dimanche 10 février 2019

Prélude à un article intitulé Rimbaud amoureux : retour sur Les Etrennes des orphelins

Avec l'approche du 14 février et la diffusion actuelle au cinéma d'une adaptation française, tantôt fidèle, tantôt non, du manga City Hunter : Nicky Larson et le parfum de Cupidon, mon titre d'article est sans aucun doute de circonstance. Mais de quel Rimbaud amoureux vais-je bien pouvoir parler ?
Je vais parler du poème "Les Reparties de Nina", mais je voudrais m'accorder une petite digression avec "Les Étrennes des orphelins".
Prenons une des éditions les plus récentes des œuvres poétiques complètes de Rimbaud. Il s'agit de l'édition qui rassemble les œuvres d'Arthur Rimbaud et de Paul Verlaine dans la collection Quarto Gallimard. Cette édition, qui date de 2017, porte le titre Un concert d'enfers et le sous-titre Vies et poésies. Sur le quatrième de couverture, nous avons la mention pratiquement tout en rouge "1856 pages + 135 documents". L'ouvrage débute par une préface intitulée "Le Roman de vivre à deux hommes", mais celle-ci ne prend qu'une douzaine de pages. Il faut dire qu'il y a énormément de recueils poétiques de Verlaine à réunir dans cet unique volume. Il y aurait toutefois énormément de choses à dire sur la conception de l'ouvrage. Il manque quelques pièces si je ne m'abuse, il n'y a pas de réelle perspective chronologique dans cette réunion des œuvres des deux auteurs, et on se demande pourquoi nous avons toutes les versions connues des poèmes de Rimbaud pour l'année 1870 si ce n'est pas le cas pour Verlaine, d'autant plus qu'il y a eu des retouches aux Poëmes saturniens. Mais je veux parler ici d'un point précis qui m'a intrigué. Le poème "Les Étrennes des orphelins" bénéficie pour lui seul d'une notice de quatre pages par Yann Frémy. Le poème, un des plus longs de Rimbaud, s'étend ensuite sur quatre autres pages, puis nous avons six pages de "documents" pour ce seul poème toujours. Si nous y ajoutons une page de titre de section et une page au verso demeurée blanche, cela fait un ensemble de seize pages pour un poème des débuts de Rimbaud considéré comme médiocre et insignifiant la plupart du temps.
Tout se passe comme si ce texte était le cœur d'enjeux rimbaldiens essentiels. La thèse de lecture vient de l'étude consacrée à ce poème par Steve Murphy dans son ouvrage Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion. Rimbaud s'inspirerait de modèles non pas par esprit d'émulation, mais à des fins polémiques. Il aurait tendu un piège à la revue qui l'a publié. Son poème décrirait ironiquement une faillite familiale bourgeoise. Une première question devrait alors nous brûler les lèvres : pourquoi n'a-t-il pas renoncé à la littérature après un tel échec, puisque son ironie étant passé inaperçue son poème assez facile à comprendre n'a eu aucun effet ? Mais il est vrai qu'une autre question nous traverse l'esprit tout aussi spontanément : la description d'une faillite familiale bourgeoise était-elle indicible à l'époque de Rimbaud ? Et les romans suivants, de quand datent-ils : Le Rouge et le Noir, La Chartreuse de Parme, Indiana, Les Liaisons dangereuses, voire René ? Le poème évoquerait un cadre de vie bourgeoise. Mais de quelle bourgeoisie parle-t-on ? De la haute ou de la petite bourgeoisie ? Pour employer une notion scolairement à la mode, voici le champ lexical de l'intérieur bourgeois que respire ce poème : "chambre", "rideau blanc", (qui sert de drap), ""lits", "logis", "la laine et l'édredon", "maison glacée", "étrennes", "bonbons", "plancher", "portes des parents", "chemise", "cheminée", "vieille chambre", "grand foyer", "meubles vernis", "grande armoire", "porte brune et noire", "chambre des parents", "fenêtre", "vieux logis", "lit maternel", "grand tapis", "médaillons argentés, noirs et blancs", "de la nacre et du jais", "des petits cadres noirs, des couronnes de verre". Est-ce que cette ribambelle de mots impose clairement un cadre bourgeois ? Il y a plusieurs pièces, plusieurs lits et des meubles vernis, une grande cheminée et une grande armoire, des enfants qui reçoivent des bonbons les jours d'étrennes, c'est tout. Quant à la servante qui a pris soin des deux enfants, il n'est pas précisé qu'elle travaillait comme servante dans ce foyer-là précisément : " - Une vieille servante, alors, en a pris soin" [non pas du logis, mais des deux enfants], puisqu'il n'y a plus de mère et que le père est bien loin.
Pourtant, après Murphy, Yann Frémy nous affirme que Rimbaud veut dénoncer cette "vision bourgeoise de l'existence" qu'un François Coppée exprime dans le poème "Enfants trouvées" auquel "Les Étrennes des orphelins" fait effectivement quelques emprunts. Sans oublier que certaines images puisent à plusieurs sources à la fois du fait d'un processus préparatoire studieux avant la rédaction d'un texte, Rimbaud a repris l'idée d'orphelins qui portent le noir des habits de deuil, la comparaison des enfants avec des oiseaux, le fait que les orphelins parlent tout bas entre eux, l'image du chapelet, l'idée d'un regard qui ne reflète plus de lumières joyeuses, l'idée de la prise en charge par d'autres femmes (servante ou religieuses). Dans le poème de Coppée, sur deux quatrains, les filles sont décrites comme n'ayant pas même conservé le souvenir d'un temps heureux :

       Vos sombres âmes stupéfaites,
       Enfants, ne se rappellent pas
       La chambre joyeuse, les fêtes
       Du premier cri, du premier pas,

       La gambade faite en chemise
       Sur le tapis, devant le feu,
       La gaîté bruyante et permise,
       Et l'aïeule qui gronde un peu.

C'est l'inverse chez Rimbaud. Les enfants se souviennent. Sans s'attarder sur la chambre toute illuminée par le feu de la cheminée et la présence d'un grand tapis, sur la joie d'un jour de fête, contentons-nous d'observer le larcin évident dans les deux vers suivants (soulignements nôtres) :

        On entrait !.... Puis alors les souhaits,... en chemise,
        Les baisers répétés, et la gaîté permise !

Pour ce qui est de l'absence de souvenir, Coppée fait allusion au fait qu'en grandissant nous perdons progressivement la mémoire de tout ce que nous avons vécu avant l'âge de trois ans, et même d'une bonne partie de ce que nous avons vécu avant l'âge de cinq ans. La situation est différente dans le poème de Rimbaud où les enfants n'ont que cinq ans et ont encore un souvenir des jours heureux.
Pour sa part, la mention "bruyante" n'est certainement pas anodine dans le poème de Coppée où il est question de "niaises pratiques", de "fades cantiques", de la "fatigue du cilice" et "D'enfantine crédulité". Mes grands-parents maternels étaient fermiers et j'ai connu à la fin des années 70, ce que c'est que de jouer sans faire de bruit dans l'unique salle ou dans l'une des deux seules salles où vous êtes autorisé à vous amuser en tant qu'enfant de quatre ou cinq ans. Je ne veux pas dire que j'ai été martyrisé, mais j'ai connu par moments ce cadre strict d'une autre époque. Or, ici, sous la férule des religieuses, il ne saurait à plus forte raison être question d'une "gaîté bruyante". Mais alors est-ce que le discours de Coppée serait si éloigné que ça de la pensée de Rimbaud ?
Ce qui est reproché au poème de Coppée, c'est l'idée des deux premiers vers du quatrain suivant :

       Car ces êtres sont de la race
       Du vice et de la pauvreté,
       Qui font les enfances sans grâce
       Et les tristesses sans beauté.

Un jugement sévère est exprimé à l'encontre d'une partie de la société, avec la grande idée de la tare héréditaire. Mais, dans le poème "Enfants trouvées", Coppée développe une perspective qui est quasi étrangère au poème de Rimbaud. Dans la pièce "Enfants trouvées", les orphelines ne sont pas absolument certaines d'être en deuil de leur mère. Au sujet de leur "passé", elles sont travaillées par un "doute / Effrayant" qui fait monter à leur front un "flot de vagues questions" qui les colorent parfois d'un sentiment de "honte, / Source des malédictions." Par "lueurs éphémères", ces enfants cherchent à se souvenir "Si vraiment sont mortes [leurs] mères, / Pour qu'on [les] habille de noir !" Et le couvent, non sans pincement ironique, est présenté comme la solution d'oubli à cette horrible souffrance.
Que reste-t-il de tout ce thème dans le poème de Rimbaud ? Rien qu'une transposition de la mère au père dans le lourd sous-entendu de l'hémistiche "et le père est bien loin". Mais, pour le reste, la relation à la mère n'a rien à voir entre les deux poèmes. Il faut bien les opposer et, à partir du moment où dans le poème de Coppée il pèse le vice comme abandon à la prostitution de la mère mais, en face dans la composition du précoce ardennais, seulement l'infidélité du père irresponsable qui a quitté le foyer, je ne vois pas très bien de quel art subversif peut se prévaloir notre poème. La prison pour adultère, c'est pour la femme mariée : Léonie Biard, pas pour l'amant, pourtant lui aussi mari : Victor Hugo. Dans Bel-Ami encore, roman de Maupassant un peu postérieur au poème de Rimbaud, Georges Duroy en tire cyniquement tout un parti. Il était honteux pour la femme d'être une catin, même d'être infidèle, mais un homme ne perdait pas la face en société pour être volage. Du coup, qu'est-ce qu'il reste ? Le poème de Rimbaud signifie sur la marge qu'il y a de méchants hommes dans toutes les classes sociales. Bref, il n'y a aucun intérieur bourgeois caractérisé dans le poème de Rimbaud et cette situation de faillite familiale n'a rien de dérangeant au point de devoir être refoulée sur la scène littéraire. Le père qui est parti bien loin, c'est un Rodolphe, un Léon, mais ce n'est pas une Emma Bovary. Ce genre de pique au sujet du père volage n'atteignait pas la société.
Dans la notice d'introduction au poème, Frémy cite deux passages où Verlaine le commente. Ces deux fragments auraient pu figurer dans la section "Documents", mais ils sont cités ici à la suite du commentaire de la notice comme une illustration d'une mauvaise lecture du poème, puisque, à la page 367, Frémy écrit : "Il semble que le poème ait été dès le départ mal lu ou plutôt qu'il ait fait l'objet d'une évaluation erronée à force d'être globale et affective." Il faudrait faire un sort à l'idée d'évaluation globale erronée qui ne saurait aller de soi. Et, en introduisant le texte de Verlaine, Frémy insiste : "Cela semble être le cas de Verlaine qui [...] fournit cette appréciation du poème".
La première citation révèle l'origine des rapprochements qui sont faits avec Marceline Desbordes-Valmore et notamment avec le poème "La Maison de ma mère". Ce poème a été publié dans la Revue pour tous comme le poème "Les Pauvres gens" de Victor Hugo, mais on n'a jamais insisté sur les emprunts éventuels à la poétesse douaisienne, alors que les reprises au poème de Victor Hugo se sont imposées à juste titre comme une évidence. En fait, le monde rimbaldien se contente d'associer l'appréciation de Verlaine identifiant des vers valmoriens dans cette première création connue de Rimbaud en vers français avec la présence du poème "La Maison de la mère" dans la Revue pour tous peu avant que Rimbaud n'y publie sa création, mais aucune recherche approfondie n'a été menée à ce sujet-là. Il faut toutefois rappeler que Verlaine n'est pas un témoin de première main en ce qui concerne la composition des "Étrennes des orphelins". Néanmoins, il était sans doute mieux placé que nous pour savoir quand Rimbaud avait commencé à parcourir les recueils de Desbordes-Valmore, ce qu'il y goûtait, etc. Personnellement, j'ai un dossier de rapprochements entre "Les Étrennes des orphelins" et plusieurs poèmes de différents recueils de Desbordes-Valmore. Remarquons aussi que les emprunts à Coppée ne se limitent pas au seul poème "Enfants trouvées", puisque Frémy signale aussi à l'attention, comme la plupart des commentaires aux "Étrennes des orphelins", que Rimbaud a repris d'autres éléments au long poème "Angelus" et à la pièce Le Passant. Il faut donc envisager que "Les Étrennes des orphelins" ne peut en rien être considéré comme une dénonciation d'une prétendue tare héréditaire dans les classes pauvres à la manière de Zola et Taine dans le poème "Enfants trouvées" de Coppée. Tout le terrain d'enquête est à remettre à plat.
Voici le premier commentaire de Verlaine au sujet des "Étrennes des orphelins", il figure dans la préface aux Poésies complètes de Rimbaud chez Vanier en 1895 (la syntaxe étrange de la citation a été respectée) :

On a cru devoir, évidemment, dans un but de réhabilitation qui n'a rien à voir ni avec la vie très honorable ni avec l’œuvre très intéressante, faire s'ouvrir le volume par une pièce intitulée Les Étrennes des orphelins, laquelle assez longue pièce, dans le goût un peu Guiraud avec déjà des beautés tout autres. Ceci qui vaut du Desbordes-Valmore :
            Les tout petits enfants ont le cœur si sensible !
           .........................................................................
Cela :
            La bise sous le seuil a fini par se taire,
qui est d'un net et d'un vrai, quant à ce qui concerne un beau jour de premier janvier ! Surtout une facture solide, même un peu trop, qui dit l'extrême jeunesse de l'auteur quand il s'en servit d'après la formule parnassienne exagérée.
Il me semble un peu rapide de se contenter de remarquer que Verlaine n'a pas été le témoin contemporain de la composition du poème et qu'il a pu être leurré par la sorte de volte-face dans la démarche de la famille Rimbaud exhumant cette pièce imprévue quand elle voulait au contraire censurer à peu près tout ce qui a suivi. Verlaine ne peut pas être un si mauvais lecteur et il fait partie d'une "école" se réclamant de Baudelaire qui connaît la ruse, l'art de duper. Il présente frontalement ce poème comme une pièce édifiante et bienpensante. Il a forcément compris le sens de l'hémistiche "et le père est bien loin", auquel l'histoire critique n'a prêté que deux sens possibles : soit un euphémisme pour la mort, soit un mari ayant quitté le foyer. Toujours fort rares furent ceux qui privilégièrent la première hypothèse. Verlaine a forcément compris la fin grinçante du poème dont plusieurs semblent parler aujourd'hui comme si c'était une révélation nouvelle due à la critique rimbaldienne, une révélation qui viendrait confirmer que le poème est subversif. J'ai la naïveté de penser que pourtant tout le monde a toujours bien compris la signification des médaillons et senti l'équivoque sur l'idée du "lit maternel" où repose celle qu'appellent de leurs vœux ces orphelins. Le seul point qui peut faire débat dans cette fin grinçante, c'est si les enfants confondent les médaillons avec les étrennes qui leur sont réservées et ne comprennent pas la situation ou s'ils font une offrande à leur mère, l'idée d'offrande étant en tout cas prise en charge par l'inscription funéraire en majuscules "A NOTRE MERE!". La plupart des lecteurs, comme moi ou Verlaine, penchent si j'ai bien compris pour la seconde hypothèse : cette fois, les enfants offrent des étrennes, avec une abolition symbolique de la séparation par la mort. L'autre lecture est plus récente et n'a pris son envol que suite à l'étude de Murphy publiée en 1990.
Or, dans son commentaire, Verlaine ajoute des mentions importantes, il parle d'une "facture solide" et même" trop", puis d'une "formule parnassienne exagérée". Ce n'est pas anodin. Verlaine dit qu'il a apprécié la facture et la recette du poème, rien que ça. Cette "formule parnassienne" est d'autant plus identifiable selon lui qu'elle est "exagérée". Un quelconque ouvrage sur le Parnasse nous explique-t-il en quoi consiste cette formule ? Je ne le crois pas, et j'ai prévu de m'en occuper. Mais il faut déjà remarquer que dire que Verlaine a mal lu ou n'a pas compris le poème, c'est se mettre en demeure d'expliquer par le menu cette "facture solide" et cette "formule parnassienne exagérée". Et il ne suffit pas de nous prévenir à l'avance qu'on interprétera "exagérée" comme un indice d'ironie rimbaldienne...
Mais il y a un autre angle d'attaque. Les poétiques parnassiennes sont diverses et largement tributaires des poètes antérieurs, notamment romantiques., et il y a encore une autre clef évidente dans le cas de Rimbaud : la formation scolaire !
Dans sa notice, Frémy n'a pas cité une seule fois le poème "L'Ange et l'enfant" du poète boulanger nîmois Jean Reboul. Pourtant, dans le volume Un concert d'enfers qui offre les œuvres poétiques complètes de Verlaine et Rimbaud, juste après la section longue et exclusive sur le poème "Les Étrennes des orphelins", nous avons une section intitulée "Vers latins" où figurent des créations plus anciennes de Rimbaud accompagnées pour l'occasion de traductions par George Hugo Tucker.
Un complément "Documents" accompagne également cette section de "Vers latins". Et à la page 419, nous avons une citation des neuf quatrains d'octosyllabes du poème "L'ange et l'enfant" prétexte à développer un sujet similaire en vers latins. Au passage, je rappelle que je cherche à comprendre l'intérêt de Rimbaud pour les suites de neuf quatrains d'alexandrins ("A la Musique", "Ophélie", "Bal des pendus").
Le poète et boulanger Jean Reboul n'était pas un complet inconnu pour les poètes de l'époque. Il représentait la pratique de l'écriture poétique dans le monde du travail manuel en quelque sorte. Il y a fort à parier que le thème du poème de Jean Reboul, soit à cause de lui, soit à cause d'un autre écrivain qui resterait à identifier, était un cliché populaire. Desbordes-Valmore traite ce thème dans plusieurs poèmes, pas seulement dans "La Maison de ma mère" et Victor Hugo le traite à deux reprises au moins, si je ne m'abuse, dans Les Contemplations. Rappelons que Desbordes-Valmore a publié un premier recueil, un an avant Les Méditations poétiques de Lamartine et qu'elle fait partie avec Hugo, Lamartine, Vigny de la première génération romantique des années 1820, plus encore que Musset. La célébrité de Jean Reboul est liée à Lamartine. Verlaine parle en 1895 de "formule parnassienne", mais on voit bien le problème. Verlaine ne prend pas le recul nécessaire pour songer à la formation scolaire de Rimbaud qui supposait un petit décalage en s'intéressant à des générations antérieures de poètes, en l'occurrence à des profils de poètes romantiques. Et pas la peine de répondre que Verlaine parle de "formule parnassienne exagérée" faisant allusion à une subversion des codes du romantisme, puisqu'on nous a imposé de croire que "Les Étrennes des orphelins" était une dénonciation avant tout de François Coppée, poète qui appartient pleinement à la génération des jeunes lancés par les volumes du Parnasse contemporain.
Or, puisqu'on pourrait penser que le débat va s'éterniser dans une lutte insoluble entre deux convictions lourdement subjectives : d'un côté, la lecture édifiante où les enfants affrontent la mort en faisant un don à leur mère, de l'autre la lecture qui trouve que le spectacle n'est que grinçant et dénonce une sale réalité, il reste à évoquer la fin du poème "L'ange et l'enfant", puis celle du poème latin qui a ainsi été inspiré à Rimbaud. Le poème latin est la pièce qui commence par "jamque novus..."
Plusieurs éléments du poème de Jean Reboul sont clairement repris dans "Les Étrennes des orphelins". Nous avons un ange qui diffuse une importante lumière et qui se penche sur un berceau. L'ange considère l'enfant comme un reflet de lui-même et l'appelle à lui. L'enfant se laisse entraîner et le dernier vers établit le violent contraste de la douleur maternelle. Je cite le dernier quatrain :

Et secouant ses blanches ailes,
L'ange à ces mots a pris l'essor
Vers les demeures éternelles...
Pauvre mère, ton fils est mort !
Je ne sais pas si Jacques Bienvenu lira ceci, mais vous remarquez au passage l'irrégularité à faire beugler Banville de la rime "essor"::"mort".
Peut-on parler d'une pointe au sens étroit du terme ? Le dernier vers ruine-t-il l'ensemble de la vision idyllique prônée par l'ange ? Mon impression spontanée, c'est que j'éprouve des émotions mélangées. Je précise que je ne m'amuse pas à dire que je suis rationnel, qu'il n'y a pas de vie après la mort, donc l'enfant est mort et il ne reste que la tristesse de la mort. Le poème a accueilli une dimension spirituelle qu'on ne peut pas refermer. On sera bien avancé quand on aura répliqué : je suis rationnel, tout ce que dit l'ange c'est faux, donc il a menti, puisqu'il faudra encore après récuser l'existence d'un ange ayant tendu un piège à un enfant.
Passons maintenant au poème en vers latins de Rimbaud : "Jamque novus..." dont je citerai les extraits dans la traduction en français de George Hugo Tucker. Rimbaud a ajouté le cadre du "premier jour de la nouvelle année" qui était absent du poème de Reboul ! Il y aurait des recherches à mener sur (pour parler comme Montaigne) l'innutrition littéraire de Rimbaud avant de composer de tels vers latins. Ils furent publiés le premier juin 1869 et donc composés longtemps avant la publication des "Étrennes des orphelins". Le poème met en parallèle les "Étrennes, cadeaux de sa mère", et les "cadeaux des habitants du Ciel". Il est question d'invoquer Dieu, puis d'un ange qui se tient à proximité. Rimbaud reconduit en l'amplifiant l'argument et le récit du poème de Reboul. L'ange séduit l'enfant et l'invite à monter au ciel. L'annonce de la mort de l'enfant ne se fait pas à la toute fin du poème pourtant. Rimbaud poursuit son développement : "Mais sur ses lèvres, qui gardent encore le parfum des baisers, / Errent, comme un dernier soupir, un sourire et le nom de sa mère." Et le récit continue : "Et en mourant il se rappelle ses Étrennes de ce premier jour de l'année naissante." Le pathos n'est pas oublié : "Oh ! combien grande la douleur de la mère qui pleura ce fruit de ses entrailles, enlevé", sauf que tout cela est contre-balancé : "Mais ce sommeil profond....", "Mais toutes les fois qu'elle ferme les yeux dans un doux sommeil, / Le petit enfant lui apparaît, lumineux, un ange, du seuil rose / Du Ciel, [....] / Et l'un sourit à l'autre [...]" Et, alors que le poème de Reboul se clôt sur la tristesse de la mère, Rimbaud prouve qu'il adopte plutôt une lecture à rebours du poème nîmois en finissant ainsi : "Il vole, avec des ailes blanches comme la neige, autour de sa mère stupéfaite, / Et celle-ci [de son côté] unit ses lèvres aux petites lèvres divines [de son enfant]."
Il est évident que Rimbaud remanie cette création dans "Les Étrennes des orphelins" en pratiquant une inversion. C'est la mère qui est morte et les orphelins qui sont restés, et c'est la mère qui est assimilable à un ange, et ce sont donc les enfants qui vont dans leur rêve rencontrer leur mère en tant qu'ange de lumière qui continue de veiller sur eux. Les deux poèmes disent exactement la même chose au-delà de l'inversion entre mère et enfant(s). Et dans "Les Étrennes des orphelins", Rimbaud a essayé de ponctuer sa création par une émotion mélangée, puisque la note finale sombre du poème de Jean Reboul avait disparu dans l'affirmation de l'étreinte du poème en vers latins de Rimbaud.
On peut débattre à l'infini sur la conviction intime que nous avons à la lecture d'un poème, mais au moins au-delà de la critique interne que j'ai déjà essayée par le passé il y a ici des arguments de premier ordre. Comment faire l'impasse sur "Jamque novus", source au statut on ne peut plus "privilégiable" pour expliquer la genèse des "Étrennes des orphelins" ? Et comment ne pas voir que ce rapprochement donne énormément de sens aux considérations de Verlaine sur la facture trop solide d'un débutant, sur la "formule parnassienne exagérée", puisqu'il suffit de mettre "scolaire" ou "romantique" à la place de "parnassienne" pour que s'éclaire nettement le propos de Verlaine au sujet de cette création...
Cette mise au point sur ce poème est nécessaire, car l'idée de la spiritualité de la poésie rimbaldienne est en jeu. Je vais donc pouvoir prochainement parler de poèmes tels que "Les Reparties de Nina", "Mes petites amoureuses", "Roman" et "Rêvé pour l'hiver"...