En préparant une étude sur les trois "Conneries" de Rimbbaud, je lis systématiquement tout ce qui m'est accessible des œuvres d'Amédée Pommier. Pour l'Album zutique, la lecture de trois recueils peut sembler suffisante : Colifichets, Colères et Paris, mais je lis tout systématiquement. Pour le reste de l'œuvre, j'ai commencé par le recueil Océanides et fantaisies, car le titre indique un thème en liaison avec Le Bateau ivre. J'ai déjà indiqué la probable allusion au procès de Maroteau à la fin de 1871 et le poème de Victor Fournel de 200 vers Le Drapeau rouge, poème publié dans la revue Le Correspondant en décembre 1871 et j'avais repéré également des poèmes d'Hugo dans Le Rappel en 1871 que les rimbaldiens n'évoquaient pas, mais à une époque où mon ordinateur ne me permettait plus de lire page par page les documents sur Gallica. Or, le poème Cocher ivre annonce le titre du Bateau ivre et il propose l'équivalent d'un naufrage pour un fiacre dirais-je. Le poème Le Bateau ivre s'inspire de nombreux poèmes plus anciens, de Victor Hugo notamment, mais il m'a semblé que l'activité zutique a pu servir à Rimbaud pour rebondir. C'est le cas de deux sonnets : Oraison du soir et Les Douaniers. C'est le cas du poème Les Corbeaux qui prolonge la critique de Coppée en parodiant la fin de Plus de sang et en reprenant une rime clef du Bateau ivre (ma lecture s'oppose à celle de Murphy, Bataillé et Vaillant, et je suis rejoins en cela par tous les autres toulousains, sans concertation aucune : Bardel, Reboul et Fongaro n'adhèrent pas à la lecture anticléricale des Corbeaux). C'est le cas des Mains de Jeanne-Marie qui sans être zutique parodie un poème de Gautier en répliquant sans doute de poète à poète au plan politique. C'est le cas de Voyelles au plan de l'irrégularité des rimes. A cause d'allusions communardes évidentes : "strideur des clairons", "bombinent", "puanteurs cruelles", il est évident que Voyelles n'est pas zutique et tient un propos sérieux toutefois. Dans le cas du Bateau ivre, une liste de Verlaine nous apprend qu'une version se serait intitulée Le Bateau extravagant. Ce dernier titre invite à une lecture moins sérieuse, alors même que le propos communard y est apparent : "pontons", "juillets", etc.
Etiemble a formulé à tort que le "bateau ivre" était une variation sur un thème parnassien, il s'agit d'une variation sur un thème romantique impliquant Hugo, Lamartine et d'autres, dont Joseph Autran, l'auteur des Poèmes de la Mer, comme cela a été signalé par Marc Ascione dans les années 80 si je ne m'abuse.
Une partie des rimbaldiens essaie par ailleurs de fixer Le Bateau ivre dans une filiation baudelairienne en le rattachant au poème qui clôt Les Fleurs du Mal : Le Voyage, alors même que les intertextes hugoliens sont nettement plus voyants. J'ai montré que Rimbaud avait directement réécrit plusieurs vers de Pleine mer et Plein ciel, alors que ces deux poèmes n'étaient jusque-là présentés que comme des sources d'ensemble, alors que les critiques omettaient de plus en plus de citer cette source hugolienne pour privilégier Le Voyage de Baudelaire, en établissant une loi de réécriture des Correspondances à Voyelles (ce qui se justifie quelque peu), mais aussi du Voyage au Bateau ivre (ce qui est plus fragile), de L'Albatros au Cœur volé (ce qui est douteux), du Cygne à Mémoire (ce que je ne comprends pas du tout).
Mais bref, ce thème romantique est traité donc en 1839 par Amédée Pommier dans son recueil Océanides et fantaisies. Les premiers poèmes ont la mer pour thème. Un poème s'intitule La Mer, un autre Le Port, dans un autre la France est un bateau dont la coque pourrait céder sous la lame, etc. Le mot "bonaces" apparaît à la rime, comme le mot "entonnoirs". Le mot "zônes" revient à plusieurs reprises avec le même accent circonflexe que sur la copie manuscrite du Bateau ivre par Verlaine, seule copie qui nous soit parvenue. Il est plusieurs fois question de "dorades", il est question de la phosphorescence de la mer causée par les vers, de mille néologismes autrement plus risqués que "lactescent", d'îles des Cyclades qui sont des fleurs, il y est question sur le modèle lamartinien de "j'ai vu" en série mais pas sous la forme de quatrains, il est question de monstres marins authentiques auxquels se mêle le kraken, etc. Rimbaud cite "Léviathan" et "Béhémots" Il est aussi question de comparer le naufrage au retour au port, surtout quand la mort est la dernière escale. Le poète se pose des questions sur les trésors cachant dans l'immensité marine. La nature est présentée comme le plus grand des poètes et juste après la série maritime un poème sur les Pyrénées nous parle des "glaciers" et des "cataractes". On peut comparer les deux poètes. Pommier décrit le réel en l'enjolivant poétiquement et il faut dire que cette partie de son œuvre se lit et a plus de charme malgré quelques beaux couacs malgré tout. Rimbaud décrit de façon onirique, mais à l'évidence il transpose métaphoriquement des descriptions objectives de livres qu'il a parcourus en jouant sur le fait que la plupart des lecteurs n'ont jamais vu toutes ces choses, ne les ont vues qu'en mots, d'où la légitimité des images poétiques déformant la réalité. Rimbaud crée ainsi habilement une impression forte de l'inconnu.
Mais comme les cent vers de Rimbaud ont un propos politique, il est bon qu'à côté des plans politiques des poèmes d'Hugo et Fournel le recueil de Pommier offre lui aussi une amorce de métaphore politique dans l'une de ces océanides fantaisistes. Il est donc question de l'Etat comme esquif démâté depuis cinquante ans, du flot des révolutions, et même de l'idée que le peuple puisse être un océan dans lequel se perdent des perles : l'homme honnête, la fille pure.
Il n'est pas difficile d'imaginer Rimbaud continuer sur sa lancée et lire, après Colifichets et Colères le recueil Océanides et fantaisies, en novembre-décembre 1871 environ, époque bien probable de composition du Bateau ivre si les intertextes du jugement de Maroteau, des poèmes d'Hugo parus dans Le Rappel et du poème Le Drapeau rouge de Fournel venaient à être admis ou confirmés au sein de la communauté des critiques rimbaldiens.
Post scriptum : en consultant le livre de Teyssèdre, je remarque qu'Alain Chevrier avait cité également le poème "humouristique" Paris comme source possible au sonnet zutique du même nom, et pas seulement le poème Charlatanisme, mais dans un article que je ne possède ni ne connaît. La suite du Pommier zutique sera l'occasion de citer in extenso plusieurs poèmes de Pommier pour bien analyser un ensemble important de sonnets monosyllabiques, mais aussi le sonnet Paris de Rimbaud. Je reviendrai sur les lectures de Pascal Pia, Steve Murphy, Yves Reboul, Robert St Clair et Bernard Teyssèdre du sonnet en vers de six syllabes. Cela me demande un travail préparatoire important. Là, j'ai des camions qui créent des embouteillages dans mon cerveau.