Parmi les faits étonnants du Dictionnaire Rimbaud aux éditions Classiques Garnier, nous avons ce qu'on peut appeler des notices "dédoublées". Cela concerne les "Conneries", les "Illuminations" et "Les Déserts de l'amour" (étude des manuscrits puis herméneutique), et cela concerne aussi le poème "Ô saisons ! ô châteaux !". Des pages 553 à 555, nous avons une succession d'une première notice sur le poème lui-même faite par Giovanni Berjola et d'une seconde sur un brouillon manuscrit du poème faite par Yann Frémy. Les deux notices tiennent un discours contradictoire en ce qui concerne la datation du poème. Berjola écrit à la page 553 que le poème "n'est pas daté mais a probablement été écrit entre la fin du printemps et l'été 1872." En revanche, envisageant l'hypothèse que le manuscrit puisse être un brouillon du livre Une saison en enfer, Frémy pense que le poème peut dater de 1873 ou bien que le livre Une saison en enfer a pu être commencé plus tôt que nous ne l'imaginons en 1872. Cette dernière hypothèse, que nous nous empressons de refuser, est née d'une interprétation forcée d'un dessin de Verlaine avec la légende que je cite de mémoire : "Comment se fit Une saison en enfer (1872-1873)", alors que le dessin mêle intentionnellement le plan biographique au plan de la conception du livre poétique.
Commençons par étudier ces propositions de plus près.
Rimbaud avait été éloigné de Paris pendant un certain temps. Lorsqu'il est revenu, autour du 7 mai 1872, il semble avoir allongé de deux quintils son poème "L'Homme juste", avoir allongé de trois quatrains son poème "Les Mains de Jeanne-Marie" et la question est posée du remaniement de certains détails pour quelques poèmes première manière dont "Voyelles". Il revient avec des poèmes "nouvelle manière", principe initié par le poème "Tête de faune" avant son départ du mois de mars. Les poèmes sont nombreux et datés du mois de mai 1872, par coïncidence avec son retour à Paris. Composé de cinq parties fort distinctes, le poème "Comédie de la Soif" fait 75 vers. Il fait partie des poèmes remis à Forain en mai 1872 avec "Bonne pensée du matin", "La Rivière de Cassis" et "Larme", tous trois datés eux aussi du mois de mai 1872. Le texte en prose "Les Déserts de l'amour" a également été remis à Forain, mais sans date. Or, Rimbaud a été éloigné de Paris deux mois durant, et voilà que tous les nouveaux poèmes sont datés de mai 1872. Selon toute vraisemblance, "Les Déserts de l'amour" et "Comédie de la soif" sont des compositions qui ont occupé du temps de travail en mars et avril 1872. Le poème "Comédie de la soif" était à l'évidence en chantier en avril 1872, et il n'est pas interdit de penser que les poèmes "Larme", "Bonne pensée du matin" et "La Rivière de Cassis" aient partiellement mûri en avril eux aussi. En tout cas, cet ensemble de poèmes remis à Forain dans la première moitié du mois de mai 1872 sature déjà le début du printemps 1872 en fait de compositions rimbaldiennes. Et ça ne s'arrête pas là. En juin, Rimbaud a rassemblé sous le titre "Fêtes de la patience" quatre poèmes dont trois sont datés sur les manuscrits de mai 1872 à leur tour, seul le dernier est daté du mois de juin. Ces quatre poèmes ne figurent pas dans le dossier remis à Forain, ce qui permet de supposer que ce sont des compositions faites à Paris après le 7 mai 1872 et après les poèmes précités remis à Forain. Il va de soi qu'on peut toujours prétendre que Rimbaud a pu composer les trois poèmes datés de mai en même temps que ceux remis à Forain, mais ce n'est pas ce qui paraît le plus plausible. En tout cas, le dossier de poèmes datés de mai 1872 est accablant. D'autres poèmes sont datés de juin : "Âge d'or" et "Jeune ménage" ou bien considérés comme ayant été fort probablement composés avant le 7 juillet, "Famille maudite" à tout le moins. En clair, face à l'hypothèse de Berjola, j'exprime un franc scepticisme quant à l'idée d'une composition du printemps 1872. L'idée d'une composition de l'été 1872 est plus stimulante. Toutefois, dans "Alchimie du verbe", section connue du livre Une saison en enfer, le récit prend un tour biographique indiscutable puisque sont exhibés plusieurs poèmes "nouvelle manière" du printemps et de l'été 1872. Nous avons plusieurs poèmes datés de mai 1872 sur certains manuscrits : "Loin des oiseaux...", "A quatre heures du matin...", "Chanson de la plus haute Tour" et "L'Eternité". Et la série se termine par une mention du poème "Ô saisons ! ô châteaux !" Or, dans la construction du récit, le poème "Ô saisons ! ô châteaux" est mentionné après une traversée de la mer qui au plan biographique ne peut que renvoyer au départ pour l'Angleterre du 7 septembre 1872 : "Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice." Et, dans une volonté de donner une leçon à Rimbaud, Verlaine a fait écho à cette idée d'un voyage rédempteur avec l'embellie du poème "Beams" qui clôt les Romances sans paroles, sauf que c'était dans l'optique d'un trajet de retour en France. Le poème "Ô saisons ! ô châteaux !" pourrait avoir été composé à Londres.
Il faut bien sûr rester prudent. Le poème n'est pas nécessairement convoqué en fonction de la chronologie du récit fait dans "Alchimie du verbe", il peut être simplement convoqué pour illustrer une pensée d'époque. D'ailleurs, daté de mai 1872, le poème "L'Eternité" est précédé par une mention d'un poème daté d'août 1872 : "Fêtes de la faim", et par un autre inédit et donc impossible à dater : "Le loup criait..." En tout cas, en-dehors des poèmes non datés "Le loup criait..." et "Ô saisons !...", les citations de poèmes de mai 1872 priment et l'autre poème daté l'est du mois d'août.
En gros, le poème "Ô saisons ! ô châteaux !" est fort probablement une composition proche dans le temps des poèmes du printemps et de l'été 1872, avec une petite préférence pour l'été et le sentiment que le poème pourrait dater des premiers temps de l'arrivée de Rimbaud et Verlaine en Angleterre.
A ceux qui nous disent que nos raisonnements sont inutiles et que nous gambergeons, nous annonçons que plus bas nous allons revenir sur "Fêtes de la faim" et les Romances sans paroles.
Passons à l'hypothèse de Frémy.
Frémy développe l'idée d'une relation du brouillon au livre Une saison en enfer, mais l'idée n'est pas affirmée franchement et il nous faut ici citer des extraits de la notice pour pouvoir ensuite commenter les hypothèses, celle de la datation et celle du lien éventuel au livre Une saison en enfer :
L'intérêt du manuscrit réside dans le fait que le poème est précédé de deux lignes biffées en prose : "c'est pour dire que ce n'est rien, la vie / voilà donc les saisons."
Frémy poursuit son commentaire : le mot au pluriel "saisons" fait écho au titre Une saison en enfer et le principe d'introduire par un commentaire en prose un tel poème "nouvelle manière" fait songer à "Alchimie du verbe". Toutefois, le texte en prose ne peut être rattaché ni aux brouillons qui nous sont parvenus du livre Une saison en enfer, ni au texte imprimé définitif. Car, rappelons-le, le poème figure dans "Alchimie du verbe" avec un commentaire introducteur. Je ne crois pas inutile de citer ici le texte imprimé dans "Alchimie du verbe", car face à un refus de la vie nous avons en effet une idée de bonheur dans la mort et d'avertissement "dans les plus sombres villes" :
Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du coq, - ad matutinum, au Christus venit, - dans les plus sombres villes :
[CITATION D'UNE VERSION DU POEME]
Face à cela, Frémy avoue qu'il est tenté de considérer que le brouillon de "Ô saisons !..." est une ébauche du livre Une saison en enfer, mais il cherche à rester prudent et développe d'autres hypothèses :
[...] nous serions face à un projet antérieur à Une saison en enfer, mêlant lui aussi vers et prose ; il s'agirait d'une lettre, mais le destinataire devrait faire des prouesses de déchiffrement. On peut aussi imaginer avoir affaire au brouillon d'une lettre ; il pourrait également être question du premier jet du poème, mais dans ce cas le statut des lignes en prose est problématique. L'idée d'un brouillon d'Une saison en enfer, appartenant à un autre jeu d'ébauches, semble donc l'emporter.
Frémy émet deux hypothèses distinctes quand il parle de lettre et de brouillon d'une lettre, mais aucune de ces deux hypothèses n'est à retenir. Ce brouillon a été conservé et c'est précisément un brouillon au plan du poème contenu par le manuscrit, et moins au plan du contenu en prose qui est d'ailleurs biffé purement et simplement. Quand on écrit une lettre, on ne fait pas au milieu une étude brouillonne du poème qu'on veut y inclure. Ce feuillet correspond soit à une ébauche précoce du livre Une saison en enfer, soit à un "projet antérieur", mais je me méfie de la portée qu'on peut prêter à cette idée d'un projet similaire antérieur. Il peut s'agir d'un écrit court et pas forcément d'un texte d'une certaine ampleur comme "Alchimie du verbe". Ceci dit, si j'ai cité le texte définitif qui introduit le poème "Ô saisons ! ô châteaux !" en insistant sur le parallélisme avec l'introduction en prose du brouillon, c'est que je trouve que l'idée d'une ébauche précoce a de sérieux arguments pour elle. En revanche, les objections peuvent tomber. La première objection, c'est que nous ne retrouvons pas l'extrait en prose dans "Alchimie du verbe". C'est un faux problème. Le texte en prose a été biffé de toute façon, donc il n'y a pas à postuler sa conservation. La deuxième objection est plus sérieuse. Plusieurs versions du poème "Ô saisons !..." nous sont parvenues finalement : d'abord, ce brouillon, ensuite un état manuscrit avec un partie du texte biffé, et enfin la version imprimée dans Une saison en enfer. Cependant, les remaniements profonds de poèmes tels que "Larme", "Fêtes de la faim" et "Chanson de la plus haute Tour" permettent de ne pas exclure que les versions manuscrites du poème qui nous sont parvenues sont des ébauches préparatoires de la publication d'une version propre au livre Une saison en enfer, ce sur quoi nous reviendrons beaucoup plus loin dans notre étude. Or, maintenant que j'ai déclaré mon intérêt prononcé pour l'idée d'un brouillon préparatoire du livre Une saison en enfer, j'en arrive à un raisonnement quelque peu forcé de la part de Frémy qui ne doit pas passer inaperçu. Dans l'extrait que je viens de citer de sa notice, Frémy minimise l'idée que le brouillon corresponde à un "premier jet du poème" car il souligne avec raison qu'on ne voit pas en ce cas ce que feraient là les lignes de prose introductrices. Le texte en prose présuppose l'existence du poème. Rimbaud ne peut pas écrire les lignes en prose puis inventer le poème. Pourtant, plus haut, Frémy a écrit quelque chose d'étonnant, et qui correspond au raisonnement forcé que je veux pointer du doigt :
Il est toutefois clair que ce manuscrit constitue la toute première version du poème [...]
Il ne nuance pas son propos en spécifiant "la toute première version connue du poème" et, du coup, cela sonne contradictoirement avec ce qu'il écrit douze lignes plus bas sur la même mince colonne de la page 555 (j'ai compté) :
[...] il pourrait également être question du premier jet du poème, mais dans ce cas le statut des lignes en prose est problématique.
En fait, le texte en prose permet de soutenir que ce n'est pas le premier jet du poème en tant que tel. Pourquoi Frémy n'arrive-t-il pas à surmonter cette contradiction ? Cela n'apparaît pas dans la notice, mais c'est le travail effectué par le poète sur le brouillon qui semble amener à ce sentiment de contradiction insoluble. Mais avant d'y venir, il faut faire un sort à la datation proposée par Frémy. Il prétend que le poème peut dater du printemps 1873, sinon de l'été, parce que le poème aurait été inventé en même temps qu'Une saison en enfer. Nous avons vu que les poèmes cités étaient au nombre de sept, parmi lesquels "Ô saisons !" Quatre des six poèmes sont connus par des versions manuscrites datées de mai 1872, un l'est par une version datée d'août 1872. Le poème "Le loup criait..." est seul à faire exception, il n'est pas daté et s'il a déjà été envisagé comme un poème composé exprès pour "Alchimie du verbe", c'est suite à des spéculations sur une reprise de mots à la rime du poème "Fêtes de la faim". En effet, dans Une saison en enfer, le poème "Faim" est une reprise partielle du poème "Fêtes de la faim". Le refrain sous forme de distique qui sert de bouclage en début et fin de poème a été supprimé, et "Faim" ne reprend que les trois premiers quatrains du poème. Rimbaud a omis les deux derniers quatrains. En revanche, le poème sans titre "Le loup criait" en trois quatrains reprend la mesure du vers de sept syllabes à "Faim", mais encore trois mots à la rime de l'un des deux quatrains manquants de "Fêtes de la faim".
Je vais citer le poème "Faim", puis je citerai "Fêtes de la faim", et enfin "Le loup criait..." Et je soulignerai en gras les mots à la rime communs entre les deux derniers quatrains de "Fêtes de la faim" et "Le loup criait..." Ces mots communs pour les rimes des deux poèmes ont déjà été signalés à l'attention il y a bien longtemps par d'autres rimbaldiens. En revanche, je ferai ensuite d'autres développements. Pour des raisons de commodité, je soulignerai en gras les titres des poèmes également, mais cela n'aura pas de signification pour mon analyse. Je m'attache également à émarger différemment les vers qui n'ont pas la même mesure (vers de de quatre syllabes et de sept syllabes). Je souligne aussi quelques passages que je commenterai plus bas quand je reprendrai la main.
FAIM
Si j'ai du goût, ce n'est guère
Que pour la terre et les pierres.
Je déjeune toujours d'air,
De roc, de charbons, de fer.
Mes faims, tournez. Paissez, faims,
Le pré des sons.
Attirez le gai venin
Des liserons.
Mangez les cailloux qu'on brise,
Les vieilles pierres d'églises ;
Les galets des vieux déluges,
Pains semés dans les vallées grises.
***
Fêtes de la faim
Ma faim, Anne, Anne,
Fuis sur ton âne.
Si j'ai du goût, ce n'est guères
Que pour la terre et les pierres
Dinn ! dinn ! dinn ! dinn ! Mangeons l'air,
Le roc, les charbons, le fer
Mes faims, tournez. Paissez, faims,
Le pré des sons !
Attirez le gai venin
Des liserons ;
Les cailloux qu'un pauvre brise,
Les vieilles pierres d'églises,
Les galets, fils des déluges,
Pains couchés aux vallées grises !
Mes faims, c'est les bouts d'air noir ;
L'azur sonneur ;
- C'est l'estomac qui me tire.
C'est le malheur.
Sur terre ont paru les feuilles :
Je vais aux chairs de fruits blettes.
Au sein du sillon je cueille
La doucette et la violette.
Ma faim, Anne, Anne !
Fuis sur ton âne.
***
Le loup criait sous les feuilles
En crachant les belles plumes
De son repas de volailles :
Comme lui je me consume.
Les salades, les fruits
N'attendent que la cueillette ;
Mais l'araignée de la haie
Ne mange que des violettes.
Que je dorme ! que je bouille
Aux autels de Salomon.
Le bouillon court sur la rouille,
Et se mêle au Cédron.
Il est assez sensible que, quelle que soit sa date de composition, le poème "Le loup criait..." est lié à "Fêtes de la faim". L'expression "les feuilles" se retrouve à la rime dans les deux poèmes, puis nous avons une reprise de "fruits" qui passe à la rime dans "Le loup criait..." (avec un vers faux exprès de six syllabes, à moins d'une diérèse à "fruits" à laquelle nous ne croyons pas). Le verbe "cueille" est adapté en nom "cueillette" et "violette" passe au pluriel "violettes". En admettant une quasi équivalence de "fruits blettes" à "fruits", les quatre expressions à la rime dans un quatrain de "Fêtes de la faim" sont reprises à la rime dans deux quatrains du poème "Le loup criait..." Nous pourrions légèrement renforcer l'idée en considérant la variation de préposition de "sur" à "sous" dans le cas des vers avec "les feuilles" à la rime. Et il ne faut pas s'arrêter là. Le poème "Le loup criait..." reprend l'audace prosodique du "e" non compté pour la mesure du vers qui suit un "é" et précède une consonne : "l'araignée de la haie", audace présente dans "Fêtes de la faim" et même "Faim" sous la forme "vallées grises". Enfin, les conjugaisons du verbe "manger" sont présentes dans les trois textes.
Il m'est impossible de déterminer si le poème a été composé à l'époque de "Fêtes de la faim" en août 1872, ou bien lors des premiers temps du séjour de Rimbaud et Verlaine en Angleterre à partir de septembre 1872, ou bien à partir d'avril 1873 lorsqu'a commencé l'élaboration du livre Une saison en enfer. En revanche, ces liaisons font que le poème "Le loup criait..." renvoie de toute façon à une pensée de l'été 1872, à des principes de composition de l'été 1872. Il faut bien comprendre que, même dans l'hypothèse d'une création postérieure à avril 1873, le poème est inclus dans "Alchimie du verbe" parce qu'il est la reprise d'élaborations en vers d'août 1872. L'importance décisive d'un témoignage sur l'époque du printemps et de l'été 1872 demeure ! C'est un point non négligeable et cela renforce encore l'idée que le poème "Ô saisons ! ô châteaux !" a de fortes chances de dater lui-même de l'année 1872.
Ce n'est pas tout ! Couplé à son "excroissance" "Le loup criait...", le poème "Faim" dont le titre originel était "Fêtes de la faim" a été placé entre deux poèmes qui à l'origine se suivent dans la série des "Fêtes de la patience". Les titres "Fêtes de la patience" et "Fêtes de la faim" n'apparaissent pas dans "Alchimie du verbe", pas plus que le titre "Comédie de la soif", mais ce mélange des compositions dans "Alchimie du verbe" n'en est pas moins significatif. Notons que j'ai souligné entre "Fêtes de la faim" et "Faim" le passage de l'onomatopée et de l'impératif "Dinn ! Dinn ! Dinn ! Dinn ! Mangeons l'air !" à "Je déjeune toujours d'air," ce qui permet de confirmer le calembour "dîne", mais ce calembour des quatre onomatopées va de pair avec deux expressions clefs, et elles aussi en quatre syllabes, du poème "Fêtes de la faim", d'abord le vers "Le pré des sons" repris dans "Faim", ensuite "L'azur sonneur" non repris. Le lecteur repère d'emblée la reprise de "sons" à "sonneur", et le parallèle thématique de "pré" à "azur". La nature se consomme en tant que sons, ce qui nous rapproche quelque peu de "Voyelles". Mais, si nous avons vu que "Le loup criait..." reprenait quelque peu les quatre rimes du quatrain d'heptasyllabes final de "Fêtes de la faim", je trouve remarquable que le quatrain de "L'azur sonneur" parle de "bouts d'air noir" et de "malheur", car c'est précisément ce qui semble être évoqué par le texte en prose de reprise du récit dans "Alchimie du verbe". En effet, voici ce qui suit immédiatement la double citation de "FAIM" et "Le loup criait..." :
Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature.
C'est une citation d'une version du poème "L'Eternité" qui suit, mais nous venons d'être confronté à une ligne de prose qui fait nettement écho à plusieurs éléments du quatrain en vers de sept et quatre syllabes non repris dans "Faim", et le "bonheur", notion contraire au "malheur" fait lien avec le discours d'introduction cité plus haut du poème "Ô saisons, ô châteaux!..." comme avec le contenu de ce poème en vers lui-même.
Nous reviendrons encore sur "Fêtes de la faim" et sur les poèmes cités dans "Alchimie du verbe", mais nous constatons que le poème "Ô saisons ! ô châteaux !" leur est étroitement lié.
Passons maintenant à l'étude du brouillon de "Ô saisons ! ô châteaux !" et aussi à la confrontation avec les diverses versions connues du poème.
Dans sa notice, Frémy écrit ceci au sujet du brouillon :
[...] il est d'un établissement particulièrement difficile, l'écriture de Rimbaud étant parfois peu déchiffrable.
Ce brouillon est de plus en plus souvent imprimé dans les éditions courantes des Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud. Le fac-similé de ce brouillon peut également être consulté sur internet avec des conditions de confort élevées.
J'ai grossi le texte à 400%. on peut repasser à 100% si on pense profiter de plus de netteté de l'image. Les conditions de consultation sont intéressantes.
Pour l'instant, il n'y a que trois difficultés de déchiffrement qui se posent quant à ce manuscrit. Il s'agit à chaque fois de passages biffés bien évidemment.
Je propose ma propre transcription du brouillon ci-dessous, distique par distique, mais je vais commenter mes prédécesseurs, du moins Steve Murphy, André Guyaux et Aurélia Cervoni, puisque je consulte l'édition des Poésies de Steve Murphy en 1999 et l'édition du brouillon dans la collection de la Pléiade en 2009. Pour le confort du lecteur, je choisis de transcrire en priorité une version définitive du brouillon, en faisant suivre chaque premier vers de distique d'un numéro entre crochets, pour la simple bonne et raison que je vais faire un partage entre ceux que j'ai à analyser et ceux que je n'analyserai pas. Je me dispenserai en effet d'analyser les distiques [2], [5], [6] et [7]. Je le dis une fois pour toutes les distiques [2] et [6] ne posent pas de problème d'établissement du texte et n'ont pas été remaniés sur le brouillon. Cela vaut pour le distique [7] également si ce n'est que l'interjection initiale "Eh !" a été remplacée par "Oh !", tandis que nous avons une variation de déterminant de "le malheur" à "ce malheur". Quant au distique [5], il ne pose lui non plus aucun problème d'établissement du texte, il varie pour son second heptasyllabe de "Et dispersa mes efforts" à "Je me crois libre d'efforts" par superposition évidente de mots d'une nouvelle version sur ceux de la version antérieure.
L'étude du distique [8] sera aussi sommaire que possible. Après une remarque importante sur l'émargement du passage en prose, l'essentiel de la réflexion va porter sur les distiques [1], [3] et [4], sachant que la leçon définitive du distique [4] est toujours considérée comme étant illisible à l'heure actuelle.
Voici ma transcription du texte définitif établi sur le brouillon. Vous l'avez sans doute consulté vous-même à partir du lien ci-dessus, mais une petite description générale s'impose. Sur ce feuillet manuscrit, nous constatons que, non seulement Rimbaud écrit très mal, mais en outre il se déporte progressivement sur la droite du feuillet. Les distiques du poème ne sont pas bien alignés. Nous avons une distribution oblique. Cependant, cette disposition cache deux faits majeurs. Premièrement, le texte en prose qui a été biffé n'a pas de retrait de première ligne, ni de marge, puisque la deuxième ligne revient se caler contre le bord gauche du feuillet. Peu importe que ce soit la fin d'un paragraphe commencé sur un autre feuillet, cela je n'en sais rien, je ne prétendrai pas le démontrer, ni l'infirmer. J'ai cette phrase là en prose, elle est complète, elle commence par une minuscule apparemment, je fais avec ! Comme tout le monde ! En revanche, à la page 227 de l'édition de ce brouillon pour les Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud dans la collection de la Pléiade, André Guyaux et Aurélia Cervoni offrent un unique alignement pour le texte en prose et les vers. Je m'oppose à cette présentation. Il est clair sur le manuscrit qu'il y a absence d'émargement pour le texte en prose, mais qu'il y a émargement pour les vers, même si celui-ci est sabordé par la dérive oblique de distique en distique. Cette différence est essentielle : 1) elle oppose la prose aux vers, 2) elle confirme une relation de commentaire des vers par la prose sur le principe de la section "Alchimie du verbe". La marge pour les distiques n'est pas le seul résultat d'un effort pour centrer le poème sur le manuscrit. La marge signifie également qu'il y a citation du poème en regard d'une explication en prose. Murphy a tenu compte de cette différence dans son édition du brouillon à la page 842 de son édition des Œuvres complètes I Poésies d'Arthur Rimbaud (Champion, 1999), mais il est dommage qu'il n'ait pas accentué l'émargement au plan des vers. Il rend cette différence quasi insignifiante dans sa présentation. Je répète l'idée importante : la marge permet de visualiser les vers en tant que citation dans un texte en prose.
Pour l'établissement du texte en prose, il n'y a aucun cas particulier à signaler, à partir du moment où le nom "saisons" est transcrit sans majuscules et sans italiques. Le texte intégralement biffé est le suivant sur deux lignes :
c'est pour dire que ce n'est rien, la vie
voilà donc les saisons
Citons maintenant l'état définitif du poème, ce qui correspond à la colonne [B] sur la présentation en deux temps de Murphy, page 842 de son édition des Poésies. Comme Murphy, je vais conserver la construction aberrante du second vers du premier distique et je vais également conserver la mention usuelle "[...]" pour un passage qui résiste encore à tout déchiffrement décisif. Pour ce qui est du second vers, je livre une explication anticipée. Rimbaud veut renoncer à la leçon : "L'âme n'est pas sans défauts", il songe sans doute déjà au vers définitif : "Quelle âme est sans défauts", mais il voulait composer à l'origine des distiques d'heptasyllabes, et cela valait pour notre premier distique comme nous le vérifierons plus loin. Rimbaud a laissé un état indécis : "Quelle L'âme n'est pas sans défauts", dans la mesure où s'il conserve la négation, au-delà de l'étrange maladresse prosodique : "Quelle âme n'est pas sans défauts", nous passons à une ligne de huit syllabes, tandis que si nous supprimons la négation, nous obtenons le vers que nous connaissons, mais qui fait six syllabes ! Nous pouvons acter que ce brouillon témoigne du moment créateur où Rimbaud a renoncé à un distique d'heptasyllabes pour un distique d'hexasyllabes qui aura bientôt une tendance à être le refrain du poème. Le second vers témoigne de ce que l'altération de la mesure du vers n'est pas encore complètement assumée. Pour établir le contraste entre prose et vers, je cite le passage en prose sans émargement bien sûr et en gras, mais je précise que le passage est biffé contrairement à la version en vers à laquelle aboutit le brouillon :
c'est pour dire que ce n'est rien, la vie
voilà donc les saisons
O saisons O châteaux [1]
Quelle L'âme n'est pas sans défauts
J'ai fait la magique étude [2]
Du Bonheur que nul n'élude
Je suis à lui, chaque fois [3]
Si chante son coq gaulois
J[...]rai rien : plus d'envie [4]
Il s'est chargé de ma vie
Ce Charme ! il prit âme et corps [5]
Je me crois libre d'efforts
Quoi comprendre à ma parole [6]
Il fait qu'elle fuie et vole
Oh ! si ce malheur m'entraîne [7]
Sa disgrâce m'est certaine
Il faut que son dédain, las ! [8]
Me livre au plus prompt trépas
Je vais maintenant revenir sur les variations des distiques [1], [3], [4] et [8].
Commençons par traiter le distique sur lequel j'ai le moins à dire, le distique final [8]. Les deux vers n'ont subi aucune modification. En revanche, Rimbaud a essayé d'introduire une ligne de texte, qu'on peut supposer le début d'un autre vers, mais ce n'est pas très clair. Il semble s'agir de deux variantes d'une même idée, mais le texte n'a rien à voir avec les deux vers. Le plus étrange, c'est que Rimbaud fait le second essai biffé entre les deux vers du distique final. Rimbaud souhaitait introduire la mention "pour moi" et y a finalement renoncé. Il a réellement songé à commencer son distique par l'expression : "C'est pour moi..." Il y a renoncé en biffant l'expression et est parti sur une autre tournure impersonnelle : "Il faut que..." laquelle n'exprime pas le même sens pour autant. Rimbaud a alors reporté son intention sur le second vers du distique "Soit pour moi". L'accord au subjonctif "Soit" est en effet commandé par la tournure impersonnelle : "Il faut que..." Rimbaud a songé à écrire pour partie un distique tel que celui-ci :
Il faut que son dédain, las !
Soit pour moi [...] trépas[!]
Nous pouvons penser que Rimbaud songeait à introduire "un prompt" : "Soit pour moi un prompt trépas !" Quelle émotion, nous sommes en train de vivre l'élaboration d'un poème de Rimbaud sur un brouillon, en passant par toutes les petites cogitations, tous les petits remords de plume ! Tout ce que vous ne verrez jamais dans le film Total Eclipse, vous l'avez ici au foyer de David Ducoffre. Enluminez-vous d'ombre et de lumière !
Sérieusement, nous approchons sans doute de très près le vers auquel a pu songer Rimbaud. En revanche, précisons que nous restons dans l'optique d'un remaniement d'un poème antérieur. C'est la seule explication pour les distiques qui ont l'air d'être venus d'un seul jet et qui n'ont pas été retouchés.
Un vrai brouillon : nous n'aurions pas de texte en prose, car le poète aurait besoin de place, et nous aurions donc plein de bouts d'idées essayées autour des différents distiques.
En tout cas, après le commentaire, voici l'établissement du distique [8] en incluant les parties biffées. L'établissement du texte est le même pour tous les rimbaldiens, à ceci près que Murphy fait remarquer que le "as" de "trépas" n'apparaît pas nettement sur le fac-similé, d'où mes crochets qu'il utilise !
[C'est pour moi biffé]
Il faut que son dédains, las !
[Soit pour moi biffé]
Me livre au plus prompt trép[as !]
Passons à l'étude du tout premier distique.
Dans son édition, Murphy oppose une sorte d'état initial à un état final. L'état initial semble proposer trois vers.
Voici l'état nommé [A] par Murphy, je mets entre crochets le second vers pour dire qu'il est biffé :
O les saisons et châteaux
[Où court où vole où coule]
L'âme n'est pas sans défauts
Cet état [A] a cédé la place à un état noté [B] :
O saison O châteaux
Quelle L'âme n'est pas sans défauts
Murphy pense que les ratures sur le "s" final du mot "saisons" sont pour biffer le pluriel. Je ne suis pas convaincu du tout. La leçon finale (en regard de l'autre manuscrit connu et de la version imprimée dans Une saison en enfer) aura de toute façon la marque du pluriel et nous n'identifions pas le geste de quelqu'un qui biffe une lettre. Je considère qu'il s'agit d'une rature qui n'a pas de signification. Il ne faut pas à tout prix lui donner du sens. En réalité, la présentation des étapes [A] et [B] par Murphy ne peut pas être validée de la sorte. La présentation par Guyaux et Cervoni est pourtant équivalente à celle de Murphy.
Ô [Les biffé] saisons [et corrigé en ô] châteaux
[Où court où vole où court biffé]
[L' corrigé en Quelle] âme n'est pas sans défauts
Peu confortable visuellement, même si je l'imite à mon tour parfois, la méthode de présentation dans la Pléiade a l'inconvénient également de supposer, par implication automatique du procédé, un passage binaire d'un texte de départ répudié à un texte final. Je ne suis pas d'accord pour dire qu'au plan du second vers le segment "L'" est remplacé par "Quelle" avec conservation du reste du vers. Il vaut mieux rendre l'état de cette ligne telle qu'elle est, en précisant en note que l'ajout de "Quelle" suppose plusieurs modifications au vers, mais que celles-ci n'ont pas été menées à terme. Pour la ligne entièrement biffée, le singulier "biffé" est peut-être inexact, puisqu'un trait semble biffer les deux premiers mots et un autre les quatre suivants. Quant au vers initial, le remaniement est plus complexe qu'il n'y paraît, puisque le "Ô" au début du vers a été ajouté au vers, ce qui ne transparaît pas dans la transcription adoptée par Guyaux et Cervoni, ni dans celle adoptée par Murphy, lequel pense que l'attaque du vers était bien ce "O" manuscrit dès le début de la transcription, puisqu'il écrit dans les annotations :
[Rimbaud] ne semble pas avoir écrit d'abord *Les saisons et châteaux [BL et JM/ARR] ou *Des saisons et châteaux [CJ], mais O les saisons et châteaux[.]
Nous allons essayer de montrer que ce "O" initial est bien lui-même une invention postérieure.
En réalité, il convient à nouveau d'accorder de l'importance au problème d'émargement. Certes, de distique en distique, l'émargement s'accroît avec l'inscription oblique du poème. Cependant, le "O" initial est aligné sur le déterminant "Quelle" admis comme un ajout, tandis que le déterminant "les" est aligné sur le pronom "où" de la ligne suivante et sur le groupe nominal "L'âme" de la troisième ligne en jeu dans notre analyse. Qui plus est, si nous nous reportons à une vue d'ensemble du manuscrit, le déport oblique du poème est homogène si nous considérons comme points de départ des vers du premier distique les mots "les", "où" et "L'âme", tandis que les mentions "O" et "Quelle" aggravent nettement le déportement du premier au deuxième distique. Rimbaud a donc bien écrit : "Des saisons et châteaux" ou "Les saisons et châteaux", ce qui correspondait à un vers de six syllabes, avant d'ajouter un "O". Je ne suis pas capable de débattre clairement au sujet du déterminant "des" ou "les" et des transformations successives. Ceci dit, autant je ne vois pas apparaître clairement une mention "les", autant je perçois que le "O" final surimposé au déterminant est accompagné sur la gauche d'une boucle qui lui est étrangère et qui pourrait être un "D" majuscule. Je fais ce que je peux pour déchiffrer un fac-similé, mais je ne peux pas inventer la solution quand le document ne me paraît pas évident à exploiter. Il me semble que la leçon "les" commune à Murphy et au duo Guyaux et Cervoni n'est pas valide, ou, à tout le moins, n'est pas si simple. Je comprends que dans le cas de l'ajout d'un "O" initial, la lecture "O les saisons et châteaux" convenait mieux, mais le manuscrit plaide pour une majuscule à boucle prononcé qui pourrait être un D. Une autre ligne traverse la boucle du "D", mais elle correspondrait à "L" majuscule et non à un "l" minuscule. Rimbaud a écrit "Des", puis a corrigé par superposition le "D" en un "L" majuscule. Il a ajouté un "O" à l'initiale du vers à gauche du déterminant "D/les", et enfin au lieu de biffer le déterminant il a écrit un "O" par-dessus la forme "D/Les" sans biffer le "O" initial. En réalité, il n'est pas écrit "O saisons O châteaux", mais bien "O O saisons O châteaux", formule rythmique qui endiablerait le public des discothèques. C'est par principe de bon sens que nous supprimons automatiquement un des deux "O" successifs pour correspondre à l'état du vers sur l'autre manuscrit et sur le texte imprimé de 1873. Nos conclusions sur les transformations successives concernant ce premier vers n'ont donc rien à voir avec les développements de Murphy et de Guyaux/Cervoni. Il faut par ailleurs observer que si ce vers est bien le premier transcrit par Rimbaud, il a d'emblée produit une ligne de six syllabes au lieu d'un vers de sept syllabes. Il est pourtant très clair que la version initiale du poème qui nous est inconnue était en vers de sept syllabes. En effet, si Rimbaud a créé une ligne de six syllabes : "Des saisons et châteaux", alors qu'il aurait été si facile d'écrire un vers de sept syllabes avec l'ajout d'un déterminant : "Des saisons et des châteaux" ou "Les saisons et les châteaux", il a voulu repasser au vers de sept syllabes avec la leçon "O les saisons et châteaux" avant d'y renoncer pour le vers de six syllabes tel que nous le connaissons : "O saisons O châteaux". Mais une telle transformation exigeait de transformer en ce sens le second vers. La leçon finale pour le second vers de sept syllabes était : "L'âme n'est pas sans défauts". Hésitant sans doute encore sur les choix à opérer, Rimbaud a ajouté le déterminant "Quelle" à la gauche du second vers, mais sans faire les corrections nécessaires. Il est probable qu'il songeait déjà à la suppression de la négation. Outre que ce sera bien l'état définitif, la leçon avec négation créerait une ligne de huit syllabes : "Quelle âme n'est pas sans défauts ?" La suppression de la négation ne permettait pas de maintenir la longueur de sept syllabes, mais le segment de six syllabes s'harmonisait avec la leçon finale pour le premier vers. Il faut également noter que Rimbaud n'a pas ajouté un point d'interrogation à la fin du vers 2 sur ce brouillon. Tout ceci invite à penser que le vers 1 a été inventé avant le remaniement en phrase interrogative du vers 2, remaniement qui a été pensé mais non conduit à terme sur le manuscrit.
Nous avons traité des deux vers définitifs du premier distique, mais il demeure une autre énigme, la ligne intermédiaire biffée. Deux hypothèses sont envisageables. Cette ligne peut avoir été composée en premier lieu, en tant que premier vers du poème. Toutefois, il serait étonnant que le poète ait achoppé après deux syllabes. Le poème commençait-il par une interrogation "Où..." ? Dans un tel cadre, le premier vers aurait comporté le mot "châteaux" à la rime, puisque rime avec "défauts" il devait y avoir, et il nous resterait à identifier les trois verbes monosyllabiques ou à peu près monosyllabiques pour avoir un rendu de quatre syllabes du projet de vers initial : "Où [verbe] [...] châteaux". Toutefois, si le second vers était déjà la leçon : "L'âme n'est pas sans défauts", la liaison entre les deux vers devait être bien acrobatique et le sens quelque peu différent de la leçon finale. Au vu des remaniements étudiés plus haut pour le distique [8], il convient peut-être d'en demeurer à l'idée première que la ligne biffée suivait le premier vers, anormalement constitué de six syllabes : "Des saisons et châteaux / Où [verbe]..." Le vers "L'âme n'est pas sans défauts" serait déjà le fruit d'un important remaniement, tandis que l'idée d'une rime qui aurait été conservée nous invite à penser que le deuxième vers initial devait avoir le mot "défauts" en conclusion : "Où [verbe] [...] défauts". Nous pouvons envisager également que le premier distique remanier un ensemble de vers plus conséquents du poème initial.
Pour ce qui est du déchiffrement, nous observons une petite divergence entre nos supports de référence :
Où court où vole où coule [leçon Murphy]
Où court où vole où court [Leçon Guyaux-Cervoni]
Pour l'instant, j'ai du mal à déchiffrer moi-même cette ligne. Je n'identifie pas d'évidence la première mention "court", et entre "coule" et "court" comme dernier mot je n'arrive pas à trancher, tant j'ai l'impression d'identifier un "t" suivi d'une autre lettre "e" mais sans certitude. Même la leçon "vole" n'est pas limpide. Le verbe "court" est présent dans le dernier quatrain du poème "Le loup criait...", mais j'éviterai ce genre de convocation. J'aimerais être confronté au manuscrit et non à un tel fac-similé. Pour le premier vers, si c'est un "c", il est majuscule, ce qui m'étonne, mais, en passant en revue les lettres minuscules, je n'ai envisagé que la seule concurrence d'un "l".
Cette ligne biffée correspondait-elle au premier vers ou au second ? Et ce pronom "où" est-il un pronom interrogatif ou bien un pronom relatif dans l'hypothèse d'une suite au premier vers ? Je n'en sais rien.
Bien que je n'aie aucune certitude, je vais essayer d'argumenter l'idée que la ligne biffée "où..." puisse être le premier vers, non pas que cette hypothèse ait ma préférence, mais parce que c'est visiblement des deux options la seule à laquelle personne d'autre ne semble avoir pensé.
Mon raisonnement tient dans la difficulté d'admettre que Rimbaud ait d'emblée composé un vers de six syllabes, alors que tout le poème, y compris le vers 2 dans un premier temps est en vers de sept syllabes.
Prenons donc l'hypothèse qui fait consensus sans que personne n'en ait nettement conscience. Rimbaud aurait commencé par rédiger le vers "Les saisons et châteaux", puis il aurait voulu composer un second vers qui correspondrait à notre ligne biffée, mais il aurait très vite renoncé, et enfin il aurait eu l'idée d'une traite du vers "L'âme n'est pas sans défauts".
J'ai plusieurs objections à faire à cette option. D'abord, même en prenant pour point de départ du vers l'article défini "Les", nous avons toujours un premier vers qui n'est pas aligné sur tous ceux qui suivent. Certes, en cours de transcription, Rimbaud va sans arrêt se déporter vers la droite du feuillet, mais le "où" et le groupe nominal "L'âme" ont l'intérêt de l'alignement avec le distique suivant et aussi de l'alignement entre eux deux. Ma deuxième objection, c'est que le distique doit rimer en "au[...]" : "châteaux" face à "défauts" sera le résultat final. Rimbaud avait-il écrit : "Où l'âme court sans défauts ?" ou bien "Où court l'âme sans défauts ?" C'est possible. Mais, si on tient compte de l'émargement et si on considère l'hypothèse que la ligne des "où" est un essai pour le second vers après la transcription du premier vers, il y a un problème logique qui se pose.
Premier cas de figure, Rimbaud a écrit : "Les saisons et châteaux", et il attaque son second vers, il finit par trouver la leçon "L'âme n'est pas sans défauts". Or, la première ligne fait six syllabes et la deuxième fait sept syllabes. Et Rimbaud va poursuivre par sept autres distiques tous en vers de sept syllabes. C'est faire de Rimbaud un poète improvisateur peu conséquent. Il aurait changé la nature du vers dominant du poème au second vers, à partir d'une difficulté d'inspiration. Je n'y crois pas du tout. Je précise que, sur les sept autres distiques, quatre sont composés spontanément en heptasyllabes et parmi ces quatre deux ne varieront plus, un ne sera modifié que pour une interjection et un déterminant. Ma conviction est que, bien au contraire, nous avons affaire à un brouillon de remaniement d'un texte antérieur qui donne l'illusion d'un poème improvisé sous nos yeux.
Deuxième cas de figure : Rimbaud a composé le vers initial de sept syllabes "O les saisons et châteaux", mais pour le second vers il ne l'aligne pas sur le premier vers il commence plus loin à transcrire son premier "Où" et lorsqu'il y renonce il passe à la ligne suivante pour improviser cet autre vers d'emblée parfait : "L'âme n'est pas sans défauts", mais au lieu de l'aligner sur le "O" du premier vers il l'alignerait sur le premier des trois "où" biffés. J'ai du mal à y croire.
Je ne vais pas affirmer que le vers "Où..." fut l'essai du premier vers et non du deuxième, mais il vaut la peine de soumettre cette hypothèse à la réflexion future des rimbaldiens. Et précisons que cela débouche sur l'idée que le mot "saisons" n'appartenait pas au vers du distique initial, puisque nous partons de l'idée que ce brouillon est un remaniement de poème préexistant. La question se pose également d'un remaniement à partir d'un poème ayant contenu plus de distiques encore.
Par ailleurs, force est de constater que Rimbaud a voulu se reprendre et faire que son premier vers soit un heptasyllabe : "O les saisons et châteaux", puisque pour le transformer en cet hexasyllabe que nous connaissons il a écrit un O par-dessus la forme "les" sans biffer le premier "O" qui nécessairement figurait déjà sur le manuscrit. Ce qu'a fait Rimbaud est étrange, puisqu'il aurait suffi de biffer le déterminant, mais il serait plus étrange qu'il ait transcrit un "O" par-dessus le déterminant, puis qu'il ait reporté un autre "O" devant lui.
Passons à l'étude du distique [3].
La leçon définitive est clairement établie, mais la leçon d'origine du premier des deux vers demeure indéchiffrable.
La leçon définitive est la suivante :
Je suis à lui, chaque fois
Si chante son coq gaulois
Le second vers n'a pas été modifié, seul le premier vers a été remanié, mais, en réalité, le premier vers initial commençait par le déterminant "chaque" et se terminait par la séquence reportée à la rime dans le vers suivant : "son coq gaulois". Le mot "Chaque" compte pour deux syllabes, puisqu'il est de toute évidence suivi par une consonne. Il ne nous manque plus qu'à déchiffrer un monosyllabe, mais personne n'y arrive, la leçon "nuit" ne faisant pas consensus.
Chaque [...] son coq gaulois
Il est évidemment inutile de chercher à reconstruire complètement le premier distique initial, puisque le suivant vers, reprenant le segment à la rime "son coq gaulois" est obligatoirement une transcription postérieure au remaniement du premier vers du distique. Comme le dit Murphy, du premier vers "La 2e version a été écrite au-dessus du v[ers] primitif." Mais pour le vers primitif, Murphy estime que "Le 2e mot peu déchiffrable ne semble pas se terminer par un t." Je ne sais pas, je ne trouve pas l'idée "nuit" inintéressante, loin de là. Il me faudra passer du temps à passer diverses possibilités en revue, mais le mot "nuit" n'est pas impossible. Cependant, le mot semble avoir été repassé avant d'être biffé. Je pense qu'on parviendra à déchiffrer ce mot. Je ne pense pas la mission impossible du tout. Dans "Délires I Vierge folle", récit où il est question de "pauvre âme" et de la thèse selon laquelle "La vraie vie est absente", la femme qui témoigne dit ceci : "Plusieurs nuits, son démon me saisissant, nous nous roulions, je luttais avec lui ! - Les nuits, souvent, ivre, il se poste [...]" Plus loin, la soif des baisers et des étreintes va de pair avec un "sombre ciel" qui s'ouvrait à la vierge folle. L'expression "chaque nuit" figure aussi dans "Vagabonds", mais pour une confrontation peu érotique : "Et, presque chaque nuit, aussitôt endormi, le pauvre frère se levait [...] et me tirait dans la salle en hurlant son songe de chagrin idiot." Il y a donc moyen de rassembler quelques éléments épars pour plaider la lecture "chaque nuit", mais cela est loin d'être décisif. Le déchiffrement est la seule solution qui importe désormais et je pense que c'est jouable dans un avenir proche.
Passons enfin au distique [4]. Le second vers ne pose aucun problème de transcription et n'a pas été remanié. En revanche, le premier vers a été modifié de telle sorte que ni la leçon d'origine ni même la leçon finale ne peuvent être aisément déchiffrées. La fin du vers dans sa leçon d'origine et dans sa leçon finale est demeurée la même "plus d'envie". Le mot "rien" a été inscrit un peu en hauteur, ce qui invite à penser qu'il ne faisait pas partie du vers d'origine et qu'il s'agit d'un ajout propre au remaniement. Toutefois, dans sa transcription en 1999, Murphy transcrit la leçon "rien" aussi bien dans le vers d'origine que dans le vers final. Je rappelle que Murphy offre un état initial noté [A] qui n'a d'initial que le nom puisqu'il suppose déjà des éléments biffés, puis un état final [B]. Voici ce qu'il nous livre comme état [A] puis [B] pour le distique [4] :
[A] :
[Plus biffé] J[....]rai rien : plus d'envie
Il s'est chargé de ma vie
[B] :
[...] rien : plus d'envie
Il s'est chargé de ma vie
Précisons que, dans l'absolu, nous ne devrions traiter que d'un seul vers à la fois. Mais, nous n'interrogerons pas ici l'enchaînement potentiel des deux vers. Pour nous, Murphy n'aurait pas dû mentionner le mot "rien" dans la version d'origine. Le mot "rien" est ajouté un peu en hauteur par rapport à la ligne, il est inscrit au-dessus du digraphe "ai" de terminaison verbale de l'indicatif futur simple qui lui a nécessairement préexisté.
La leçon initiale semble une entame de vers par "Plus". Rimbaud aurait songé à écrire un vers du profil suivant : "Plus jamais n'aurai d'envie" ou "Plus jamais avoir d'envie" ou "Plus je n'aurai quelque envie"... En effet, le mot "envie" était sans doute d'ores et déjà prévu pour la rime.
Dans l'édition de la Pléiade, Guyaux et Cervoni propose toutefois un déchiffrage déconcertant. Parmi les mots biffés, ils percevraient une attaque de vers "Plus d'envie". Voici le texte qu'ils livrent à la page 227 de leur édition :
[Plus d'envie de corrigé en Je [un mot biffé non déchiffré] partirai rien] : plus d'envie
Personnellement, je suis incapable d'identifier la suite "Plus d'envie" au début du vers manuscrit en question, ni même l'occurrence d'un "de". Je n'identifie que la présence probable du mot "Plus" en attaque de vers. Qui plus est, la mention à la rime "plus d'envie" et la longueur de sept syllabes du vers rend très peu probable cette proposition d'un vers initial qui aurait été :
Plus d'envie de rien : plus d'envie
Remarquez que ce vers fait huit syllabes métriques, même sans compter le "e" de la première mention "envie". Qui plus est, nous avons fait remarquer que la mention "rien" avait été ajoutée par-dessus une terminaison de verbe conjugué à l'indicatif futur simple. Le vers initial ne peut pas non plus avoir été :
Plus d'envie de : plus d'envie
Murphy n'a pas identifié la séquence "d'envie de" et nous ne l'identifions pas non plus. Par ailleurs, nous passons que la leçon en fin de vers "plus d'envie" est postérieure au fait d'avoir biffé la leçon "Plus" en tête de vers. Nous pensons que le premier essai de Rimbaud n'a jamais été conduit à terme, il s'est interrompu très tôt dans l'écriture de ce vers. Il a biffé la mention initiale "Plus" et peut-être une ou deux autres syllabes, sans plus. Ensuite, Rimbaud a créé une nouvelle leçon qui commence par le pronom personnel de première personne soit "J'" soit "Je" et un verbe à l'indicatif futur simple. Murphy identifie une fin de conjugaison à l'indicatif futur simple "rai" et un J majuscule en tête de vers. L'erreur de Murphy vient de son maintien de la présence du mot "rien" dans la version originelle. Ceci l'oblige à chercher une solution plus courte d'une syllabe pour la partie illisible.
Citons la note de commentaire au sujet de ce vers 7 du brouillon du poème :
Comme le fait remarquer BL, "Les premiers mots du distique [...] ont été sabrés de telle sorte qu'ils sont devenus illisibles." CJ propose Je n'aurai même plus d'envie lecture qui nous paraît graphologiquement insoutenable ; on lit bien rien : plus d'envie (ou éventuellement rien ! comme le suggère BL).
Murphy récuse la proposition de Claude Jeancolas sur le principe d'une présence incontestable du mot "rien" et d'un signe de ponctuation qui est soit le double point ":", soit un point d'exclamation "!". En réalité, seule l'objection du signe de ponctuation est recevable dans ce qu'écrit Murphy. Le mot "rien" est un ajout ultérieur. Pour être plus précis, la leçon proposée par Jeancolas ne peut pas correspondre à la leçon finale à cause de la présence du mot "rien", et elle ne peut pas non plus correspondra à une version intermédiaire parce que même au plan de la leçon intermédiaire la terminaison verbale "rai" est soit suivie par le mot "rien", soit directement par la séquence ": plus d'envie". La leçon "même" n'apparaît tout simplement pas sur le manuscrit de toute façon, ni après la terminaison "rai", ni ailleurs. En revanche, le profil "Je n'aurai..." qui correspond quelque peu aux leçons de l'autre manuscrit et du texte de la section "Alchimie du verbe" a de l'intérêt. On peut imaginer quatre essais. Le premier lancé par la forme "Plus" a avorté immédiatement. Ensuite, nous aurions eu une leçon avec un pronom personnel "Je" ou "J'" et un verbe de quelques syllabes au futur, puis par-dessus ce verbe Rimbaud aurait finalement opté pour l'expression "Je n'aurai rien : plus d'envie" qui fait quatre syllabes. Reste alors à identifier la deuxième leçon avec un verbe au futur plus conséquent. On ne peut guère hésiter qu'entre deux formes "J'apporterai" ou "Je partirai". Cette dernière leçon est envisagée par Guyaux et Cervoni, et elle a le mérite de la cohérence, alors que la leçon "J'apporterai" supposerait une lacune sérieuse par l'absence de complément.
Première leçon, reconstitution fragile :
Plus [jamais avoir] d'envie
Deuxième leçon, reconstitution à peu près assurée :
Je partirai : plus d'envie
Troisième leçon, reconstituée non déchiffrée pour l'instant, mais plausible à cause de l'ajout "rien" comme à cause des versions ultérieures :
J[e n'au]rai rien : plus d'envie
Ici s'arrête pour cette fois mon effort de déchiffrement du manuscrit.
Il semble clair que le poème n'est pas une création de premier, mais un remaniement d'un poème antérieur inconnu qui était lui tout en vers de sept syllabes. Le refrain d'un distique en vers de six syllabes apparaît précisément avec les remaniements de ce brouillon.
Sur l'autre manuscrit qui nous est parvenu, Rimbaud accentue le nouvel état du premier distique en tant que refrain. Un peu à la manière du quatrain d'octosyllabes dans "Bal des pendus" en 1870, Rimbaud boucle le poème en distiques de vers de sept syllabes par l'encadrement de son refrain. Le distique en vers de six syllabes est en tête de poème sur le nouveau manuscrit, puis le premier vers est répété, signe tangible qu'il est le vers musical décalé du poème, et ce vers est répété à la toute fin du poème. L'évolution de ce vers de refrain se poursuit avec la version imprimée dans Une saison en enfer. Le distique en vers de dix syllabes est en tête du poème, le seul premier vers n'est plus répété directement à sa suite, mais une double reprise encadre le dernier distique de sept syllabes.
L'idée d'exploiter un refrain avec une mesure autonome n'avait jamais été exploitée dans les poèmes en vers "nouvelle manière" du printemps et de l'été 1872 d'après les manuscrits qui nous sont parvenus. L'exception est le poème "Fêtes de la faim" dont le refrain n'est pas repris dans Une saison en enfer. Toutefois, le refrain de "Fêtes de la faim" entrait en résonance avec les vers de quatre syllabes de certains quatrains du poème. Il n'y avait donc pas une mesure exclusive pour les vers du refrain. Qui plus est, le contraste était bien marqué entre des vers de sept et quatre syllabes, ce qui n'est pas le cas quand l'écart se réduit à une seule syllabe entre des vers de six et sept syllabes.
Notons que tous les manuscrits qui nous sont parvenus du poème "Chanson de la plus haute Tour" sont en sizains de vers de cinq syllabes. Ce n'est que dans la version imprimée dans "Alchimie du verbe" qu'apparaît un refrain plus audacieux encore que celui du poème "Ô saisons ! ô châteaux !" avec la réduction du sizain initial en un couplet de deux vers dont seul le premier correspond à la longueur de cinq syllabes des strophes du poème, le second vers étant constitué de six syllabes.
Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne.
Le refrain ne semble plus avoir de pertinence au plan de la mesure syllabique, il convient alors de l'envisager comme le fait Cornulier en fonction d'une scansion binaire accentuée de vers de chanson.
Quand Rimbaud a-t-il pu passer à de tels refrains chansonniers désolidarisés de la contrainte métrique des vers littéraires ? Nous n'avons pas de réponse à apporter à cette question, si ce n'est que cela s'est joué entre le manuscrit de "Fêtes de la faim" daté d'août 1872 et l'établissement des versions des poèmes pour Une saison en enfer entre avril et août 1873. Toutefois, un indice précieux apparaît dans le recueil Romances sans paroles de Verlaine, même si nous ne pouvons déterminer si Verlaine a influencé Rimbaud ou si Verlaine salue les prouesses qui lui étaient contemporaines de Rimbaud. Toujours est-il que, dans Romances sans paroles, nous rencontrons de purs vers refrains de chanson non métriques. Dans le poème "Streets I", Verlaine adopte le profil du tercet monorime, procédé hérité de Banville, mais il sépare ses tercets par le refrain en quatre syllabes "Dansons la gigue !" La phrase est répétée à l'identique et le vers ne fait écho à aucune autre forme en quatre syllabes, tandis que le mot "gigue" pour prétendre être une rime ne peut que citer son cas personnel à cinq reprises. Le poème "Streets I" se signale en tant que composition des derniers mois de l'année 1872, premiers mois du séjour de Rimbaud et Verlaine en Angleterre. Il contient aussi une mention de l'adjectif "las" à la rime vers la fin du poème, ce qui visuellement fait songer à l'interjection "las" à la rime dans le dernier distique du poème rimbaldien. Précisons que, dans l'économie du recueil, "Streets I" suit immédiatement un poème en faux distiques intitulé "Spleen", lequel camoufle des quatrains de rimes croisées, tandis que dans les "Ariettes oubliées" figure le célèbre poème en distiques authentiques quelque peu inspiré de Musset : "Ô triste, triste était mon âme" avec la présence de ce mot "âme" à la rime du premier vers, quand Rimbaud exploite le mot au début du second vers de son premier distique. Le martèlement binaire des répétitions dans le poème des "Ariettes oubliées" peut quelque peu être comparé à l'exclamation finale du vers de refrain "Ô saisons ! Ô châteaux !"
Il nous reste un dernier sujet à traiter. Si le brouillon que nous avons tenté de mieux déchiffrer est bien un brouillon préparatoire de la section "Alchimie du verbe", comment se fait-il que nous ayons encore autant de remaniements avant l'établissement de la version imprimée ? En réalité, les remaniements sont particulièrement conséquents au sujet d'autres poèmes, notamment "Larme" et "Chanson de la plus haute Tour". Il n'est pas déraisonnable d'envisager qu'il y a eu pour chaque poème plusieurs versions transitoires. Les aléas ont simplement fait que deux étapes manuscrites préparatoires nous sont parvenues dans le cas du poème "Ô saisons ! Ô châteaux !"
Une objection immédiate peut nous être opposée : le second manuscrit est une mise au propre et non un brouillon. Il me semble pourtant qu'un indice nous invite à envisager le second manuscrit de "Ô saisons..." comme un possible brouillon préparatoire. En effet, toute la fin du poème a été biffée, à tel point que dans son édition de 1999 des Poésies, Steve Murphy établit le texte des seuls quatorze premiers vers, reportant tout le reste de la transcription en note de bas de page. Personnellement, je suis pour une édition complète du poème, car la version imprimée dans Une saison en enfer a rétabli la fin du poème. Il a renoncé à cette suppression. Je remarque, qui plus est, que cette suppression aurait été quelque peu parallèle de ce qui est arrivé au poème "Fêtes de la faim" réduit de deux quatrains pour devenir "FAIM" dans "Alchimie du verbe". Certes, le texte du second manuscrit connu de "Ô saisons !" a été biffé, mais le poème n'en a pas moins existé auparavant sous une forme complète non biffée, et nous constatons que nous ne pouvons considérer ce geste de biffer certains vers comme définitif. Il est probable que les vers aient été biffés non pas pour modifier le poème lui-même, mais parce qu'une stratégie d'inscription dans "Alchimie du verbe" impliquait quelques sacrifices. Rimbaud a visiblement renoncé à ce sacrifice, réjouissons-nous du fait ! Le poème ne gagne rien à être écourté, nous semble-t-il !
Il y a d'autres remarques intéressantes à faire si nous comparons les états qui nous sont parvenus du poème "Ô saisons ! Ô châteaux !"
Sur le brouillon que nous avons étudié, le vers suivant a été remanié : "Et dispersa mes efforts", pour devenir un vers nettement plus simple à interpréter : "Je me crois libre d'efforts". J'avoue préférer le premier état. Or, c'est celui que nous retrouvons quelque peu sur l'autre manuscrit puis sur la version imprimée : "Et dispersa tous efforts." / "Et dispersé les efforts." Nous pouvons nous demander si Verlaine ne s'est pas séparé de Rimbaud en juillet 1873 en emportant des brouillons du livre Une saison en enfer qui ont pu dès lors manquer à Rimbaud et qu'il n'a pas su réclamer à temps. Verlaine est incarcéré. Traiter avec la mère de Verlaine ou à plus forte raison avec la justice et la prison dans l'hypothèse d'effets personnels du prisonnier conservés par eux n'a pas dû être possible. La mise sous presse du livre Une saison en enfer a suivi rapidement et Rimbaud avait sans doute d'autres brouillons intermédiaires à sa disposition en plus des versions originales des poèmes. Verlaine aurait donc emporté avec lui en juillet 1873 quelques brouillons du livre Une saison en enfer, ceux que nous connaissons, mais auxquels s'ajouterait le brouillon de "Ô saisons !" et peut-être même le second manuscrit lui-même de "Ô saisons". Ceci dit, si nous considérons que le second manuscrit n'a pas pu profiter des leçons du précédent manuscrit, il est plus probable que Verlaine n'ait emporté en juillet 1873 que le seul premier manuscrit, celui qui correspond à un brouillon de remaniement d'un poème antérieur (et non à un premier jet). Cette opposition n'est pas inintéressante, puisque la question est posée du cheminement d'autres manuscrits de vers seconde manière de Rimbaud. En attendant, l'autre manuscrit de "Ô saisons, ô châteaux", a l'intérêt de correspondre systématiquement au texte établi sur le précédent brouillon, sauf très précisément pour les vers objets de forts remaniements. Nous avons les leçons nouvelles : "O vive lui, chaque fois" et "Mais ! je n'aurai plus d'envie". Tous les autres vers se maintiennent : les variantes sont minimales : "Que chante son coq gaulois" au lieu de "Si chante son coq gaulois", "Que comprendre" et non plus l'audacieux "Quoi comprendre". Nous pourrions concevoir que la poésie était encore toute fraîche et que le brouillon témoignait d'une insatisfaction sur des vers précis qui seuls vont continuer de tourmenter notre poète. Cependant, si Verlaine a emporté le brouillon, nous pouvons comprendre que Rimbaud n'ait pas un souvenir précis des leçons de ces deux vers remaniés en question, comme il semble ne pas se souvenir de la leçon "Je me crois libre d'efforts". Nous avons trois vers sur le nouveau manuscrit qui s'écartent de la leçon finale du brouillon et ce sont précisément trois vers objets d'importants remaniements. Rimbaud ne modifie pas les autres vers. Pour le premier distique, l'altération de sa mesure et sa position d'attaque expliquent que Rimbaud s'en souvienne. Notons que dans la version imprimée l'altération du second distique est assez minime : nous passons de "que nul n'élude" à "qu'aucun n'élude" que je trouve moins heureux, et une modification importante continue de concerner le premier vers du troisième distique : "Salut à lui, chaque fois". Le premier vers du quatrième distique connaît lui aussi un ultime remaniement, mais il est plus léger, le "Mais" cède la place à une interjection "Ah !" En revanche, des distiques que nous pouvions considérer comme stables sont l'objet de remaniements :
Ce Charme ! il prit âme et corps
Et dispersa tous efforts.
Ne tenait aucun compte de la correction : "Je me crois libre d'efforts", soit que Rimbaud ne s'en souvenait pas, soit qu'il ne la trouvait pas pertinente, mais pour revenir à une forme assez proche de la version initiale :
Ce Charme ! il prit âme et corps
Et dispersa mes efforts
Le monosyllabe "tous" remplaçait le déterminant possessif "mes". Ce n'était pas une modification bien conséquente. Toutefois, le distique fait l'objet de deux nouvelles modifications dans "Alchimie du verbe" :
Ce charme a pris âme et corps
Et dispersé les efforts.
J'avoue ne pas vouloir insister sur l'hypothèse que Rimbaud avait purement et simplement oublié la leçon "Je me crois libre d'efforts." Je ne l'exclus pas, mais mieux vaut ne pas affirmer ce dont on ne sait rien. En revanche, il est clair que Rimbaud n'était pas satisfait de la leçon initiale et qu'il cherchait continuer à améliorer ce vers sans pouvoir se fixer sur une solution. La coordination des deux participes passés pourrait témoigner d'une réelle recherche pour obtenir un vers moins mielleux que les versions "mes efforts", "dispersa tous efforts". Je pense que l'effort, si on peut dire, portait essentiellement sur l'amélioration du second vers du distique.
Enfin, le dernier distique est remanié de manière conséquente dans la version imprimée, après avoir manifesté une si belle stabilité, remaniement qui coïncide quelque peu avec le fait d'avoir biffé la fin du poème sur le manuscrit intermédiaire. Nous avions la leçon des deux manuscrits :
Il faut que son dédain, las !
Me livre au plus prompt trépas !
Celle-ci était née sur le brouillon, puisque nous constations une leçon biffée : "Soit pour moi". Sur le texte imprimé, ces deux vers sont devenus :
L'heure de la fuite, hélas !
Sera l'heure du trépas.
Il s'agit donc d'une cascade de remaniements, mais les autres poèmes cités dans "Alchimie du verbe" ont subi eux aussi de tels remaniements qu'il n'est vraiment pas impossible que tous ces remaniements soient liés à la préparation du livre Une saison en enfer (ce qui est une vérité de La Palice pour les variantes du texte imprimé dans tous les cas), alors que le poème en distiques peut très bien avoir été composé initialement sous une forme inconnue dans le courant de l'année 1872, éventuellement dans les premiers mois du séjour anglais, quand Verlaine composait "Spleen" et "Streets I", quand les distiques de "O triste, triste était mon âme" étaient encore tout récents, à peine nés de quelques mois.
Voilà, le singe Joli-Cœur va passer dans les rangs avec son petit chapeau. Vous versez ce que vous voulez pour la prestation du jour.