Si nous prenons les deux premiers vers du sonnet "Voyelles", il n'est pas possible d'en préciser les enjeux. Nous devons nous en tenir à un constat d'association des cinq lettres voyelles de base de l'alphabet avec cinq couleurs. Il y a alors deux approches possibles. Ou bien nous considérons que la série est ouverte et que ce n'est que pour des raisons d'élégance que le poète ne brode pas des associations du type "ou" brun, "on" jaune, "au" rose, "in" orange, "eu" ocre, etc., etc. Et certains continuateurs ou imitateurs, Cabaner ou Ghil, ont emprunté cette voie-là. Ou bien nous envisageons que Rimbaud veut nous faire entendre que les cinq bijections forment un système, un tout. Nous observons que Rimbaud a interverti les positions du O et du U, pour créer une série qui va d'un commencement à une fin, du A supposé alpha au O explicitement associé à la dernière lettre de l'alphabet grec à la pointe du sonnet : "- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux". Il s'agit d'une allusion à la formule de l'Apocalypse "je suis l'Alpha et l'Oméga" qui désigne Dieu comme source exclusive de l'univers. La série AEIUO fixe l'idée par les voyelles d'un tout de l'univers, cette série est fermée, le Y est laissé de côté, ce qui n'a pas d'importance. Culturellement, il était admis de citer les AEIOU comme les cinq voyelles graphiques du français et l'interversion du U et du O prouve la volonté de les présenter comme un tout. Face à cela, les cinq couleurs choisies posent plus de problèmes. Nous n'avons pas l'habitude de délimiter ainsi les couleurs. Un débat existe aussi sur l'idée que le noir et le blanc soient des couleurs, mais la série rouge, bleu, vert interpelle. Nous sommes habitués à la trichromie des peintres avec pour couleurs primaires le rouge, le jaune et le bleu. Le jaune, couleur qui peut faire songer à la transmutation alchimique en "or" - et "alchimie" est un mot du sonnet - manque étonnamment à l'appel. En réalité, il existe deux thèses des couleurs primaires, et la suite rouge, vert, bleu étaient déjà connues à l'époque de Rimbaud. Elle était défendue notamment par Helmholtz pour interpréter la composition de la vision dans l'oeil. Nous composons toutes les couleurs à partir de trois couleurs primaires: le rouge, le vert et le bleu. Mieux encore, Helmholtz précisait que la troisième couleur primaire était plutôt le violet, par ailleurs l'ultime couleur du prisme, que le bleu, et Rimbaud joue sur ce glissement précisément dans l'ultime tercet, voire dans la pointe du sonnet que nous avons déjà citée. Il est donc manifeste que nous pouvons établir l'idée que non seulement les voyelles mais aussi les couleurs choisies par Rimbaud forment un tout fermé, et non une série ouverte. Comme l'interversion du U et du O prouvait l'idée de référence à un tout pour les cinq voyelles graphiques, la distribution en deux séries des couleurs prouve l'intention de Rimbaud d'offrir un ensemble complet. Le noir et le blanc font couple en tête de la série : "A noir, E blanc". Cela doit aussi nous encourager à chercher le retournement dialectique entre les associations du A noir et celle du E blanc, enchaînement significatif que rend explicite l'unique enjambement du poème entre les vers, entre les strophes, enjambement au plan des associations, puisque la mention "Golfes d'ombre" est en rejet au début du second quatrain et fait corps avec les énoncés développant l'idée du E blanc. Il n'y aura plus aucun rejet de cette nature dans la suite du poème.
La forme sonnet permet sans aucun doute d'envisager des recoupements complémentaires. Le "E blanc" et le "I rouge" sont présentés comme solidaires par la composition du second quatrain, la série "A noir, E blanc, I rouge" forme un tout du côté des quatrains, un tout en six vers, et le couple "U vert, O bleu" forme un tout en six vers avec symétrie des tercets, cette seconde série pour les tercets dessine clairement l'idée d'une relation du plan terrestre au plan céleste. Le tercet du U traite des "pâtis", des "mers", des "fronts studieux" et le tercet du O prend de la hauteur avec les mentions clefs "Oméga", "Suprême", avec la vision de "Silences traversés des Mondes et des Anges", avec la figure atmosphérique s'il en est du "rayon". Les mots clefs "étranges" et "anges" à la rime associent aussi ce plan céleste à un certain au-delà.
Le sonnet véhicule des éléments favorisant apparemment une lecture ésotérique, certains plus explicites que d'autres, mais attention il ne s'agit que d'un appareil rhétorique ludique de poète.
Ce qui pourrait nous intéresser maintenant, c'est les douze vers d'associations autour des cinq référents énigmatiques : A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu. Néanmoins, nous allons plutôt montrer ici les connexions précises entre le A noir, le I rouge et le O bleu.
Le "A noir" s'en tient à deux associations. Le "A noir" est avant tout le "noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles"'. Cette image est suffisamment riche que pour être identifiable. Des mouches s'agitent autour de corps en putréfaction. Nous pensons alors à un charnier et au début de l'année 1872, de nombreux procès de communards sont toujours en cours, des déportations et exécutions capitales accompagnent même ces procès. Il est difficile de ne pas songer aux charniers de la Semaine sanglante. Au sujet des massacres de la Semaine sanglante, l'image des "abattoirs" revient sans arrêt sous la plume de Maxime Vuillaume dans son livre Mes cahiers rouges, un Maxime Vuillaume qui parle surtout de la cour martiale du Luxembourg, mais qui énumère plusieurs petites cours martiales expéditives dans le sixième arrondissement de Paris ou près des quais, puis dans la capitale en général. Il faut ajouter à cela les massacres des derniers combats et le fait que les morts soient restés un ou deux jours dans les rues avant d'être emportés dans de grandes tapissières et enterrés en masse. Maxime Vuillaume raconte les visions d'horreur de ces corps laissés dans chaque rue. Pour les massacres, il parle un nombre impressionnant de fois d'abattoirs, parfois il donne le mot de boucherie. Rimbaud dans "Après le Déluge" adopte lui aussi le mot "abattoirs", en rappelant que le "sang et le lait coulèrent". Dans "Barbare", le poète des Illuminations parle de "pavillon en viande saignante", autre vision d'abattoir et boucherie. Dans "Voyelles", les "puanteurs" sont dites "cruelles", un adjectif qui par son étymologie renvoie à la boucherie. Enfin, le verbe "bombinent" est pratiquement inexistant en français. Rimbaud ne crée jamais de néologismes, il n'a pas créé : "fouffes", "pialats", "nitides", "abracadabrantesques", "vibrements", etc. Il est probable que Rimbaud a lu "bombinent" dans un texte d'époque qui nous échappe encore à l'heure actuelle. La solution par Rabelais et le latin "bombinans" n'est pas résolument satisfaisante, il nous manque peut-être une pièce du dossier. Notons que "vibrements", mot apparemment apparu sous la plume de Théophile Gautier dans un récit tel que celui de "La Cafetière", est une autre rareté lexicale du sonnet "Voyelles" avec "bombinent" et "strideurs". En revanche, Rimbaud a employé "bombinent" dans le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" qui est daté de "février 1872" par Verlaine sur l'unique manuscrit du texte qui nous soit parvenu. Et nous retrouvons beaucoup de choses de "Voyelles" dans "Les Mains de Jeanne-Marie" : la rime "étranges"::"anges" peut passer pour banale, elle est dans le dernier tercet de "Voyelles" et dans le dernier quatrain des "Mains de Jeanne-Marie". Le verbe "bombinent" est lui associé à des "diptères" dans le poème qui parodie "Etudes de mains" de Théophile Gautier, sans doute dans une continuité zutique de ciblage parodique des poètes et écrivains hostiles à la Commune. Car "Oraison du soir", "Les Mains de Jeanne-Marie" sont clairement des continuités zutiques. "Voyelles" a probablement été composé au début de l'année 1872, les liens lexicaux que nous avons établis avec "Les Mains de Jeanne-Marie" plaident en ce sens, et les liens lexicaux sont en fait des images qui soulèvent l'idée de liens thématiques. Les charniers de "Voyelles" seraient bien les charniers communards. Dans "Les Mains de Jeanne-Marie", ce caractère bombinant est lié aux "bleuisons / Aurorales", et dans "Voyelles" nous allons passer du plan du "A noir" charnier au plan du "O, Suprême Clairon" qui est le "rayon violet" d'un au-delà où voyagent les Mondes et les Anges. Or, si l'image du "A noir" est facile à identifier comme amas de mouches sur des corps en putréfaction, il est tout aussi aisé de remarquer que le coeur du "A noir", c'est le corselet des mouches, métaphorisé en "corset" érotique. Il y a bien l'idée d'une oeuvre de mort, de destruction, qui se retourne en oeuvre de vie. Deux mots juxtaposés : "golfes" et "corset" imposent l'idée d'une matrice paradoxale définitoire du premier des cinq principes.
L'image du "A noir" est prolongée en "Golfes d'ombre" qui immédiatement sont retournés en valeurs positives par les valeurs du "E blanc". Mais ces "golfes d'ombre" qui donc désignent des coins, un monde miniature, sont à l'image de l'accroissement cosmique final du tercet du O avec ses "Silences traversés des Mondes et des Anges", et à l'érotique "corset" va répondre le "rayon violet" d'un regard féminisé.
Or, une image frappe au vers 12, le "Suprême Clairon" est l'inversion de la formule "clairon suprême" que Victor Hugo emploie à deux reprises dans la première série de La Légende des siècles, parue en 1859. Le "clairon suprême" apparaît dans "Eviradnus" et dans "La Trompette du jugement", et nous savons depuis longtemps, grâce à J.-B. Barrère, que ce dernier poème est une référence clef du sonnet "Voyelles". Il est bien sûr question de la trompette du jugement dernier à la fin des temps, et Rimbaud suit Hugo dans le glissement de "trompette" à "clairon". Le "clairon" est un instrument d'appel au combat, de motivation des troupes. Il s'agit donc d'un jugement dernier pour des gens qui combattent pour une cause. Difficile là encore de ne pas songer à la Commune. Ces clairons produisent un son clair qui suggère la victoire, le triomphe parfois, ils produisent des sons stridents. Maxime Vuillaume parle de tels sons des cuivres lors de la liesse populaire le 28 mars 1871, quand après dix jours a lieu la proclamation officielle de la Commune. La formule "strideur des clairons" permet d'entrer dans des considérations comparables à celles qui nous ont occupé pour le verbe "bombinent". Le mot "strideur" est extrêmement rare et il est employé une deuxième fois par Rimbaud dans un poème, là encore explicitement communard, "Paris se repeuple". Ce poème est réputé avoir été composé après la Semaine sanglante. En réalité, nous n'en sommes pas sûrs. Il se pourrait que "Paris se repeuple" ait été composé à Paris, après les contributions zutiques d'octobre-novembre 1871. En effet, il semble porter des traces de lectures de Paul de Saint-Victor, d'Amédée Pommier ("syphilitiques"), de Ludovic Hans alias Armand Silvestre, donc des lectures à la source des parodies zutiques, et la concurrence d'une version courte et d'une version longue de "Paris se repeuple" est un argument fort pour envisager que le poème est bien plus tardif que ce que nous avons cru. Or, le commun emploi du couple "strideurs" et "clairon" dans "Paris se repeuple" et "Voyelles" conforte décidément l'idée de trois compositions communardes du début de l'année 1872 avec "Les Mains de Jeanne-Marie". Etrangement, ce lien lexical connu entre "Voyelles" et "Paris se repeuple" n'est pas exploité pour laisser deviner le sens politique du sonnet "Voyelles", c'est pourtant un lien assez clair dans la mesure où la série complète implique encore le mot "suprême".
Citons le quatrain de "Paris se repeuple" qui nous intéresse :
L'orage a sacré ta suprême poésie;L'immense remuement des forces te secourt;Ton oeuvre bout, ta mort gronde, Cité choisie !Amasse les strideurs au coeur du clairon lourd.
Ce "remuement des forces" fait songer aux "vibrements divins des mers virides", autre "oeuvre" qui "bout". Nous constatons aux extrémités de ce quatrain les mentions "suprême", "strideurs" et "clairon" réunies en un seul vers dans "Voyelles" : "O, Suprême Clairon plein des strideurs étranges", avec, si nous admettons le fort naturel rapprochement entre les deux passages, une assimilation de la poésie au clairon lui-même.
Fongaro a montré que le couple "strideurs" et "clairon" venait d'un poème de Philothée O'Neddy, mais sans en tirer les conséquences pour l'interprétation du sonnet "Voyelles". Philothée O'Neddy est avec Pétrus Borel et Théophile Gautier un romantique de la seconde phase, celle de 1830. La lecture de Pétrus Borel était fortement recommandée par Baudelaire, et Verlaine allait citer en épigraphe un vers de Borel dans ses Romances sans paroles. Borel employait parfois de ces mots rares, ainsi de "céphalalgies" qu'on retrouve dans "Les Premières communions" de Rimbaud. Mais peu importe que Rimbaud ait lu chez Borel ou non l'occurrence de "céphalalgies", ce qui nous intéresse ici, c'est Philothée O' Neddy. "Voyelles" est un poème à rapprocher au plan lexical de Gautier à cause de "vibrements", voilà qu'il est à rapprocher d'un autre Jeune-France à cause de "strideurs". Ce mot "strideur" est employé à deux reprises dans Feu et flamme, si ma mémoire ne m'abuse. Mais je n'ai pas oublié que c'est dans le "Fragment premier" sous-titré "Spleen" de la section "Mosaïque" du recueil que nous avons le vers dont Rimbaud s'est inspiré pour et "Voyelles", et "Paris se repeuple" :
La strideur des clairons, l'arôme du carnage ! -
Peu importe ici que, comme l'a montré Jacques Bienvenu, Théophile Dondey se soit lui-même inspiré d'un passage de Buffon qui, à propos du cygne, accouple "strideur" et "clairon". Rimbaud a lui repris le passage belliqueux de Feu et flamme et il l'a fait dans un cadre explicitement guerrier dans "Paris se repeuple", tandis que dans "Voyelles", les "puanteurs cruelles" ne manquent pas de faire écho à la mention "carnage" qui est à la rime dans le vers de "Spleen" contenant le couple "strideur" et "clairons". Il est à remarquer que dans ses réécritures (on le voit avec les rimes qu'il reprend à Coppée) Rimbaud aimait bien inverser le singulier et le pluriel par rapport à sa source.
De quoi parle le poème de Philothée O' Neddy ? (Remarque en passant : je me retiens ici de broder sur l'idée de Dieu dans les prénoms "Théophile" de Gautier et Dondey.)
Le Jeune-France se plaint de la monotonie du "cercle des jours", quand "Voyelles" parle de "cycles" autrement motivants. Il parle d'un "air étouffant qui pèse sur la ville", et pour Rimbaud cela peut se transposer en traumatisme d'après la semaine sanglante "Au milieu d'une foule insouciante et vile, / Où dort l'enthousiasme, où tous les coeurs sont morts !"
Que faire des "fougues d'amour", des "élans d'orgueil", des "bouillonements", d'un "intime orage", etc. Face à ce monde ambiant, le poète souhaite la mort et rêve d'ailleurs, ce qui est à rapprocher du "Bateau ivre" qui a couru les lointains et qui veut aller à la mer quand la magie reflue. O'Neddy parle d'ailleurs explicitement d'un "vaisseau" "dédaignant la côte" pour aller "chercher la mer profonde et haute". Il est alors question d'un "départ, libre, sauvage et sombre". Et le désir en vient à un rivage "Où s'ouvrît des combats le drame redouté". Cet appel se poursuit : "J'aime le sang, la mort, le jeu du cimeterre, / Et je réclame ici ma part de volupté!", "- Reçois, bruyant chaos, celui qui veut mourir... / Oh ! l'éclair des cimiers ! le spasme du courage ! / La strideur des clairons, l'arôme du carnage ! / Quelle sublime fête à mon dernier soupir !!" Cela peut suggérer que la volupté finale du "rayon violet" dans "Voyelles" est un appel à la Mort, ce que favorise le parallélisme du "rayon violet" avec l'image du "Suprême Clairon", trompette d'un jugement dernier de héros martyr communard.
Il n'est pas difficile de lire sur un mode métaphysique les images du O situé entre bleu et violet. Il est question d'un jugement dernier de martyr du combat, d'un orage suprême poésie, de silences d'un cadre cosmique que les "fronts studieux" envisagent comme un tremplin vers les Mondes et les Anges, d'une divinité à cause des majuscules à "Ses Yeux", d'une divinité féminisée même qui correspond à la figure féminine de Paris martyre dans "Paris se repeuple", ou bien à la Vénus contre-évangélique de "Credo in unam", ou bien aux allégories créées plus tard de poèmes comme "A une Raison" ou "Being Beauteous", il est question encore d'un érotique "rayon violet" du regard avec cette couleur violette qui semble mystique, capable de suggérer l'altération de la mort. Cet érotique "rayon violet" est défini justement comme trompette du jugement dernier et comme le noyau de "silences" de l'au-delà.
Il n'est pas difficile de faire se répondre l'image de charnier du "A noir" à l'appel mystique d'une mort délivrance dans le tercet du "O" bleu violet.
Passons donc au plan du "I rouge", dont les deux vers occupent une position clef au centre du sonnet, les vers 7 et 8 sont le milieu d'un poème de quatorze vers et ils sont en quelque sorte la conclusion des quatrains avant le passage aux tercets. Une chaîne érotique relie A noir, I rouge, O bleu / violet : "corset", "lèvres belles", "rayon violet de Ses Yeux".
Voici ces deux vers : "I, pourpre(s), sang craché, rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes."
En général, beaucoup de rimbaldiens pensent que le rire et le sang sont un motif original de Rimbaud qui justifierait un rapprochement avec "Tête de faune". La vue du sang serait un excitant sexuel. Dans un tout autre ordre d'idées, certains pensent plutôt que le "sang craché" peut désigner les tuberculeux.
Pourtant, puisque "strideurs" et "bombinent" établissent des liens forts avec deux poèmes de Rimbaud explicitement communards, le "sang craché" semble bien désigner le sang livré au combat. L'expression "ivresses pénitentes" est un oxymore qui convient parfaitement à l'idée d'exaltation sacrificielle.
Dans "Paris se repeuple", nous rencontrons l'expression "Cité belle" où l'adjectif est distribué de manière inhabituelle comme c'est le cas dans "lèvres belles". Rimbaud ne parle de "belles lèvres" par opposition esthétique à des lèvres qui manqueraient de charme, il parle de "lèvres" qui méritent d'être appelées "belles", ce qui est différent. Cette idée de mérité convient là encore à l'idée de martyre, et on remarque que ce "rire" est celui du défi puisqu'il est formulé dans les pénitences, puisque "ivresses pénitentes" il y a, ou dans la "colère". Au pluriel, le mot "colères" apparaît justement dans "Paris se repeuple", et l'ivresse qui l'accompagne s'exprime dans la "danse" : "Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères, / Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau, / Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires, / Un peu de la bonté du fauve renouveau, / [...]" On le voit, Paris est l'exemple du "sang craché" dignement et ce corps offert aux "vers livides" a à voir avec les "puanteurs cruelles" où "bombinent" les "mouches éclatantes". Les "prunelles claires" de cette allégorie font penser au "rayon violet de Ses Yeux" dans "Voyelles", sans parler de "l'oeil des Cariatides" recueillant les "pleurs d'or astral tomb[ant] des bleus degrés". Tout se tient décidément. Les échos entre "Paris se repeuple" et "Voyelles" sont prolongés. Profitons-en pour fixer le sens du mot "colère" de "Voyelles" qui revient à la rime et au pluriel dans "Paris se repeuple".
Le mot "colère" est communard, c'est l'expression de la révolte, et l'orage n'est plus intime, il déferle en mer formée par le peuple de Paris en mars 1871, le 18 ou le 28 selon les images que vous voulez choisir pour vous représenter les choses. Le mot "colère" est aussi étroitement lié à une lecture revendiquée de Rimbaud dans sa lettre à Demeny du 17 avril 1871. Rimbaud s'intéresse à Vermersch, lequel Vermersch avec Humbert et Vuillaume crée un nouveau Père Duchêne en mars 1871, sur le modèle du journal révolutionnaire de ce nom. Il s'agit d'un journal hébertiste. Or, les articles du jour du "Père Duchêne" étaient qualifiés en général de "Colère" ou "Grande colère", et parfois alternativement il pouvait être question de "Joie" ou "Grande joie", ainsi du passage à la guillotine de Louis XVI par exemple. Dans Mes cahiers rouges, Maxime Vuillaume qui s'attribue l'initiative de la reprise d'une rubrique "Colère du Père Duchêne" en mars 1871 joue sans arrêt à rappeler les mots "colère" et "joie". Dans "Voyelles", le "rire" et rappelons que Le Père Duchêne fait partie de la presse satirique aux "admirables fantaisies" dont Rimbaud court la lecture (Le Cri du peuple, Le Mot d'ordre), le "rire" donc ! est associé à une alternative "colère" et "ivresses" qui correspond au balancement du "Père Duchêne" entre "joie" et "colère", à ceci près que l'expression "ivresses pénitentes" colore d'un esprit plus grave le rapport au rire dans les mois qui suivent la répression de la semaine sanglante.
Les images du "I rouge" ne posent pas de réel problème d'interprétation. Le mot "pourpre(s)" a une valeur symbolique évidente, le "sang craché" doit se lire littéralement avec le sens volontaire de la forme d'origine verbale "craché", le "rire" est bien un défi exprimant la "colère" et l'abandon à un enthousiasme qui ne va pas sans souffrances consenties. C'est bien ce que dit le texte en toutes lettres.
Enfin, ce mot au singulier "colère", c'est l'intime orage, la "colère" devient grondement du tonnerre dans les "strideurs étranges". Nous observons là encore une liaison parfaite entre les images du "I rouge" et du "O bleu". La série "A noir, I rouge, O bleu" est résolument expression du martyre communard. Le "E blanc" et le "U vert" apportent le contrepoint des élans de vie. Les expressions du "E blanc" et du "U vert" ne permettent pas d'imposer une seule vision homogène qui assiérait définitivement la lecture communarde maintenant si évidente de "Voyelles". Nous avons bien l'idée du peuple mer dans "vibrements divins des mers virides" et nous avons bien une idée du combat à mener dans "Lances des glaciers fiers" sinon "rois blancs". Laissons ici nos lecteurs assimiler la cohérence communarde évidente des trois groupes "A noir, I rouge, O bleu". Vouloir tout démontrer à la fois entraînerait bien des réticences. Il faut d'abord que le lecteur se familiarise avec ce qui n'était pas immédiatement perceptible pour lui, mais qui devient évident une fois mis à jour. Tous nos passages en gras sont pour attirer l'attention du lecteur sur le sens littéral du sonnet et sur les liaisons évidentes entre trois de nos cinq séries d'associations. Il faut que le lecteur éviter les décrochages constants, du genre : "les mouches éclatantes", ça me rappelle "Une charogne" de Baudelaire et voilà que je médite sur Les Fleurs du Mal, le "sang craché" et le "rire" c'est comme dans "Tête de faune" avec la "lèvre" "sanglante" qui "éclate en rires", et voilà que je médite l'érotisme du rire joint au sang. Je relève "alchimie" et le vers "Silences traversés des Mondes et des Anges", et je me dis que je dois lire ce sonnet comme une rêverie ésotérique comme Spirite de Gautier ou Séraphita de Balzac, sauf que cela manque de commentaires éclairants de la part du poète. Le premier vers est absurde, donc le poème est soit une fumisterie, soit un persiflage. La pointe du sonnet "rayon violet de Ses Yeux" est une galanterie qui donne son renvoi à tout ce qui a précédé. Non, tous les rapprochements n'ont pas la même valeur et il faut que le lecteur se maintienne dans la lecture articulée des quatorze vers du poème !
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