dimanche 13 octobre 2013

Ironie des Voyelles ?

Certains lecteurs pensent que Voyelles est une fumisterie et que ce jugement était celui même de Verlaine
Rien n'est plus faux
Rimbaud a été assimilé à un poète décadent, puis symboliste, malgré Verlaine Et la qualification de fumiste est au croisement des réactions d'hostilité et des assimilations de sa poésie à la blague potache d'un décadent Maupassant le disait clairement que Rimbaud passait pour les uns comme le détenteur d'une vérité et pour d'autres comme un fumiste François Coppée ne se met pas dans la dépendance d'un propos de Verlaine quand il qualifie Rimbaud de "fumiste réussi", et c'est bien sûr exactement l'inverse qui se produit, c'est Verlaine qui reprend le mot de "fumiste" au public Et la différence de traitement est sensible, car nulle part on ne voit apparaître la restriction qu'y met Verlaine "cet un peu fumiste", et Verlaine ne s'arrête pas là, il parle d'un poème "si extraordinairement miraculeux de détails", ce qui veut bien dire que le poème n'a que l'apparence d'une fumisterie On ne prêtera pas à Verlaine l'intention, peu charitable, de dire que le poème est une grande blague potache dont apprécier jusqu'au vertige le détail des coups vaches D'ailleurs, aux critiques qui prétendent lire ainsi l'avis verlainien de le prouver par une lecture fouillée du sonnet, projet de commentaire qu'ils ont été jusqu'à présent strictement incapables d'ébaucher, ce qui est étonnant, l'herméneutique n'étant pas censée monter en extrême dans le cas de la cocasserie enfiévrée
Verlaine dit "cet un peu fumiste", laissant entendre que toute poésie a sa part de jeu avec la mystification, et qu'il en est ainsi de Voyelles Les miraculeux détails sont eux l'horizon d'une poésie réelle à chercher, et un autre témoignage le prouve sans appel Verlaine a répondu à René Ghil sur la pertinence des associations entre voyelles et couleurs Il a manqué à Verlaine d'être capable de préciser à Ghil qui déplorait le vert comme "couleur composée" que Rimbaud n'avait pas pris pour point de départ la trichromie rouge-bleu-jaune, mais justement sa concurrente moins connue rouge-bleu-vert, ce qui aurait changé toute la postérité critique du sonnet sans aucun doute Mais, Verlaine employait une formule "L'intense beauté de ce chef-d'oeuvre"
Dans sa notice au poème pour l'édition de la Pléiade en 2003, André Guyaux subit l'influence de cette formule "un peu fumiste" décontextualisée et écrit : "Verlaine semble partagé, sinon réservé, devant ce sonnet" Deux paragraphes plus haut, il citait pourtant ce passage éloquent où Verlaine, se moquant de Ghil, est tout admiration pour Voyelles, un des six seuls poèmes première manière qu'il avait eu le plaisir de publier en 1883 : "L'intense beauté de ce chef-d'oeuvre"
Or, cette formule prouve que pour Verlaine Voyelles n'est pas une fumisterie géniale, mais de la poésie à part entière, car l'intensité ce n'est pas une notion anodine, qu'on se le dise, et le mot "chef-d'oeuvre" c'est un terme d'art jusqu'à plus ample informé
Dans un article récent, Yves Reboul a essayé de soutenir une lecture justifiant l'idée de fumisterie Le sonnet serait une parodie avec des instants mêmes de pastiche pur et simple des grandes naissances cosmiques des poètes prédécesseurs : Hugo, Lamartine, Ménard, etc
A plusieurs reprises, il parle d'une ironie évidente, de pastiches évidents, etc Cette idée d'évidence revient sous la plume d'Alain Bardel qui s'est proposé de faire une synthèse critique de tout ce qu'il avait lu sur Rimbaud

Pour l'essentiel, le sonnet est composé d'une juxtaposition de groupes nominaux A cette aune, je ne vois pas très bien comment parler de parodie sans que cela ne soit facile à montrer du doigt Cela devrait s'imposer avec évidence Prenons des citations et voyons cela

frissons d'ombelles

Le mot "frissons" est un cliché, mais aucun commentaire du poème ne l'a jamais observé Il est utilisé par Verlaine du temps même de son compagnonnage avec Rimbaud et personne ne penserait à supposer à son emploi un infléchissement ironique Nous avons un nom suivi d'un complément du nom formé d'une préposition et d'un nom C'est le b a -ba de la grammaire Les frissons sont ceux de fleurs, l'ombelle n'est pas particulièrement saillante dans la poésie des prédécesseurs, mais elle l'est chez Rimbaud qui la reprend dans le poème à peine ultérieur Mémoire (je vais y revenir) : "foulant l'ombelle" qu'il serait absurde de supposer à son tour d'être une composition parodique et ironique
Rimbaud a le goût de la poésie et dans Ophélie il écrivait déjà :

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses longs voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,

Cette interpénétration du monde végétal et du féminin resurgit précisément dans Mémoire :

Les robes vertes et déteintes des fillettes
Font les saules, d'où sautent les oiseaux sans brides

                                                                 l'ombrelle
Aux doigts ; foulant l'ombelle ; trop fière pour elle
Des enfants lisant dans la verdure fleurie
Un bon commentaire de Mémoire ne saurait se dispenser de rapprochements avec Ophélie, Le Bateau ivre et Voyelles Mémoire est visiblement dans le réinvestissement personnel, notamment au plan des idées formelles Le jeu entre "ombre" et "ombelles" de Voyelles est quelque peu reconduit dans la suite "ombrelle", "ombelle", "elle", avec toujours une occupation de la rime par ce jeu et une tension avec la césure, puisque d'un côté "ombre" n'atteint pas la césure et de l'autre "ombelle" la franchit ("ombe+lle")
 Vu ce que je viens simplement d'exposer, pas d'expliquer, sentez-vous encore l'évidente ironie de l'expression "frissons d'ombelles"
Je ne pourrais pas personnellement répondre à cette question, n'ayant jamais envisagé que l'expression pouvait être en soi ironique
Je ne vois pas pourquoi, puisqu'aucune logique serrant le texte de près ne saurait le démontrer L'expression ne pourrait être cocasse que si d'autres termes avoisinants dans la composition manifestaient une rudesse grotesque, ou bien si l'ensemble des groupes de mots juxtaposés représentait clairement soit un thème poussé à l'exagération comique, soit un coq-à-l'âne

"candeurs des vapeurs et des tentes" ou "frissons des vapeurs et des tentes"

Par quel tour de passe-passe traiter du caractère de parodie ou de pastiche d'expressions pareilles ? Il n'existe qu'une seule façon, montrer qu'il s'agit du texte de quelqu'un d'autre avec une légère corruption, un petit jeu de réécriture mordant

"Golfes d'ombre", "rire des lèvres belles", "ivresses pénitentes", etc
C'est de l'écriture artiste, c'est surtout de la belle écriture du XIXème siècle dont nous ne montrons plus guère l'exemple en nos temps où on admire la prose de journaliste et où dresse en modèle de perfection pour le roman l'abandon à la langue familière de monsieur tout le monde
Verlaine parle bien sûr du mot "pédant" choisi à dessein dans le paragraphe qui introduit à la lecture de Voyelles dans Les Poètes maudits Et c'est "bombinent", "vibrements", "virides", "strideurs" Mais Rimbaud a toujours écrit de la sorte, a toujours eu un goût pour de tels choix de mots rares, étonnants, et cela lui est particulier au point qu'il est exclu de penser à une parodie des prédécesseurs qui n'en faisaient pas autant
Et plutôt que de dire "ça y est , le mot est pédant, c'est de la satire que fait Rimbaud", il conviendrait de se poser la question des intentions de l'auteur Verlaine disait "à dessein", que faut-il entendre par là ?
On l'a vu, les lecteurs se contentent de traduire "bombinent" en "bourdonnent", en lui donnant une prime de beau mot digne d'une langue soutenue L'intention acoustique "bomb" est ignorée, puis refusée quand je mets à jour Le mot "frissons" n'a fait l'objet d'aucun commentaire, mais la qualification "pénitentes" pour les "ivresses" non plus Le mot "strideurs" n'a fait l'objet d'aucune réflexion approfondie et le mot "virides" seul interroge, mais personne ne s'empresse d'aller au-delà de l'expectative La recherche se contente de circonscrire l'univers d'emploi du mot "virides" C'est un terme botanique, point
Cette ironie évidente n'est nulle part et il est complètement gratuit d'aller dire d'un poète en un sonnet que ses allitérations sont des points d'ironie, sans aucune autre forme de procès : "vibrements divins des mers virides"

Un seul vers peut sembler plus volontiers ironique, c'est le vers 11 : Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux;"
C'est le seul, et pourtant ce n'est pas parce qu'on peut soupçonner une formulation ironique qu'il s'agit nécessairement d'une pointe sarcastique
Je pense au contraire que si un auteur qui voudrait réécrire en s'en moquant le sonnet Voyelles venait à exploiter les possibilités comiques de ces "grands fronts studieux", beaucoup de lecteurs n'admettraient pas avec raison que l'emploi de la même expression était comique à sa source

En réalité, la prétendue évidence de l'ironie des formules de Rimbaud vient de l'approche des lecteurs Yves Reboul admet que Rimbaud se présente en montreur d'associations entre une voyelle et une couleur Toute la lecture est fondée sur l'idée que Rimbaud exploite ce que lui suggère la forme de chacune des lettres Deux textes posthumes de Victor Hugo, que Rimbaud n'a donc pas connus, sont exhibés comme témoignages de cette possibilité
C'est à partir de là que la lecture ironique s'impose Il est manifeste que le projet prêté à Rimbaud a été tenté par d'autres, Hugo en l'occurrence et tout cela renvoie à tout un ensemble plus vaste de textes où effectivement des auteurs ont proposé de rapprocher chaque voyelle d'une couleur, ou bien chaque consonne d'une couleur dans le cas de Victor Hugo Puisque Rimbaud associe le noir au A, et ainsi de suite, c'est qu'il fait la même chose
Justement, non!
Rimbaud ne cherche pas du tout à pratiquer le jeu à son tour, soit sérieusement, soit en se moquant des prédécesseurs
Oui, il y a une ressemblance textuelle, une voyelle est associée à une couleur, mais Rimbaud ne pense pas en termes d'audition colorée, il pense à organiser la matière de son texte autour d'une perspective symbolique
Toute la compréhension dépend du recul que nous pouvons avoir : Rimbaud s'intéresse à l'idée métaphorique de l'alphabet appliqué à la propagation de la lumière dans l'espace, dans l'univers
Les chatoiements de l'univers sont un langage, propos qui s'inscrit dans la continuité des romantiques, et tout particulièrement de Victor Hugo, expert en la matière
Du coup, pendant qu'Yves Reboul, Alain Bardel, et pratiquement tous les lecteurs, cherchent à apprécier le lien de la lettre A aux images, je me concentre sur l'unité des images entre elles, et sur l'espace symbolique, la succession du A et du E étant celle d'un commencement avec basculement de l'ombre au jour
Je ne me pose pas la question : "Mais pourquoi Rimbaud associe des rois blancs à la lettre E?" Partant de là, je suis préservé du sentiment comique des autres lecteurs qui sont forcément déroutés par le caractère incongru des juxtapositions du poème
Pour moi, ce que je note, c'est l'architecture "(frissons) candeurs de vapeurs et de tentes, Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles", je vois bien que les frissons sont dans le petit, le voyageur avec les vapeurs et les tentes, puis que succède le plan de l'immensité minérale avant le retour aux fleurs
Ma lecture va directement à l'essentiel avec une efficacité certaine, et je me vante que cela ne vient pas que d'une méthode de critique, je sens Rimbaud, je ne pense que rétrospectivement ces petites architectures au sein des vers J'ai d'abord proposé ma lecture en 2003 Je reviens désormais sur tout ce qui peut en justifier la puissance et il n'est que trop visible que j'y parviens







3 commentaires:

  1. Ce que vous dites — votre traduction en cours : dans l'actualité c'est ce que je préfère.

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  2. Cela me rassure, car étrangement Alain Bardel ne recense pas mes articles sur Voyelles et Le Bateau ivre J'ai l'impression d'un immense refus social de mes avancées sur Voyelles, Le Bateau ivre et l'Album zutique Dans ce dernier cas, les tentatives de récupération sont plus que manifestes
    J'ai été plus que patient et cela fait des années que je préviens les rimbaldiens que j'ai raison et qu'ils feraient bien de faire attention quand ils publient sur Voyelles Ils ne m'ont pas vraiment écouté, maintenant tant pis pour eux
    Le mot "traduction" me convient, ce qu'il faut éviter c'est un commentaire qui ai quelque chose d'un décodage laborieux Je ne propose pas un commentaire communard de Voyelles où je vais dire que dans telle caricature d'époque les mouches sont tels protagonistes alors donc Rimbaud envisage que les mouches c'est ces gens-là et que donc tel autre élément il faut le décoder ainsi
    Pas du tout Je montre ce que les mots déclenchent et je justifie en partie par les mots en partie par le contexte une lecture communarde intentionnelle de la part de Rimbaud
    Prochainement, les articles E blanc et I rouge avec leur liaison "rois blancs"/"pourpre(s)" dans un seul quatrain

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