aujourd'hui, d'avoir le rire gras sur l'obscénité des "balançoirs" et "clysopompes". Je le savais depuis longtemps que j'avais d'autres précisions à apporter sur les livres de Silvestre et Ricard. Simplement, j'étais passé à autre chose, mais à sept ans de distance je reviens et je finis seul le travail.
Je pense que c'est une belle justification au projet à venir de ce que j'appellerai pour l'instant des "Notes de lecture".