jeudi 31 octobre 2013

Six sonnets saturés de renvois aux Châtiments (1)

En 1870, et en nous en tenant à ce qui nous est parvenu, Rimbaud a composé six sonnets autour de la guerre franco-prussienne et un récit : "Morts de quatre-vingt-douze", Le Mal, Le Dormeur du Val, trois caricatures de Napoléon III : Le Châtiment de Tartufe, Rages de Césars et L'Eclatante victoire de Sarrebrück et une caricature de Bismarck : Le Rêve de Bismarck
Dans son volume sur Rimbaud Clefs concours de la collection Atlande qui a une valeur récapitulative, Steve Murphy traite de cinq des sonnets à la suite les uns des autres, mais isole Le Dormeur du Val, mais surtout il ne se penche pas sur l'influence du modèle hugolien Il traite de cinq de ces sonnets des pages 38 à 42, en renvoyant à ses articles plus fournis dans son livre Rimbaud et la ménagerie impériale, mais quatre à cinq pages sont consacrées à une synthèse de l'essentiel sur ces poèmes, et Hugo n'est cité qu'à la page 42 pour l'intertextualité du seul Châtiment de Tartufe
Même si Hugo est cité dans La Ménagerie impériale et d'autres articles, aucune importance ne lui est véritablement concédée au vu de cette synthèse Qui plus est, étrangement, et en cela il s'agit tout de même probablement d'une position marginale de la part de Steve Murphy, le Rimbaud de 1870 critiquerait Hugo dans des poèmes tels que Le Forgeron ou Le Châtiment de Tartufe, comme si tout était déjà joué et comme s'il était loisible d'envisager que Rimbaud aurait pu écrire sa diatribe L'Homme juste contre Hugo dès 1870
Steve Murphy, mais il n'est pas le seul, est partisan du grand mythe d'un Rimbaud, fils spirituel de Baudelaire Comme la plupart des rimbaldiens, il minimise le reproche de mesquinerie à l'encontre de Baudelaire dans la lettre du 15 mai 1871, ou s'en étonne, ou la signale pour dire que Rimbaud est ingrat, et il salue le mot de "vrai dieu" Rimbaud aurait identifié le génie de Baudelaire par lui-même, par une pleine lucidité de génie, etc
Or, je ne crois pas à ce mythe Evidemment, il y a ce qui est écrit sur les lettres dites "du voyant", c'est l'espèce de dimension irrécusable à laquelle s'arc-boutent les béotiens
En réalité, Rimbaud vient de la lecture d'Hugo et les compromissions de celui-ci quant à la Commune l'ont amené à mettre son admiration en veilleuse, mais il y a aussi un fait social important Contrairement à ce qui se raconte, Baudelaire n'était pas un poète passant encore inaperçu sauf auprès des gens doués d'une véritable sensibilité poétique Il y avait déjà toute une école Baudelaire au sein du Parnasse et Verlaine en était déjà l'un des disciples les plus saillants Verlaine avait publié un article sur Baudelaire et cette admiration est partagée par bien d'autres, jusque Coppée en l'un de ses poèmes des Intimités
Il est difficile d'admettre aujourd'hui qu'un génie aussi important que Rimbaud ait appelé Baudelaire "vrai dieu", non parce que son génie propre le lui révélait, mais simplement parce qu'il avait eu vent du "caractère branché" de la poésie baudelairienne Rimbaud savait pertinemment que la nouvelle génération ne jurait que par Baudelaire Hugo est le vieux qu'on minimise Mallarmé, qui n'est pas à une ânerie près, célèbre Les Fleurs du Mal et les Odes funambulesques, deux publications de 1857 je crois, comme les plus grands recueils d'une époque, oubliant au passage Les Contemplations (1856), La Légende des siècles (première série de 1859) Victor Hugo parlait aux gens comme un monument, sans naturel, il était encombrant et il fallait en outre se poser contre sa poésie dont l'esthétique était à la fois héritière du classicisme et d'un romantisme qu'on voulait ranger dans l'Histoire au profit de nouvelles dynamiques Il était bien évidemment grotesque de célébrer des Odes funambulesques qui, quoique bien écrites, n'avait pas la moindre once d'originalité, tout de Banville venant d'Hugo y compris l'humour funambulesque et l'art des rimes On peut lire et relire Banville, il n'a aucune originalité propre Les contemporains se sont aveuglés sur ce point, à force de vouloir faire reculer Hugo ou Musset dans le passé
Rimbaud admirait Banville, et c'est normal Aujourd'hui, la plupart des gens qui aiment lire et qui vont mettre la poésie par-dessus tout ne vont lire que dix poètes et se consacrer à des centaines de romans Rimbaud lisait lui des quantités élevées de recueils de poésies, et pour une part donc de ces recueils que nous méprisons aujourd'hui comme des bricolages sur rien
Rimbaud distinguait ce qui n'avait que l'air d'être des bricolages sur rien de ce qui était réellement de la vacuité mise en forme comme un soldat porte des boutons de guêtre, mais le mépris n'était pas immédiat chez Rimbaud Sa sensibilité était éveillée aux subtilités de l'art de la poésie
En tout cas, la production de Rimbaud en 1870 et en 1871 montre clairement que Victor Hugo est son principal centre d'intérêt poétique Même en 1871, les poèmes Paris se repeuple, Le Bateau ivre, Les Assis, Accroupissements, L'Homme juste même, etc, montrent une continuité évidente avec Hugo, en particulier celui des Châtiments Bien entendu, à partir de 1872, Rimbaud va avoir son originalité propre Ses poèmes en prose, son livre Une saison en enfer et une partie de ses vers de 1872 témoignent d'une originalité à part entière, ce sont des oeuvres dégagées des modèles
Mais auparavant, Rimbaud s'inscrit dans des modèles où la figure hugolienne prédomine nettement La caricature des Assis ou d'Accroupissements naît des Châtiments elle aussi, même si un certain traitement baudelairien peut être envisagé concurremment Les Premières communions n'est pas, malgré le catéchisme troublé de la jeune fille, un poème relevant d'une esthétique baudelairienne
Les mythes mobilisés par Rimbaud sont hugoliens, pas baudelairiens, le cas le plus évident étant celui de la Nature, mythe auquel Baudelaire est franchement hostile
Rimbaud est monté à Paris en février-mars, et quand il dit que Baudelaire est le "vrai dieu", le "roi des poètes", il est sous influence parisienne, et peut-être même déjà sous l'influence de Verlaine Mais le grand poème pour Rimbaud c'est Les Misérables et toute cette dimension n'a pas été cernée par la critique rimbaldienne qui rejoint un consensus bien plus large de l'ensemble de la communauté littéraire, auteurs comme lecteurs, en faveur de Baudelaire
On ne peut pas comprendre Rimbaud en fonction d'une telle erreur d'appréciation malheureusement
Et en 1870, Rimbaud admire pleinement Hugo Quand éclate la guerre, il lit et relit Les Châtiments, et s'en nourrit
Et cela nous vaut six sonnets Hugo n'avait alors jamais publié de sonnet et le genre mondain du sonnet était aussi un moyen pour Rimbaud, du moins dans un premier temps, de mettre à distance une actualité qu'il méprisait "ne remuez pas les bottes" disait-il Très vite, l'actualité implique le Rimbaud républicain, mais le sonnet demeure un point d'ironie, à l'exception du Dormeur du Val
Maintenant, venons-en à cette saturation de renvois aux Châtiments, saturation qui concerne les six poèmes précédemment cités, tandis que le poème Le Forgeron est lui saturé de renvois hugoliens incluant encore d'autres recueils du maître

Pour l'essentiel, le poème "Morts de Quatre-vingt-douze" vient de la lecture des Châtiments L'apostrophe aux morts, les phrases simples assassines, tout cela est dans la rhétorique des Châtiments Les répétitions, reprises caractérisent un peu plus la situation de Rimbaud poète jeune, mais les motifs du poème, derrière l'apparence de clichés qui peuvent brasser large en fait de sources possibles, sont eux aussi issus de la lecture du recueil satirique de 1853
Il est question de "bâton" et "trique" dans la main du peuple pour châtier Napoléon III ou ses sbires dans l'oeuvre d'Hugo "la trique est là, fraîche coupée" (A des journalistes de robe courte) La rime "électrique"::"trique" figure dans le poème Les Grands corps de l'Etat et elle aura suffisamment marqué Rimbaud qui la reprendra au pluriel dans Le Bateau ivre Les "juillets" sont une allusion aux révolutions, point important de mon étude de 2006 dont j'avais parlé publiquement lors du colloque de Charleville-Mézières de septembre 2004, ce qui explique que dans son article pour le colloque Marc Ascione parle, mais sans commenter Le Bateau ivre, des "juillets", signe qu'il était tenté d'énoncer mon idée Dans son étude sur Le Bateau ivre, Steve Murphy prétend être arrivé à la même conclusion que moi sur la signification politique du mot "juillets" Mais, depuis, cette idée n'a pas eu le moindre succès, pas reçu le moindre crédit
Pourtant, c'est un fait, qu'à côté de la mention "juillets", la rime "électriques"::"triques" vient des Châtiments Dans "Morts de Quatre-vingt-douze", Rimbaud a opté pour une rime qui lui fût propre: "République"::"trique"

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs:

Nous vous laissions dormir avec la République,
Nous, courbés sous les rois comme sous une trique

Retenons la colère âpre, ardente, électrique
Peuple, si tu m'en crois, tu prendras une trique
Au jour du jugement

Je voudrais bien comprendre pourquoi André Guyaux, Yves Reboul, Alain Bardel et d'autres attribuent à Steve Murphy, pour la partager ou non, une lecture communarde du Bateau ivre qui postule qu'elle a été écrite après mon article, sachant que non seulement les idées sont donc originellement dans mon article, mais en plus j'arrive à relancer mes arguments, à leur donner un nouveau déploiement Notez aussi la présence clef du verbe "dormir" dans ma citation du sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze"

Le langage métaphorique est aussi le propre des poètes et les termes du sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze" sont très souvent métaphoriques Or, les métaphores viennent là encore du recueil Châtiments de Victor Hugo
La pâleur se rencontre dans plusieurs des six sonnets de Rimbaud sur la guerre franco-prussienne de Rimbaud, et cette notion jouit d'emplois variés dans le recueil hugolien La pâleur peut concerner la petitesse de Napoléon III, le sort de déportée de Pauline Roland, etc Mais ici les soldats sont "pâles du baiser fort de la liberté", ce qui doit suffire à justifier les citations suivantes :

La pâle Liberté gît sanglante à ta porte (Au Peuple)
::: genre humain, pâle et garrotté,
Lutte pour la justice et pour la vérité (Splendeurs)
la liberté, échevelée et pâle (A un qui veut se détacher)

La pâle mort mêlait les sombres bataillons (L'Expiation)
La Déroute, géante à la face effarée,
Qui, pâle, épouvantent les plus fiers bataillons,
Changeant subitement les drapeaux en haillons,
spectre fait de fumées (L'Expiation)

La justice, ombre pâle,
Mais tu t'éveilleras bientôt, pâle et terrible,
pâles nuées

Rimbaud développe son idée originale qui structure tout son sonnet, les soldats ont eu une relation d'amants de la mort Leurs coeurs "sautaient d'amour" pour le "baiser fort de la liberté" que leur donnait la "noble Amante" et cette structure est doublée d'une autre L'humanité ne doit pas être sous le joug des rois, et il faut un juste retour de bâton à cela, nous passons du "joug qui pèse" (mot "joug" absent des Châtiments par exception) à la honte d'être "courbés sous une trique" que nous devrions prendre en main
Cela fait nettement écho aux nombreuses prises à parti du peuple, Hugo lui reprochant sa lâcheté face à l'Empire
Les soldats sont héroïquement "calmes", il s'agit là encore d'un lieu commun des Châtiments où l'adjectif qualifie Socrate, Jésus, le Progrès, Pauline Roland, Dieu, la nature, Napoléon Ier, etc

Le verbe "briser" abonde également : "On brisait échafauds, trônes, carcans, pavois", "brisant toute chaîne", "brisaient les bastilles", etc Cela peut s'appliquer à Napoléon III en mal "brise un peuple", "brisé les lois"
Et étant donné la circularité du sonnet de Rimbaud de "brisiez" à "courbés", voici encore une citation intéressante :

Brisés, vaincus, le coeur incliné sous la honte,
Le dos courbé sous le bâton

 Les mots de la famille "extase" sont absents du recueil Châtiments Il s'agit d'un mot très fort sous la plume de Rimbaud, ici "extasiés", le mot "extase" reviendra dans Génie avec des "drapeaux d'extase" à proximité de "rages", "ennuis" et "tempête"
Quant à l'image des coeurs sautant d'amour sous les haillons, Rimbaud évite sans doute l'expression "bondir d'amour", mais il approfondit une image qui vient encore une fois des Châtiments :

Vous aviez dans vos coeurs l'amour (Aux morts du 4 décembre)
D'emplir de haine un coeur qui déborde d'amour (Floréal)

Les sabots ne sont pas extrêmement présents dans Châtiments, on observe certes une opposition du sabot avec l'escarpin, mais tout ne doit pas retenir automatiquement notre attention La figure du semeur est connue comme hugolienne Elle devrait l'être aussi comme rimbaldienne avec les deux sonnets "Morts de Quatre-vingt-douze" et Voyelles La métaphore apparaît quelques fois dans Les Châtiments : "Ils ont semé cela sur l'avenir", "Devant ses légions sur la neige semées" (L'Expiation), "manteau semé d'abeilles d'or", "Sema dans un sillon" ("Ce serait une erreur")
La citation du poème L'Expiation nous rapproche du poème de Rimbaud, tandis que l'occurrence du mot "sillons" doit imposer à l'esprit le chant de La Marseillaise, chant interdit à l'époque sauf peut-être pour donner de l'élan patriotique à la guerre qui vient, comme le montre la propagande ici décriée des Cassagnac père et fils
Le verbe "régénérer" ne fait pas partie non plus du vocabulaire des Châtiments
En revanche, je crois inutile de partir à la chasse d'expressions équivalentes à "yeux sombres et doux"
Il ne me reste que deux rapprochements hugoliens à traiter quant à ce poème
Nous savons que la métaphore "dormir" pour l'idée d'une régénération du martyr dans la Nature est un leitmotiv dans l'oeuvre de Rimbaud, mes articles antérieurs ont pas mal insisté sur ce point Mais ici il est question de conscience qui sommeille, et c'est toujours dans la continuité des Châtiments où Hugo s'adresse à ceux "qui s'endorment"
Enfin, la métaphore du nettoyage "lavait toute grandeur salie" est propre au recueil Châtiments Il y aurait pas mal de citations et mises au point à faire, j'ai déjà insisté sur l'importance de cette image par rapport au Bateau ivre soulignant que la proximité des mentions "lava" et "pontons" supposait un renvoi et donc une allusion aux Châtiments
Bref, sans tuer l'originalité du poème de Rimbaud, nous avons solidement montré à quel point ce sonnet procède d'un ruminement à la lecture en soi poétique des Châtiments et cette lecture aura pour prolongements des créations ultérieures telles que Paris se repeuple et Le Bateau ivre
J'en viens maintenant au trimètre du sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze"
Le trimètre est une invention cornélienne que ne concurrencerait qu'un alexandrin antérieur d'Aubigné assez particulier J'ai cité ce vers d'Aubigné dans mon article Ecarts métriques d'un Bateau ivre en 2007, car il n'était pas connu jusqu'à présent Corneille a en réalité composé plusieurs trimètres, celui célèbre de Suréna n'est que le dernier, et il a été peu suivi d'exemples
La création du trimètre romantique doit être disputée entre Vigny et Hugo, mais je ferai cet historique une autre fois, en montrant que c'est Vigny le créateur d'un trimètre plus varié que celui de Corneille, mais que c'est Hugo qui en a poussé le maniement le plus loin ensuite, tandis que nombre de vers que nous disons des trimètres n'en sont pas
Dans le sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze", Rimbaud ignorant le rôle joué par Vigny, comme tout le monde, fait donc allusion à une modalité cornélienne du vers dont Hugo s'est fait un spécialiste en l'assouplissant
L'originalité du présent trimètre vient de la présence de la préposition "de" à la césure

"Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d'Italie"

Il ne faut jamais perdre de vue que, comme le dit Ténint dans sa Prosodie de l'école moderne, la "prérogative royale" de la césure normale est maintenue en dépit des coupes syntaxiques, abusivement appelées césures, qui forment le trimètre
Pour ceux qui se sentent déconcertés par l'idée d'un déplacement de la césure qui n'empêcherait pas la césure de demeurer à la place, qu'ils songent que la langue permet de réinvestir des mots pour d'autres significations Un bureau peut être une pièce, une personne, un meuble, un support, etc Une mi-temps est tout à la fois une moitié de temps de jeu et l'intervalle entre les deux moments de jeu dans une partie sportive
Paresseusement, quand les poètes parlent de "déplacement de la césure", de "césure mobile", ils veulent dire que la coupe syntaxique qui pourrait convenir à la césure n'est pas à sa place, mais décalée de quelques syllabes
De là la concurrence entre la césure en tant que normale, fixe, et la césure en tant que mobile
Ce langage est d'autant plus inapproprié que dans le cas du trimètre nous ne parlons pas d'une coupe syntaxique qui pourrait convenir, mais de deux
Mais dans le trimètre de Rimbaud en tout cas, comme dans tout vers non trimètre avec un enjambement audacieux à la césure, il faut se poser la question de l'effet de sens

Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d'Italie,

 Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d'Italie,

Benoît de Cornulier a proposé de lire l'effet de sens au plan de la préposition "de" Ces Morts seraient nobles, et il est question de "noble Amante" par opposition au titre de noblesse qui n'est qu'héritage dans le panier du berceau comme ce l'est pour les "Messieurs de Cassagnac" Mais, un poète peut surdéterminer les effets et le trimètre s'y prête bien dans la mesure où il souligne à la fois un contre-rejet et un rejet
Or, la régénération de Morts semés va tourner en "fleurs", selon le calembour que permet le nom de la ville belge de Fleurus J'ignore l'étymologie de ce nom, il s'agit d'une ville à proximité de Charleroi, mais il est clair que nous entendons le mot "fleur" dans ce nom et que ce calembour est assez indiqué par rapport à la logique d'ensemble du sonnet et précisément du tercet où figure ce nom
Par ailleurs, certains commentaires insistent sur le couplage des années 92 et 93 Ce couplage aggraverait la dimension révolutionnaire que n'aurait pas suffi à donner la seule mention de "92"
Il me semble plus simple de considérer que la mention de 93 est en soi assez forte et assez nécessaire, sans qu'il faille suspecter de tiédeur la seule année 92 Mais surtout, l'enchainement est intéressant, puisque dans notre trimètre Rimbaud enchaîne certes avec Valmy, mais aussi avec Fleurus et les campagnes d'Italie
La victoire de Fleurus date de 1794 et les campagnes d'Italie sont encore postérieures Donc le propos de Rimbaud est d'englober les années des guerres révolutionnaires jusqu'au seuil de l'avènement de Bonaparte qui est issu des guerres révolutionnaires et notamment des campagnes d'Italie
La mention de l'Italie peut être perfide à l'égard de Napoléon III, en rappelant la répression de Mentana où l'armée française était impliquée contre les républicains italiens Elle est de toute façon perfide en rappelant que l'armée napoléonienne tirait sa force de la dynamique révolutionnaire, et je trouve que cela donne encore de la dimension à ce petit poème de 14 vers où Rimbaud épingle, sans en dire aussi explicitement les raisons, la propagande impériale qui voit son intérêt à exalter dans l'armée l'esprit révolutionnaire
J'y perçois quelque chose de très fin
Quant à la mention du moulin de Valmy, elle présente encore ceci de remarquable qu'elle va jusqu'à la coïncidence de calendrier En 1792, l'armée française entre en guerre contre l'Europe, mais elle essuie d'importants revers jusqu'au mois d'août où une bataille semble bien proche de la défaite fatale Le 20 septembre à Valmy, c'est le retournement de situation
Par son témoignage où il affirme que le sonnet a été composé au lendemain de la déclaration de guerre, Izambard nous a éloigné de l'intérêt de la datation symbolique de l'unique version que nous connaissions de ce texte "fait à Mazas, le 3 septembre" On se contente de relever que cette date est celle de la veille de l'avènement de la République, et on perçoit une toile de fond qui justifie un basculement d'un refus de la guerre pour l'Empire à l'adhésion d'une guerre contre l'Europe pour défendre la République, la Prusse et ses alliés symbolisant ici l'Europe
Or, la composition pourrait être plus tardive, ou le sonnet avoir été remanié, et dans tous les cas sa mise en scène avec la mention de Valmy invite à considérer que ce sonnet est d'optimisme, il croit au retournement de situation par le retour à l'armée révolutionnaire de conscription (elle ne date pas de 92 mais peu importe), il annonce que l'échec de Sedan n'est que la première marche d'une victoire qui aura son Valmy, Valmy lieu déjà d'un affrontement historique entre la France et les états germaniques

La guerre franco-prussienne (introduction du dossier)

Dans son volume de préparation sur Rimbaud au concours de l'Agrégation de Lettres Modernes 2010 (Clefs concours, Atlande, parution 2009), Steve Murphy ne propose pas une mise au point appuyée sur l'histoire de la guerre franco-prussienne, bien qu'il présente l'histoire du poète comme indissociable de la grande Histoire de son époque J'ai envie de proposer une synthèse générale sur la guerre franco-prussienne, car il y a des choses originales à dire, il y a aussi des points qui font débat parmi les historiens Au mépris des vexations françaises, beaucoup d'historiens fantasment, c'est le moins qu'on puisse dire, sur l'importance de la dépêche d'Ems La guerre aurait été causée par le machiavélique Bismarck et non par l'arrogance et l'esprit cocardier d'une partie des élites et de la population française L'impératrice Eugénie est souvent jugée comme va-t'en guerre mais des historiens essaient de la défendre Le cas de Napoléon III est intéressant également à étudier Certains historiens prétendent qu'il a été entraîné dans cette guerre malgré lui, qu'il ne la voulait pas, tandis que d'autres arguments montrent que Napoléon III aurait voulu réformer l'armée, mais qu'il en a été empêché par les monarchistes, les républicains et l'armée elle-même
Il y a surtout des logiques profondes à comprendre qui éclairent le sens des poèmes de Rimbaud Quand Hugo dénonce l'alliance de l'armée avec le second Empire, il dresse l'exemple de la Grande Armée des guerres révolutionnaires, puis napoléoniennes "Ô Soldats de l'An deux!" (A l'obéissance passive), et Rimbaud pratique le même procédé dans "Morts de Quatre-vingt-douze", invité à cela par sa réaction à la propagande de Paul de Cassagnac
Le public se contente alors d'une opposition sommaire entre une armée au service de bonnes causes, de la République notamment, et une armée au service des rois
C'est en réalité plus subtil
Sous l'Ancien Régime, en tout cas au XVIIème et au XVIIIème siècle, les armées européennes sont exécrables L'art de la guerre est le cadet des soucis Les généraux sont heureux de voir les armées se battre en ligne, de voir qu'on oppose à un type d'armée donné chez l'ennemi le même type d'arme ou le type d'arme correspondant L'armée ne voit que par la discipline à peu de choses près La crise inévitable des officiers sous la Révolution française va permettre à l'armée de retrouver une âme où les hommes prennent des initiatives ou plusieurs armes d'un type différent vont concourir à un même effet ou but Il n'est pas question de s'en réjouir comme d'un jeu, mais l'art de la guerre renaît avec la Révolution française Les combats sont meurtriers, mais il ne s'agit plus de massacres inutiles commandés par le fait qu'on s'est toujours battus ainsi, etc La bêtise reculait dans la guerre
Etant donné cette crise du commandement, puisque bien des généraux suivaient l'émigration, des officiers vivaient leur promotion toute entière sur le terrain, loin des écoles et des mondanités Une relation de paternalisme s'instaurait et en même temps si le commandement était perçu comme incompétent il était hué par la troupe qui pouvait refuser d'obéir
L'autre originalité de l'armée sous la Révolution française est la conscription de masse Ceux qui vont alors au combat sont inexpérimentés, mais il s'agit d'un moyen de soulèvement massif de troupes
Les armées de Napoléon Ier s'inscrivent dans la continuité des guerres révolutionnaires dans une époque qui va de 1792 à 1815 Pas moins de cinq coalitions ont été défaites, mais la Restauration a pris soin de refermer cette page mythique et nous connaissons tous les pages brillantes qui ouvrent La Confession d'un enfant du siècle de Musset et qui forment même la principale raison pour encore lire ce roman aujourd'hui
La Restauration va détourner les grandes énergies dans les expéditions coloniales notamment et surtout reprendre la main sur l'armée qui va redevenir un corps rigide au service des rois Quelque chose reste de la conscription de masse, mais il est restreint au fameux vote du bon ou du mauvais numéro dans les familles Cette fois, nous retrouvons l'idée d'une armée de métier (7 ans) L'armée est désormais un univers de discipline et rien que cela Il est mal vu de se vouloir le nouveau Bonaparte de la théorie militaire, les publications sont découragées et le progrès technologique est mal perçu Il ne s'impose que laborieusement et n'est absolument pas guetté La France ne profitera pas non plus comme les armées prussienne, bavaroise, etc, en 1870 des services bénévoles de la Croix Rouge L'espionnage militaire pratiqué par les prussiens répugne à l'ensemble des nations européennes qui n'y voient que la bassesse morale d'une telle pratique (voyez la figure de l'espion prussien dans La Débâcle de Zola)
Hugo et Rimbaud ironisaient sur la couleur rouge garance des pantalons de l'armée française (Chansons des rues et des bois, Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs), marine mise à part, sans savoir que les théories sur la guerre du XXème siècle trouvent ce genre d'habillement encore plus ridicule qu'ils ne le percevaient eux-mêmes, mais Hugo et Rimbaud vivaient quoique de manière partiellement confuse l'idée d'une opposition entre ce qu'est une armée de rois et ce qu'est une armée révolutionnaire
En juillet 1870, parmi les mots célèbres, à côté de la déclaration d'un "coeur léger" d'Emile Ollivier, il y a toute la naïve réponse du général Leboeuf, très confiant, qui estime qu'il ne manque pas un bouton de guêtre à l'armée française Rimbaud n'a-t-il pas pensé à ce mot quand il a écrit dans Le Châtiment de Tartufe "Ses habits étaient déboutonnés" ou dans Les Assis "Et leurs boutons d'habit", "manchettes sales" ? Dans L'Eclatante victoire de Sarrebrück, l'expression "Féroce comme Zeux et doux comme un papa" se limite-t-elle à mettre en conflit la figure de chef de guerre avec celle de père de famille en présence de l'héritier du trône ou ne vise-t-elle pas aussi à railler l'échec du neveu qui voulut par sa présence à cheval sur le terrain des combats reproduire la figure paternelle de Napoléon Ier au milieu de ses hommes ?
Il y a une histoire à connaître pour goûter la profondeur des six sonnets de Rimbaud autour de la guerre franco-prussienne
Il y a au détour d'un vers ou d'un mot des mises en perspective fortes, et ces six sonnets sont bel et bien des documents historiques
Il y a dès lors aussi à connaître les singularités de la guerre franco-prussienne, une guerre où le matériel se modernise mais sans que l'état-major français en ait tenu suffisamment compte, une guerre où, comme ce fut le cas à Bazeilles, la France admet les francs-tireurs et même les actions spontanées de partisans qui prennent les armes, une guerre où la puissance de feu des armes devient encore un peu plus importante dans cette évolution qu'ignorera superbement l'état-major jusqu'à la Première Guerre Mondiale où il continuait de prôner des charges à la baïonnette, certes bien effrayantes (les japonais les pratiqueront encore en masse en 40-45), mais peu efficaces et sombrement et inutilement meurtrières Peu avant la guerre des boers et la Première guerre mondiale, la guerre franco-prussienne est déjà une des dates clefs d'une évolution redoutable On tire sur un ennemi que désormais on ne voit plus de près et la puissance de feu abat en masse Gautier fut tôt alarmé par ce problème, les états-majors beaucoup moins, et quand Rimbaud écrit qu'avec la mitraille "Croulent les bataillons en masse dans le feu", il s'agit déjà d'un cliché, de la reprise de ce que pouvait écrire Voltaire dans Candide notamment, mais alors que l'image était expressive par sa concision chez Voltaire l'image est carrément réaliste à l'époque où écrit Rimbaud, la guerre des boers confirmera bientôt crûment qu'il n'est plus possible d'envoyer une armée en ligne affronter le feu ennemi, puis la Première guerre mondiale La guerre franco-prussienne sonne déjà le glas de ce type d'affrontements Et nous le savons par un autre poème de Rimbaud, Les Mains de Jeanne-Marie, une nouvelle arme fait son apparition, la "mitrailleuse", non pas l'arme au sens moderne du mot, mais tout de même le canon à balles Et à côté de cela les soldats disposent désormais d'armes qu'ils peuvent recharger sans se mettre debout et en un moindre temps qu'auparavant Un poème célèbre de l'époque Les Cuirassiers de Reischoffen annonce aussi le temps révolu des charges de cavalerie La cavalerie polonaise en 39 sera elle assez dérisoire pour ne laisser aucun souvenir et n'inspirer aucun tel poème sur la gloire inutile
Je vais revenir sur la guerre franco-prussienne, mais grâce à cette petite introduction, je vais pouvoir d'emblée commenter les poèmes de Rimbaud à la lumière des Châtiments de Victor Hugo, tout à l'heure, dans mon prochain article

mardi 29 octobre 2013

Intermède lyrique

Sagittarius - My world fell down
Honeybus (Pete Dello) - I Can't let Maggie go
Timebox - Beggin' (reprise)
Shocking Blue - Venus

Versification : l'héritage d'André Chénier (partie 3)

Au XVIème siècle, la langue avait tellement évolué (le long passage du latin au français moderne) que la versification paraissait trop souple Des choses qui jusque-là étaient acceptées comme naturelles en poésie ont cessé de l'être La tendance était aussi au refoulement des lectures hachées
Dans tous les cas, petit à petit au XVIème siècle, les poètes se permettent de moins en moins de séparer par la césure un nom et l'adjectif qui le précise, même remarque pour la séparation d'un nom et de son groupe prépositionnel complément (le chien (nom) du village (groupe prépositionnel complément du nom)), ainsi que pour la séparation d'un verbe et du COD, COI, attribut du sujet)

De telles césures seront rarissimes aux XVIIè et XVIIIè siècles, inexistantes chez la plupart des auteurs mêmes, et limitées aux genres bas dans tous les cas

La proscription qui vaut pour la césure vaut aussi pour l'entrevers et pour le contre-rejet, voici un exemple de contre-rejet d'adjectif entre deux vers dans un poème des Antiquités de Rome de du Bellay :

 Il existe une poignée de rejets d'adjectifs à la césure dans le théâtre en vers de Molière, essentiellement dans ses premières pièces, mais peu au total
Roucher et Chénier préparaient un changement, mais ils furent guillotinés le même jour et deux poèmes seulement de Chénier furent publiés de son vivant Nous n'avons également eu à citer que derux entrevers de Malfilâtre dans sa traduction des Géorgiques de Virgile
En 1819, la future génération romantique va découvrir l'oeuvre d'André Chénier Nous y trouvons Le Serment du jeu de paume dont j'ai déjà parlé, mais aussi plusieurs autres poèmes à la versification plus osée, dont un poème L'Aveugle qui mérite l'attention, car, outre que c'est un des poèmes les plus connus de Chénier pour son audace métrique, c'est une composition autour du personnage d'Homère, l'auteur mythique de L'Iliade et L'Odyssée auquel la tradition grecque avait arbitrairement appliqué la cécité de son aède imaginaire Demodokos Or, c'est un fait connu que les anciens, latins et grecs, pratiquaient volontiers les rejets, ce que les lecteurs cultivés ne pouvaient pas méconnaître
Dans ce poème L'Aveugle, nous retrouvons des enjambements équivalents à ceux que j'ai signalés dans Le Serment du jeu de paume, mais nous trouvons aussi l'un des vers qui témoignent qu'à quelques occasions André Chénier est revenu au rejet de l'adjectif épithète à la césure
Il ne saurait être pleinement question d'attribuer cette paternité à Chénier, de tels rejets se rencontraient à l'occasion J'ai cité le dernier vers du Mondain de Voltaire où seul le recours au décasyllabe tend à dissimuler l'audace du procédé à cette époque, j'ai cité deux effets similaires à l'entrevers chez Malfilâtre, j'ai parlé de Roucher
Mais, entre 1794 et 1819, l'oeuvre de Chénier n'était pas connue et personne parmi les poètes reconnus ne pratiquaient les enjambements dont il est ici question, ni Delille, ni les autres Il faudra délivrer une étude systématique sur les Bertin, Parny, Millevoye, car nous sommes ici dans une histoire littéraire assez lâche qui ne précise pas les dates à partir desquelles un changement se produit ou non dans les pratiques des versificateurs Et il y a aussi beaucoup d'approximations
Voici donc l'exemple de référence dans l'oeuvre d'André Chénier, il n'est pas anodin, car il comporte le mot "joyeuses", et quand des poètes imiteront Chénier précocement ils reprendront précisément ce mot, le romantique Eustache Deschamps ou Vigny comme nous le verrons



Puis aussi les moissons joyeuses, les troupeaux
Bêlants ou mugissants, les rustiques pipeaux,
Les chansons, les festins, les vendanges bruyantes,
Et la flûte et la lyre, et les noces dansantes.


Je pourrais vous pousser à apprécier plus encore la création de Chénier, il y a beaucoup à dire sur la distribution des adjectifs dans ces quatre vers, et notamment le groupe "les troupeaux" est lui-même touché par le déséquilibre à la césure Voyez du coup le parallèle qui pointe entre "joyeuses" et l'hémistiche cette fois classique "Bêlants ou mugissants" Notez la correspondance entre "Bêlants ou mugissants" et la rime "bruyantes"::"dansantes" Et on pourrait aller plus loin dans l'art nuancé du poète

Je dois m'arrêter là, je ne vais pas situer un effet de rejet d'adjectif dans un poème Je vais simplement donner des références historiques

Voici d'autres exemples de césures osées des poésies posthumes d'André Chénier, elles ne sont pas abondantes, mais le lecteur s'apercevrait qu'elles entrent dans des combinaisons avec d'autres effets métriques s'ils prenaient la peine de se reporter à chacune d'entre elles (nota bene : je me sers du double point pour compenser ma touche défectueuse sur le clavier) :

                ::: et d'une voix encore
Tremblante : "Ami, le ciel écoute qui l'implore"

Lorsque la double porte ouverte, un spectre sombre

Dieu jeune, viens aider sa jeunesse: Assoupis,

C'est ta mère, ta vieille inconsolable mère

- Pâle berger aux yeux mourants, à la voix tendre,

Il tend les bras, il tombe à genoux : il lui crie


Un de ces vers prendra de la signification tout à l'heure
Malgré l'exemple des poèmes de Chénier publiés en 1819, vous ne trouverez pas de rejets d'adjectifs dans les premiers recueils de Victor Hugo ou d'Alphonse de Lamartine Mais il y a un piège Vous vous contenterez de prendre le recueil Odes et ballades de Victor Hugo et vous aurez beau jeu de me contredire
Attention, le recueil Odes et ballades de 1826 est la synthèse avec de nouveaux apports des publications antérieures de Victor Hugo et il ne doit pas gommer les recueils antérieurs que je résumerai à deux dates clefs : Odes et Poésies diverses en 1822, Nouvelles Odes en 1824, Odes et Ballades en 1826 Pour l'histoire littéraire, il est impératif de bien jauger de l'évolution de ce premier recueil hugolien en l'espace de cinq ans Comme tout le monde ne lit que la version définitive, personne n'a pu dire d'où était venue l'influence de Chénier sur les romantiques, et pourquoi d'un coup Hugo avait écrit Cromwell, pièce d'une versification étonnante Avant 1824, les poésies de Victor Hugo ne laissent apparaître aucun rejet d'épithète à la césure, ni à l'entrevers
Dans le cas de Lamartine, étant donné qu'on publie aujourd'hui ses premiers recueils en se fondant sur les premières éditions, il est beaucoup plus facile d'observer que ni La Mort de Socrate, ni les deux premiers recueils (Méditations poétiques, Nouvelles Méditations poétiques) dans leur forme originelle ne comportent de rejets d'épithètes
Un seul poète a d'emblée pris modèle sur Chénier, et ce poète, c'est Alfred de Vigny, il est le seul à emboîter le pas en matière de rejets audacieux à la césure ou à l'entrevers Mais cette pratique, il l'a si bien reprise à son compte qu’il a antidaté les compositions de son premier recueil pour ne pas avoir à reconnaître l’influence patente d’André Chénier. Assez naïvement, Vigny a daté certains poèmes de 1815 (La Dryade, Symétha), de 1817 (Le Bain d’une dame romaine) ou de 1818 (Le Bal), l’influence « inavouable » de Chénier n’étant pas que sur le plan des rejets à la césure. Les sujets antiques de certaines compositions me dispenseront d'insister, je vous laisse l'éprouver par vous-même et je me contente de citer l'enjambement suivant que Vigny inclut dans le poème Symétha qu'il date de "1815", citation tellement voyante de La Jeune Tarentine qu'elle doit faire cesser tout débat :

Je vais mourir, hélas ! Symétha s'est fiée
Aux flots profonds :  l'Attique est par elle oubliée:

L'idée d'une influence de Chénier pour le maniement du vers existe, mais personne n'a jamais pensé à identifier formellement cette influence Les rejets d'adjectifs sont la clef qui permettent d'établir les filiations et de révéler un tournant majeur de l'histoire du vers français
Le poème La Dryade contient un remarquable enjambement à l’entrevers « un moment / Joyeuse », puisqu'il ne s'agit pas d'un rejet d'adjectif, mais d'une phrase ayant pour noyau un adjectif séparé d'un complément de temps, sans que ni l'un ni l'autre de ces termes ne forment un hémistiche, bel exemple d'inventivité du suiveur
Voici l'extrait en question tel qu'il fut publié dans le recueil initial de Vigny en 1822 (Poëmes), ainsi qu'on peut le vérifier par une consultation en ligne :

 Poëmes (sans nom d'auteur, Vigny, 1822)

Brilla d'un feu divin, la Dryade un moment
Joyeuse, fit entendre un doux frémissement,

Dans l'édition d'André Jarry de la collection Poésie Gallimard, un point-virgule fait suite au mot "divin", mais pour le reste le texte est identique
En revanche, plusieurs éditions ultérieures du poème, en 1829, etc, comme l'attestent des consultations sur Gallica, portent une virgule peu naturelle à la fin du vers après "un moment":

Brilla d'un feu divin: la Dryade un moment,
Joyeuse, fit entendre un doux frémissement,

Poëmes, seconde édition, 1829

Mais, les autres poèmes du recueil de 1822 ne comportent pas de rejets d'épithètes stricto sensu, car, pour des raisons de coordination, le vers "La nuit règne profonde et noire dans les cieux" (Le Somnambule), ne pose aucun problème à une oreille classique, point que je ne traiterai pas ici Pourtant, si un poème en contient quelques exemples, et précisément le long poème Héléna en vedette au début du recueil Le problème, c'est qu'il s'agit du seul poème que Vigny va renier et ne plus inclure dans les éditions ultérieures de ses oeuvres
Nous ne le lisons que dans la partie Appendice pour ce qui est de l'édition des recueil de Vigny dans la collection Poésie Gallimard
Il s'agit d'une oeuvre divisée en chants qui annonce Eloa et qui a dû être éclipsé justement par cette nouvelle réussite, mais il n'en reste pas moins qu'Héléna fut une première oeuvre ambitieuse où Vigny étalait alors quelques rejets d'épithètes par opposition aux autres poètes de son époque Les poèmes antidatés permettaient à Vigny de se rapprocher de la manière de Chénier, sans avoir à se réclamer de lui, imposture maladroite mais qui a eu des connaissances car la révolution métrique de 1820 à 1830 va du coup être caractérisée par un anonymat et une discrète introduction de procédés
Ni Vigny, Ni Hugo n'aimeront avouer avoir des dettes quelque part, et cela se retrouvera par la suite avec Baudelaire qui fera main basse sur l'héritage hugolien, laissant les parnassiens, tel Verlaine, l'encenser pour ce qu'il avait repris tel quel à Hugo
En tout cas, pour la période 1820-1830, on parle de la versification pleine de rejets de Chénier avec une oeuvre publiée en 1819 et de celle ensuite de Victor Hugo avec Cromwell ou le fameux début d'Hernani avec son "escalier / Dérobé" Mais, ce que vous ignorez, c'est que cette période n'a fait l'objet d'aucune analyse approfondie Rien n'a été daté, éprouvé de cette période
C'est ici que vous apprenez pour la première fois que ni Hugo, ni Lamartine n'ont pratiqué le rejet d'épithètes avant 1824 Lamartine avait publié Les Méditations poétiques, un long poème La Mort de Socrate et Les Nouvelles Méditations poétiques Hugo avait publié divers poèmes et son recueil Odes et Poésies diverses Eh bien! croirez-vous qu'il soit inintéressant d'apprendre que ni Lamartine, ni Hugo n'imitaient le vers de Chénier, ni personne parmi les romantiques ou assimilés d'une telle époque, à l'exception de Vigny dans son recueil de 1822 intitulé Poëmes avec une couverture sans nom d'auteur ? J'ai levé un voile sur ce point capital de l'histoire du vers, de l'histoire aussi du romantisme, dans mon article Ecarts métriques d'un Bateau ivre qui peut être consulté en ligne, et cela est passé encore une fois inaperçu
Mais je me suis rendu compte que l'histoire est plus subtile que ce que je n'écrivais à l'époque Dès 1822, et non en 1823 avec Dolorida, Vigny laisse passer quelques rejets d'épithète dans son premier recueil, cela dans le poème Héléna qu'il reniera ensuite J'avais négligé l'idée de relever les vers déviants de ce poème aujourd'hui livré en appendice, et c'était une belle erreur d'appréciation de ma part Je n'avais pas envisagé que l'oeuvre reniée avait d'abord pu avoir une telle importance aux yeux de son auteur, et je n'imaginais pas que la révolution métrique dont Vigny était un artisan supposait que le principal premier jalon pouvait être renié Voici :

Leur faisait entrevoir une nouvelle vie
Libre et fière: il parlait d'Athènes asservie,

Et les lampes dont l'or surchargeait les portiques,
Tombent: et dans sa chute ardente, leur grand poids

Puis, dans l'ombre, des cris soudains, des voix mourantes,

Il tournera longtemps ce bronze, et pour jamais
Dispersera  dans l'air la beauté que j'aimais

Il y a d'autres types de vers intéressants à étudier ce poème, nous observons vers la fin de ce récit deux rejets d'épithètes "ardente" et "soudains" à la césure Au début du poème, le phénomène s'observe à l'entrevers "Libre et fière" Au passage, j'observe que si l'un des rejets de Chénier comportait le mot "mourants", la forme "mourantes" à la rime accompagne précisément un de nos deux rejets d'épithète à la césure du poème Héléna Vigny a renié cette oeuvre, mais elle fut lue à son époque et a pu influencer les romantiques Toutefois, ni en 1822, ni en 1823, Vigny n'est suivi d'exemple, si ce n'est pas lui-même dans le poème Dolorida qui est également un point capital de cette histoire de la constitution d'un vers romantique, puisque le poème Dolorida a été publié en octobre 1823 dans la revue La Muse française, l'organe des frères Hugo et des poètes romantiques, et ce n'est que peu de temps après cette publication dans La Muse française qu'enfin on assiste à l'essor des rejets d'épithètes à la césure de la part des principaux poètes romantiques
Je commentais déjà le vers de Dolorida dans mon article de 2007

Faible amie, et ta force horrible est mon ouvrage



Le poème Dolorida sera intégré dans le recueil Poèmes antiques et modernes de Vigny en 1826, alors qu’Héléna disparaîtra dans la fusion des recueils Poèmes (1822) et Poèmes antiques et modernes (1826) en 1829. Mais, la publication en revue et les collaborations de Vigny à La Muse française en 1824 ont eu un effet métrique immédiat sur les poètes romantiques : Hugo, Deschamps et Lamartine même. Hugo s’empresse d’imiter le rejet épithétique de Vigny et Chénier dans ses Nouvelles Odes en mars 1824, et, pour ne pas demeurer en reste, il invente alors le « comme si » antécésural, lui-même souvent imité ultérieurement. Lamartine lui-même publie ses trois premiers rejets épithétiques en mai 1825, mais dans deux poèmes que ne connaîtront que ceux qui se pencheront de manière approfondie sur son oeuvre : Dernier chant du pèlerinage de Lord Harold (d'après Byron) et Le Chant du sacre, poème de circonstance. Nous pouvons observer que l'un des vers en question de Lamartine propose une reprise du rejet de Chénier séparant l'adjectif "mourants" de sa base nominale "yeux", je cite ici le vers de Chénier pour rappel

Livreront cette proie entière à leur fureur (Hugo, Le Chant du cirque)
Je rêvais, comme si j’avais, durant mes jours, (Hugo, Mon enfance)
Et que de son sommet éclatant, d’où les yeux (Lamartine, [Harold])
Fait vaciller ses yeux mourants à chaque pas (Lamartine, [Harold])
- Pâle berger, aux yeux mourants, à la voix tendre (Chénier)
Quel est ce chevalier chrétien ? / Montmorency (Lamartine, Le Chant du sacre)


Ce que je viens de dire n'était pas connu en histoire littéraire ou en histoire de la versification Or, il y a une suite, je vais parler prochainement de l'émergence du trimètre romantique et du rôle clef du drame Cromwell de Victor Hugo
J'écris pour les gens qui ont du souffle et de l'esprit, car bien sûr si Rimbaud ne connaissait pas le détail de cette histoire il n'en a pas moins hérité de la révolution romantique, révolution qui eut lieu de 1820 à 1830 et qu'on enferme trop sommairement dans le cadre de la bataille d'Hernani