dimanche 17 juillet 2022

Le sens du mot "ouvriers" dans le poème en prose de ce nom ?

Une petite brève estivale. Nous ne sommes pas dans une chaude journée de février comme dit dans la première phrase du poème "Ouvriers" des Illuminations, mais dans un temps fort d'une canicule de juillet.
Je tiens pourtant à dire un mot sur cette pièce en prose.
Comme pour la plupart des poèmes en prose de Rimbaud, nous avons droit pour titre à un mot nu, à un mot laissé tout seul : "Mouvement", "Enfance", "Génie", "Barbare", etc. D'après le manuscrit, le titre originel était renforcé de l'article défini : "Les Ouvriers", Rimbaud l'a ensuite biffé, mais il n'a pas biffé l'article du titre "Les Ponts". Il est vrai comme l'écrivait Fongaro que le titre assez sec "Ponts" passerait assez mal. Cependant, Rimbaud n'a pas eu à supprimer les titres des poèmes sur les autres manuscrits. Le titre flanqué d'un déterminant avait été assumé, un temps préféré,...
Qu'on se rassure ! je ne vais pas partir ici dans des considérations compliquées et aventureuses sur la portée éventuelle de la présence de cet article défini dans le titre du poème. Il a été biffé et la variation montre que cela ne porte pas tellement à conséquence. En revanche, le titre est quelque peu énigmatique. En général, on se contente d'identifier dans ce couple d'un homme et d'une femme deux ouvriers, et on parle des indices de littérature romanesque réaliste, si pas naturaliste, du texte avec la "jupe de carreau à coton blanc et brun", les "vilaines odeurs", le "tour dans la banlieue", la "ville", sa "fumée" et ses "bruits de métiers", le "bras durci", l'emploi de l'adjectif "misérables", etc. Cependant, l'action décrite par le poème n'est pas ouvrière en tant que telle. Et Fongaro a soutenu une lecture moins réaliste et plus en phase avec l'idée d'un poème d'illustration ésotérique du projet de "voyant" en identifiant le couple aux poètes Rimbaud et Verlaine. Fongaro présupposait alors une double signification particulière du mot "ouvriers" avec le sens de meneurs d'un travail poétique grave, que Fongaro soutient être aussitôt retourné malicieusement en son quelque peu contraire obscène. La lecture réaliste résiste mieux à l'analyse que l'hypothèse compliquée de Fongaro, même si les équivoques obscènes ne doivent pas être exclues sans procès. Néanmoins, pour le sens du mot "ouvriers", il y a une autre possibilité. De nombreux poèmes de Rimbaud retournent le langage de la religion contre elle, ou bien y font allusion pour indiquer un horizon repoussoir. Et, au plan religieux, le mot "ouvriers" a un sens. Les gens d'église sont des ouvriers de Dieu, des ouvriers de sa vigne ! Le poème parle d'un "autre monde". Il est question d'une merveille comique avec les poissons apparus dans une flache du mois précédent, sorte de témoignage d'un miracle qui ne retiendra pas l'attention du locuteur du poème. Il est ensuite question d'une dépense vaine et d'un manque de force et de science pour clore le poème sur l'illusion d'une "chère image" dont rien ne nous est dit de précis. C'est ce sens religieux détourné qui me paraît le mieux rendre compte du discours de désespoir du mari énonciateur fictif de cette prose.

lundi 11 juillet 2022

Ce que je relève dans un compte rendu voulu élogieux de Bardel au sujet d'une entrée "Illuminations" du Dictionnaire Rimbaud de 2021

En 2021, j'ai fait un compte rendu qui n'est pas passé inaperçu du Dictionnaire Rimbaud de 2021. Je ne l'ai pas conduit à son terme, parce qu'à un moment donné c'est se battre contre des moulins à vent et c'est un peu fatigant d'expliquer comment éviter de faire autant d'erreurs face à un silence ingrat généralisé.
Pour prendre la défense du projet, Bardel (qui avait recensé ma réaction dans sa rubrique "Actualités" et qui savait que ça faisait du remous) a réagi avec un couple d'articles : "Deux synthèses capitales sur Les Illuminations". Le premier article de Bardel rend compte de l'entrée rédigée par Michel Murat "Illuminations (manuscrits)" du Dictionnaire Rimbaud. On fera remarquer que Bardel a tout de même la surprise désagréable de constater qu'enfin une voix rimbaldienne autorisée admettait qu'on ne pouvait pas dire que la pagination était de la main de Rimbaud, même si c'était encore timide. Un an après, j'observe que le sujet de la pagination a bien du plomb dans l'aile. Je l'ai lu l'article de Bardel : "Les Illuminations, entre mélancolie et utopie" et si les idées sont toujours défendues à l'identique, il n'y a plus la mobilisation de l'argument de la pagination. L'assurance sur le sujet s'est comme dissipée.
Mais, moi, ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est le fait de créer une parole d'autorité à un rimbaldien nouveau venu, alors qu'il n'a pas de cartes dans son jeu. Pendant des années, je n'ai rien dit, publiquement en tout cas, sur les travaux de Yann Frémy. Il avait été placé très tôt à la tête de la revue Parade sauvage et quand sa soutenance de thèse était encore toute fraîche. J'avais rencontré Yann Frémy en 2002 et 2004 lors des colloques rimbaldiens de Charleville-Mézières ou bien à Paris lors des séminaires Rimbaud-Verlaine, il avait une passion pour parler de Rimbaud et ses centres d'intérêt. Pourtant, je trouvais déjà étrange que ses articles soient essentiellement des extraits de sa thèse, avec des remaniements à la marge, que ce soit dans la revue Parade sauvage, dans la revue Studi francesi ou dans d'autres. Au fil des années, j'ai constaté qu'il publiait soit des articles assez légers sur d'autres parties de l'œuvre rimbaldienne, soit des articles sur Verlaine et d'autres sujets, soit des introductions de volumes collectifs qu'il dirigeait. Puis, il développait toujours le même discours sur Une saison en enfer, mais dans des interventions radiophoniques. Et, pour moi, au fil des années, c'est devenu irrespirable. Même si les rimbaldiens ne le prenaient pas complètement au sérieux, il était devenu une parole autorisée et un prêt-à-penser sur Une saison en enfer. Qu'on ne lui dise pas que son travail, c'était de la bibine, ça peut se concevoir, je ne l'ai pas fait non plus, mais ce qui était horrible, c'était que depuis qu'il avait fini sa thèse son discours d'expert sur Rimbaud n'avait plus jamais évolué.
Le Dictionnaire Rimbaud de 2021fut dirigé par trois personnes, parmi lesquels Frémy et Cavallaro. Or, même si les profils sont différents, il y a quelque chose qui me choque dans la façon dont on nous vend le travail de Cavallaro. Je ne le connais guère, je ne l'ai rencontré que lors du colloque "Les Saisons de Rimbaud" en 2017, sans doute ma dernière intervention publique parmi les rimbaldiens. C'est quelqu'un qui a effectué une thèse sur la réception critique de Rimbaud au vingtième siècle pour dire vite. Il traite bien sûr des écrivains, et pas uniquement de critiques universitaires, etc. Donc, c'est un travail encyclopédique qui suppose des lectures autour de Rimbaud, mais des lectures vastes nous éloignant de la seule analyse de Rimbaud pour s'intéresser à la postérité du rimbaldisme.
Il co-dirige le Dictionnaire de 2021 et sa collaboration est un argument de surface pour prétendre dépasser les clivages entre rimbaldiens, puisque c'est un élève de Guyaux et qu'il a des positions hostiles aux interprétations politiques des Illuminations. Ce dépassement des clivages est illusoire dans la mesure où le système d'affrontements est reconduit à d'autres niveaux, soit dans les entrées du Dictionnaire à travers les approches individuelles, soit par un avant-propos qui entretient une relation polémique avec la tentative antérieure de Dictionnaire Rimbaud de Jean-Baptiste Baronian.
On le sait ! Les rimbaldiens ne se sont pas prononcés pour la plupart sur le problème de la photographie du Coin de table à Aden, surtout quand la querelle était vive. Ils traitent avec indulgence la thèse d'un humoriste sur "Voyelles" ces derniers temps. Mais, en revanche, la polémique va bon train entre certaines chapelles. Et Bardel illustre complètement cette dynamique de ceux qui se disent "rimbaldiens". Pas de parti pris sur la photographie, nous sommes neutres, pas de parti de salut violent contre la lecture satanique de "Voyelles", et ainsi de suite, les enjeux sont ailleurs.
Mais, là, il se passe quelque chose de nouveau. Cavallaro n'a pas été que co-directeur du Dictionnaire Rimbaud il est devenu un expert du texte de Rimbaud cité abondamment dans les entrées du Dictionnaire et il est devenu l'auteur autorisé pour fixer une "synthèse capitale" sur l'herméneutique des Illuminations.
Le problème, c'est que Cavallaro campe sur une position résolument hostile aux approches de Bruno Claisse.
En clair, il y a ceux qui veulent interpréter les poèmes, les comprendre, et puis il y a ceux qui veulent les conserver dans le formol du mystère insoluble, et on laissera de côté ceux qui partent dans des interprétations à clefs ahurissantes. La revue Parade sauvage a d'évidence rassemblé de sa création au milieu des années 2010 environ la part essentielle des rimbaldiens qui faisaient avancer la compréhension de l'œuvre, tant au plan herméneutique qu'au plan stylistique. Mais l'essentiel des grands apports se faisait sur l'œuvre en vers. Pour les poèmes en prose des Illuminations, si je m'exclus, sachant qu'aucun rimbaldien ne daigne me cite pour mes articles sur les Illuminations, alors que je le suis pour le reste, il y a eu deux forces motrices : Antoine Fongaro et Bruno Claisse. Fongaro a des interprétations restrictives des poésies de Rimbaud, il échoue dans l'analyse de poèmes en vers de 1872, mais il est clair qu'il a des contributions décisives sur des éléments de détail des Illuminations. Quant à Claisse, dans la continuité quelque peu de Fongaro, il est parvenu avec une méthode au forceps à produire des études poème par poème où il arrive à faire tenir une lecture d'ensemble d'un poème en prose sans lacunes considérables. Je parle de méthode au forceps, parce que Claisse passe son temps à étudier le sens de pas mal de mots dans les dictionnaires, il étudie de manière pointue des constructions syntaxiques pour déterminer le sens, ce qui ne transparaît pas nettement à la lecture de ses articles, puisqu'il ne fait pas un travail d'analyse linguistique, mais qu'il commente effectivement les textes.
Claisse a publié un premier livre au milieu des années 1990 où il revendiquait l'effort de compréhension idéologique des poèmes. Il faut savoir que Fongaro et Claisse furent tous deux considérés comme persona non grata. Fongaro l'était de fait, je ne l'ai pas connu, mais il écrivait avec une certaine verve railleuse tournée vers ses collègues. Claisse ne provoquait pas les autres rimbaldiens, mais outre qu'il saluait le travail antérieur de Fongaro il analysait les poèmes en en dégageant une compréhension socio-politique qui choquait énormément les rimbaldiens dans les décennies 1980 et 1990. Il semblait lire un poème de Rimbaud comme un extrait de Marx. Il lisait finalement les Illuminations comme si ce n'était pas de la poésie. C'était ce qui lui était reproché, et c'était assez injuste. Claisse ne cite pas Marx dans ses analyses de Rimbaud, d'une part, et, d'autre part, Rimbaud est engagé politiquement, il est un communard, et il le fait savoir dans ses poèmes, y compris dans ses proses plus tardives, et il va de soi que, même si Rimbaud n'est certainement pas marxiste, il est inévitable de trouver beaucoup d'échos à cause de la critique de la bourgeoisie, à cause de certaines valeurs défendues dans lesquelles une certaine étendue pourtant contradictoire de l'extrême-gauche peut se reconnaître. Puis, il va de soi que Claisse parlait de poésie, mais il y avait en face des rimbaldiens qui avaient des idées arrêtées sur ce que doit être le caractère éthéré du poétique.
Or, dans le Dictionnaire Rimbaud de 2021, les entrées de Cavallaro pour le poème "Being Beauteous" et pour l'approche herméneutique des Illuminations sont des reformulations à nouveaux frais du refus de l'approche de Claisse pour les Illuminations au mépris des progrès accomplis grâce à lui, approche parallèle à toutes celles de Murphy, Reboul, Ascione, Cornulier et quelques autres sur les poèmes en vers. Et Bardel a créé son site en affichant clairement que les rimbaldiens qui emportaient son adhésion, qui l'enthousiasmaient, c'était Claisse, Fongaro et Murphy. La défense des travaux de Murphy prend un tour systématique problématique au plan philologique, mais les travaux de Murphy sont de valeur quant à l'interprétation des vers, et ceux de Claisse quant à l'interprétation des poèmes en prose, quand bien même Claisse a contredit et donc refait certaines de ses lectures ("Matinée d'ivresse", "Ouvriers",...), quand bien même Claisse, à partir du tournant des années 2000 s'est mis à écrire des articles de plus en plus illisibles sous l'influence dogmatique des écrits du linguiste théoricien du rythme Henri Meschonnic. Meschonnic n'était pas mentionné dans le premier ouvrage de Claisse, ce qui laisse penser que même si Meschonnic était forcément déjà assez connu à l'époque Claisse n'y avait pas prêté attention. Il me semble que dans les années 1990 c'est Jean-Pierre Bobillot qui, le premier, a produit un article sur la lecture antiphrastique de la phrase : "Il faut être absolument moderne" dans l'ouvrage Modernité modernité de Meschonnic (livre de 1988, je crois). C'est après les critiques essuyées sur son premier ouvrage et cet article de Bobillot que soudainement Claisse s'est mis à théoriser les poèmes de Rimbaud en fonction de Meschonnic. Les articles étaient excellents sur "Nocturne vulgaire", "Mouvement", "Villes ("Ce sont des villes"), "Soir historique" (où il ne m'a pas cité pour l'intertexte de Leconte de Lisle), mais petit à petit les articles devenaient illisibles et soumis pour le coup à une idéologie étrangère à Rimbaud qui faisait de plus en plus écran, à tel point qu'il faut une concentration folle pour lire l'article sur le poème "Parade" paru je crois dans un numéro spécial Rimbaud de la revue Littératures. Et j'insiste sur ce changement dans la manière d'écrire de Claisse, puisque comme je le disais tout à l'heure le premier livre revendiquait déjà l'approche idéologique des textes et c'est ce premier livre qui avait déjà fait fuir tous les rimbaldiens de la lecture éthérée. La caution meschonnicienne n'arrangea pas les affaires du second livre paru vers 2010. Donc, la critique de Claisse par Cavallaro au plan de l'idéologique ne s'attaque pas à la caution meschonnicienne, ce qui pourtant dans ce cadre plus restreint aurait pu se concevoir, mais bien aux constantes de Claisse sur l'ensemble de sa production.
Pourtant, en mars 2021, Bardel a publié un compte rendu d'une synthèse de Cavallaro qui s'oppose fermement à l'approche de Claisse. Mais, à côté des éloges, à de nombreuses reprises, Bardel ironise tout de même sur ce refus de l'idéologique dans l'analyse des poèmes. Et je vais recenser cela, parce que la simple recension prouve qu'il y a un problème dans la création d'un nouveau discours autorisé rimbaldien. Le titre de "synthèse capitale" et tous les éloges contenus dans l'article sont contrebalancés par les piques dont je vais faire ici la recension. Et, comme d'autres commencent carrément à parler d'un projet ambitieux dans l'analyse de Cavallaro des Illuminations, j'estime qu'il est un peu de mettre le holà. Je vous laisse vous reporter à mon article récent sur le "nous" et le "monde" dans le poème "Being Beauteous" où je reviens sur l'entrée "Being Beauteous" du Dictionnaire Rimbaud de 2021 et sur des formules quelque peu vides de sens de Cavallaro, du genre "il donne forme".
Voici le lien pour consulter le compte rendu bardélien : "Herméneutique et poétique" par Adrian Cavallaro

Je cite les prises de distance de la part d'Alain Bardel (soulignements nôtres)

"Il y a là, pour Adrien Cavallaro, comme un « réflexe »."

"Mais ses successeurs, qui n'ont pas la même excuse, n'ont eu de cesse, si nous en croyons Adrien Cavallaro, de recommencer le même geste : « Loin de faire justice de ce vieux réflexe téléologique, la thèse de Bouillane de Lacoste (Rimbaud et le problème des « Illuminations », 1949), en remettant en cause cette chronologie traditionnelle, en a déplacé l’horizon. » (364). Un critique des années plus récentes comme Bruno Claisse fournit à Cavallaro l'exemple type de ce que, selon lui, il ne faut pas faire."

"Je note la restriction : il s'agit de révolutionner essentiellement le « monde sensible ». Cavallaro n'est évidemment pas sans apercevoir le sens second, social et politique, possiblement niché dans ces appels à la révolution. Mais, selon ses mots, la « révolution cosmique » — dont Rimbaud, sorte de Prince sans divertissement (ceci, c'est mon commentaire), dresse les épouvantes pour « balayer la monotonie fallacieuse des déploiements de “magie bourgeoise” » (369) — « embrasse une dimension politique allégorique » (368). Elle l'« embrasse », la contient, mais ne saurait y être assimilée."


"Second pôle du projet démiurgique : « reconstruire le monde, c'est redessiner la topographie des villes modernes » (367). Et Rimbaud aurait tendance à les reconstruire, selon Cavallaro, sur le modèle du chaos primordial : [...]"

"S'il pense que le poème, tel qu'il le décrit (« salmigondis mythologique », « fantasmagorie » cosmogonique), confirme, chez Rimbaud,  l'« ambition » de « redessiner la topographie des villes modernes », on comprend que Cavallaro mette en garde contre tout réflexe de « traduction  idéologique ». Mais parfois, on aimerait voir l'auteur céder un peu davantage au « réflexe de traduction »."


"À ce propos, il rappelle l'ironie manifestée par Rimbaud à l'égard du concept de « fraternité » dans « Pendant que les fonds publics ... » et propose de voir dans la formule de Sonnet : « l’humanité fraternelle et discrète par l’univers, sans images », l'annonce « d’une ère d’anonymat (puisque le lien social est paradoxalement apparié à l’idée d’une retenue et d’une séparation) ».
     Ère d'anonymat ? Genre Le Meilleur des mondes ou 1984, sans doute ! Un tel commentaire me semble reposer sur une lecture particulièrement idéologique du texte de Rimbaud. [...]"

"La lecture que l'auteur propose de Génie est, elle aussi, pour le moins, subjective."

"Autrement dit, c'est le personnage messianique du Génie qui est intéressant, et la manière littéraire utilisée par le poète pour lui donner présence et vie, bien plus que la filiation intellectuelle des idées véhiculées avec les socialismes utopiques du premier XIXe siècle, pourtant clairement perceptible."

"Mais j'avoue être un peu surpris qu'un rimbaldien assez libre dans ses propos pour expliciter le sens précis du mot « décorporation » dans H (« expulsion métaphorique du liquide séminal » p. 373) se croie obligé d'assortir la « Mère de Beauté » qui « se dresse » à la fin de Being Beauteous, précédant de peu l'apparition d'un « nouveau corps amoureux », du commentaire énigmatique suivant :  « C’est donc souvent le corps féminin qui est promesse de renouveau amoureux, comme le montre également, dans Aube, etc. etc. » (374)."
[Nota bene : oui, là, le texte de Bardel est allusif et donc incompréhensible.]

"Son argumentation précise et sensible, rédigée dans une langue personnelle, très métaphorique, très élaborée, en un mot « brillante », emporte la conviction sur ce point comme sur beaucoup d'autres. Mais je peine à discerner dans l'incontestable « prédilection du poème en prose rimbaldien pour le discontinu » l'homologue de cette « puissance de morcellement des poèmes » (367), cause d'un supposé « caractère centrifuge de l'œuvre » (363), lui-même responsable du « réflexe de défense herméneutique » qui s'emparerait de génération en génération des malheureux exégètes et « fertilise[rait] sur le terreau des rapprochements autotextuels ». J'ai bien peur qu'à travers cet usage massif de la notion, sous un vocabulaire varié : « démembrement » (364, 373, 385), « morcellement » (363, 364, 367, 384, 385), « discontinuité » (366, 367, 378, 384, 385, 386, 387), Adrien Cavallaro ne nous serve une très rimbaldienne équivoque lexicale, qui ne facilite pas toujours l'adhésion à son discours, par ailleurs si suggestif."

"On peut, par exemple, suivre Cavallaro lorsqu'il évoque (dans Enfance et dans Vies) une « dissémination des possibles du moi ». Mais je ne le suis plus lorsqu'il parle d'un « “je” disséminé » (378) qu'il oppose à l'instance énonciative de la Saison, productrice d'un discours « heurté », certes, mais « continu ». Car autant les contradictions du locuteur de la Saison sont, dans un sens, réelles (réelles dans la fiction, l'œuvre se présentant comme la mimésis d'un débat intérieur, au cours duquel un sujet en crise envisage tour à tour les solutions les plus diverses), autant les contradictions internes des Illuminations paraissent jouées."

"Un recueil de poèmes est discontinu par nature. Mais cela n'empêche pas les Illuminations d'offrir l'exemple d'un texte particulièrement homogène, dans son vocabulaire, ses motifs symboliques, ses thématiques. Son auteur montre par ailleurs une telle  constance tant dans ses références idéologiques que dans sa posture critique et railleuse à l'égard de l'illusion lyrique et de ce qu'il appelle les « fanfares d'héroïsme » (Barbare) que j'ai peine à y voir, comme Adrien Cavallaro, « un  sujet, en réinvention dans chaque poème » (365), « pris dans la discontinuité fondamentale d'une réinvention foisonnante de l'identité » (378).

L'approche des Illuminations que l'on trouve chez Cavallaro se ressent de cette méfiance de principe qui touche tout un pan de la réception rimbaldienne à l'égard de l'interprétation parodique, de la quête des sources et des intertextes, du recours à la biographie, de la lecture transversale.

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Le problème est béant, non ?

mardi 5 juillet 2022

Article à venir

Je travaille et pour vous c'est l'été, donc le rythme de publications sur le blog ne devrait pas être très soutenu, mais je viens de recevoir le volume 2021 de la revue Parade sauvage. J'ai lu plusieurs articles dont celui de Jean-Pierre Bertrand qui cite par détournement de sens l'expression "influences froides" du poème "Fairy" des Illuminations. Il y traite de l'idée des influences et revient sur les lettres du "voyant". Plusieurs de ses conclusions ne me conviennent pas, mais j'ai aussi médité sur l'idée des influences. Bertrand parle de la critique littéraire de l'époque avec Sainte-Beuve et Taine, il parle de modèles théoriques du vingtième siècle, mais j'ai une approche complètement différente du sujet. Pour moi, une approche sur la question des influences doit être concrète et non pas de spéculation abstraite. Et cela va me permettre de publier un article dans le prolongement du précédent. Cavallaro insiste actuellement sur une prétendue faillite des lectures idéologiques, le mot "idéologique" construisant d'évidence une figure du critique en homme de paille, et il développe une idée qui passe pour brillante et qui a le problème de ne correspondra qu'à une vérité de La Palice. Quand Rimbaud imagine une allégorie, il lui donne forme avec des mots.
Dans mes réponses à Cavallaro, à Bertrand, à d'autres encore, j'insiste sur le fait qu'il y a une distorsion inquiétante. On parle de "Voyelles" comme d'un modèle de révélation absolu. A partir des lettres du voyant, on cherche chez Rimbaud à interpréter les poèmes comme un étalage de vérités, et parfois on va estimer que ce n'est pas encore ça dans les poèmes en vers "première manière", mais que ça l'est dans les poèmes en vers seconde manière et les proses, sauf que c'est devenu ésotérique.
Or, quand on lit "Génie", "A une Raison", "Vies", "Guerre", "Aube", on se rend bien compte que ce n'est pas différent de lire les inventions d'un Hugo, d'un Baudelaire ou d'un Verlaine, que ce n'est pas différent de lire "Stella" des Châtiments, "Angoisse" sonnet des Poèmes saturniens, "La Beauté" des Fleurs du Mal. En réalité, Rimbaud ne pense pas à formuler une révélation dans ses poèmes. Rimbaud cultive son âme comme il le dit, et c'est très différent. La vérité du poème est dans la capacité de Rimbaud à produire plus rapidement et plus efficacement que ses prédécesseurs une création artistique qui ne corresponde pas au consensus moral d'une époque. Il s'agit toujours de partir de la société telle qu'elle est, semble être, est comprise, et des manifestations artistiques contemporaines (et on retrouve ici la question des influences dont on s'empare), pour créer cette altérité qui révèle le devenir sur lequel guider l'humanité. C'est plutôt ainsi que Rimbaud pense la pratique poétique du voyant.
Ma comparaison avec Leconte de Lisle est fondamentale. Rimbaud dénonce le fait de renouveler les choses mortes. Hugo, très mal évalué dans l'article de Bertrand, représente un des premiers voyants avec Lamartine selon Rimbaud, mais son vrai poème est dans la prose avec Les Misérables. La poésie de Victor Hugo utilise un filet protecteur de renvois à une morale saine venue du fond des temps si on peut dire, venue d'une lointaine histoire, grecque ou biblique pour les modèles culturels exhibés. Quant à Leconte de Lisle, il combat le christianisme en orchestrant la revanche de mythes païens vaincus par le christianisme. Il met en scène la colère rentrée des païens.
Rimbaud compose des mythes contre-évangéliques de son époque avec "Génie", "Barbare", etc.
Cela a l'air d'une vérité de La Palice, mais non ! Cela n'est pas compris par les rimbaldiens qui n'en parlent pas et ne disent pas qu'être voyant c'est faire cela. Et il ne s'agit pas de dire que Leconte de Lisle combat le christianisme avec des mythes païens et Rimbaud avec des mythes de son invention plus nourris des écrits en lutte du dix-neuvième siècle. Il s'agit de constater que dans l'opération Rimbaud montre bien qu'il est dans l'en avant du voyant parce qu'il se place entièrement dans le débat des idées vivantes et ne tombe pas dans des systèmes rhétoriques qui préservent de l'ancien.
Mais bon on en reparlera.