jeudi 31 décembre 2020

Tableau de chasse du côté des Cariatides

 "Tableau de chasse", c'est un titre d'article que je devrais garder pour le jour où je ferai une recension de toutes les sources de réécritures par Rimbaud dans ses vers que j'ai pu découvrir moi-même. Je suis en train de relire mon exemplaire de 1864 des Cariatides.  Je ne prends pas de notes, ou plutôt je n'en prenais pas, et je laisse de côté les poèmes longs comme "La Voie lactée", "Les Baisers de Pierre".
Le cerveau tourne à plein. Prenons le poème "Envoi" en octosyllabes, je relève en songeant à "Poison perdu" les deux mentions du "thé", même si je n'en fais rien pour l'instant. Je ne manque pas non plus le motif de la personne qui fume et surtout vers la fin du poème je songe à "Veillées" avec cette "fumée éclose en spirales / Qui tout autour de son fauteuil / Lui fait des peintures murales". Depuis toujours, pour ce qui est du poème "Les Cariatides", je considère que c'est une source évidente au poème "Paris se repeuple" où il est question de ces êtres mythologiques particuliers. Il me semble assez évident que Rimbaud n'a pas d'autre raison précise de les mentionner en particulier que le fait de lier cette référence à une conception de la poésie avec Banville en toile de fond. Des passages du poème "Dernière angoisse" m'intéressent également, mais j'oublie ce que je pense aussi vite que je lis. Je suis passé par-dessus "La Voie lactée" (Banville aimerait cette phrase !) mais je sais son importance pour "Credo in unam", et même "Ophélie" je crois. Le poème "Confession" a retenu mon attention pour sa forme, le sizain des "Effarés", mais sans la division en tercets. Toutefois, le rapprochement des deux poèmes n'a rien d'intéressant.
Je relirai plus tard "Les Baisers de Pierre", mais ce premier des six livres des Cariatides dans la version de 1864 donne déjà une petite idée des relations étroites qu'on peut sentir à la lecture spontanée entre les poèmes de Banville et ceux de Rimbaud.
Le livre deuxième commence par une section "Amours d'Yseult" avec des poèmes numérotés en chiffres romains. Des vers différents sont employés, mais l'idée c'est que cet ensemble de poèmes est une source importante au poème "La Brise" contenu dans Un cœur sous une soutane.
La source principale est le poème V "Le zéphyr à la douce haleine" dont Rimbaud a réécrit le premier vers : "Le zéphyr à la douce haleine" qui est devenu "Dort le zéphyr à douce haleine :" cela a déjà été relevé, mais précisons que dans le processus de réécriture Rimbaud a placé très précisément la forme verbale "Dort" en tête de vers, sachant que le poème se finit par la rime "condor"::"s'endort". Cela tend encore une fois à confirmer que Rimbaud réplique à Banville au sujet de l'irrégularité de la rime "d'or"::"dort" du poème "Ophélie". La rime se trouve aussi exploitée dans "Le Mal" avec la forme "s'endort", on sent aussi une confirmation que la nouvelle Un cœur sous une soutane est contemporaine de poèmes tels que "Le Châtiment de Tartufe", "Le Mal", etc. Mais, pour en rester au poème "La Brise", j'encourage évidemment à considérer que Rimbaud ne vise pas que le poème V des "Amours d'Yseult", mais l'ensemble de cette série où il y a d'autres mentions du "zéphyr", des mentions de la "brise", d'autres idées sur les "roses", et il y a aussi une expression "coussins de soie" qui a donné "nid de soie et de laine" chez Rimbaud avec rime à consonne d'appui à "haleine". Banville faisait rimer "haleine" avec "plaine" dans le poème V, Rimbaud a opté pour "laine". Au sujet de la rime "d'or"::"dort" qui devient "condor"::"endort", je signale aussi que je suis partisan d'un relevé des rimes avec le mot "essor" dans les poèmes de Banville. Le mot "essor" à la rime se rencontre dans "Les Poètes de sept ans" et dans "La Brise" la chute à se casser le nez "s'endort" est le contre-pied de l'idée d'essor. Le mot "essor" est affectionné par Banville et le mot fait forcément office de filiation banvillienne dans "Les Poètes de sept ans" selon moi. Le passage "la rosée est essuyée" me semble appeler un commentaire avec des références à divers passages des "Amours d'Yseult".
 Le poème "La Brise" est intéressant pour d'autres aspects : la reprise de vers qui annonce quelque peu les triolets du "Cœur volé", on a bien confirmation que la reprise de vers est quelque peu liée à la lecture de Banville sauf que Banville ne répète pas des vers dans la série "Amours d'Yseult", il faut semble-t-il se reporter aux Odes funambulesques pour apprécier cet aspect de la poésie de Banville. Cependant, il faut au moins compter avec la section "En habit zinzolin" qui contient le triolet : "Si j'étais le Zéphyr ailé," avec la répétition de ce vers précisément. Un autre fait étonnant dans "La Brise", c'est ce vers "Quand il court où la fleur l'appelle," qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un vers attribué à Verlaine des quatrains du "Sonnet du Trou du Cul" : "où la pente les appelait", sachant qu'il n'est pas exclu que Rimbaud ait ponctuellement participé à la composition des quatrains, tout comme Verlaine a pu soumettre des idées pour les tercets.
J'ai plein d'autres idées, je travaille en ce moment sur le neuvain "Fête galante" de l'Album zutique et je mets cela en relation avec la tendance de Banville à concevoir des strophes où on a une suite élevée de vers avec la même rime. Dans "Fête galante", Rimbaud fait rimer trois tercets entre eux au lieu de deux comme dans un sizain. Je flaire que le procédé est quelque peu banvillien à la base, mais je dois rechercher les sources. Ici, j'ai dans la série "Amours d'Yseult" d'excellents indices en ce sens, puisque le poème VI offre des huitains subdivisés en deux quatrains avec trois premiers vers qui riment entre eux et puis les derniers vers des quatrains qui riment entre eux. Un exemple vaudra mieux qu'une laborieuse explication en détails (au passage, on pensera aux rimes de "Fêtes de la faim") :
Mon Yseult, vous êtes marquise,
Et quand vous allez à l'église,
Ce n'est pas sur la pierre grise
Que vous adorez le bon Dieu.
Non, votre beau corps qui se ploie
Effleure les coussins de soie,
Et, frémissant d'amour, envoie
Son parfum de femme au saint lieu.
J'ai prévu une série d'articles sur les strophes de Rimbaud, mais ce que cela a de parfois pénible c'est que quand on traite de sizains, à cause des rapprochements, on finit par parler de quatrains et à faire une digression sur un foyer de rapprochements qui s'éloigne du sujet strict qu'on est censé traiter.
Je n'ai pas lu ensuite le poème "Phyllis avec son dialogue à l'antique entre Daphnis et Damète. Pourtant cela m'intéresse pour "Tête de faune". Au passage, je sais que le Mnasyle de la comédie Le Bois peut renvoyer à un Mnasylus qui est quelque part dans les vers de Banville, je dois retrouver où.
Je suis en train de lire "Songe d'hiver" et certains détails ne m'échappent pas, ainsi des distiques camouflant une suite de rimes plates, "Songe d'hiver" VII. Et il faut citer "Songe d'hiver" IX avec la rime que Banville dénonce pourtant en son traité : "venus"::"Vénus", une rime que Rimbaud a prisée dans "Credo in unam", poème envoyé à Banville avec "Ophélie" et ses "lys" en mai 1870 !!! "Songe d'hiver" IX contient aussi "reconnus"::"Vénus" et "Songe d'hiver" VII et XI offrent deux occurrences du couple à la rime "nus"::"Vénus". Et enfin dans "Songe d'hiver" XII, le dernier poème de la série, nous avons la rime "Vénus"::"inconnus".
Mais j'en viens à ce qui m'a motivé à écrire un article sans attendre. Je commence à repérer la rime "étrange(s)"::"ange(s)" dans les vers de Banville. On a cette rime dans "Songe d'hiver" VIII et d'ailleurs elle est étendue à un troisième mot à la rime "fange".
Cependant, la rime apparaît bien avant dans "Songe d'hiver" I, aux deux premiers alexandrins d'un sizain avec un vers court de module.
Quand je rouvris les yeux ! ô visions étranges !
Je vis auprès de moi deux femmes ou deux anges
                 Avec de splendides habits,
Toutes deux étalant des beautés plus qu'humaines
Et laissant ondoyer leurs tuniques romaines
                  Sur des cothurnes de rubis.
Ce n'est pas la strophe de "La Rivière de Cassis" qui est sur deux rimes ABABAB avec, harmonisé avec la distribution des rimes, trois modules d'alternance vers court et vers long. Mais on commence à constater que la rime revient décidément à plusieurs reprises dans l'ensemble "Songe d'hiver", et le fait qui m'a le plus intéressé, c'est qu'entre "Songe d'hiver" I et "Songe d'hiver" VIII la rime "étranges"::"anges" a encore une autre occurrence dans "Songe d'hiver" IV. Il ne s'agit pas d'un sizain, mais d'un quintil, sauf que la rime est étendue à un troisième mot à la rime avec l'occurrence "mélanges" et surtout ce qui retient mon attention, c'est que la séquence de Banville "tant ces voix sont étranges" fait pétarader dans mon esprit la formule de "La Rivière de Cassis" : "vraie / Et bonne voix d'anges[.]" J'ai l'impression que l'enquête porte ses fruits, même si mon état d'exténuation ne me permet pas de traiter correctement l'information pour l'instant (notez que le "chant mystérieux" est une expression du poème "Ophélie") :
Nous entendrons, parmi nos plaisirs sans mélanges,
Des chants mystérieux et plus doux que le miel,
Si bien qu'on ne sait pas, tant ces voix sont étranges,
Si ce sont des voix d'homme ou bien des lyres d'anges,
             Des chants de la terre ou du ciel.
La rime "étrange"::"ange" augmentée de "fange" se rencontre encore dans un autre quintil du "Songe d'hiver" IV et je note de manière piquante que l'autre rime "délicieux"::"cieux", outre qu'elle contient l'adjectif de l'expression "chers corbeaux délicieux", crée une correspondance de "miel" à "délicieux" et de "ciel" à "cieux", si on fait le rapprochement avec le quintil précédemment cité. Et "la vierge à la candeur étrange" avec ses "Nuits" et son "amour délicieux" fait bel et bien songer à "Ophélie" au-delà d'un arrière-plan à la Musset :
Et puis, c'est une vierge à la candeur étrange
Dont les Nuits ont rêvé l'amour délicieux,
Mais dont le Ciel avare a voulu faire un ange.
Ce sont mille splendeurs éteintes dans la fange
              En rêvant la clarté des cieux !
J'ai d'autres détails à exploiter, une mention des "vignes folles" à relier à Glatigny et dans "Songe d'hiver" même une mention des "colonnades" au sein d'un transport féerique que je songe à rapprocher de "Larme" sachant que je rapproche par un biais mien le poème liminaire "Les Vignes folles" du recueil de ce nom de Glatigny du poème "Larme".
Le poème XII est en sizains, mais pas du type de "La Rivière de Cassis" et on me reprocherait d'être imaginatif si j'expliquait mes façons d'entrevoir un rapprochement au plan du contenu entre ce poème de Banville et le poème de mai 1872 de Rimbaud. Ce serait intéressant, mais la haine de Circeto (qui a des airs de haine de la poésie de Rimbaud même) et le mépris de quelques rimbaldiens m'obligent à demeurer sur la réserve et à vous priver de plus de confidences.
J'ai aussi à réfléchir sur le poème en plusieurs parties "Ceux qui meurent et ceux qui combattent". Il appartient lui aussi au livre deuxième de l'édition refondue des Cariatides de 1864, il est constitué de six parties, ou "épisodes et fragments" selon son sous-titre. Le premier poème s'inspire des sizains irréguliers à la Musset sur deux rimes, et c'est le cas également de la partie IV. Or, un nombre élevé de sizains ont la distribution ABABAB des "Premières communions" et de "La Rivière de Cassis". Et même s'il est difficile d'en tirer parti au plan du contenu, des sizains de la partie IV jouent sur des confusions de rimes dignes de "La Rivière de Cassis", avec par exemple un sizain assonancé en "an" avec une alternance de la rime à consonne d'appui "chan" avec la rime féminine suivante où la chuintante passe après la voyelle "-anch-", et il est surprenant de constater dans le sizain suivant, les rimes en "-oie(s)" et en "-eu(x)" du dernier sizain de "La Rivière de Cassis", tandis que deux sizains plus loin nous avons un sizain avec la rime "ange"::"mélange"::"phalange". D'autres parties de ce poème, mais pas sous la forme de sizains, jouent sur l'alternance entre vers longs et vers courts.
Après avoir conté sa jeunesse si franche
Pleine d'enthousiasme et de rêves touchants,
Amoureuse des bois, de la nuit et des champs,
Et de l'oiseau craintif qui chante sur la branche,
Il lui parlait de l'homme, et disait ce qui tranche
Les fils de soie et d'or de l'amour et des chants.

Il lui disait comment, après des nuits de joie
Où l'amour étoilé semble un firmament bleu,
On s'éloigne à pas lents de la couche de soie,
Emportant dans son coeur la jalousie en feu,
Et comment à genoux, quand ce spectre flamboie,
On frappe sa poitrine, en criant : "Ô mon Dieu !"

[...]

Je veux croire à l'amour, à la nature, à l'ange,
Croire au baiser limpide, au serrement de main,
Aux rhythmes langoureux, au nectar sans mélange,
Aux amantes qui font la moitié du chemin,
Et penser jusqu'au bout que leur blonde phalange,
En nous quittant le soir espère un lendemain.

Je croirai que le monde est une grande auberge
[...]
Au passage, une mise au point.
Les gens vomissent les enquêtes sur les réécritures. Les gens vont vouloir conserver jalousement au poète son indépendance créatrice, il ne doit rien devoir aux autres. Et, finalement, que ce soit du côté des gardiens du temple ou du côté des gens qui ont peur de ne pas tout comprendre, les réécritures ne sont acceptées que quand d'un texte à l'autre c'est la même chose qui est dite.
Ce n'est pas comme ça que ça marche, mais ça pour des raisons que j'ignore il n'y a qu'une personne sur cent mille capable de le comprendre on dirait. Il va pourtant de soi que les réécritures ne disant pas la même chose que la source ça maintient une marge pour apprécier le génie créateur d'un auteur et qu'en prime explorer les liens entre les poèmes des différents auteurs c'est vivre dans un univers dense, touffu où on se saisit parfois d'une poudre d'or assez diffuse qu'il faut le temps de bien assimiler. Et je ne vois pas la lecture poétique autrement que dans la recherche de cette poudre d'or diffuse. C'est le cœur même du processus poétique, côté auteurs comme côté lecteurs.

mercredi 30 décembre 2020

Prochainement

J'ai annoncé cela depuis longtemps, une étude des strophes de Rimbaud. J'ai rédigé tout un article sur le problème des sizains et des tercets, mais j'y ai traité le cas du neuvain "Fête galante" et dans l'emportement j'ai développé plein de petites considérations subtiles qui impliquent "Voyelles" et "Paris", qui impliquent Scapin maquereau de Glatigny (il faut que je vérifie à quel point c'est de l'inédit, car normalement je pense que personne n'en a jamais parlé au sujet de "Fête galante" le poème zutique de Rimbaud), qui impliquent le traité de Banville et "Les Effarés". Je vais étudier une façon d'isoler mon étude sur "Fête galante" et du coup la strophe neuvain.
Après, il faudra que je n'en parle qu'allusivement dans ma grande étude sur les sizains. Je développe une étude sur "Les Effarés" avec un fort rapprochement avec le poème "Aux feuillantines" que critique Banville dans son traité pour sa disposition en tercets. Rimbaud n'a pas pu lire ce passage du traité de Banville en septembre 1870, alors que le lien des "Effarés" au poème "Aux Feuillantines" a beaucoup de sens. Je ne peux pas prétendre imposer le poème d'Hugo en tant que source, mais il faut absolument une mise au point sur les convergences que j'ai pu observer.
Ensuite, il y a assez peu de poèmes tout en sizains dans l'œuvre de Rimbaud, puisque j'ai laissé de côté les sonnets pour l'instant. Or, il y a d'un côté le fait que de mai à juillet 1871 Rimbaud privilégie un quintil inhabituel en ABABA et un sizain en ABABAB dans "Les Premières Communions", puis l'autre point à observer de près c'est la série chansonnière des sizains de poèmes en vers de l'année 1872 avec un chevauchement entre les poèmes première manière et les poèmes nouvelle manière, puisque le recensement englobe "Les Corbeaux" en mode de sizains inversés ABBACC, "Chanson de la plus haute Tour" ABABCC, "La Rivière de Cassis" ABABAB reprise donc de la distribution des rimes de sizains des "Premières communions (un sizain à part, nous sommes d'accord !). Evidemment, ces trois derniers poèmes sont rapprochés dans le temps, un sans doute de février-mars, les deux autres datés de mai 1872 même sur les manuscrits, le poème "Les Corbeaux" et le poème "La Rivière de Cassis" ont une expression en commun "chers corbeaux délicieux", tandis que "Les Corbeaux" et "Chanson de la plus haute Tour" ont tous deux une distributions des rimes à l'envers pour un sizain. Cornulier a accentué récemment l'idée que le poème "Les Corbeaux" adopterait moins l'inversion du sizain classique que le principe du sizain de chanson composé d'un quatrain et d'un distique. Il est à noter que c'est le cas pour le poème "Chanson de la plus haute Tour" comme le prouve sans appel sa version remaniée dans "Alchimie du verbe".
Ce qui m'intéresse, c'est la possibilité de chercher des sizains qui pourraient être des sources aux poèmes de Rimbaud. Un cas m'intéresse tout particulièrement, celui de "La Rivière de Cassis". Nous avons affaire à un fait plutôt rare : une strophe alternant vers longs et vers courts en harmonie avec une alternance des rimes ABABAB, où du coup le sizain est fondé sur trois modules de deux vers et non sur deux modules de trois vers. Si Rimbaud s'est inspiré d'un modèle qui offre à la fois cette forme et des éléments lexicaux repris dans le poème "La Rivière de Cassis", il ne doit pas être si difficile à débusquer. Il faut ajouter que Rimbaud poursuit son travail de confusion au plan des rimes. Rimbaud reprend la rime "étranges"::"anges" à des poèmes quasi contemporains : "Voyelles" et "Les Mains de Jeanne-Marie", deux compositions de février-mars 1872 selon toute vraisemblance, et cette rime s'est presque retrouvé dans le poème "Les Corbeaux" qui lui aussi date de la période février-mars 1872. Cette rime revient deux mois à trois mois plus tard, en mai, dans les sizains de "La Rivière de Cassis" avec cette fois la suite corrompue : "plongent", la corruption portant à la fois sur la marque de pluriel de verbe qui n'a rien à voir avec un "s" et sur la variation de voyelle nasale de "an" à "on". Je vous laisse apprécier une confusion des rimes au second sizain, plus grave encore que pour le dernier quatrain de "Tête de faune" où l'opposition de cadence était respectée et permettait du coup de différencier deux rimes, ce qui n'est plus le cas cette fois, sauf à opposer un point d'orthographe : "révoltants" / "temps" / "importants" / "entend" / "errants" / "vents". Le dernier sizain contient évidemment une rime commune au poème "Les Corbeaux" à cause de la reprise "chers corbeaux délicieux", mais puisque je comparais le second sizain de "La Rivière de Cassis" au dernier quatrain de "Tête de faune", observons encore que dans "Les Corbeaux", le mot "défleurie" à la rime entre en résonance avec "fleurie" à la rime dans "Tête de faune", tout comme à la fin des "Corbeaux" j'ai signalé à l'attention que la rime "soir charmé" et "fauvettes de mai" reprenait une rime du "Bateau ivre" : "crépuscule embaumé"::"papillon de mai".
Il me semble évident qu'une pièce de puzzle me manque encore au sujet des trois poèmes rimbaldiens en sizains de Rimbaud pour la période allant en gros des mois de février à mai 1872...

samedi 26 décembre 2020

A propos de la rime "cousine"::"usine" et de "bois sidérals"

Il est peut-être des gens pressés qui attendent la suite de l'article sur "Tête de faune" et la comédie Le Bois : il serait temps que je développe les rapprochements. On attend depuis plus longtemps encore l'article de recension sur les triolets et depuis plus longtemps encore la deuxième partie de l'article sur "abracadabrantesques" et Mario Proth.
Mais il faut attendre, tout cela demande un certain nombre de lectures de ma part, même si parfois c'est du temps de dépensé à vérifier des petits riens. Toutefois, je vous montre que j'en ai réellement sous le pied.
D'abord, voici la rime "cousine"::"usine" du poème "Les Mains de Jeanne-Marie".
Ce ne sont pas mains de cousine
Ni d'ouvrières aux gros fronts
Que brûle, aux bois puant l'usine
Un soleil ivre de goudrons[.]
Voulez-vous goûter de l'inédit ?
Il n'existe qu'un seul manuscrit des "Mains de Jeanne-Marie", mais la particularité c'est qu'il s'agit dans un premier temps d'une transcription autographe, c'est-à-dire de la main de Rimbaud lui-même, et, dans un second temps, Verlaine a recopié en guise d'ajouts trois quatrains, et ses insertions se sont faites entre des quatrains de la version autographe (il ne s'agit pas de trois quatrains à la suite des autres). Et c'est Verlaine lui-même qui a reporté au bas du manuscrit la datation abrégée : "Fév. 72".
Verlaine a également modifié la mention du nombre de vers, le nombre "52" est remplacé par le nombre "64".
Dans son édition philologique, Murphy part du principe qu'il y a eu une hybridation entre deux versions du poème. C'est à peu près indiscutable, mais il y a hybridation et hybridation. En effet, Rimbaud n'a pas inventé ces trois quatrains à part pour que Verlaine les reporte sur le manuscrit. Il est logique de penser que Rimbaud a remanié son poème sur des brouillons, puis qu'il a établi une nouvelle version du poème. Par souci d'économie, ce qui au passage fragilise encore une fois l'idée que cette suite paginée soit un recueil, Verlaine s'est épargné de recopier tout le poème, de remplacer un feuillet manuscrit par un autre, il a recopié les trois quatrains inédits sur le manuscrit qu'il détenait. Il est évident que Rimbaud avait ses propres versions des poèmes sur lui, qu'il y avait constitution de dossiers manuscrits doublés, sinon triplés. La critique a beau jeu de créditer l'ex épouse de Verlaine de soutenir que sa famille n'a détruit aucun dossier de poèmes manuscrits de Rimbaud au prétexte qu'on a retrouvé la suite paginée remise à Forain au vingtième siècle. Rimbaud pouvait avoir trois dossiers de manuscrits, un laissé chez les Mauté, un laissé à Forain et étonnamment oublié par la suite, un enfin qu'il devait garder avec lui et qui a pu disparaître soit au cours de ses périples, soit être détruit par sa famille.
Mais, sans gamberger outre mesure sur d'aussi épineux sujets, je voudrais souligner que la critique part du postulat qu'il y a deux versions distinctes du poème, comme c'est le cas pour "Paris se repeuple", mais cela fait envisager que Verlaine, qui comme tous les gens à son époque n'était pas philologue, a peut-être repris uniquement trois quatrains, sans prêter attention que d'autres quatrains de la version autographe connue ne figuraient pas forcément sur le manuscrit inconnu qu'il a utilisé. Dans l'absolu, ce raisonnement est plus que raisonnable, mais il ne faut pas non plus prétendre que le manuscrit inconnu devait avoir une suite importante de petites variantes qui nous sont inconnues et que tout ce que nous avons est une hybridation de deux versions autonomes. Il est plutôt sensible que Verlaine a ajouté trois quatrains et remplacé "ployeuses" par "casseuses" parce que Rimbaud a voulu établir un nouvel état décisif du poème dont le reflet fidèle nous est parvenu ! C'est avec l'assentiment de Rimbaud que Verlaine a dû procéder à ces changements. Il fallait minimalement la présence de Rimbaud pour l'accès à un nouveau manuscrit. Pourquoi aller supposer que Verlaine a eu accès à un deuxième manuscrit, s'est retrouvé seul et a voulu conserver la trace écrite d'un maximum de quatrains composés au détriment de l'unité du poème. C'est d'autant plus piquant que Murphy et plusieurs rimbaldiens soutiennent que la suite paginée est un recueil, ils devraient donc être les premiers à défendre l'idée que l'ajout des trois quatrains est le fait de Rimbaud et que c'est à la version définitive que nous avons affaire. Pourtant, dans son édition philologique de 1999, Murphy écrit ceci : "on ignore le nombre de vers de la version utilisée par V[erlaine]." Et dans la section de commentaires, il écrit encore : "Le nombre de vers de la version du poème dont Verlaine a tiré les trois strophes ajoutées est inconnu." J'ai envie de répondre qu'on le sait et qu'elle faisait 64 vers. C'est impossible à prouver, mais c'est quand même ce qui me paraît tomber sous le sens. Et Murphy dénonce la version de Verlaine, puisqu'il écrit avec un ton de reproche : "Presque toutes les éditions fournissent une version hybride, quoique provenant d'un manuscrit unique : nous avons choisi au contraire de donner d'abord le texte de l'autographe, avant de reproduire ce même texte en italiques en y joignant les strophes recopiées par Verlaine en caractères romains, pour bien les distinguer." Je ne veux pas contester qu'il soit possible que la version finale de Verlaine soit une hybridation, mais ce qui me dérange c'est le fait d'affirmer qu'elle l'est forcément ! Pour moi, la seule hybridation manifeste porte sur la variante "casseuses" pour "ployeuses". C'est seulement si les éditeurs ont pris l'habitude de donner la version en 64 vers avec la leçon "ployeuses" qu'il y aura une fort minimale et anodine hybridation. Ensuite, même dans l'hypothèse où Verlaine aurait commis une hybridation avec un autographe qui aurait eu des variantes de mots que nous ignorons, même si fort probablement il devait y avoir des différences de ponctuation quant aux autres quatrains, il n'en reste pas moins que dans la suite paginée nous avons affaire à une version finale avalisée par Rimbaud. L'important, c'était les trois quatrains à ajouter et la variante "casseuses". Rimbaud admettait tacitement cette version du dossier paginé constitué par Verlaine. Il est périlleux de faire de cette version à deux écritures une espèce de témoignage approximatif, une sorte de témoignage indirect et imprécis sur ce qu'était le poème de Rimbaud. En plus, vu qu'on ne mettra sans doute jamais la main sur les autres manuscrits à la source des recopiages verlainiens, réjouissons-nous de ce texte remanié. Pourquoi s'empêcher de le considérer comme authentique ?
Il est vrai que l'état définitif offre prise à une critique au plan des rimes. Rimbaud fait précéder par son ajout un quatrain avec la rime "cousine"::"usine" à un quatrain contenant la même rime au pluriel pour le couple "échines"::"machines".
Il y a d'autres reprises de rimes dans la seule version manuscrite autographe en 52 vers, en particulier la rime "-ange(s)", mais le quatrain avec la rime "oranges"::"langes" est à une certaine distance du quatrain final avec la rime "étrange"::"Mains d'ange". Main-tenant, dans la version en 64 vers, nous avons la reprise de la rime en "-ine(s)" sur deux quatrains successifs, sur deux rimes féminines successives carrément ! Et j'ajoute à cela le repérage d'un parallèle grammatical à signification latente entre "mains de cousine" et "Mains d'ange", mais cela s'inscrit dans une série avec "mains fortes", "mains mortes", "mains de Juana", voire "mains sombres que l'été tanna", avec "Mains chasseresses des diptères", "Mains décanteuses de poisons", "vos mains", "vos mains infâmes", "mains amoureuses", "phalanges savoureuses", "Mains sacrées", "Mains où tremblent nos...", et il faut ajouter à cette série "sein d'hier" et tout particulièrement le contrepied "Sur les pieds ardents des Madones", puis les trois autres mentions "mains" : "Ces mains n'ont pas vendu", "Ces mains n'ont pas lavé", "Des mains qui ne font jamais mal".
Alors, dans ces rimes où il est beaucoup question de mimines, apparaît la fameuse rime "cousine"::"usine" dont je vais dire quelque chose qui intéresse l'ordre de composition des versions.
Dans son édition philologique de 1999 des vers de Rimbaud, Murphy écrivait aussi : "La numérotation des versions [à savoir celle livrée dans son ouvrage] ne doit pas être interprétée, ici, comme une hypothèse concernant la chronologie relative des versions." Et nous avons un renvoi à un chapitre "3 : Sur l'hybridation et sur la datation relative des versions". Avant de m'y reporter, je fais tout de même remarquer que si la version autographe était plus récente que la version d'où proviennent les trois quatrains inédits, on ne voit pas très bien pourquoi Verlaine qui n'était pas philologue, au point de ne jamais contester les erreurs de transcription jusqu'aux fusions de deux poèmes en prose en un dans les Illuminations, aurait pris la peine de souligner la variante "casseuses" pour "ployeuses". A l'époque de Verlaine, ce n'est pas comme les écrivains amateurs d'aujourd'hui qui conservent leurs brouillons en prévision du travail de la critique littéraire, que je sache ! Banville, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, ils ne s'en préoccupaient pas des variantes. Ils remaniaient leurs textes et ils publiaient un seul état du poème. S'ils le retouchaient dans une nouvelle édition, l'ancien état n'était conservé que parce qu'il était toujours loisible de trouver les éditions plus anciennes dans une bibliothèque ou chez un libraire. Pour soutenir qu'il y a hybridation, Murphy crée un argument de l'homme de paille : "Jeancolas a soutenu que les trois quatrains avaient été ajouté 'sous la dictée de Rimbaud' ". Certes, l'argument est malheureux, mais l'idée c'est que la leçon verlainienne a l'aval de Rimbaud et a toutes chances de correspondre exactement au manuscrit inconnu utilisé, moyennant sans doute des variantes de ponctuation pour lesquelles nos poètes n'étaient pas spécialement regardants.
Murphy veut insister ensuite sur le fait que nous ne devons pas croire que la version la plus récente est toujours la plus longue, le poète peut raccourcir sa version. Mais c'est supposé bien de la désinvolture à l'acte de Verlaine qui ajoute trois quatrains, modifie le nombre 52 en 64 et précise qu'il y a une variante dont tenir compte désormais. Verlaine aurait préféré une version plus ancienne ? Il aurait dit à Rimbaud : "Non ! non ! tu m'as donné une version courte, je voulais la version avec d'autres quatrains ! " Et inévitablement, Murphy exhibe la vraie hybridation, le fait de ne transcrire "ployeuses" et non "casseuses" dans les éditions courantes du poème.
Enfin, Murphy fait observer tout comme nous que Verlaine n'est pas un philologue, mais pour prétendre qu'il a pu hybrider n'importe comment deux versions authentiques du poème. Voilà qui ne me paraît pas défendable. Ce n'est pas parce que Verlaine n'est pas philologue qu'il va mélanger les poèmes au petit bonheur la chance. S'il a une version plus longue du poème et que, pour ne pas se fatiguer, il ne recopie que les différences, on ne va pas lui supposer des initiatives à scandaliser Rimbaud, l'auteur réel du poème. Verlaine a beau ne pas être philologue, il ne prend pas un poème pour choisir à la carte les quatrains qui lui conviennent ! Et j'en reviens à la question des doublons de manuscrits. En prenant des libertés, Verlaine aurait eu par-devers lui une version n'ayant rien à voir avec celle ou celles que Rimbaud auraient conservés près d'autres personnes ou par-devers lui. Si le but de la suite paginée est de conserver les manuscrits, certes on peut toujours admettre que Rimbaud remanie son poème et finit par n'avoir jamais des versions authentiques, mais supposer que Verlaine ne prend même pas la peine d'établir une leçon fidèle à ce qu'on lui fournit, ça n'a aucun sens. Verlaine a eu le scrupule de reporter la datation sous la forme abrégée "Fev. 72" et il aurait établi une version qui lui convient à lui seul. Dans tous les cas, l'argument de Murphy est beaucoup trop aléatoire et subjectif, il n'a aucune priorité philologique. Nous avons un manuscrit établi, et on va aller supposer entre les lignes qu'il n'est pas le reflet de ce qu'a voulu Rimbaud. On n'a aucune preuve, aucun indice que la volonté de Rimbaud n'a pas été respectée. Par conséquent, cet argument de prudence philologique n'a pas lieu d'être et est lui-même une interprétation subjective, un abandon à l'intuitionnisme. Concrètement, le manuscrit, on a ça ! et c'est tout ! Et il n'y a pas d'amorce pour dire que c'est une composition libre de Verlaine. Il faut s'arrêter là !
Maintenant, le poème est daté de février 1872. Rimbaud devra s'éloigner de Paris tout au long des mois de mars et d'avril. Il a quitté Paris vers le début du mois de mars, il y revient vers les premiers jours du mois de mai. On comprend la nécessité pour Verlaine à ce moment-là de constituer un dossier des poèmes de Rimbaud, puisqu'ils sont séparés et que les péripéties et séparations vont de pair avec des risques de perte matérielle. Il va de soi que cette séparation permet aussi d'envisager pourquoi Verlaine n'a pas eu le temps de se procurer des versions manuscrits du "Bateau ivre" et de quelques autres poèmes dont il mentionne les titres en attente. Rien à voir bien sûr avec la préparation d'un recueil. Verlaine monte un portefeuille de poèmes et ce portefeuille devait avoir son doublon entre les mains de Rimbaud en mars-avril.
Il est possible que ce soit au retour de Rimbaud que Verlaine ait recopié les ajouts de quatrains aux "Mains de Jeanne-Marie", comme il y eut des ajouts obligatoirement postérieurs à février (rime "daines"::"soudaines") de deux quintils au poème "L'Homme Juste".
Rappelons que la suite paginée par Verlaine s'est retrouvée dans les mains de Forain avec quelques autres poèmes, mais seulement un prélèvement partiel des poèmes en vers "nouvelle manière" de Rimbaud datés du mois de mai 1872, puisque Forain n'a pas eu ses propos versions des quatre poèmes coiffés du titre "Fêtes de la patience", si je ne m'abuse, lesquels viennent de Richepin, je crois.
Alors, venons-en enfin à cette rime "cousine"::"usine".
Dans le numéro 1, demeuré unique, de la revue Circeto en octobre 1983, cet ancêtre à la revue Parade sauvage (il n'y eut jamais de second numéro, bien que le bruit en circule), dans la section "Mélanges", Jean-Pierre Chambon a apporté deux petites contributions dont une sur "Mains de cousine" où il écrivait ceci :
Ce ne sont pas mains de cousine
Ni d'ouvrières à gros fronts
Les éditeurs ne semblent pas s'être arrêtés à la difficulté de sens que recèle le premier vers cité. Pourtant, à lire et à relire ce vers, il apparaît qu'il n'offre guère de signification satisfaisante à vouloir s'en tenir à l'acception ordinaire de cousine comme terme de parenté.
Et en affirmant ainsi que le mot est singulier, Chambon, qui est pourtant un excellent linguiste, se lance dans des suppositions lexicales. le mot "cousine" serait un équivalent de "cousette", puis ce serait le féminin du mot "cousin" au sens de "ouvrier au service de la forge dans les métallurgies", mais selon une acception qui provient d'un dictionnaire du dix-huitième siècle (Trévoux). Le Littéré relève bien en ce sens "cousin de gueule noire" et Rimbaud aurait "plaisamment féminisé" ce terme, ce qui aurait du sens dans la région ardennaise de Charleville. Ayant commenté le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" dans un article qu'il a repris dans son livre Rimbaud dans son temps, Reboul oppose une fin de non-recevoir à cette argumentation fragile. Le mot a bien le sens premier qu'on lui prête et il fait quelque peu songer aux cousines des romans de Balzac, femmes de la famille avec lesquelles on peut se marier raisonnablement, etc.
J'ai déjà signalé qu'un tel motif de la cousine figure aussi dans le poème en triolets de Daudet "Les Prunes" et dans les passages cités par Banville lui-même dans son traité, dont la parution complète en volume, et non plus en livraisons, nous rapproche de très près de la composition des "Mains de Jeanne-Marie" et de "Tête de faune". Or, pour ceux qui suivent, qu'est-ce qui se passe à ce moment-là ? Plusieurs pièces en vers de Glatigny sont jouées sur les scènes parisiennes. Il n'y a pas que Le Bois à l'Odéon en novembre 1871. Il y a un hommage à Molière en janvier, il y aussi en mars la comédie Vers les saules. Dans son étude de 1936, Jean Reymond casse sans arrêt du sucre sur les compositions de Glatigny, il ne comprend pas que Banville, Verlaine et plusieurs aient tant goûté ces vers. C'en est amusant : Reymond consacre un ouvrage qui lui prend du temps et qui fait une certaine épaisseur sur des vers qu'il méprise plus qu'un peu. En réalité, s'il y a quelques vers qui passent en boitant, la comédie Vers les saules a beaucoup de charme et des moments très drôles. D'ailleurs, Reymond reproche à Verlaine d'en citer avec intérêt le premier vers qui est excellent, mais que le critique du vingtième siècle ne goûte pas. Il y a pas mal de rapprochements de thèmes, de métaphores, de conceptions poétiques et de petites idées à faire entre Le Bois et Vers les saules, en faisant retomber cela parfois aussi au profit d'un petit plus à la lecture de "Tête de faune".
La comédie Vers les saules a été jouée à Vichy en 1864 et elle a été imprimée par Lemerre au moins en avril 1870, puisque j'ai consulté le fac-similé de cette parution. Rimbaud a donc pu connaître le texte de la comédie Vers les saules en 1870, il y a d'ailleurs sur la quatrième de couverture une page "Bibliothèque dramatique" avec Le Passant de Coppée ainsi que Deux douleurs, avec Florise de Banville et une poignée de comédies de quelques autres (Theuriet, etc.) Ceci dit, c'est en mars 1872 que la pièce a été interprétée à Paris. Il faut vérifier au jour près, sachant que nous avons des incertitudes sur la date de départ de Rimbaud, mais ça semble coïncider avec une période où Rimbaud n'est pas à Paris, sinon au mieux il est sur le départ et doit se faire tout petit. En tout cas, la pièce étant déjà imprimée, peu importe que Rimbaud y assiste ou non. Tout ce qui compte, c'est qu'il sache qu'elle est jouée en mars à Paris. Et c'est là que c'est intéressant, puisque seuls les ajouts de quatrains par Verlaine aux "Mains de Jeanne-Marie" contiennent la rime "cousine"::"usine", rime qui figure telle quelle dans la comédie Vers les saules de Glatigny, laquelle est donc représentée sur scène à Paris au moment même où Rimbaud compose puis remanie le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" !
S'il n'est que deux personnages sur scène dans la comédie Le Bois, nous avons affaire à trois couples, six personnes, dans Vers les saules. Nous avons le couple d'Henri et Blondinette, le couple d'Henriette et Marcel, enfin le couple d'Eléonore et Pontchartrain. Henri s'éloigne un temps de Blondinette et Marcel laisse seule un moment Henriette qui ne semble pas réceptive à ses déclarations enflammées. Voilà qu'Henri et Henriette se retrouvent l'un en face de l'autre, et se reconnaissent. Ils furent amoureux autrefois, sauf qu'Henriette avait fini par l'abandonner. Lui aime trop pour ne pas pardonner, et elle est tout autant amoureuse au point de renouer ce qu'elle a regretté d'avoir défait. Marcel surprend le couple et fait des reproches, mais Henriette lui explique qu'elle ne lui avait rien promis et que durant cette promenade elle avait exigé qu'il ne soit pas question de mots tendres. Marcel se plaint d'être venu seul dans les bois, il lui faut une nouvelle compagne. Il voit une jolie femme au bras d'un vieux, à savoir Eléonore en compagnie de Pontchartrain. Décidé, il séduit Eléonore en persiflant celui qui se dit son époux. Et nous en sommes quand Henri et Henriette alertés par la dispute interviennent. Pontchartrain reconnaît son neveu en la personne d'Henri et lui demande de le défendre face à son agresseur. Nous sommes à la scène IX, pages 32 et 33 de l'édition consultée. Pontchartrain bénit le ciel et demande à son neveu qualifié de "dévoué" de lui venir en aide. Henri, "majestueux" note la didascalie, dit ces vers :
Vous n'avez pas toujours, pour moi, l'un de vos proches,
Eté, comme Bayard, un oncle sans reproches,
Et je vais demander souvent aux usuriers,
Quand les temps sont mauvais, l'argent que vous pourriez
Me donner. Vous m'avez refusé ma cousine
Pour lui faire épouser je ne sais quelle usine ;
Mais je serai clément, comme le sont les dieux,
Plus peut-être. Je suis miséricordieux,
Mais juste cependant. Parlez, j'ouïs la cause.

On le voit, mon dossier s'étoffe sans arrêt. Personne ne me cite que moi-même, c'est mauvais signe, mais seul j'accumule des indices, des preuves, qui affinent une lecture, et ça en principe c'est plutôt bien et suffisant pour qu'on en tienne compte et qu'on essaie d'évaluer ce qui peut bien faire que j'arrive à tel étoffement.
Pour les "bois sidérals" dans "Les Poètes de sept ans", je pense bien sûr à Banville, à Hugo, à la "prairie amoureuse" et tout particulièrement à la valeur allégorique du bois en poésie avec Banville, Glatigny, mais pas qu'eux non plus. Et enfin, pour l'accord particulier au pluriel "sidérals" au lieu de "sidéraux", il s'agit d'une corruption parnassienne, mais il me semble qu'elle est bien caractérisée dans les recueils de Glatigny que je dois relire plume en main pour relever les exemples. Il y en au moins un que je suis assuré de trouver, c'est "idéals" je crois. J'ai une petite enquête à faire sur ce caprice grammatical, et je commence bien sûr par privilégier un auteur qui développe une allégorie du "bois" non étrangère à la poésie de Banville et bien connue de Rimbaud, et qui donc recourt à l'occasion à cet accord au pluriel contre la règle !
Bref, vous sentez venir la suite, non !

Bon, je vous explique, je vais faire tiédir les gésiers à la poêle, je prends deux œufs durs, un peu de tomate, des magrets séchés fumés au bois de hêtre (mais pas toute la planche), de l'échalote, quelques noix, une salade mélangée de mâche et roquette (j'avoue sous emballage plastique), quelques morceaux de Saint-Agur, et puis je me fais une petite vinaigrette moutardée dans un bocal où je n'ai pas tout à fait râcler le fond de confiture aux framboises.
Voilà, vous savez tout, bon appétit !

"Tête de faune", l'article de 2004 de Steve Murphy

En 2004, j'ai signalé à Steve Murphy qu'un exemplaire rare des Joyeusetés galantes et et autres aventures du vidame Bonaventure de la Braguette était en vente sur le site ebay, mais à un montant de 600 euros qui me le rendait inaccessible, à moins de faire une folie. Il m'avait répondu évasivement que ce n'était pas pour sa bourse non plus. Pourtant, en septembre 2004 (à moins que cela ne ce soit passé en 2002 et qu'il y ait eu un décalage de deux ans avant la sortie de l'article, mais je ne crois pas), lors du colloque rimbaldien qui a duré trois jours avec vingt-cinq contributions Murphy a montré à quelques rimbaldiens présents les singularités d'un tel volume qui n'étaient autres que les représentations de faunes et, en décembre, paraissait le numéro 20 de la revue Parade sauvage avec un article de Murphy intitulé "Tête de faune et le sous-bois des intertextes : Banville, Glatigny, Rops". Je l'avais un peu mal pris dans la mesure où je n'ai eu droit à aucune remarque : ni merci pour lui avoir signalé à l'attention cette édition, ni merci pour l'avoir invité à se repencher sur ce recueil, ni invitation à être un des privilégiés à voir ce que contenait ce volume. En 2004 même, toujours, Bruno Claisse faisait une conférence en exhibant au poème "Soir historique" une source de Leconte de Lisle que je lui avais signalée à l'attention en 2003, quand je lui avais expliqué devant témoin qu'il n'était pas écrit "normes", mais "Nornes" dans ce poème, que cela renvoyait à Leconte de Lisle et qu'il y avait plusieurs emprunts à Leconte de Lisle dans ce poème en prose. Je ne travaillais qu'à partir des éditions des poésies de Leconte de Lisle en Poésie Gallimard et j'avais besoin d'encore travailler sur le sujet, mais j'avais dû placer en ligne pas mal de liens sur le forum alors actif du site poetes.com à l'époque, et je précise que j'ai déjà signalé aussi à l'attention que la phrase "Cela ne sera point un effet de légende[,]" est aussi une réécriture de vers de Leconte de Lisle. Un jour, je reprendrai mes droits sur "Soir historique". On voit, en tout cas, que personne n'a complété ce dossier, alors que je dis depuis longtemps que j'en ai un. Je ne l'ai plus à cause de disques durs inondés, mais je saurai le refaire. En attendant, pour ce qui concerne "Tête de faune", je ne disais rien non plus, j'étais invité à faire des conférences malgré tout et si ma contribution fut décisive je n'avais pas découvert directement les images du faune. Moi, ce qui m'a désolé avec le temps, c'est de voir que Claisse ne m'a cité qu'une seule fois dans son second volume sur Rimbaud, uniquement pour critiquer Guyaux, mais jamais il ne m'a cité une seule fois pour un commentaire de poème en prose. Il citait plein de critiques, il accordait quelques bons points, mais il ne daignait même pas me citer une fois à la marge. C'était un peu gros. Depuis, Claisse ne publie plus rien, il est sorti du rimbaldisme, et voilà. Ensuite, je n'ai évidemment pas apprécié la minimisation critique de mon article sur "Le Bateau ivre" par Murphy, et même Reboul citait l'article de Murphy préférentiellement, alors qu'il était su que l'article de Murphy venait très clairement après le mien et n'apportait pas de nouvelles idées clefs par rapport au mien. Cela est allé en s'aggravant avec "Voyelles", "Les Corbeaux", la signature "PV" de "L'Enfant qui ramassa les balles..." et à partir de 2010 ce fut plusieurs complications autour de l'Album zutique avec Teyssèdre, Chevrier et quelques autres faits.
Reprenons l'article de décembre 2004 "Tête de faune et le sous-bois des références [...]". Il s'agit d'un article court de 7 pages dont une page et demie d'illustrations. Steve Murphy insiste en introduction sur le côté révolutionnaire de la métrique du poème et sur l'idée que, au plan des cibles (au sens neutre) du poème, "le Sous bois de Glatigny s'est associé dans l'esprit de Rimbaud à ce poème du même titre de Théodore de Banville, composé en décasyllabes 5-5 : [suit la citation in extenso du poème de Banville]."
Murphy ne manque pas de citer l'extrait du journal Le National de mai 1872 où Banville nous apprenait que Rimbaud pensait qu'il était temps d'abandonner l'alexandrin, ce qui est parfaitement en phase avec la métrique de "Tête de faune" : poème en décasyllabes aux césures mal identifiables.
Il signale ensuite les trois mots à la rime que Rimbaud a repris au poème "Sous bois" de Banville et insiste aussi sur le fait que les trois vers soient rapprochés dans chacun des deux poèmes. Murphy dit ensuite qu'on pourrait ajouter d'autres "ressemblances plus ténues (bruns-brunie, montrent-montre, le retour de l'or...). On remarquera que Murphy manque un rapprochement très important entre "resplendit" et "splendides" de la version connue du manuscrit de "Tête de faune", rapprochement solidaire du relevé des trois mots communs à la rime entre "Sous bois" de Banville et "Tête de faune" de Rimbaud. En revanche, je n'ai pas relevé récemment le rapprochement entre "Les bruns Adonis" et la "Lèvre" "Brunie et sanglante".
On remarque également que Murphy parle de l'importance du recueil Les Cariatides pour Rimbaud en des termes qui montrent qu'il ne fait pas la différence entre le recueil de 1842 et sa version remaniée de 1864 qui inclut plusieurs autres recueils de Banville, avec quantités de vers remaniés. La version remaniée de 1864 est constituée de six parties dont les trois premières parties seules correspondent au recueil de 1842. Le poème "Sous bois" est-il un cas isolé de composition en décasyllabes chansonniers aux deux hémistiches de cinq syllabes dans l'économie du recueil original de 1842, dans l'économie des trois premiers livres sur six de l'édition de 1864 ? Ce serait à vérifier par ailleurs, puisque le recours au décasyllabe de chanson était encore très rare en 1842.
Mais, après cette partie de l'article sur un nouvel intertexte du côté de Banville, nous passons à ce qui était alors conçu comme le véritable scoop, les illustrations faunesques par le belge Félicien Rops du recueil publié sous le manteau par Glatigny. Voici, à la page 53, ce qu'écrit Murphy au moment d'amorcer cette nouvelle partie de son article :
[...E]n 1983, nos recherches portaient principalement sur l'interprétation des poèmes politiques de Rimbaud (ceux portant sur la lutte contre l'Empire et ceux portant sur la Commune) et compte tenu des suggestions obscènes de nombreux poèmes politiques de Rimbaud, nous lisions des ouvrages de ce type pour essayer de compléter les informations fournies par le Dictionnaire érotique moderne de Delvau et beaucoup moins dans l'idée de trouver des "sources", ce qui explique en partie que - rapidité égalant paresse - nous avons loupé une marche énorme (heureusement pour ce qui reste de  notre amour[-]propre, les autres rimbaldistes ont eu la bienveillante discrétion de nous laisser retrouver la marche tout seul !) : la page de garde de titre de l'édition originale des Joyeusetés présente précisément la tête d'un faune rigolard.
Suit une illustration et la légende : "Fig. 1 : édition originale (1866)".
Pourquoi Murphy prend-il ce temps à s'excuser pour ses lacunes de chercheur en 1983, on sent qu'il n'aime pas être pris en défaut ? Cependant, il se permet un petit persiflage sur l'inaction en face des autres rimbaldiens. Mais, quand il parle de "discrétion", on l'a vu plus haut, moi à chaque fois que je lis et relis ce passage je pense à autre chose. Quant à la phrase : "rapidité égalant paresse", elle est confirmée avec les articles sur les poèmes "Lys", "Hypotyposes saturniennes ex Belmontet" et "Vieux de la vieille" sans aucune lecture des recueils de poésies des cibles parodiques Armand Sylvestre et Belmontet. Mais, la précipitation ne concerne-t-elle pas encore ce présent article de sept pages ? Murphy exhibe une image avec raison, car elle importe à la compréhension de "Tête de faune", mais l'expression "tête de faune" elle-même n'a-t-elle pas une histoire ? Il n'y a pas une conversion mécanique d'un dessin représentant la seule tête d'un faune à l'expression ramassée "Tête de faune".
D'abord, pour s'en tenir au contexte le plus proche, Murphy fait entendre avec raison que Rimbaud a dû lire ce recueil anonyme et obscène de Glatigny à Paris en présence de Verlaine et des membres du Cercle du Zutisme. Ensuite, Murphy donne une confirmation de cela en citant une lettre de Verlaine à Blémont du 22 juillet 1871 où notre poète déclare être "en train d'élaborer [...] une joyeuseté galante dans le goût glatignesque, assez forte en gueule". Murphy n'en fait qu'un indice ponctuel, mais il faut bien insister sur le fait que Verlaine avec les parodies de Banville, Heredia, Coppée, qu'il envoie dans ses lettres de l'été 1871 à Blémont et Valade est en train de préparer le terrain pour les parodies de l'Album zutique. Or, cet été-là, un des destinataires des lettres de Verlaine n'est autre que Léon Valade, lequel Léon Valade, avec Albert Mérat, fera partie des membres du Cercle du Zutisme se réunissant à l'Hôtel des Etrangers en octobre et novembre 1871. Et il faut rappeler qu'à leurs débuts Mérat et Valade ont uni leurs plumes pour composer un recueil de sonnets intitulés Avril, mai, juin, sorte de périphrase pour dire le printemps, et ce recueil, bien qu'il ne soit pas obscène et publié sous le manteau, a paru sans mention de nom d'auteurs. Ce recueil a plus tard été édité par Lemerre, avec une préface de Camille Pelletan dans les Oeuvres complètes de Léon Valade (A mi-côte, etc.), bien qu'il soit spécifié que Mérat y a participé. Et, dans ce recueil, il y a un poème intitulé "A une tête de faune". Il n'offre pas de prise pour qu'on puisse le dire une source aux trois quatrains "Tête de faune" de Rimbaud, mais il est important de constater que l'expression y figure en titre.


Le poème figure à la page 123 de l'édition posthume de 1886. Je cite :

                         LXI

          A une tête de faune

Dis-moi, vieillard, masque ironique,
Ce qui te fait sourire ainsi ?
N'es-tu pas mort ? Vois-tu d'ici
Les temples dorés de l'Attique ?

Entends-tu parmi les bergers
Soupirer la flûte inégale,
Tandis que la vierge au front pâle
Danse en formant des pas légers.

Vois-tu d'ici la forêt sainte
Dont on n'osait franchir l'enceinte,
Où tu logeais sous le ciel bleu ?

Ou bien ris-tu de voir ma lèvre
T'interroger, toi, l'homme-chèvre,
Et te dire : "Causons un peu."

Avec leur mépris coutumier, quelques-uns, très fiers et très sûrs d'eux, très soucieux pourtant de montrer qu'ils maîtrisent tout, répondent déjà que ça n'a rien à voir. Certes, j'ai annoncé plus haut que la source n'allait pas être parlante. Mais, je demande de faire attention à quelques points précis. D'abord, il y a la mention de l'expression "tête de faune" dans le titre. Ensuite, le premier vers est fortement intéressant, il qualifie la personne ciblée 1) de "vieillard", 2) de "masque ironique". Le vers 2 évoque un "sourire". Ensuite, nous avons un renvoi à l'art de l'Antiquité. Enfin, si la "lèvre" au dernier tercet est celle du poète, le rire de "l'homme-chèvre" est souligné.
Ce sonnet décrit un motif de tête de faune à une époque où n'existe pas encore l'édition des Joyeusetés galantes avec des illustrations de Félicien Rops.
Ce recueil est par ailleurs d'une certaine étendue et on peut se reporter à d'autres sonnets pour avoir un traitement du motif du faune qui commence à se rapprocher du contenu de "Tête de faune" de Rimbaud. Je ne vais pas m'attarder sur une idée que je peux avoir selon laquelle la tête barbue de Valade faisait beaucoup rire et pouvait du coup passer pour une "tête de faune", puisque les trois quatrains ne vont clairement pas dans cette direction malgré tout. En revanche, je vais citer plusieurs sonnets du début du recueil. Je commence par le premier quatrain du premier sonnet, sans avoir fait exprès de suggérer le titre de Mallarmé "Prélude à l'après-midi d'un faune" :
                      I

               Prélude

Sous nos pieds et dans nos cervelles,
Avril fond les derniers glaçons ;
Et déjà dans tous les buissons
S'embusquent les Muses nouvelles.
Le second sonnet parle d'aller sous un soleil radieux, le rire aux dents, "au bois, dans l'herbe" avec une amoureuse répétant "la parole d'or". Le troisième sonnet "Neige d'antan" ne nous retiendra pas malgré la présence du nom "broderie" à la rime. En revanche, nous pouvons citer les sonnets IV et V.

                              IV

                Frondibus et foliis

Surprenez au matin la forêt qui s'éveille
Avec un bruit charmant de feuilles et d'oiseaux,
Quand la brume d'été tend ses légers réseaux,
Où se heurte l'essor de l'aurore vermeille.

Le ciel s'ouvre aux rayons, et la fleur à l'abeille ;
Une écharpe d'argent flotte au-dessus des eaux ;
Pan, les yeux encor lourds, souffle dans les roseaux ;
L'air parfume la bouche et caresse l'oreille.

Le matin glorieux éclate en tons divers
Et met, peintre divin, dans les feuillages verts
Tous les rayonnements de sa palette ardente.

C'est l'heure recueillie où parlent les grands bois,
Où le marcheur pensif entend les mille voix
Qui chantent dans ton sein, ô Nature géante !

                                V

                            Dryas

Je sais que tes railleurs ont tort, faune ingénu
Dont le bras amoureux presse un arbre avec force.
Tu laisses les bergers, au péril d'une entorse,
Haleter sur les pas de la nymphe au pied nu...

Tu restes immobile, et sur la rude écorce
S'impriment ta poitrine et ton menton charnu ;
Et tu sais épier le prestige inconnu
Qui du tronc raboteux fait surgir un beau torse.

La dryade en tes bras sommeille, et tu la vois !
Tu sais qu'il est une heure où tout vit, dans les bois !
Où s'incarne elle aussi, la nymphe, âme des chênes.

On voit sur son beau flanc saillir encor les veines...
Sein robuste, on dirait chair et marbre à la fois,
Et dans ses bruns cheveux s'enlacent les verveines.

Alors, je ne voudrais pas avoir vous tirer les oreilles, je sais que vous n'êtes pas des faunes, mais, si j'ai dit depuis longtemps cette parole demeurée sans écho que le titre de sonnet "A une tête de faune" avait pu influencer Rimbaud pour son titre "Tête de faune", qu'ont de plus intéressant que Le Faune de Laprade par exemple de telles citations ? Et bien, Valade, Mérat et Pelletan sont trois membres initiaux du Cercle du Zutisme en octobre-novembre 1871. Pelletan, en novembre 1871, est proche de Glatigny, tous deux publient dans le journal hugolien Le Rappel. Pelletan préface l'édition des poésies posthumes de Valade précisément. Ensuite, le titre Avril, mai, juin souligne une conception de la poésie comme printemps qui était l'idée formulée par Rimbaud dans sa lettre à Banville du 24 mai 1870. Puis, Valade et Mérat ont également publié à deux des traductions de l'écrivain allemand Henri Heine, aujourd'hui plutôt connu pour ses écrits en prose de réflexion plutôt que pour ses poésies, sauf qu'à l'époque Henri Heine est souvent cité favorablement en tant que poète par Banville. On voit bien se dessiner une cohorte poétique : Banville, Heine, Glatigny, Valade, Mérat, Pelletan, avec au moins jusqu'en mars 1872 Verlaine et Rimbaud à leur suite. Notez le titre en latin du sonnet 4 et son attaque : "la forêt qui s'éveille" dans "un bruit charmant de feuilles..." La mention de Pan est attendue, tout est attendu dans le traitement d'un tel thème me répliquera-t-on, mais relevez encore l'idée de l'éclat du jour sur la feuillée au premier tercet : "Le matin glorieux éclate en tons divers" et les "feuillages verts" sont tout traversés des "rayonnements de sa palette ardente." Rimbaud transforme cela en l'expression concise : "écrin vert taché d'or". Notez aussi l'idée de "l'heure recueillie où parlent les grands bois". Et appréciez l'amplification finale aux "mille voix" de la "Nature géante". Pour le suivant sonnet "Dryas" avec son "faune ingénu", je n'insisterai pas sur la forme ramassée "chair et marbre" à rapprocher du poème "Credo in unam", car je ne pense pas que Rimbaud avait lu ce recueil anonyme de Mérat et Valade dès 1870, mais je m'attarde volontiers à son premier tercet qui entre en résonance avec la comédie Le Bois de Glatigny, ce qui était déjà le cas du sonnet précédent, mais aussi avec l'épigraphe banvillienne à cette comédie, célébrant la Nature qui alors vivait pleinement : "Tu sais qu'il est une heure où tout vit dans les bois !" L'idée d'heure est à rapprocher de la conception comme moment du petit récit de "Tête de faune". Le sixième sonnet pourrait être cité à la marge puisqu'il fait le portrait de Néréides.
Mais si nous revenons maintenant à l'article de 2004 de Steve Murphy et au dessin de tête de faune de Félicien Rops, il faut préciser un point qui n'a pas été soulevé. L'expression "tête de faune" a un sens en histoire de l'art. C'est une statue précisément en marbre, mot clef d'un sonnet cité plus haut et de "Credo in unam", réalisée par Michel-Ange et malheureusement perdue depuis la fin du XVe siècle même, perdue donc du vivant de Michel-Ange, du temps de sa jeunesse même. C'est cette œuvre même qui aurait assuré au célèbre artiste la protection de Laurent de Médicis. L'histoire de cette création est nimbée de légende. Michel-Ange l'aurait créée à l'âge de seulement treize ans. Elle aurait été inventée à partir d'un fragment retrouvé de statuaire antique. Mais il y a plus important encore. Michel-Ange aurait copié une autre sculpture de tête de précisément "vieux faune", mais au lieu de le représenter la bouche fermée il l'aurait représentée la bouche ouverte avec les dents et la langue exhibées. La légende repart de plus belle : Laurent de Médicis aurait fait remarquer que la dentition était trop parfaite pour un vieux, ce qui fait que Michel Ange l'aurait pris au mot sur-le-champ en s'emparant promptement de son ciseau pour éliminer une dent. C'est à croire que c'est une réincarnation de Michel-Ange même qui a remodelé le visage de la Pieta à l'entrée de Saint-Pierre de Rome au vingtième siècle... La légende a tout de même inspiré une création de Cesare Zocchi, au XIXe siècle même : une sculpture représentant Michel-Ange enlevant une dent à sa tête de faune. Précisons également que le motif du faune a de bonnes raisons d'être à la mode au siècle de Rimbaud : une statue complète de faune a été retrouvée à Pompéi, et à Paris une sculpture un peu différente est installée dans les jardins du Luxembourg où on peut toujours l'admirer aujourd'hui. Tout ce que je dis présentement sur la "tête de faune" de Michel-Ange fait l'objet sur le site internet Wikipédia d'une entrée précisément intitulée "Tête de faune" et qui a ses équivalents dans d'autres langues : "Testa di fauno", "Head of a faun", "Kopf eines faun", "Cabeza de fauno", "Cabeça de Fauno", etc.
Je conseille de se reporter à ce lien pour apprécier tout de même une copie de la tête de faune attribuée à Michel-Ange, car à défaut de l'original en marbre il reste visiblement quelque chose à admirer. Qui plus est, cela permet de voir que Félicien Rops s'en tient tout de même à une tête de faune bouche fermée.


L'idée de vieillesse n'est pas retenue du côté de Glatigny et Rops, ni du côté de Rimbaud. En revanche, ce dernier insiste sur le fait que ce faune se donne à voir "montre ses grands yeux" ou "montre ses deux yeux" selon les versions, et aussi sur les "dents", mais bien "blanches".
Dans son article, Murphy ne cite pas la référence du titre à un motif artistique connu depuis Michel-Ange, ni la comédie Le Bois de Glatigny qui continuait donc alors de passer sous les radars comme on dit familièrement. Puis, ce lien au recueil publié sous le manteau entraînait le critique rimbaldien à s'éloigner des enjeux de sens du poème pour privilégier l'arrière-plan licencieux et la référence amusée au recueil paru sous le manteau. Ainsi, Murphy spécule sur l'idée que les "vignettes" et "fleurons" de l'édition originale expliqueraient les mentions "lies" (l'expression figure plutôt dans "Antique", que "Tête de faune") et "fleurs splendides", "sans oublier la végétation qui orne la plupart des fleurons du début du volume de 1870", puisque Murphy a confronté deux états distincts du recueil publié sous le manteau, une version de 1866 et une autre supposée de 1870. Toutefois, on voit que le critique lâche la proie pour l'ombre, comme si les rapprochements avec les illustrations suffisaient à commenter le poème. Dans ses conclusions, Murphy considère que le poème "Tête de faune" célèbre l'audace érotique du recueil de 1866 et qu'il exhibe par ailleurs les trois types de décasyllabe dans un mélange improbable. Nous ne souscrivons à aucune de ces deux conclusions.
Murphy est obnubilé par la référence aux Joyeusetés, il passe complètement à côté des renvois à Banville et surtout complètement à côté de la comédie Le Bois qu'il ne songe même pas à citer, consulter, fût-ce pour au moins interroger la signification de ce bois ! Pour lui, c'est le recueil de 1866 qui a déterminé la composition du poème : "Ouvrant et fermant le recueil, ces dessins ont dû jouer un rôle déclencheur dans la composition du poème, s'appuyant sur l'association entre ces têtes de faune et l'univers du 'sous-bois'." Pour nous, c'était le fait que Rimbaud réécrive des passages de deux poèmes au même titre "Sous bois" qui devait plus spécifiquement retenir l'attention de l'analyste.

vendredi 25 décembre 2020

Deux nouvelles sources (Prudhomme et Banville) pour lire "Rêvé pour l'hiver"

L'entrée "Sonnet" du site Wikipédia tient un discours sur le sonnet qui me paraît problématique à maints égards, mais je me garderai bien d'aller retoucher les fresques du temple jaloux. Selon les dires érudits de la page en question, le sonnet "Rêvé pour l'hiver" peut s'appeler un sonnet "layé" parce que son principe, je cite, "consiste à raccourcir un vers sur deux".
Pour moi, le sonnet "La Musique" des Fleurs du Mal correspond mieux à la définition et je trouve même le poème de Baudelaire formellement plus discordant que le sonnet "Rêvé pour l'hiver" :
La musique parfois me prend comme une mer !
              Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un pâle éther,
               Je mets à la voile ;

La poitrine en avant et gonflant mes poumons
               De toile pesante,
Je monte et je descends sur le dos des grands monts
                D'eau retentissante ;

Je sens vibrer en moi toutes les passions
                D'un vaisseau qui souffre
Le bon vent, la tempête et ses convulsions 
                 Sur le sombre gouffre
Me bercent, et parfois le calme, - grand miroir
                 De mon désespoir.
Cependant, il y a une difficulté. Le poème passe de deux strophes qui sont des quatrains à une strophe qui est un sizain. Les quatrains ont des rimes croisées et donc les vers vont aisément deux par deux, même si la syntaxe isole le premier vers des trois autres du premier quatrain. En revanche, dans les tercets, outre que visuellement, au plan typographique, c'est plus décoiffant qu'harmonieux, on voit bien que l'idée de deux groupes de trois vers entre en conflit avec l'alternance binaire qui se poursuit, et même si Baudelaire n'a pas opté pour la forme classique des rimes de tercet AAB CCB sinon AAB CBC, on voit que l'organisation ABABCC ne s'harmonise pas non plus clairement avec le principe d'alternance. Et le dernier tercet est caractérisé par des rejets et contre-rejets qui confirment qu'il y a une recherche de discordance, même nuancée. "Me bercent", le rejet passera encore pour un soupir musical, mais on enchaîne avec une structure bien cassée à la césure "et parfois + le calme", et le tiret permet de continuer de disloquer la structure "-grand miroir" étant quelque peu en contre-rejet accentué à cause de ce tiret.
En tout cas, dans le cas du sonnet de Baudelaire on a bien un vers raccourci sur deux, ce qui n'est pas le cas de "Rêvé pour l'hiver" qui tient compte du passage des quatrains au couple sizain des tercets. Les strophes sont composées de modules, je reprends cette notion à Benoît de Cornulier. Les quatrains de "Rêvé pour l'hiver" sont comparables à ceux du poème "La Musique", mais pour les tercets, comme pour des poèmes en sizains classiques, Rimbaud a raccourci le troisième vers des modules qui coïncide avec la limite des tercets. Je ne vais pas m'attarder ici sur le fait qu'au second quatrain le vers court employé soit l'octosyllabe au lieu de l'hexasyllabe du premier quatrain et des tercets. En revanche, j'insiste sur deux points : cette forme est distincte de celle de Baudelaire et ensuite elle est extrêmement rare, et je n'en connais qu'une occurrence antérieure (je n'exclus bien sûr pas que quelqu'un me révèle demain des exemples ayant échappé à mon attention), c'est le sonnet "Au Désir" du recueil Les Epreuves. Et, "Rêvé pour l'hiver" étant une composition datée du "7 octobre 1870" (sans doute de peu postérieur à cette date fictionnelle en fait), il faut rappeler que Rimbaud dit dans une lettre à Izambard du 25 août 1870 qu'il a lu et même relu Les Epreuves de Sully Prudhomme, quand bien même il n'en pense pas grand bien.
Je possède un volume des éditions Lemerre réunissant plusieurs recueils de Sully Prudhomme. Le recueil Les Epreuves y tient en 66 pages (pages 3 à 68 en incluant une page de titre ou de faux-titre directement et quatre pages blanches ou au moins sans texte, puisqu'il y a quatre sections :  Amour - Doute - Rêve - Action. La section "Amour" est composée de 15 sonnets, la section "Doute" de 16, la section "Rêve" de 11 sonnets, la section "Action" de 19 sonnets, ce qui fait un total de 61 sonnets). Le poème "Au Désir" ne fait pas partie de la section "Rêve", mais il est l'avant-dernier de la section finale "Action". Dans ce sonnet, Prudhomme ne fait pas alterner des alexandrins et des hexasyllabes, ou des alexandrins et des octosyllabes, il fait alterner des décasyllabes aux deux hémistiches de cinq syllabes et des pentasyllabes. Notons que le pentasyllabe est à ce type de décasyllabe ce que l'hexasyllabe est à l'alexandrin. Il me semble assez évident que ce n'est pas par coïncidence que Rimbaud déploie une idée formelle qu'il a relue deux mois auparavant dans un recueil qu'au demeurant il méprise. Ne connaissant pas d'autre modèle antérieur, je n'hésite pas à dire que "Au désir" est une source formelle au sonnet "Rêvé pour l'hiver", et partant de là il peut être partiellement considéré comme une source en matière de sujet même si cela n'a rien d'évident. Il va de soi que c'est le rapprochement formel qui donne de la légitimité à des comparaisons entre contenus. Pour ce qui est des rimes, Rimbaud a minimalement repris un mot à la rime "roses", mais en le faisant passer au singulier.
J'ajoute que tous les autres sonnets du recueil, où il n'y a pas d'alternance avec un vers plus court, ont des quatrains à rimes embrassées. Malgré Corneille et "Le Manchy" de Leconte de Lisle, Prudhomme a fait se croiser les rimes et les mesures dans les quatrains dans "Au Désir".
Je cite donc en premier le poème de Sully Prudhomme, puis je cite le sonnet de Rimbaud. Le titre est tout en majuscules pour Prudhomme, mais la table des matières fait bien contraster une lettre majuscule plus grande pour l'initiale du mot "Désir", ce qui n'est pas une surprise non plus. J'opte pour le titre en caractères gras, ne chipotons pas.

                           Au Désir

Ne meurs pas encore, ô divin Désir,
           Qui sur toutes choses
Va battant de l'aile et deviens plaisir
            Dès que tu te poses.

Rôdeur curieux, es-tu las d'ouvrir
             Les lèvres, les roses ?
N'as-tu désormais rien à découvrir
             Au pays des causes ?

Couvre de baisers la face du Beau,
Jusqu'au fond du Vrai porte ton flambeau,
             Fils de la jeunesse !

Encor des pensers, encor des amours !
Que ta grande soif s'abreuve toujours
            Et toujours renaisse !

                 Rêvé pour l'hiver

L'hiver, nous irons dans un petit wagon rose
              Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
              Dans chaque coin moelleux.

Tu fermeras l'œil pour ne point voir, par la glace,
         Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
         De démons noirs et de loups noirs.

Puis tu sentiras la joue égratignée...
Un petit baiser, comme une folle araignée,
           Te courra par le cou...

Et tu me diras : "Cherche !", en inclinant la tête ;
- Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
            - Qui voyage beaucoup...

Je cite juste en passant la précision "En Wagon, le 7 octobre 70". J'ai déjà cité cette source, par exemple dans cet article de 2013 sur le blog Rimbaud ivre :

                
J'ai dû le citer à d'autres reprises sur ce blog même et ailleurs. Pour les éternels sceptiques qui répliqueront que les deux poèmes n'ont pas du tout les mêmes sujets, je soutiendrai qu'il faut comprendre que Rimbaud se moque du désir de métaphysique de Sully Prudhomme. Il lui explique que ce n'est pas cela, le désir ! Par exemple, la chute du poème de Rimbaud "- Qui voyage beaucoup..." parle de l'activité amoureuse en épinglant l'idée abstrait de la soif permanente mais toute cérébrale et de cet appel à une continuelle renaissance du dernier vers : "Et toujours renaisse !" Rimbaud a repris le mot "rose" à la rime en le faisant passer au singulier, et quand Sully Prudhomme faisait étonnamment rimer "roses" avec le "pays des causes" qui sent son Emmanuel Kant, Rimbaud fait rime "wagon rose" avec "Un nid de baisers fous repose", lequel reprend de toute manière "Dès que tu te poses" vers 4 du sonnet de Prudhomme. Le persiflage est sensible, et "nid" est quelque peu une déformation de "pays. Et l'expression "pays des causes" reçoit cet autre billet avec la mention érotique : "Cherche !" au début du second tercet.
Quant au mot "moelleux" à la rime du vers 4 de "Rêvé pour l'hiver", Rimbaud a pu le trouver à la césure du vers 5 du tout premier sonnet des Epreuves, "L'inspiration" début de la section "Amour" : "Et le duvet moelleux, plein d'intimes chaleurs[.]" Deux des premiers sonnets du recueil mentionnent la métaphore du nid. Dans "Conseil", ce n'est pas celui des baisers, c'est celui des "vertus". Dans "Trahison", le mot a deux occurrences au seul vers 2 : "Tu t's cru dans un nid semblable au nid des haies, / Caché, sûr et profond." Pour les "ombres des soirs", Prudhomme offre une expression un peu similaire : "des ombres du tombeau" ("Fatalité"). La crainte des "ombres des soirs" est aussi quelque peu une version prosaïque de la peur métaphysique nommée "ombre", "nuit", "abîme" dans les trois derniers sonnets au moins de la section "Doute", tandis que l'idée des "loups noirs" a une source possible en idée dans le sonnet "Le Vent" : "On ne sait quel troupeau hurle à travers les bois." On peut mentionner également les "spectres noirs" de "Une damnée". Pour la rencontre du "rose" et des "coussins bleus" à la fin des vers 1 et 2 de "Rêvé pour l'hiver", difficile de ne pas citer les deux premiers vers de "L'Art sauveur" :
S'il n'était rien de bleu que le ciel et la mer,
De blond que les épis, de rose que les roses,
[...]
Le premier poème de la section "Rêve" s'intitule "Repos" et comporte l'infinitif "reposer" à la rime du vers 3 ("... je veux me reposer"), ce qui devient le verbe "repose" à la rime du même vers 3 dans "Rêvé pour l'hiver", tandis que le vers 2 de "Repos" : "Je ne poursuivrai plus la guêpe du baiser," mêle la mention du règne animal au mot "baiser", comme au vers 3 de "Rêvé pour l'hiver" : "un nid de baisers". Le verbe à la forme négative "Je ne poursuivrai pas" est à mettre en tension avec le discours opposé de Rimbaud : "Et nous prendrons du temps à trouver cette bête". Il faudrait citer aussi les mots à la rime dans "Siestes" : "les paupières mi-closes", "roses", "causes" (je cite car repris dans "Au Désir"), "mon repos".
J'hésite à citer les deux derniers vers de "Dernières vacances", mais c'est à cause du couplage "rêve" et "voyage" que je le fais finalement :
[...]
C'est en suivant des yeux la fuite d'un navire
Qu'un soir, pendant qu'il rêve un voyage, il expire.
Tous ces rapprochements ont l'air frivoles, il reste surtout le cas du sonnet "Au Désir", mais pensez tout de même à envisager que ces rapprochements sont autant de petites accroches pour se dire que, tout original qu'il soit, le poème "Rêvé pour l'hiver" est de toute façon quelque part pensé pour prendre le contrepied de la pensée du piètre Sully Prudhomme. Cette ironie diffuse, elle est présente ou non dans le poème de Rimbaud ?

Je vais passer maintenant à la mention d'une autre source, celle-ci complètement inédite, au sonnet "Rêve pour l'hiver", mais avant pour faire transition je vais rappeler que, pour le sonnet "Ma Bohême", je n'envisage pas uniquement que Rimbaud reprend des rimes à quelques poèmes de Banville, mais que les tercets qui forment un sizain contiennent la reprise de la rime "fantastiques"::"élastiques" (avec passage du singulier au pluriel) à un sizain du "Saut du tremplin", parce que c'est carrément les deux tercets qui réécrivent complètement le sizain dans son ensemble, même si seule cette rime est reprise telle quelle.
Le sonnet "Ma Bohême" évoque une fugue non plus en train, mais à pied, et parmi les rimes il y a la "Grande Ourse", qui renvoie aux rimes de Banville, qui s'oppose à la "Bourse", puisqu'il faut comprendre que Rimbaud songe à une mise en tension entre la rime "course"::"Grande Ourse" qu'il utilise et une rime des Vignes folles de Glatigny : "course"::"Bourse". Mais "Grande Ourse", c'est aussi le nom d'un sonnet des Epreuves de Sully Prudhomme qu'on peut lire à tout le moins pour sentir le contraste entre la sensibilité poétique de Rimbaud et celle du futur premier Prix Nobel de Littérature.
Mais, si Banville tient plus à cœur à Rimbaud et si un sizain du "Saut du tremplin" est réécrit en deux tercets dans "Ma Bohême", voici une idée de source banvillienne qui pointe le bout de son nez au sujet des tercets de "Rêvé pour l'hiver". Il s'agit d'un poème en sizains intitulé "A une Muse folle". Le poème dans son ensemble est à rapprocher de "Rêvé pour l'hiver", et le sizain final contient la rime de module "fou" et "cou". Rimbaud opte lui pour une rime "cou" et "beaucoup", peut-être criticable par Banville, mais "cou" est précédé au vers précédent par "folle araignée" et plus haut par "Un nid de baisers fous".
La première strophe et le début de la seconde sont intéressants à citer (on remarquera que seul le dernier vers du sizain est plus court) :
Allons, insoucieuse, ô ma folle compagne,
Voici que l'hiver sombre attriste la campagne,
Rentrons fouler tous deux les splendides coussins ;
C'est le moment de voir le feu briller dans l'âtre ;
La bise vient ; j'ai peur de son baiser bleuâtre
          Pour la peau blanche de tes seins.
Allons chercher tous deux la caresse frileuse.
Notre lit est couvert d'une étoffe moelleuse ;
[...]
Je ne cite pas tout le poème, je dégage ce que je trouve de plus pertinent, citons une strophe sur l'idée de "voyage" après plusieurs sizains érotiques :
Nous irons découvrir aussi notre Amérique !
L'Eldorado rêvé, le pays chimérique
Où l'Ondine aux yeux bleus sort du lac en songeant,
Où pour Titania la perle noire abonde,
Où près d'Hérodiade avec la fée Habonde
          Chasse Diane au front d'argent.
Et je cite donc la dernière strophe, très exaltée comme Rimbaud en son sonnet !
Donc, fais la révérence au lecteur qui savoure
Peut-être avec plaisir, mais non pas sans bravoure,
Tes délires de Muse et mes rêves de fou,
Et, comme en te courbant dans un adieu suprême,
Jette-lui, si tu veux, pour ton meilleur poème,
              Tes bras de femme autour du cou !
Je n'ai pas l'impression que le poème de Banville et le sonnet de Rimbaud soient bien profondément étrangers l'un à l'autre... Il y a un truc, comme on dit !

(Pour précision "A une Muse folle" doit être le dernier poème de l'édition originale des Cariatides de 1842, il faut que je vérifie s'il est à la fin du livre troisième dans l'édition de 1864 enrichie d'autres recueils venus s'y fondre.)

jeudi 24 décembre 2020

Les "trois" versions de "Tête de faune" !

Il n'existe que deux versions du poème, mais l'une des deux versions est désormais fonction de deux états distincts, et on va voir ce qu'il y a d'intéressant sur le sujet.

La version la plus connue du poème "Tête de faune" fut la dernière des "trois" à être publiée et elle passe pour la dernière mise au point du poète, la version décisive, ce que nous allons quelque peu remettre en cause. Elle provient de l'ensemble paginé de transcriptions manuscrites que Verlaine a établi et qui fut remis à Forain puis passa des mains de Millanvoye à celles de Louis Barthou. Il s'agit d'une copie faite par Verlaine et considérée comme fiable, c'est depuis 1912 la version que privilégie tous les éditeurs, c'est la seule version manuscrite connue et elle fait partie d'un dossier conséquent de poèmes, ce qui favorise mécaniquement sa diffusion.
Une autre version a été publiée plus tôt par Verlaine dans Les Poètes maudits. Nous n'en possédons pas le manuscrit, et c'est cette absence d'accès aux manuscrits utilisés pour Les Poètes maudits qui explique que les versions du dossier paginé remis à Forain se soient imposées par la suite comme supports de référence. Mais il y a d'autres faits à observer. Verlaine possédait une version manuscrite du poème dès l'année 1883 et il en communiquait des transcriptions à certains de ses amis, en tout cas à Charles Morice dans une lettre du 2 novembre. Et, plus tard, le 8 avril 1884, Verlaine conseillait à Morice de citer le poème dans un compte rendu des Poètes maudits pour La Revue critique, le 13 avril 1884. Ici, il faut comprendre qu'en 1883-1884 Verlaine n'a publié que le début des Poètes maudits et dans la notice consacrée à Rimbaud figurent plusieurs poèmes, mais pas "Le Cœur volé" et "Tête de faune". A cette époque, Verlaine ne connait pas les manuscrits remis à Izambard, et donc ni "Le Cœur supplicié", ni "Le Cœur du pitre". Il n'a pas non plus accès à la suite paginée manuscrite remise à Forain où figurent une version en trois triolets du poème "Le Cœur volé" et l'unique version manuscrite connue de "Tête de faune". Verlaine possédait un manuscrit en deux triolets du "Cœur volé" et un manuscrit d'une autre version de "Tête de faune". Jacques Bienvenu a soutenu l'idée que le manuscrit de "Tête de faune" utilisé pour Les Poètes maudits venait de Banville, et celui de "Paris se repeuple" viendrait plutôt de Charles Cros. Mais peut-être pouvons-nous aller plus loin. Dans la rubrique des Poètes maudits consacrée à Rimbaud, Verlaine a fait publier plusieurs poèmes première manière de Rimbaud, mais seulement quelques vers de "Paris se repeuple". Ce poème sera publié bien plus tard et avec des différences qui imposent l'idée de deux manuscrits. On peut penser que "Tête de faune" et "Le Cœur volé" ont été écartés parce qu'il ne fallait pas dépasser un certain nombre de pages, éventuellement parce que "Le Cœur volé" était en triolets et parce que "Tête de faune" amorçait la versification "seconde manière". Il peut aussi s'envisager que ces deux manuscrits sont arrivés trop à Verlaine pour figurer dans la première édition des Poètes maudits. Toutefois, Verlaine s'est rattrapé, dans la rubrique des Poètes maudits consacrée à lui-même il a publié deux poèmes inédits de Rimbaud "Le Cœur volé" dans une version en deux triolets et "Tête de faune", mais toujours pas "Paris se repeuple", poème long et qui parle de l'adhésion de Rimbaud à la Commune en termes explicites.
On peut se demander si "Tête de faune" et "Le Cœur volé" ne viennent pas tous deux de manuscrits remis par Rimbaud à Banville. Le poème "Tête de faune" avait quelque chose à dire à Banville, à cause de son sujet, à cause de ses allusions à Glatigny, à cause aussi de rimes qui soit venait de Banville, soit étaient supposées l'énerver : "d'or"::"dort". Mais la forme du triolet concerne également Banville. Le poème est étonnamment allégé de la strophe aux hoquets de rime en "-iques", mais on sait que Banville n'a pas persévéré dans les poèmes en plusieurs triolets. Il n'y en avait que deux dans l'édition des Odes funambulesques et aucun ne comptait trois triolets. "Monsieur Jaspin" était en deux triolets. Dans les Nouvelles Odes funambulesques ou Occidentales, Banville ne publie que des poèmes en un seul triolet. En clair, il me semble que la version en deux triolets a pu être remise à Banville pour mieux coïncider avec "Monsieur Jaspin" et éviter de se rapprocher des longs développements en triolets. Notons que la version en deux triolets est la plus tardive version du poème connue, ce que permet assez aisément d'affirmer la faible ponctuation sur la copie manuscrite faite par Verlaine, puisque la ponctuation a été rehaussée lors de la publication. Rimbaud aurait-il remis tardivement en 1872 une version faiblement ponctuée à Banville avec une copie d'un poème lui plus récent "Tête de faune" ? Dans le dossier paginé de Verlaine, le poème "Le Cœur volé" est transcrit en trois triolets toujours. Précisons que la version en deux triolets ne porte même pas de titre, sur le modèle de manuscrits de poèmes "nouvelle manière" notamment.
Banville aurait-il possédé trois manuscrits du "Coeur volé" sans titre, de "Tête de faune" et de "Paris se repeuple" qui lui aurait été donné vers février-mars 1872, sinon plus tard en mai-juin 1872, puis qui aurait été remis à Verlaine à la toute fin de l'année 1883 ? Ou tout cela s'écroule comme un château de cartes et les transmissions des manuscrits seraient distinctes ?
Contentons-nous de traiter le cas de la version de "Tête de faune" publiée dans Les Poètes maudits. Cette version a été imprimée dans la revue La Vogue le 7 juin 1886, mais pas par Verlaine directement. Il n'était pas en train de diriger les ouvrières-typographes. Et c'est pour cela que la version est considérée comme "probablement approximative" par Murphy dans son édition philologique de 1999.
Et depuis longtemps, les rimbaldiens cherchaient à mettre la main sur des exemplaires de la Revue critique dans laquelle écrivait Charles Morice (il existait au moins une revue homonyme), notamment le numéro du 13 avril 1884, puisque Morice y avait fait apparemment un compte rendu des Poètes maudits et que Verlaine lui avait conseillé de publier le texte encore inédit de "Tête de faune".
L'intérêt était d'identifier l'édition originale d'un poème de Rimbaud, mais le plus important c'est sans doute la confrontation des textes pour vérifier s'il n'y a pas des coquilles, des détails de ponctuation à améliorer. Or, Olivier Bivort a découvert un exemplaire de ce numéro du 13 avril 1884 avec ce qu'on était sûr d'y trouver le compte rendu des Poètes maudits par Charles Morice et avec ce qu'on était persuadé d'y trouver l'édition originale de "Tête de faune".
Or, comme nous possédons le manuscrit de la suite paginée remise à Forain, nous avons donc accès à un document tiers ayant valeur d'arbitre pour certaines différences entre l'édition du texte dans la Revue critique et celle faite dans Les Poètes maudits. Sans grande surprise, la version la plus scrupuleuse est celle de l'ami Charles Morice dans la Revue Critique et encore une fois on découvre le côté négligent des éditeurs de La Vogue. Précisons que Charles Morice ne s'appuie pas directement sur le manuscrit utilisé par La Vogue, il s'appuie sur une copie fait exprès pour lui par Verlaine, il recopie donc le poème ou prend le texte transcrit par Verlaine et l'envoie à la revue pour le faire imprimer. Il semble donc y avoir plus d'étapes intermédiaires. Oui, mais Verlaine est un copiste idéal, Morice est un ami proche et qui se met en-dessous en compétence de jugement sur la poésie, et enfin la Revue critique produit un compte rendu qui ne suppose pas des interventions sur le texte selon des vues poétiques qui seraient propres à l'équipe dirigeante.

Version manuscrite de la copie de Verlaine (faiblement ponctuée) dans la suite paginée remise à Forain :

               Tête de faune.

Dans la feuillée écrin vert taché d'or
Dans la feuillée incertaine et fleurie
De fleurs splendides où le baiser dort,
Vif et crevant l'exquise broderie,

Un faune effaré montre ses deux yeux
Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches :
Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.

Et quand il a fui - tel qu'un écureuil -
Son rire tremble encore à chaque feuille
Et l'on voit épeuré par un bouvreuil
Le Baiser d'or du Bois, qui se recueille[.]

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Version tirée d'un manuscrit inconnu, imprimée dans Les Poètes maudits :

               TETE DE FAUNE

Dans la feuillée, écrin vert taché d'or,
Dans la feuillée incertaine et fleurie,
D'énormes fleurs où l'âcre baiser dort
Vif et devant l'exquise broderie,

Le Faune affolé montre ses grands yeux
Et mord la fleur rouge avec ses dents blanches.
Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux,
Sa lèvre éclate en rires par les branches ;

Et quand il a fui, tel un écureuil,
Son rire perle encore à chaque feuille
Et l'on croit épeuré par un bouvreuil
Le baiser d'or du bois qui se recueille.

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Version tirée soit d'une copie manuscrite de Verlaine du manuscrit utilisé par La Vogue, soit d'une copie manuscrite par Morice d'une copie par Verlaine du manuscrit utilisé par La Vogue :

                   Tête de faune

Dans la feuillée, écrin vert taché d'or,
Dans la feuillé incertaine et fleurie
D'énormes fleurs où l'âcre baiser dort,
Vif et crevant l'exquise broderie

Le faune affolé montre ses grands yeux
Et mord la fleur rouge avec ses dents blanches ;
Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux
Sa lèvre éclate en rires par les branches :

Et quand il a fui - tel un écureuil,
Son rire perle encore à chaque feuille,
Et l'on croit épeuré par un bouvreuil
Le baiser d'or du bois qui se recueille.

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J'ai cité les deux premières versions en reprenant les transcriptions philologiques de Steve Murphy en 1999. J'ai ajouté un unique point logique entre crochets à la fin de la première version. Il faut bien comprendre que l'absence de ponctuation est liée à une pratique lacunaire, désinvolte.
N'ayant pas le volume d'hommages à Pakenham sous la main, j'ai retranscrit la version de Morice à partir de la transcription de Bienvenu.
Par exception, je n'ai pas mis les vers en italique.
Il y a deux apports majeurs dans la comparaison des trois versions.
Il faut d'abord comparer les vers 4 :

Vif et crevant l'exquise broderie, (copie manuscrite connue)

Vif et devant l'exquise broderie, (La Vogue)

Vif et crevant l'exquise broderie (Revue Critique)

Ni Morice, ni même Verlaine ne peuvent inventer le déchiffrement exact "crevant" si la leçon authentique était "devant". Dans l'absolu, c'est possible, mais il est plus simple d'envisager que ce soit la revue La Vogue qui s'est trompée. Disparaît du coup un des deux seuls points qui encourageaient à préférer le premier quatrain de la copie manuscrite à sa version dans Les Poètes maudits. Désormais, il ne fait plus aucun doute que la plus belle version du poème "Tête de faune" est celle qui a été publiée dans la Revue critique. Au passage, cela me fait me rendre compte d'une de mes maladresses. J'ai tendance récemment à ponctuer la reprise "Dans la feuillée," alors qu'elle ne l'est jamais au vers 2, ce qui est sans doute une conséquence de l'importance que j'accorde à son rôle dans le signalement de la scansion métrique. Le déploiement est plus souple et surtout demande de bien sentir l'amplification : "Dans la feuillée, écrin vert taché d'or," puis "Dans la feuillée incertaine et fleurie / De fleurs énormes où l'âcre baiser dort, / [...]" Moins le passage est ponctué, mieux passe la reprise immédiate "fleurie" et "fleurs", bien qu'elle puisse encore choquer un flaubertien. Pour la reprise "fleurie" et "fleurs" j'aurai prochainement des arguments à développer à partir de Glatigny et de la comédie Le Bois.
L'autre leçon importante concerne le vers 9 :

Et quand il a fui - tel qu'un écureuil - (copie manuscrite)

Et quand il a fui, tel un écureuil, (La Vogue)

Et quand il a fui - tel un écureuil, (La Revue critique)

La structure de la copie manuscrite est assez lourde avec la forme "tel qu'un..."
On observe toutefois que Rimbaud n'a jamais renoncé au trait allongé. Celui en fin de vers disparaît, ce qui pourrait laisser penser que la parenthèse fermée ou pas c'est un peu la même chose pour Rimbaud. Ceci dit, la version de La Revue critique dynamique la poussée vers la rime, ce qui a son importance vu que nous avons un appel de rime, mais le brouillage avec le vers suivant. Je vous mets la transcription suivante, exprès pour que vous compreniez :
                        [...] - tel un écureuil,
Son rire perle encore à chaque feuille,
Ce n'est ni Morice, ni Verlaine qui ont pris l'initiative d'ajouter ce trait allongé, c'est plutôt la revue La Vogue qui a pris l'initiative de refouler un signe typographique peu usuel.
Il y a d'autres points à observer, même si les conclusions seront moins importantes.
Pour le vers 8, seul le manuscrit connu adopte la forme "sous les branches" qui vient directement du vers final du poème "Sous bois" de Glatigny que ce vers 8 précisément réécrit. Il n'est pas complètement exclu que Verlaine lui-même ait mal déchiffré le manuscrit utilisé pour Les Poètes maudits, mais à moins d'une explication subtile ramenant tout à une copie intermédiaire de Verlaine utilisée par tous, on constate bien que sur les deux branches parties du manuscrit détenu par Verlaine en 1883 on aboutit à la leçon "par les branches" : elle a de sérieuses chances d'être authentique. Je remarque que la copie manuscrite comporte au vers 3 la leçon "splendides" qui reprend le verbe "resplendit" du poème "Sous bois" de Banville auquel Rimbaud a repris trois mots à la rime "fleurie", "broderie" et "yeux". Pour moi, cela va dans le sens d'une évolution du texte où la copie manuscrite connue serait une version plus ancienne et la version publiée (non plus dans La Vogue, mais dans la Revue critique) serait plus aboutie et plus récente. Rimbaud serait allé en s'éloignant un peu plus de ses modèles.
Pour l'emploi de majuscules sur certains mots, il est plus difficile de trancher spontanément. Seule La Vogue met un F majuscule au mot "faune", mais il faut se garder de considérer que la version scrupuleuse de Morice a tous les mérites. Dans la version manuscrite connue, les majuscules dûment vérifiées se trouvent sur "Baiser" et "Bois" au dernier vers. Qui plus est, les deux versions manuscrites connues de "Voyelles" imposent des majuscules sur des mots différents. La copie de Verlaine impose des majuscules aux mots "Mondes" et "Anges" mais pas à la mention finale "ses yeux" ni à l'expression "suprême clairon", contrairement à la version autographe. Les versions connues du poème "Paris se repeuple", non manuscrites pour l'essentiel (petite exception avec Vanier), posent des problèmes similaires au sujet de l'identification des majuscules à l'initiale de certains mots et il faudrait éventuellement comparer les versions manuscrites de "Famille maudite" et "Mémoire".
On se gardera de conclusion hâtive sur la nécessité d'une majuscule ou non au nom "Faune".
Pour la ponctuation, il faudrait prendre du recul avec une grande étude transversale sur l'ensemble des poèmes et versions connues des poèmes. Toutefois, il semble que la version de Morice contienne elle aussi une virgule ajoutée au manuscrit au vers 10 ("à chaque feuille,") alors que ni le manuscrit connu ni la version de La Vogue n'en mettent une. Je signale ce fait à l'attention, mais je précise que je ne suis pas pour sacraliser les manuscrits. Ma conception, c'est que Rimbaud et même Verlaine pouvaient être désinvoltes en fait de ponctuation, ce qui est une évidence dans le cas des absences de point final à un poème, mais que, face à ces lacunes, l'éditeur dispose. Le danger, c'est la tendance à trop ajouter de signes de ponctuation, mais il existe quand même des passages obligés de la norme. Il va de soi que Rimbaud et Verlaine s'ils économisaient ainsi de l'encre et s'adonnaient à des facéties capricieuses n'avaient pas le projet vingtièmiste d'une poésie imprimée sans signe de ponctuation. Gardons-nous d'un tel anachronisme et rappelons que les manuscrits utilisés n'étaient pas des mises au propre en vue de la publication, malgré les discours délirants à ce sujet qui ont pu être émis.
Enfin, puisque je commence à plaider, à l'inverse du consensus actuel, l'idée que la leçon de La Revue critique est postérieure à l'état du manuscrit connu, j'ajoute que la variante de "tremble" à "perle" permet à Rimbaud de cesser d'accentuer l'idée d'effroi pour mobiliser un autre jeu, mais cela s'appuie encore une fois sur les sources au poème. Le verbe "tremble" vient de la pièce Le Bois, mais le choix de "perle" ne s'en éloigne pas tant qu'il y paraît. Au vers 8, Rimbaud a réécrit le vers final de "Sous bois" de Glatigny et reprit une partie de la rime avec la mention "sous les branches" devenue "par les branches". Rimbaud n'a pas gardé la rime avec "pervenches", mais il a remarqué la présence du "pied" et il a exploité la rime très convenue "blanches"::"branches". Toutefois, la mention "dents blanches" dans "Tête de faune" peut dès lors se rapprocher de l'expression "dents de perle" qui figure dans la comédie Le Bois. Je laisse à ceux qui pensent que cette circulation des renvois est parfaitement aléatoire et due à des accidents du hasard non voulus par le poète le sentiment hautain de leur intelligence.