samedi 30 janvier 2016

Sous " l'oeil niais des falots", une correction au Bateau ivre passée inaperçue et son sens

Tout au long du vingtième siècle, les lecteurs du Bateau ivre ont lu la transcription suivante du vers 23 :
Dévorant les azurs verts où flottaison blême [...]


Et on ajoutera que ce fut un siècle où bien peu de gens s'intéressèrent à la césure de ce vers avant la publication des travaux successifs de Jacques Roubaud et Benoît de Cornulier. La césure détachait en ce cas un adjectif épithète monosyllabique postposé "verts" de sa base nominale "azurs". Nous savons depuis le renouvellement des approches métriques que c'est un trait marquant de la poésie en vers rimbaldienne. Le même poème de Rimbaud offre une césure similaire où l'adjectif monosyllabique de couleur postposé "bleus" est séparé de sa base nominale suite au changement d'hémistiche :
Et des taches de vins bleus et des vomissures

L'effet est même ici aggravé par la tentation de lire "vins bleus" comme une sorte de lexie, une sorte de mot composé, les "vins bleus" renvoyant au gros bleu qui tache. Dans ce quatrain où il est question de "vins bleus", il est aussi question de "L'eau verte" et on se rappellera que bien avant d'être qualifiée de "bleue" la mer fut longtemps associée de préférence à la couleur verte. A cette aune, la transcription "azurs verts" invite à penser que la métaphore de la voûte céleste est appliquée à la mer, mais le rejet de la couleur permettrait de signifier aux lecteurs le glissement métaphorique du ciel à l'immensité de l'océan. Les "azurs verts", c'est l'infini de la mer qui s'offre à nous comme l'espace s'offre aux oiseaux.
Et le bateau qui était impatient de rejoindre la tempête en mer dévore les flots, autre métaphore qui a un sens clair et précis, ce qu'appuie explicitement le quatrain sur "L'eau verte" et les "vins bleus", puisque, si l'eau pénètre la coque du bateau en annonçant le naufrage à venir de la quille, il s'agit bien d'une consommation alimentaire faite par le navire. Loin de se sentir protégé par un vernis et une construction étanche, le bateau prétend ingérer l'enivrante eau couleur d'absinthe.
Michel Murat a recensé les nombreux vers de Rimbaud où une mention d'un adjectif de couleur monosyllabique est rejetée à la césure dans son livre L'Art de Rimbaud et Jean-Pierre Bobillot, métricien à la croisée des travaux de Roubaud et Cornulier, les a commentés également dans son livre Le Meurtre d'Orphée.
Tout cela a l'air cohérent et dans la publication originale du poème dans la revue Lutèce en 1883 c'est bien la leçon "azurs verts" qui apparaît.
Mais, avant de révéler ce que cette lecture a de problématique. Offrons-nous une petite digression du côté d'un hommage qui incidemment la consacre.
Il y a peu d'années, le poème Le Bateau ivre a été retranscrit sur le mur de l'Hôtel des Finances, rue Férou, à Paris, avec bien entendu cette leçon "azurs verts" sous "l'œil niais" d'un réverbère comiquement placé là.



Le choix de ce support commode a été combiné par les initiateurs du projet avec la volonté de commémorer la lecture que Rimbaud aurait faite de son œuvre à  proximité, lors du dîner des Vilains Bonshommes du 29 septembre 1871, puisque, comme nous le savons grâce à la correspondance de Léon Valade, c'est là que Rimbaud fut présenté par Verlaine au gratin d'époque des poètes de la capitale. En liaison avec cette transcription, une plaque commémorative a été apposée à l'angle des rues Bonaparte et du Vieux-Colombier, car c'est aux fenêtres du premier étage qu'eut lieu la réunion chez un marchand de vin. Pour passer de cet angle des deux rues à la rue Férou, il faut traverser en diagonale la place Saint-Sulpice avec son église, tout simplement, l'idée étant que la voix du poète est sortie par la fenêtre, a traversé la place et s'est engouffrée dans la rue Férou !



La superstition veut que Rimbaud ait alors récité Le Bateau ivre, ce qu'aucun témoignage n'a jamais prétendu. Ce sont les amateurs de Rimbaud seuls qui ont imaginé l'événement d'une lecture du Bateau ivre à cette date. Le seul témoignage sur lequel ils s'appuient est celui de Delahaye qui assure que Rimbaud a composé Le Bateau ivre en sa présence en août-septembre 1871, dans le but d'impressionner les poètes qu'il allait inévitablement et rapidement rencontrer à Paris. Mais Delahaye, dont le témoignage n'est pas fiable dans tous les cas, n'envisage pas une telle lecture à haute voix et le témoignage écrit de Valade ne permet pas non plus de considérer que Rimbaud a récité un quelconque de ses poèmes à cette occasion. Au contraire, certains témoignages laissent entendre que Rimbaud se méfiait de la vanité d'une lecture à haute voix en public. Il aurait rechigné à lire ses poèmes devant tout le monde, son orgueil étant sans doute plutôt mis dans le fait de savoir les écrire.
Cette légende est d'autant plus gênante que le poème Le Bateau ivre n'avait sans doute même pas encore été composé à cette époque. En effet, le poème Le Bateau ivre évoque les "pontons" dans lesquels sont emprisonnés les communards et il reprend les mots d'une presse hostile aux communards qui les assimilaient à des peaux-rouges. Certes, il en était question dans la presse bien avant le mois de novembre, mais il faut tenir compte encore du regain d'actualité et des descriptions plus fouillés, étant donné les publications de livres sur la Commune comme celui de Paul de Saint-Victor Barbares et bandits, sans oublier l'actualité des procès. Le poème de Rimbaud offre également l'idée d'une propulsion dans la Commune à la façon d'un poète emporté par le courant, ce qui fait étonnamment écho avec le procès d'un très jeune communard auteur de poèmes, Marsolleau, dont toute la presse moquait la plaidoirie de la défense : selon leurs plumes acerbes, il se serait justement livré à la violence sanguinaire en poète, emporté par le flot. Or, la Révolution est un sujet de poésie pour les romantiques et cette métaphore n'est en rien incompatible avec elle. Nous pourrions prendre combien de poèmes de Victor Hugo à témoin. C'est ce qui nous vaut la réponse qu'est Le Bateau ivre. A une époque où je n'arrivais pourtant pas à consulter correctement les pages scannées des numéros d'époque de la revue Le Rappel sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France, ce qui m'obligeait à reporter leur étude, j'avais également relevé plusieurs poèmes de Victor Hugo publiés dans ce journal à la fin de l'année 1871, ce que Jacques Bienvenu a exploité avant moi sur son blog. Les emprunts hugoliens du Bateau ivre renvoient clairement à maints passages des Châtiments, mais il est intéressant d'observer que ces éléments métaphoriques sont bien présents dans les poèmes publiés par Hugo à la fin de l'année 1871 en lien avec l'actualité : le jugement des communards.
Tous ces éléments invitent à penser que le poème Le Bateau ivre est plus tardif. Il n'était certainement pas encore écrit en septembre 1871, plusieurs poèmes de l'Album zutique lui sont sans doute antérieurs, il n'aurait pas été composé avant le mois de novembre, voire même pas avant le mois de décembre 1871. La mention "l'autre hiver" comme le fait remarquer Jacques Bienvenu dans son article témoigne d'un cycle, nous passons d'un hiver à un suivant. L'hiver ne commençant que le 21 décembre, Le Bateau ivre peut même avoir été composé au début de l'année 1872. Or, si les parodies de Coppée d'octobre et novembre 1871 sont liées aux manifestations d'hostilité à la Commune du célèbre parnassien auteur du drame Le Passant, si la fin du poème Les Corbeaux parodie précisément l'écrit anticommunard en vers de Coppée Plus de sang!, il y a fort à parier que Le Bateau ivre n'est pas seulement une réponse de défi à la société, mais une réponse à la poésie politique de son temps qui paraissait dans la presse. Et si l'aspect de réponse politique à Hugo est sensible dans Le Bateau ivre, le grand romantique n'étant le plus hostile aux prisonniers communards, il conviendrait d'ajouter au dossier les 200 vers de Victor Fournel d'un poème intitulé Le Drapeau rouge publié dans la revue Le Correspondant en décembre 1871. De mémoire, il me semble que cette revue a accueilli une bonne partie des poèmes de Mérat du prochain recueil des Villes de marbre avec quelques inédits et peut-être quelques variantes, lequel Mérat est le membre du Cercle du Zutisme connu pour ne pas avoir digéré les frasques du jeune adolescent ardennais. Le poème de Fournel exploite les métaphores explicites de "peaux-rouges", etc., appliquées aux communeux. Plutôt que d'envisager des "rencontres", des coïncidences, sur un fonds commun d'époque, il me semble que le poème de Rimbaud répond à un discours. Quand Rimbaud emploie le mot "Peaux-Rouges", il sait que son lecteur a pu lire dans la presse cette formule ou d'autres similaires appliquées en tant que noms d'oiseaux aux barbares révolutionnaires du 18 mars qui furent enfin réprimés deux mois plus tard. Marc Ascione a proposé de voir dans la mention "Peaux-Rouges" une allusion à une phrase de Bismarck qui aurait été abondamment reprise dans la presse "Les Parisiens sont des Peaux-rouges", sauf qu'il n'a donné aucune référence précise et qu'aucune mention dans la presse n'a pour l'instant été attestée par le moindre rimbaldien. J'ai perdu ma transcription des vers de Victor Fournel dans la catastrophe naturelle à Cannes du 3 octobre 2015, mais j'avais consulté la revue en question à la bibliothèque municipale de Toulouse, signe qu'elle avait une certaine diffusion, et je ne manquerai pas de citer ce document in extenso dans les prochains mois. Surtout, le lecteur se doute que les descriptions haineuses des communards ne manquaient pas en octobre-novembre 1871 et qu'il y a là tout un magnifique terrain pour les investigations des chercheurs d'intertextes. Enfin, en taisant ou en présentant de manière euphémique la répression de la semaine sanglante, la presse considérait qu'un terme avait été mis à une folie criminelle d'un bas-peuple sauvage. Et cette thèse était défendue par des poètes qui l'ornaient de métaphores. Le poème prend une autre dimension si n'étant pas seulement une réaction à chaud après deux mois d'exaltation communarde, il entre en gloire dans le mépris triomphant qu'il a des contempteurs tout puissants en ces lendemains décevants et d'état de siège.
Le poème de Victor Fournel compte précisément 200 vers, Rimbaud s'étant contenté lui du chiffre 100. Le poème de Fournel imite l'idée des Ïambes d'André Chénier, auteur guillotiné sous la Révolution que les réactionnaires s'assimilaient bien que Chénier fût lui-même quelque lui aussi du côté de la Révolution à son époque. Rimbaud reprend lui le modèle simple du grand poème aux quatrains d'alexandrins à rimes croisées.
Bref, cette transcription parisienne ne doit pas nous empêcher de faire la part de la légende.
Mais revenons enfin à cette question de la leçon "azurs verts".
Au début du vingtième siècle, un manuscrit de la main de Verlaine du poème Le Bateau ivre a été retrouvé, et il a bientôt servi de nouveau support aux transcriptions des cent vers dans les éditions des œuvres de Rimbaud. Le travail de transcription à partir du manuscrit demeurait relativement confidentiel et les hybridations entre versions étaient plus que courantes, elles étaient la norme. Un travail philologique de mise au point a été effectué à la toute fin du vingtième siècle. On a commencé à éditer les différentes versions des poèmes concurremment, ce qui a amené à un rendu plus scrupuleux des détails et variantes. Pour le grand public, cela a donné des éditions récentes présentant les versions diverses des poèmes (édition de La Pléiade en 2009 par exemple), et, pour les universitaires, un peu auparavant nous avons eu l'ouvrage de Steve Murphy paru en 1999 : Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, I Poésies, édition critique avec introduction et notes, Champion, 1999.
Nous ne pouvons donc plus ignorer que la seule leçon manuscrite connue du Bateau ivre ne donne pas la leçon "azurs verts", mais une leçon bien moins banale "azurs vers".
Steve Murphy le précise clairement dans la note qui accompagne sa transcription page 528 : "V. [id est Verlaine] a écrit très distinctement vers et non pas verts". Dans le même ordre d'idées, j'ai déjà indiqué que sur un manuscrit autographe concernant Une saison en enfer, Rimbaud "a écrit très distinctement autels et non outils, ce qui impose de considérer que la lecture "les outils" dans "Mauvais sang" est une coquille pour "les autels". D'autres coquilles sont présentes dans le texte des Poètes maudits. Il ne s'agissait pas d'une édition philologique, mais d'une publication qu'en dépit des passionnés de poésie qui gravitaient autour, en dépit même de la collaboration verlainienne, on peut qualifier d'hâtive et opportuniste. La revue Lutèce offre d'ailleurs une autre variante, "béni" au lieu du "bercé" de la main de Verlaine. La leçon "béni" est-elle une variante authentique ou s'agit-il là encore d'une autre coquille ? Si on prend pour modèle l'écriture cursive, une confusion graphique de "béni" et "bercé" n'a rien d'impossible. C'est même tellement plausible qu'il serait étonnant que Rimbaud ait proposé une variante qui puisse se confondre si entièrement avec une possibilité de coquille. Mieux encore, cela se rapproche étonnamment de la coquille "outils" au lieu du mot "autels" clairement attesté par le brouillon autographe du passage correspondant. Considérons toutefois que le mot "béni" qui serait non pas une variante, mais une coquille pour "bercé" dans le vers "Des écumes de fleurs ont béni mes dérades" se trouve au vers 13 du poème commun aux deux versions : "La tempête a béni mes éveils maritimes". La variante "béni"-"bercé" est moins préoccupante pour le sens que la divergence entre "outils" et "autels". Il est difficile de trancher, car Rimbaud affectionnait les répétitions de mots dans ses poèmes, mais il n'est pas impossible que la leçon manuscrite "bercé" soit celle à retenir exclusivement.
Mais revenons-en à la leçon "azurs vers". Nous l'avons dit dès le début de l'article, la lecture "azurs verts" se défend et entre en résonance avec d'autres passages du texte. Mais, la seule leçon manuscrite attestée est "azurs vers". On ne saurait douter de l'authenticité de cette dernière leçon qui est peut-être même la seule juste : "azurs verts" serait une coquille pour "azurs vers". Mais, cette coquille aurait le mérite de cibler quelque chose de juste, l'homophonie permet de songer à la couleur verte dans la rencontre avec le mot "azurs" qui renvoie à une couleur, au bleu.
Ce qui s'est passé et Steve Murphy le déplorait déjà en 1999 (page 537), c'est que la leçon "azurs vers" est mal aimée et paradoxalement récusée par un grand nombre d'éditeurs et rimbaldiens. Plusieurs versions du texte conservent encore la leçon fautive "azurs verts", c'est le cas de la transcription murale exhibée plus haut, c'est le cas de sites internet qui offrent à lire les textes de Rimbaud.
Pour l'instant, l'authenticité ne s'appuie que sur une leçon manuscrite, mais la leçon d'un copiste, Verlaine. Toutefois, la leçon est suffisamment complexe que pour ne pas être envisagée comme une inadvertance. C'est à l'évidence la composition de Rimbaud qui a ici été fidèlement retranscrite.
Or, le groupe "azurs vers" renvoie au modèle hugolien typique des noms associés l'un à la suite de l'autre, comme si le second était l'adjectif épithète du précédent : "arbres frères". Ce procédé a une vie dans la langue bien au-delà de Victor Hugo, mais celui-ci est connu pour l'avoir manié à quelques reprises dans ses poèmes en vers. Ce premier point, du point de vue du style, est intéressant quant à un poème dont le vers est animé d'un souffle rythmique nettement hugolien et dont les images, si déroutantes, sont selon moi dans la continuité évidente des descriptions de l'espace cosmique, du ciel avec ses couchants, ses aurores, dans la poésie romantique d'Hugo et Lamartine. Hugo est célèbre pour ce genre de visions, pour certains de ses "Soleils couchants", et Lamartine également avec par exemple le poème "L'Occident" :

              O lumière ! où vas-tu ? Globe épuisé de flamme,
              Nuages, aquilons, vagues, où courez-vous ?
              [...]
              A toi, grand Tout, dans l'astre est la pâle étincelle
             [...]
             Vaste océan de l'Être où tout va s'engloutir !

Le Bateau ivre est un perfectionnement et un prolongement d'un tel type de poésie romantique. Je n'invente rien. Je n'ai qu'à citer le discours du volume consacré au dix-neuvième siècle de Lagarde et Michard, encart page XI : "[...] dans les Harmonies de Lamartine, ces accords [entre la nature et les sentiments humains] deviennent un instrument d'investigation des profondeurs de l'âme et des mystères de la Création. C'est sans doute dans L'Occident [...] que devant le spectacle du couchant il est allé le plus loin dans cette quête" et à la suite des vers que j'ai cités à mon tour, il est ajouté : "Cette inspiration se retrouvera dans les méditations émerveillées (mais parfois aussi délirantes) où Hugo nous entraîne jusqu'au bord de l'Infini." Le nom de Rimbaud est mentionné sur cette page dans une liste de poètes inspirés par les "harmonies de la nature" avec Chateaubriand, Vigny, Musset, Baudelaire, Verlaine. On ne le rappellera jamais assez la théorie des "Correspondances" est abusivement consacrée comme une nouveauté théorique de Baudelaire, relevant dès lors d'une modernité postromantique, alors que Baudelaire l'a clairement développée dans ses Salons comme un héritage du romantisme allemand, d'E. T. A. Hoffman en particulier. Le premier hémistiche "La Nature est un temple" si célèbre vient directement de Lamartine. Vous pouvez l'y chercher et l'y retrouver, tout comme le mot "voyant" attaché à Rimbaud vient lui aussi des romantiques. Les "délires et rhythmes lents" ont beaucoup à voir avec le vers cadencé lamartinien d'un poème lent et élégiaque tel que le célèbre Lac, beaucoup à voir avec les visions cosmiques sans frein de Lamartine et Hugo.
Mais, si au plan grammatical, la leçon "azurs vers" établit une filiation avec le modèle romantique hugolien, les "vers" ne sont plus ici une mention de couleur. Il faut encore leur trouver une autre explication.
Une des idées qui vient le plus spontanément à l'esprit, c'est que le bateau est implicitement comparé à un poisson qui prend plaisir à dévorer les flots assimilés à des vers, des asticots. Cette métaphore de pêcheur suggère même le fait que le bateau soit comme pris au piège, capturé par le "Poëme / De la Mer". Une autre idée qui vient à l'esprit est celle de la polysémie, le mot "vers" désigne littéralement les asticots que consomme le bateau-poisson mais il suggère un plan métaphorique où la mer étant assimilée à un Poème le bateau se repaît de vers, "confiture exquise aux bons poètes", d'autant que ce qui est consommé, les "vers" asticots peu ragoutants, fait écho à des "lichens de soleil" et à des "morves d'azur", où le mot "azur" fait retour. La césure fait sens, le bateau la mange comme un bon poème "sans regretter l'œil niais des falots".
Enfin, dans ce jeu de miroir, la suggestion de couleur n'est pas à exclure également, l'homophonie et la présence du mot "azurs" se conjoignent pour la justifier.
Or, c'est ici que ça peut devenir intéressant d'établir une nouvelle passerelle intertextuelle avec Victor Hugo. Les images du poème Le Bateau ivre s'inspirent tout particulièrement des métaphores politisées des Châtiments, cela pour des raisons évidentes. Dans ce recueil, nous observons quelques occurrences du mot "vers" au sens poétique, et quelques-unes mais peu au sens d'animaux proches du lombric, "vers moxa", etc.
Les rapprochements ne sont pas pleinement satisfaisants toutefois et laissent la part belle à l'imagination personnelle de Rimbaud. Toutefois, c'est sans chercher aucun lien avec Rimbaud que le rapprochement s'est imposé à moi en lisant le célèbre poème Le Mendiant du recueil Les Contemplations. Ce poème se termine par une vision de constellations à partir d'un "haillon désolé" couvrant l'âtre, la lumière de la braise passant à travers les trous, et c'est le passage suivant qui a retenu toute mon attention :

Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,
Etalé largement sur la chaude fournaise,
Piqué de mille trous par la lueur de braise,
Couvrait l'âtre, et semblait un ciel noir étoilé.

Selon un procédé très courant dans Les Contemplations, le groupe participial "tout mangé des vers" chevauche la césure, ce qui met en relief le complément "des vers", procédé d'insistance pour attirer l'attention du lecteur. Or, si on lit attentivement ce vers, on est surpris de l'étrange effet de succession qu'accentue la lecture acrobatique de la césure qu'on va ici représenter par trois points d'une légère suspension de la voix : "tout mangé... des vers, et jadis bleu". En lisant ainsi le vers, l'allusion par homophonie à la couleur verte ne peut échapper, et l'opposition entre un manteau bleu neuf et un manteau troué par l'action des vers se double d'une suggestion verdâtre. On sent que ce vers est malicieux, mais le jeu de mots peut passer inaperçu sans la lecture métrique. On pourra penser qu'il n'est pas naturel, que le trait d'esprit est amené de manière un peu forcée, mais si on pense ainsi du vers d'Hugo il est à craindre que la majeure partie du public ne goûte guère mieux la lecture pourtant indiscutable "azurs vers" du poème de Rimbaud, qui joue tout autant sur la césure pour construire un calembour assez complexe et flou. La suggestion du "vert", si ténue soit-elle, me semble nettement évidente dans les deux poèmes, et encore une fois il me semble rencontrer à nouveau l'indice que Rimbaud lisait et lisait Hugo avant de composer ses propres poèmes, ce qui lui permettait de trouver son originalité propre, mais n'allait pas sans multiples reprises et correspondances entre les œuvres.


Azurs vers et sain supplice place Saint-Sulpice, et vous, vers quel avis, vers quel azur tendez-vous ?

dimanche 17 janvier 2016

De juillet à décembre, Bruxelles, photos du Boulevard du Régent et du Parc Royal


Le poème Juillet de Rimbaud, par ses allusions à un lieu bruxellois précis, ne doit pas seulement être commenté ou annoté. Le lecteur doit encore se représenter l'endroit physiquement, en s'appuyant faute d'un déplacement touristique sur des photographies.
La localisation en tête des 28 vers qui est intégrée en tant qu'espace mental de départ propice à la lecture du poème au moyen d'une virgule : "Boulevart du Régent," demande au lecteur de se situer sur une voie passante aux façades imposantes mais essentiellement insignifiantes. Le boulevard est une route pour les voitures qui n'invite pas le chaland à la promenade. Mais, en remontant ce boulevard, avant d'arriver à un carrefour où retrouver la foule et les commerces, tout à coup sur sa droite on tombe sur une petite place quasi triangulaire, la place ducale, devant le grillage et les murs épais qui camouflent quelque peu l'immense Palais Royal.
On peut parier que le premier quatrain du poème décrit précisément la vue que nous pouvons avoir à partir du boulevard du Régent de la place ducale et du Palais Royal.
Les amarantes et les rosiers manquent à l'appel, mais nous pouvons observer la présence d'un "palais" qu'on peut éventuellement, sinon ironiquement, qualifié d'agréable, de plates-bandes qui peuvent encore suggérer l'idée d'un balcon et de haies qui sans que je n'en sois un spécialiste ressemblent quelque peu à l'idée de haies en buis comme Rimbaud en suggère l'idée dans un vers de son poème où il est question du "poison des escargots et du buis", le "buis" étant ingéré par les escargots et s'avérant en poison pour l'appareil digestif humain.
Il faudrait déterminer si oui ou non il y avait sur la place ducale à Bruxelles en 1872 des "amaranthes", des "rosiers" et des haies de "buis" en 1872. Si tel n'était pas le cas, cela ne devrait pas pour autant remettre en cause l'intérêt d'un tel repérage géographique précis. En effet, il convient de noter également que le "ciel trop bleu", les "rosiers" et le "buis" ont des significations personnelles pour Rimbaud et Verlaine, puisque ce dernier dans un poème intitulé Spleen des Romances sans paroles déclare :

Les roses étaient toutes rouges,
Et les lierres étaient tout noirs.

Chère, pour peu que tu ne bouges,
Renaissent tous mes désespoirs.

Le ciel était trop bleu, trop tendre,
La mer trop verte et l'air trop doux.

Je crains toujours, - ce qu'est d'attendre !
Quelque fuite atroce de vous.

Du houx à la feuille vernie
Et du luisant buis je suis las,

Et de la campagne infinie
Et de tout, fors de vous, hélas !

Le poème Spleen avec son "ciel trop bleu" me semble faire nettement écho au poème Juillet de Rimbaud avec son "Bleu presque de Sahara !" Cela tend à rendre plausible l'idée qu'il y avait effectivement des roses et des amarantes dans l'un des endroits traversés par les deux poètes heureux et vagabonds, en l'occurrence sur les plates-bandes de la place ducale vis-à-vis le Palais Royal à Bruxelles, à moins que ces rosiers, ces amarantes et ces plates-bandes ne se soient trouvés dans le Parc Royal à proximité. Si Verlaine parle de "campagne infinie" à l'avant-dernier vers de son poème, Rimbaud parle symétriquement de "Réunion de scènes infinies[.]" On finira par croire que le mot d'une syllabe arraché au deuxième vers du manuscrit n'est ni "Roi", ni "Parc" ou "Place", mais "Paul".
Mais, l'unité du premier quatrain de Juillet ne plaide pas pour un repérage immédiat dans le Parc Royal, à cause de ce "jusqu'à" à la rime qui guide le regard du boulevard du Régent à un "agréable palais de Jupiter" en passant par-dessus des plates-bandes. Ce parcours orienté est on ne peut plus clairement exprimé par la photo suivante que j'ai prise en m'éloignant de quelques pas de ce boulevard auquel je tourne alors le dos.



Tournons le regard à droite pour découvrir progressivement l'espace immense du Parc Royal auquel s'ouvre la suite descriptive du poème de Rimbaud.


Cette seconde image permet de voir la base en pierre des plates-bandes. La statue que je n'ai pas prise en photo représente Léopold II et je l'ai écartée de mon reportage comme anachronique. La photo suivante continue d'illustrer le goût architectural et urbanistique étrange des autorités belges du dix-neuvième siècle. Il ne vient pas deux secondes à l'idée d'admirer en silence ce spectacle terne et glacial, ce décor froid pour l'âme. On se sent plaqué au sol. Une vue panoramique s'offre à nous, mais il n'y a rien à voir, il n'y a aucun art de la mise en perspective. C'est le vide plane qui s'ouvre et s'offre à nous.





La photo précédente est celle du palais des académies, dont un panneau sur le côté dont je ne savais comment photographier le texte précisait bien que la façade est triste et austère. L'intérieur serait plus agréable à voir, mais pour le poème de Rimbaud c'est un bel extérieur que nous recherchons pour justifier l'appellation d'un "agréable palais". Ce qui est défendable pour le Palais Royal ne l'est pas du tout pour la présente façade. Surtout, le panneau précise que ce palais est devenu celui des Académies en 1876, trois à quatre ans après le passage de Rimbaud et Verlaine et la composition du poème Juillet. Certains commentaires du poème ont cru bon d'affirmer que les "amarantes" qui symbolisent l'immortalité sont placées là pour désigner les académiciens, ceux qu'on appelle les Immortels. Mais il s'agit d'académies belges qui n'ont pas résidé là avant 1876 et les plates-bandes actuelles sont en face du Palais-Royal et pas du tout en face de ce palais qui a sa propre pelouse en hauteur, mais dont le mur longe un étroit trottoir et la rue ducale.
Ces premières photographies nous amènent aussi à nous poser la question de l'identification de la "Fenêtre du duc". Aucune fenêtre remarquable n'apparaît ni du côté du Palais Royal qui est trop lointain pour qu'on puisse en apprécier les détails, ni sur cette façade à formes platement rectangulaires. Après il y a le pavé de la route et l'entrée du Parc. La "Fenêtre" est-elle métaphorique ? S'agit-il simplement de la place ducale ? S'agit-il dans le prolongement de la place ducale de la longue rue ducale qui jouxte seule le Parc Royal, puisque en réalité le Boulevard du Régent ne longe pas lui-même le Parc Royal. Sur les photos ici présentées, on voit très bien qu'il y a l'entrée du Parc Royal, à droite la rue ducale, puis des bâtiments, et le boulevard du Régent est au-delà à droite de ses bâtiments. La seule articulation visuelle entre le boulevard du Régent et le Parc Royal, c'est la place ducale. Serait-ce donc cette place qu'il conviendrait d'appeler "Fenêtre du duc", ce que justifierait l'association d'idées avec le "buis" faisant retour sur les plates-bandes de l'endroit ?
La fenêtre ouvre la perspective, parfois sur une "campagne infinie" pour citer le poème Spleen de Verlaine mentionné plus haut, et ici la perspective est celle de la rue ducale qui permet de rendre plus visible le parc dans sa longueur. Et cette longueur rectiligne n'est pas sans donner un ancrage local à l'image du poème "Charmante station du chemin de fer". Un chemin de fer évoque l'idée d'un paysage qui s'étend en ligne droite en général et sur lequel filer à vive allure. La configuration des lieux favorise la perspective fuyante de l'évasion ferroviaire, comme l'atteste la photographie suivante.


Maintenant, nous ne pouvons demeurer place ducale tout au long de la lecture des 28 vers du poème. Il faut entrer dans le parc pour repérer certains détails du poème. Les volières du dix-neuvième siècle, sources du vers "Bavardage des cages et des enfants", ne s'y trouvent plus et j'ai échoué à photographier en plein vol des pigeons un peu rares visiblement réintroduits dans le parc, mais qui ne m'ont pas prévenu de leur envol au haut des arbres à mon passage. Je n'ai pas daigné prendre en photo les cabanes ou stands en bois au début du parc. J'ai en tout cas rencontré une grande abondance de bancs verts, des plates-bandes de gazon mais sans contour, des formes herbeuses dessinées à même le sol. Les longues perspectives du parc confirment l'idée de perspective pour un départ imaginaire en train. Je n'ai même pas songé à y chercher des sapins ou des roses, ni des lianes. Je n'ai pas cru pouvoir découvrir une "salle à manger Guyanaise" inespérée. Pour tout cela, j'espère plutôt en une documentation d'époque. Mais voici donc quelques photographies suggestives avec la présence manifeste de multiples bancs verts et surtout du Kiosque de la Folle par affection. J'ignore si c'est gamberger que de se dire encore qu'il y a quelques reliefs dans ce parc et que cela peut faire songer à l'alternative entre mont et verger évoquée dans le poème. J'ai rapporté ce que j'ai pu.



Photos de bancs sur l'allée centrale du Parc Royal.






Photos prises dans l'allée centrale avec au fond le parlement qui donne sur la rue des Lois. Non, je ne pense pas que ce soit avec son fronton triangulaire "l'agréable palais de Jupiter".




Avec un malheureux contre-jour d'après quatre heures un beau jour de décembre, l'allée qui onge la rue ducale avec au fond l'angle d'où je viens : la place ducale.


Les plates-bandes de l'allée le long de la rue ducale.




Au milieu de l'allée, j'en profite pour prendre des photos des bâtiments de l'autre côté de la rue ducale. Vous pouvez apprécier la difficulté qu'il y a à repérer le boulevard du Régent au loin, là où sont les taches rouges.


Photo du parc à l'angle de la rue ducale et de la rue des Lois.


Enfin, il y a la question du Kiosque. Le Parc Royal en compte deux. La figure la plus évidente de kiosque est celle du kiosque à musique. En partant du Palais Royal, le kiosque à musique s'aperçoit au loin sur la gauche de l'allée centrale. En voici deux photographies chacune avec "banc vert".



Il ne faut pas s'y leurrer, ce n'est pas ce kiosque-là qui est évoqué par le poème, celui qu'évoque le poème se trouve sur l'allée qui longe la rue ducale et il existe toujours à l'heure actuelle.
C'est l'occasion d'édifier le public français sur l'incroyable laxisme belge. Le parc royal et les abords du Palais Royal sont déserts, mais ils en imposent quand même et sont soignés. Voici maintenant l'image du "Kiosque de la Folle par affection", c'est le coin poubelle délabré et abandonné du Parc à deux pas du Théâtre du Parc Royal, à deux pas du Parlement. Le kiosque est un peu camouflé, n'étant pas exactement à l'angle de la rue des Lois et de la rue ducale, et il ne peut être visité. Il est enfermé dans un grossier chantier^, le Vauxhall étant en travaux. On veut s'en approcher et on découvre la plaque dorée d'un énigmatique cercle gaulois de Belgique. J'ai tant bien que mal photographié le kiosque et le Vauxhall en passant mon bras par-dessus les grillages, j'en rapporte une image mémorable du parking du service des plantations.
Voilà le spectacle désolant dans lequel j'en viens à souhaiter mes meilleurs vœux de rimbaldie pour l'année 2016. Consternant.


















mardi 12 janvier 2016

Pèlerinage rimbaldien : quelques lieux parisiens et surtout le restaurant crèmerie Polidor (avec cinq photos neutres)

Rimbaud a essentiellement vécu dans le Quartier Latin à Paris, rive gauche donc, et sur une toute petite portion de la ville, même s'il a quelque peu vécu encore du côté montmartrois. Je me suis ainsi rendu dans la cour intérieure du 10, rue de Buci, pour m'amuser à cerner l'endroit où Rimbaud semble s'être exhibé nu à la fenêtre quand Banville l'accueillait. Je suis tombé sur quelqu'un, personnage titubant et bedonnant au visage de terre cuite, qu'on m'a présenté comme le propriétaire, mais qui n'avait l'air de rien savoir de Banville ou Rimbaud. Il ne répondait même pas par mots à mes questions, je ne valais sans doute pas cher. Les autres habitants et les employés du salon de coiffure n'étaient pas plus au courant, alors qu'en franchissant le porche pour repartir on avait sur sa gauche une terrasse mondaine bien remplie. Ce fut une sensation bizarre, comme si la réalité était mal raccordée avec le rimbaldisme si prépondérant dans le monde de la culture. Mais, ma surprise n'a pu que croître quand je me suis rendu au 13 de la rue Séguier, à proximité des quais, car Charles Cros n'avait vraiment pas logé n'importe où le jeune Rimbaud. Cette fois, j'allais sonner pour me faire introduire dans la cour intérieure du bâtiment quand une dame, d'origine indienne à mon sens (la concierge de l'immeuble visiblement), est elle-même arrivée de la rue et m'a proposé sans que je n'ai eu le temps de rien dire de satisfaire ma curiosité. Je lui ai dit vouloir repérer l'endroit où Charles Cros avait vécu et hébergé Arthur Rimbaud : elle ignorait tout cela, mais, - et je m'y étais instinctivement attendu, car j'ai déjà rencontré des femmes indiennes serviables, souriantes et réservées de la sorte, - elle m'a proposé d'entrer, elle a ouvert sur cette cour intérieure et elle m'y a laissé seul, seul enfin presque, car une jeune fille était assise sur le rebord d'une marche d'entrée à qui inévitablement j'ai posé mes questions à des fins de repérage. La jeune fille ignorait totalement que Rimbaud et Cros avaient logé là. J'ai encore posé mes questions à deux autres personnes de l'endroit, personne n'était au courant. Pourtant, je leur ai fait remarquer que l'adresse est clairement associée au savant et au poète dans leurs biographies respectives, et que l'information est partout sur internet. D'ailleurs, si je n'ai pas le souvenir d'une photo du 10 de la rue de Buci, pas même de la fenêtre de l'attentat à la pudeur, dans la biographie de Lefrère (celle intitulée Rimbaud parue chez Fayard, mon exemplaire ayant péri le 3 octobre à Cannes dans les intempéries), il me reste par le souvenir l'image d'une vieille photo d'époque de la rue Séguier avec le profil actuel de la bâtisse en pierres qui se devine. Ainsi, aucun pèlerin rimbaldien ne viendrait visiter les fameux lieux répertoriés dans toutes les biographies. J'ai posé à une dame de la rue Séguier la question : "Alors, aucun excité un peu fou n'est jamais venu visiter l'endroit et vous poser des questions sur la localisation précise de cet hébergement ?" Je pouvais laisser sous-entendre par mon large sourire que j'avais l'étoffe d'un chef d'escadrille en la matière.
Ce que j'ai pu apprendre, c'est que les appartements sont essentiellement petits pour ce qui est des étages. Je regardais tout le pourtour de la cour intérieure dans laquelle j'étais entré. Cela devait se jouer au rez-de-chaussée. Sur la gauche, une maison d'édition au nom de la rue et qui donne sur la rue. Au fond, à gauche, une salle étroite et longue et sans fenêtre où travaillait une femme, et enfin en face et sur l'aile droite, l'entreprise bien moderne où travaillait la jeune fille assise bas sur sa marche et occupée avec son portable, mais qui ne savait rien de rien quand je lui posais mes questions de pèlerin savant. Je ne serais pas surpris que ce fût là, vu que Charles Cros cumulait laboratoire, atelier et logement.
Je n'ai pas manqué non plus de passer devant l'Hôtel des Etrangers, devenu Hôtel Belloy Saint-Germain. L'intérieur de l'endroit a changé et il risque de ne plus être possible de retrouver la salle métamorphosée qui fut le cadre des réunions zutiques. Delahaye parle d'un entresol, mais impossible d'accéder à ma demande de le voir. Le lieu ne serait plus le même. En revanche, la façade qui donne sur le Boulevard Saint-Michel me fait plus que douter de l'idée d'une réunion dans un angle étroit de ce bâtiment flanqué abondamment d'espaces vitrés plutôt que de murs. Ce n'est pas dans cet espace étroit et peu discret que se réunissaient quatorze personnes pour jouer du piano et converser en parfait état d'ivresse. Le seul argument, c'est que le sonnet Propos du Cercle évoque l'idée d'une femme d'en-dessous qui accouche, ce qui pourrait ne pas cadrer avec le témoignage de Delahaye d'un entresol. Mais pourquoi Delahaye aurait-il menti, lui qui quand il témoigne ignore le nom de "zutisme" ? Les zutistes ont-ils déménagé d'endroit dans le même hôtel ? En tout cas, la vignette si elle montre une personne à la fenêtre du troisième étage avec l'encadrement en arc de cercle du mot "Zutisme" ne prouve rien quant à la localisation des soirées zutiques, puisqu'il s'agit d'un centrage par rapport au dessin et à la configuration des lieux.
Mais, j'en viens maintenant aux deux endroits où nous savons que Rimbaud a vécu par son témoignage écrit lui-même. Tout le monde connaît cette lettre, une des plus poétiques de Rimbaud, celle datée "Parmerde, Jumphe 72".Cette lette a entres autres mérites celui de témoigner de la gestation d'un des plus célèbres poèmes en prose de Rimbaud, le poème Aube qu'un témoignage de Verlaine date précisément avec le poème Veillées I de cette époque parisienne précédant le départ en Belgique ! N'en déplaise à tous ceux qui soutiennent que les Illuminations furent écrites après Une saison en enfer ! Cette même lettre évoque plus explicitement encore la composition de plusieurs des poèmes en "Vers Libres" selon le mot de Verlaine lui-même.
 
A 3h du matin, la bougie pâlit : tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres : c'est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, première du matin. Je voyais les dortoirs du lycée, absolument sourds. Et déjà le bruit saccadé, sonore, délicieux des tombereaux sur les boulevards. [...] A 5 heures, je descendais à l'achat de quelque pain ; c'est l'heure. Les ouvriers sont en marche partout. C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi. [...]
A ce moment de sa lettre, Rimbaud décrit un premier domicile, celui qu'il occupait en mai et logement auquel on n'hésite plus alors à associer l'esprit des compositions datées de mai que sont Bonne pensée du matin, Larme, La Rivière de Cassis et Comédie de la soif, les trois premières des "Fêtes de la patience" (Bannières de mai, Chanson de la plus haute TourL'Eternité). Toutes ces compositions ne sont pas étroitement liées à cet endroit. Certaines sûrement, notamment les trois "Fêtes de la patience" et Bonne pensée du matin. Il n'est pas impossible que Comédie de la soif ait été une composition bien entamée en avril, mais mise au point en mai dans cette chambre. La même remarque pourrait valoir pour Larme. Dans tous les cas, quand Rimbaud a fait son retour à Paris au début du mois de mai 1872, c'est là qu'il semble avoir d'emblée été logé par les soins de Forain, lequel avait loué pour lui-même et le peintre Jolibois trois mois plus tôt un atelier pile en face de l'entrée de l'hôtel de Rimbaud. La rue devrait s'appeler non pas Monsieur le Prince, mais la rue du fossé Monsieur-le-Prince, ce qui permettrait de ne pas la considérer naïvement comme une rue probablement bien famée. Dans les écrits biographiques sur Rimbaud, les numéros des logements rue Monsieur-le-Prince sont donnés, mais encore faut-il bien préciser que le numéro pair de l'un fait face au numéro impair de l'autre. A côté du numéro où logèrent Forain et Jolibois, une façade ornée témoigne aussi de la présence d'un ancien hôtel. Mais il y a d'autres choses à observer encore au plan de la localistion, l'hôtel où Rimbaud a logé en mai 1872 fait pratiquement l'angle avec la rue Racine, une des rues qui longent l'Hôtel des Etrangers en rejoignant le Boulevard Saint-Michel.
Maintenant, cette chambre de Rimbaud, quelle serait-elle dans cet hôtel ? On peut la louer pour 65 euros, mais on aimerait comparer les points de vue depuis la fenêtre puisque Rimbaud déclare occuper une "mansarde" d'où il peut "crach[er] sur les tuiles". Cette mansarde "donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis", des "arbres énormes" se trouvaient sous la "fenêtre étroite" et il était loisible d'observer "les dortoirs du lycée". En même temps, elle permettait d'entendre le "bruit saccadé, sonore, délicieux des tombereaux sur les boulevards".
Est-ce si impossible de déterminer la suite poétique si célèbre du sieur Rimbaud ?
Dans la même lettre à Delahaye de juin 72, Rimbaud précise toutefois que désormais il a changé de logement, il occupe "une chambre jolie, sur une cour sans fond mais de 3 mètres carré[s]." Il parle alors de l'Hôtel de Cluny rue Victor-Cousin. L'hôtel existe toujours. La cour intérieure s'est élargie dans la mesure où des bâtiments voisins ont été refaits, mais j'ai pu observer, quoique plus moderne avec un toit vitré dans le fond, la cour intérieure, laquelle à l'époque de Rimbaud n'était pas si petite qu'il le dit, il a un peu exagéré. Neuf mètres carrés, ce serait déjà plus près de la vérité. Je suis entré un fort court instant dans la chambre mythique. Heu ? c'était une "chambre jolie", heu ? bleutée à cause du rideau tiré, etc., mais pas d'époque. Je n'ai rien osé toucher, pas même le rideau bleu pour regarder par la fenêtre à nouveau la cour étroite, car l'appartement était loué et le locataire revenait précisément à ce moment-là.
Mais revenons à nouveau à la chambre de mai 1872, rue Monsieur-le-Prince, du côté de l'actuel Hôtel Stella. En entrant et en sortant de l'immeuble, Rimbaud ne pouvait pas manquer de repérer une crèmerie qui faisait office de restaurant populaire. Il s'agit de l'établissement Polidor qui date de 1845 et qui existe toujours à l'heure actuelle. Ce lieu était consacré à la vente de crèmes, mais en tant que restaurant populaire il prenait quelque peu le profil d'un des restaurants nommés Bouillon-Duval, chaîne de restaurants qu'épingle Verlaine dans un faux Coppée zutique d'octobre-novembre 1871.
Il est d'autant plus évident que Rimbaud a mangé dans cet endroit que lorsque Nouveau est à Londres avec Rimbaud il confie dans sa correspondance avoir trouvé un endroit où l'on mange aussi bien que chez "Polydore", transcription ludique qui signale à l'attention un Polydore de Banville de la restauration française traditionnelle. On se contente de considérer paresseusement que le restaurant Polidor a accueilli Nouveau, Verlaine et quantité d'autres noms des dix-neuvième et vingtième siècles. Mais, Rimbaud, connaissance commune de Nouveau et Verlaine, a logé juste à côté de cette crèmerie-restaurant, face à l'atelier de Forain et Jolibois. C'est quand même énorme comme lien. Mieux encore, on se demande comment Rimbaud aurait-il pu connaître le peintre Renoir, dans la mesure où Félicien Champsaur attribue à Renoir le fait d'avoir soutenu le mérite de la poésie rimbaldienne face à Catulle Mendès. Or, Renoir et d'autres semblent avoir peint les portraits de servantes du Polidor. Je dois retrouver ma source en espérant ne pas la confondre avec Bouillon-Duval, mais Jolibois, Nouveau, Renoir auraient été des peintres familiers de Rimbaud en juin 1872 du côté du Polidor. Et, vu que Richepin possédait une série de manuscrits datés de mai 1872, j'ai tendance à penser que ce fut aussi un endroit où se rencontrèrent Rimbaud, Richepin et quelques autres amis de ce dernier. A mon avis, le Polidor a une importance considérable dans la vie poétique de Rimbaud, ce qu'atteste la lettre de Nouveau à Richepin à Londres en 1874 de toute façon, mais ce qui n'apparaît nulle part dans les biographies de Rimbaud, en tout cas nulle part dans celle chez Fayard de Jean-Jacques Lefrère, nulle part dans le livre de Bernard Teyssèdre sur ce qu'il appelle le "foutoir zutique". Le Polidor n'a été que vaguement et indirectement associé à Rimbaud, seuls les témoignages directs de Verlaine et Nouveau ayant une valeur réelle pour les seuls Verlaine et Nouveau. Bizarrement, on n'a pas pressenti l'importance du lieu pour Rimbaud.
Ceci dit, il vaut le détour. Le restaurant nous plonge dans les rues familières à Rimbaud avec une ambiance entre marchands de vins et restauration populaire qui émane encore de cette rue. Le restaurant offre une carte traditionnelle avec notamment une andouillette au nom du Père Duval, mais pas seulement. Seuls les desserts s'écartent résolument de la ligne traditionnelle et du parfum rimbaldien. A l'intérieur, sur les murs, les glaces ou miroirs dateraient des années trente, mais le lieu est préservé. Rajeuni sans doute, mais tel quel pour ses lambris, ses colonnes, etc. Et surtout le carrelage est d'époque ! Son usure, c'est celle de tas de gens connus, c'est celle aussi des semelles de vent de Rimbaud. L'usure des lambris, c'est les mains, les doigts, les coudes de Rimbaud, Verlaine et consorts qui s'y sont frottés. Au centre de la pièce, le carrelage se relève en bosse à l'emplacement d'un ancien poêle. Manger là, c'est approcher au plus près de l'univers parisien qui fut familier à Rimbaud. C'est complètement extraordinaire quand on y pense, en plus en y mangeant j'y ai rencontré une dame qui m'a dit être l'héritière des droits des œuvres de Verlaine chez Messein. Décidément...
 
 


 

 
 

lundi 4 janvier 2016

Mechelen, Michel, Malin, Malines...

Le poème Malines est daté du mois d'août 1872 dans le recueil Romances sans paroles. Il rend donc compte d'une balade de Verlaine et Rimbaud qui eut lieu entre le 10 août et la fin du mois d'août de cette année-là, alors qu'ils résidaient pour la seconde fois à Bruxelles. Les deux poètes ne sont partis pour l'Angleterre qu'en septembre, ils embarquèrent le sept septembre, et il n'y a pas lieu de penser que Malines à vingt minutes de Bruxelles fut une escale sur le chemin du départ.
En revanche, vu l'importance du motif ferroviaire dans le poème de Verlaine, il convient de rappeler que la ligne Malines-Bruxelles fut la première inaugurée sur le continent en 1835, l'insulaire Angleterre étant elle en avance sur ce plan. Ce qui fait sens dans le poème n'est donc pas tant l'histoire de la ville de Malines que l'événement que fut la création continentale du chemin de fer reliant la petite ville de Malines à la capitale belge, plaçant ainsi la bourgeoise Belgique en ligne de mire des pays les plus rapidement industrialisés au dix-neuvième siècle. Verlaine s'inscrit alors quelque peu dans la continuité de la caricature baudelairienne d'une Belgique image outrée de la bourgeoisie française. On songe à la "Belgique déshabillée", mais le récit de voyage de Théophile Gautier me paraît également un intertexte capital de la section verlainienne de Paysages belges. Le récit de voyage de Gautier, très critique à l'égard des Belges et du dérisoire exotisme du pays voisin, avec en contrepoint son admiration pour la Hollande, le récit donc de Gautier souligne l'idée de monuments belges qui esthétiquement sont ramenées à de la sucrerie, ce qui équivaut à la comparaison du Panthéon parisien à un énorme gâteau raté par Hugo et d'autres. Verlaine évoque l'idée dans ses écrits personnels que la visite de la Belgique c'est comme manger du sucre. Le propos est cette fois plus nuancé, avec l'aveu d'un plaisir qui n'était pas du tout le cas de Gautier, mais l'opération satirique se maintient : le sucre est un à-côté tentant de la culture, un plaisir populaire distinct du raffinement artistique, et l'idée redevient négative quand il est question de cibler l'embourgeoisement des gens importants de Bruxelles, Malines ou Gand. Le poème Malines ne va pas sans persiflage quand il parle du "détail fin / Du château de quelque échevin / Rouge de brique et bleu d'ardoise", les maisons d'échevins étant un des symboles charmeurs de la ville flamande visitée. La même ironie amusée vise les "Royers-Collards" dans le poème Bruxelles Simples fresques II :

Des messieurs bien mis,
Sans nul doute amis
Des Royers-Collards,
Vont vers le château
J'estimerais beau
D'être ces vieillards.

Le but des Paysages belges est de cerner une atmosphère belge où se marient les pires défauts de l'embourgeoisement (côté satirique du type de la chanson Les Flamandes de Jacques Brel) et pourtant le charme populaire et bon vivant d'une culture à laquelle les deux poètes ne furent pas insensibles comme précédemment Baudelaire et Gautier. L'image populaire du flamand médiéval est déjà bien présente dans la littérature, qu'il suffise de songer à leur réception à l'église Notre-Dame de Paris dans le roman de ce nom de Victor Hugo, sans oublier les jeux de mots sur les rois "bourgeois de Gand" dans des pièces telles que Hernani.
Entre Bruxelles Simples fresques II et Malines, Verlaine a intercalé la fête populaire au bois de la Cambre avec le poème Chevaux de bois, ce qui dans la dynamique du recueil contamine l'effet somnifère de l'espèce d'imitation d'une comptine satirique, de cette espèce de Frère Jacques retourné : "Dormez, les vaches ! Reposez, / Doux taureaux de la plaine immense".
L'amusement du poème Malines provient sans nul doute de ce que le train, événement du progrès, n'a rien changé au plat pays et à son calme. Les trains étaient réputés bruyants. Toute l'ironie vient de ce que le train qui file dans le paysage belge n'en perturbe pas la paix. Et en ce sens le progrès industriel fait cortège à la vacuité de "prés sans fins" cruellement assimilés un peu après à un "Sahara de prairies", avec "Trèfle, luzerne et blancs gazons". Le mot "noise" est placé significativement à la rime du premier vers d'un poème de traversée de "sites apaisés", et le poème n'étant constitué que de quatre quintils, le vers "Trèfle, luzerne et blancs gazons" se signale à l'attention en tant que milieu du poème, le dixième des vingt vers du poème. Dans les deux derniers quintils, la gradation est évidente entre leurs premiers vers qui vont établir par la rime une relation de "silence" à "murmure" : "Les wagons filent en silence", "Le train glisse sans un murmure". Ce parfait "silence" suspect n'est pas sans écho avec celui d'admiration du poème Juillet de Rimbaud qui est lui aussi un exercice ambivalent de peinture atmosphérique d'un paysage belge. Les deux poètes veulent associer le charme et la moquerie, les "prés sans fin" n'étant pas la redécouverte de "l'éternité", la "prairie amoureuse" des Poètes de sept ans.
Le dernier quatrain du poème de Verlaine permet de dépasser la question de l'ambivalence dans la mesure où s'y exprime l'idée bourgeoise du "salon / Où l'on cause bas", car c'est là qu'éclate la différence entre, d'un côté, le plaisir pris par les deux poètes à la pantomime et, de l'autre, la gravité flamande à respecter scrupuleusement un décorum mondain tout de contenance et respectabilité. A tout moment, on peut pouffer de rire.
Mais, le titre Malines attire encore l'attention. En effet, on peut y lire par calembour à la fois l'idée de Mal (et n'oublions pas que le dernier mot du poème est celui du très chrétien Fénelon) et l'idée de personnes poseuses qui veulent passer pour "mali(g)nes".
Or, nous le savons, Rimbaud a créé un pendant au poème de Verlaine qu'il a intitulé Michel et Christine. Le titre vient à l'évidence d'un vaudeville d'Eugène Scribe, peu importe que le poème ne démarque pas l'histoire de cette pièce. Ce n'est pas là l'essentiel. Les deux poèmes évoquent le passage du train dans un paysage plat, Rimbaud optant pour une image ramassée saisissante : "cent Solognes longues comme un railway". Si le poème rimbaldien offre une matière plus fournie, il faut tout de même s'attarder encore sur la comparaison des titres. Les deux ne riment pas vraiment entre eux à cause du "s" terminal de Malines, mais l'assonance n'en est pas moins patente : Christine... Les deux poèmes ont un M majuscule à l'initiale : Malines face à Michel. Ici, on peut sans doute renforcer l'idée du rapprochement en soulignant que le nom flamand de la ville de Malines est "Mechelen", en précisant que le "ch" va se prononcer plutôt comme un "k". La graphie "Mechelen" me semble un probable pont du nom "Malines" à celui de "Michel". C'est alors que me vient l'idée d'un autre jeu de mots qui ne figure pas dans le texte, mais qui pourrait être une "private joie" latente entre Verlaine et Rimbaud. Je n'ai aucun moyen de prouver cela, mais autant soumettre cette idée aux lecteurs. Car, dans la ville de Malines, se trouve une cathédrale de Saint-Rombaut célèbre pour sa grande tour inachevée enrichie d'une horloge plus grande que celle de Big Ben, tour qu'on appelle la "Tour Rombaut". Le moine Rombaut venu d'Angleterre, sinon d'Irlande, aurait évangélisé la région de Malines avant de finir en martyr. La ressemblance du nom Rombaut avec celui de Rimbaud ne pouvait échapper à nos deux poètes. Celle-ci n'est pas exploitée dans le poème, mais deux observations sont à faire. Premièrement, l'écho entre les titres Malines et Michel et Christine impose l'identification d'un double calembour : Malines est à la fois Michel par l'écho ludique de la graphie flamande "Mechelen" et l'inverse de "Christine" puisque la terminaison "-ine(s)" nous oblige à identifier d'un côté le mot "Mal"' de l'autre le "Christ".
Dans Birds in the night, le poème qui suit immédiatement Malines, Verlaine fixe sa préférence religieuse du côté d'un Mal identifié à Rimbaud, l'auteur du Bateau ivre, ce qui a déjà été dit :

Par instants je suis le pauvre navire
Qui court démâté parmi la tempête
Et, ne voyant pas Notre-Dame luire,
Pour l'engouffrement en priant s'apprête.

Toute la fin de Birds in the night joue sur l'ambiguïté d'une double lecture possible. Sous l'apparence d'un discours chrétien repenti perce le blasphème et la prière au Mal qu'on "a devancé". La même "extase rouge" qu'un "premier chrétien" n'est la même que par comparaison entre âmes résolues. Et le rire "à Jésus témoin" ne manque pas d'interpeller le lecteur, à tel point qu'il serait bon de comparer également la toute fin du poème Michel et Christine avec le faux air de martyre chrétien des derniers quatrains de Birds in the night.
Si l'idée d'un calembour entre les noms de Rombaut et Rimbaud n'est nulle part prise en charge par Verlaine. En revanche, l'idée de calembours en série autour du nom "Malines" n'est pas contestable. On l'a vu par la comparaison avec le titre Michel et Christine, cela s'observe encore avec un poème d'un recueil Invectives publié après la mort de Verlaine en 1896. Il s'agit du poème XXIV Hou ! Hou !

Swells de Brussels, et gratin de la Campine,
Malines de Malines, élégants de Gand,
A Linos, Orpheus et leur race divine
Jetez le caleçon, relevez leur gant.
         Belges que vous êtes,
         Chantez, mes amours,
         De vos grands poètes
         L'on rira toujours.

Mais, las ! j'oublie, et vous êtes pittoresque
En même temps qu'esthétique et musical.
Pour la couleur aucun ne vous vaut presque
Et votre Rubens marche mal votre égal.
         Belges que vous êtes,
         Peignez, mes amours,
         De vos grands poètes
         L'on rira toujours.

L'esprit vous étouffe et les bords de la Senne
N'ont que ceux de la Sprée en ça pour rivaux
Et, de par Léopold, KÖNING DER BELGEN,
Vos mots vont bien au niveau de vos travaux.
          Belges que vous êtes,
          Causez, mes amours,
          De vos grands poètes
          L'on rira toujours.

Enfin c'est vrai que vous sonnez la diane
Et nous allez "annexer" ainsi que dû.
Heureusement, comme l'on dit, que la douane
Est là pour une fois, bons messieurs, sais-tu ?
          Belges que vous êtes,
          Venez, mes amours,
          De vos grands poètes
          L'on rira toujours.


L'espèce de refrain en vers courts qui invite à chanter, peindre, causer, plutôt que de composer de la poésie, fait quelque peu songer aux tours en rond du poème Chevaux de bois avec la rime "amours"::"toujours" et le rythme concis des infinitifs: "Tournez" répété dans l'un et la suite "chantez", "peignez", "causez", "venez" dans l'autre.
Le mot "Swells" est un équivalent pédant pour les mots "élégants" et "malins" qui suivent. Il s'agit de l'homme qui pose en important qu'il n'est pas, qui fait le malin sans l'être.
Le jeu de mots est ici explicite "Malins de Malines", mais si nous cherchons à déterminer la césure des vers de onze syllabes de ce poème : nous nous apercevons rapidement que si nous ne voulons pas en demeurer à un partage paresseux entre ceux qui semblent avoir une césure après la quatrième syllabe, ceux qui semblent en avoir une après la cinquième et ceux qui l'auraient après la cinquième sinon la sixième syllabe, force est de constater que c'est l'idée d'une césure après la quatrième syllabe qui tend à s'imposer :

Swells de Brussels...
Mais las ! j'oublie...
En même temps...
Pour la couleur...
Vos mots vont bien...
Enfin c'est vrai...
Et nous allez...
Heureusement,...

Car si un nombre élevé de vers ne semblent pas respecter l'idée d'une césure après la quatrième syllabe la lecture forcée impose à l'esprit une série de jeux de mots ou de procédés de mise en relief assez sensible :

Malins de Mal+ines, élégants de Gand,
(détachement du "Mal et circularité syllabique symétrique du premier vers : "Swells de Brussels", "Malins de Mal...")
A Linos, Or+pheus et leur race divine
(calembour "Or" et peut-être "feu")
Jetez le cal+eçon, relevez leur gant.
(césure adoucie par le "e" qui la suit et mime du caleçon jeté par-dessus la césure)
Et votre Ru+bens marche mal votre égal.
(Effet de prose, vers qui marche mal?)
L'esprit vous é+touffe et les bords de la Senne
(mime d'un étranglement à la césure)
N'ont que ceux de + la Sprée en ça pour rivaux
(procédé d'insistance sur le nom de "la Sprée" juste après celui de "la Senne" flanqué à la rime, l'homophonie avec le fleuve parisien jouant à plein)
Et, de par Lé+opold, KÖNING DER BELGEN,
(jeu apparemment d'étirement rigolo du nom sur ses deux "o")
Est là pour u+ne fois, bons messieurs, sais-tu?
(visiblement une saillie sur le célèbre "une fois" bruxellois, puisque le chevauchement à la césure invite à une lecture traînante de l'expression, le tour "sais-tu?" confirme clairement qu'il est question d'imiter une façon de parler typique des belges)

Libre à vous de penser, "Belges que vous êtes" que Verlaine n'a pas du tout recherché de tels effets à la césure et qu'il faut considérer que la césure n'est pas toujours à la même place dans les différents vers de onze syllabes de ce poème. Pour moi, le surplus de sens est tellement évident que je ne perdrai pas plus mon temps à justifier ma lecture métrique de cette pièce.
En même temps, il va de soi que ce poème plus franchement satirique éclaire certains aspects comiques de l'humour plus feutré de la section "Paysages belges" des Romances sans paroles.
A cette aune, le Mal dans Malines ne sera pas tant l'idée que le voyage vers Malines soit celui de deux poètes damnés, encore que je ne négligerais pas cet aspect en sous-main, que l'idée d'un couac flamand dans une Nature qui se veut "faite à souhait pour Fénelon", où nous glissons de la citation originale "pour le plaisir des yeux" à la désignation de personne "pour Fénelon", corruption sensible qui glisse de l'apparence visuelle à la réalité morale d'un comportement social affecté et vain.

**

Cette étude est quelque peu en marge de l'analyse rimbaldienne puisqu'il est question essentiellement de poèmes de Verlaine, mais elle participe à une meilleure compréhension du poème Michel et Christine, voire du couple formé chez Rimbaud par les poèmes belges de l'été 1872 que sont Juillet et  Michel et Christine. Elle a donc bien pleinement sa place ici. Comparer l'esthétique des "Paysages belges" à certaines oeuvres plus hermétiques de Rimbaud, c'est ouvrir la voie à une meilleure perception des dernières compositions en vers de l'adolescent ardennais. On ne saurait minimiser le travail essentiel qui peut être conduit sur ce plan comparatiste-là.