"Tableau de chasse", c'est un titre d'article que je devrais garder pour le jour où je ferai une recension de toutes les sources de réécritures par Rimbaud dans ses vers que j'ai pu découvrir moi-même. Je suis en train de relire mon exemplaire de 1864 des Cariatides. Je ne prends pas de notes, ou plutôt je n'en prenais pas, et je laisse de côté les poèmes longs comme "La Voie lactée", "Les Baisers de Pierre".
Le cerveau tourne à plein. Prenons le poème "Envoi" en octosyllabes, je relève en songeant à "Poison perdu" les deux mentions du "thé", même si je n'en fais rien pour l'instant. Je ne manque pas non plus le motif de la personne qui fume et surtout vers la fin du poème je songe à "Veillées" avec cette "fumée éclose en spirales / Qui tout autour de son fauteuil / Lui fait des peintures murales". Depuis toujours, pour ce qui est du poème "Les Cariatides", je considère que c'est une source évidente au poème "Paris se repeuple" où il est question de ces êtres mythologiques particuliers. Il me semble assez évident que Rimbaud n'a pas d'autre raison précise de les mentionner en particulier que le fait de lier cette référence à une conception de la poésie avec Banville en toile de fond. Des passages du poème "Dernière angoisse" m'intéressent également, mais j'oublie ce que je pense aussi vite que je lis. Je suis passé par-dessus "La Voie lactée" (Banville aimerait cette phrase !) mais je sais son importance pour "Credo in unam", et même "Ophélie" je crois. Le poème "Confession" a retenu mon attention pour sa forme, le sizain des "Effarés", mais sans la division en tercets. Toutefois, le rapprochement des deux poèmes n'a rien d'intéressant.
Je relirai plus tard "Les Baisers de Pierre", mais ce premier des six livres des Cariatides dans la version de 1864 donne déjà une petite idée des relations étroites qu'on peut sentir à la lecture spontanée entre les poèmes de Banville et ceux de Rimbaud.
Le livre deuxième commence par une section "Amours d'Yseult" avec des poèmes numérotés en chiffres romains. Des vers différents sont employés, mais l'idée c'est que cet ensemble de poèmes est une source importante au poème "La Brise" contenu dans Un cœur sous une soutane.
La source principale est le poème V "Le zéphyr à la douce haleine" dont Rimbaud a réécrit le premier vers : "Le zéphyr à la douce haleine" qui est devenu "Dort le zéphyr à douce haleine :" cela a déjà été relevé, mais précisons que dans le processus de réécriture Rimbaud a placé très précisément la forme verbale "Dort" en tête de vers, sachant que le poème se finit par la rime "condor"::"s'endort". Cela tend encore une fois à confirmer que Rimbaud réplique à Banville au sujet de l'irrégularité de la rime "d'or"::"dort" du poème "Ophélie". La rime se trouve aussi exploitée dans "Le Mal" avec la forme "s'endort", on sent aussi une confirmation que la nouvelle Un cœur sous une soutane est contemporaine de poèmes tels que "Le Châtiment de Tartufe", "Le Mal", etc. Mais, pour en rester au poème "La Brise", j'encourage évidemment à considérer que Rimbaud ne vise pas que le poème V des "Amours d'Yseult", mais l'ensemble de cette série où il y a d'autres mentions du "zéphyr", des mentions de la "brise", d'autres idées sur les "roses", et il y a aussi une expression "coussins de soie" qui a donné "nid de soie et de laine" chez Rimbaud avec rime à consonne d'appui à "haleine". Banville faisait rimer "haleine" avec "plaine" dans le poème V, Rimbaud a opté pour "laine". Au sujet de la rime "d'or"::"dort" qui devient "condor"::"endort", je signale aussi que je suis partisan d'un relevé des rimes avec le mot "essor" dans les poèmes de Banville. Le mot "essor" à la rime se rencontre dans "Les Poètes de sept ans" et dans "La Brise" la chute à se casser le nez "s'endort" est le contre-pied de l'idée d'essor. Le mot "essor" est affectionné par Banville et le mot fait forcément office de filiation banvillienne dans "Les Poètes de sept ans" selon moi. Le passage "la rosée est essuyée" me semble appeler un commentaire avec des références à divers passages des "Amours d'Yseult".
Le poème "La Brise" est intéressant pour d'autres aspects : la reprise de vers qui annonce quelque peu les triolets du "Cœur volé", on a bien confirmation que la reprise de vers est quelque peu liée à la lecture de Banville sauf que Banville ne répète pas des vers dans la série "Amours d'Yseult", il faut semble-t-il se reporter aux Odes funambulesques pour apprécier cet aspect de la poésie de Banville. Cependant, il faut au moins compter avec la section "En habit zinzolin" qui contient le triolet : "Si j'étais le Zéphyr ailé," avec la répétition de ce vers précisément. Un autre fait étonnant dans "La Brise", c'est ce vers "Quand il court où la fleur l'appelle," qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un vers attribué à Verlaine des quatrains du "Sonnet du Trou du Cul" : "où la pente les appelait", sachant qu'il n'est pas exclu que Rimbaud ait ponctuellement participé à la composition des quatrains, tout comme Verlaine a pu soumettre des idées pour les tercets.
J'ai plein d'autres idées, je travaille en ce moment sur le neuvain "Fête galante" de l'Album zutique et je mets cela en relation avec la tendance de Banville à concevoir des strophes où on a une suite élevée de vers avec la même rime. Dans "Fête galante", Rimbaud fait rimer trois tercets entre eux au lieu de deux comme dans un sizain. Je flaire que le procédé est quelque peu banvillien à la base, mais je dois rechercher les sources. Ici, j'ai dans la série "Amours d'Yseult" d'excellents indices en ce sens, puisque le poème VI offre des huitains subdivisés en deux quatrains avec trois premiers vers qui riment entre eux et puis les derniers vers des quatrains qui riment entre eux. Un exemple vaudra mieux qu'une laborieuse explication en détails (au passage, on pensera aux rimes de "Fêtes de la faim") :
Mon Yseult, vous êtes marquise,Et quand vous allez à l'église,Ce n'est pas sur la pierre griseQue vous adorez le bon Dieu.Non, votre beau corps qui se ploieEffleure les coussins de soie,Et, frémissant d'amour, envoieSon parfum de femme au saint lieu.
J'ai prévu une série d'articles sur les strophes de Rimbaud, mais ce que cela a de parfois pénible c'est que quand on traite de sizains, à cause des rapprochements, on finit par parler de quatrains et à faire une digression sur un foyer de rapprochements qui s'éloigne du sujet strict qu'on est censé traiter.
Je n'ai pas lu ensuite le poème "Phyllis avec son dialogue à l'antique entre Daphnis et Damète. Pourtant cela m'intéresse pour "Tête de faune". Au passage, je sais que le Mnasyle de la comédie Le Bois peut renvoyer à un Mnasylus qui est quelque part dans les vers de Banville, je dois retrouver où.
Je suis en train de lire "Songe d'hiver" et certains détails ne m'échappent pas, ainsi des distiques camouflant une suite de rimes plates, "Songe d'hiver" VII. Et il faut citer "Songe d'hiver" IX avec la rime que Banville dénonce pourtant en son traité : "venus"::"Vénus", une rime que Rimbaud a prisée dans "Credo in unam", poème envoyé à Banville avec "Ophélie" et ses "lys" en mai 1870 !!! "Songe d'hiver" IX contient aussi "reconnus"::"Vénus" et "Songe d'hiver" VII et XI offrent deux occurrences du couple à la rime "nus"::"Vénus". Et enfin dans "Songe d'hiver" XII, le dernier poème de la série, nous avons la rime "Vénus"::"inconnus".
Mais j'en viens à ce qui m'a motivé à écrire un article sans attendre. Je commence à repérer la rime "étrange(s)"::"ange(s)" dans les vers de Banville. On a cette rime dans "Songe d'hiver" VIII et d'ailleurs elle est étendue à un troisième mot à la rime "fange".
Cependant, la rime apparaît bien avant dans "Songe d'hiver" I, aux deux premiers alexandrins d'un sizain avec un vers court de module.
Quand je rouvris les yeux ! ô visions étranges !Je vis auprès de moi deux femmes ou deux angesAvec de splendides habits,Toutes deux étalant des beautés plus qu'humainesEt laissant ondoyer leurs tuniques romainesSur des cothurnes de rubis.
Ce n'est pas la strophe de "La Rivière de Cassis" qui est sur deux rimes ABABAB avec, harmonisé avec la distribution des rimes, trois modules d'alternance vers court et vers long. Mais on commence à constater que la rime revient décidément à plusieurs reprises dans l'ensemble "Songe d'hiver", et le fait qui m'a le plus intéressé, c'est qu'entre "Songe d'hiver" I et "Songe d'hiver" VIII la rime "étranges"::"anges" a encore une autre occurrence dans "Songe d'hiver" IV. Il ne s'agit pas d'un sizain, mais d'un quintil, sauf que la rime est étendue à un troisième mot à la rime avec l'occurrence "mélanges" et surtout ce qui retient mon attention, c'est que la séquence de Banville "tant ces voix sont étranges" fait pétarader dans mon esprit la formule de "La Rivière de Cassis" : "vraie / Et bonne voix d'anges[.]" J'ai l'impression que l'enquête porte ses fruits, même si mon état d'exténuation ne me permet pas de traiter correctement l'information pour l'instant (notez que le "chant mystérieux" est une expression du poème "Ophélie") :
Nous entendrons, parmi nos plaisirs sans mélanges,Des chants mystérieux et plus doux que le miel,Si bien qu'on ne sait pas, tant ces voix sont étranges,Si ce sont des voix d'homme ou bien des lyres d'anges,Des chants de la terre ou du ciel.
La rime "étrange"::"ange" augmentée de "fange" se rencontre encore dans un autre quintil du "Songe d'hiver" IV et je note de manière piquante que l'autre rime "délicieux"::"cieux", outre qu'elle contient l'adjectif de l'expression "chers corbeaux délicieux", crée une correspondance de "miel" à "délicieux" et de "ciel" à "cieux", si on fait le rapprochement avec le quintil précédemment cité. Et "la vierge à la candeur étrange" avec ses "Nuits" et son "amour délicieux" fait bel et bien songer à "Ophélie" au-delà d'un arrière-plan à la Musset :
Et puis, c'est une vierge à la candeur étrangeDont les Nuits ont rêvé l'amour délicieux,Mais dont le Ciel avare a voulu faire un ange.Ce sont mille splendeurs éteintes dans la fangeEn rêvant la clarté des cieux !
J'ai d'autres détails à exploiter, une mention des "vignes folles" à relier à Glatigny et dans "Songe d'hiver" même une mention des "colonnades" au sein d'un transport féerique que je songe à rapprocher de "Larme" sachant que je rapproche par un biais mien le poème liminaire "Les Vignes folles" du recueil de ce nom de Glatigny du poème "Larme".
Le poème XII est en sizains, mais pas du type de "La Rivière de Cassis" et on me reprocherait d'être imaginatif si j'expliquait mes façons d'entrevoir un rapprochement au plan du contenu entre ce poème de Banville et le poème de mai 1872 de Rimbaud. Ce serait intéressant, mais la haine de Circeto (qui a des airs de haine de la poésie de Rimbaud même) et le mépris de quelques rimbaldiens m'obligent à demeurer sur la réserve et à vous priver de plus de confidences.
J'ai aussi à réfléchir sur le poème en plusieurs parties "Ceux qui meurent et ceux qui combattent". Il appartient lui aussi au livre deuxième de l'édition refondue des Cariatides de 1864, il est constitué de six parties, ou "épisodes et fragments" selon son sous-titre. Le premier poème s'inspire des sizains irréguliers à la Musset sur deux rimes, et c'est le cas également de la partie IV. Or, un nombre élevé de sizains ont la distribution ABABAB des "Premières communions" et de "La Rivière de Cassis". Et même s'il est difficile d'en tirer parti au plan du contenu, des sizains de la partie IV jouent sur des confusions de rimes dignes de "La Rivière de Cassis", avec par exemple un sizain assonancé en "an" avec une alternance de la rime à consonne d'appui "chan" avec la rime féminine suivante où la chuintante passe après la voyelle "-anch-", et il est surprenant de constater dans le sizain suivant, les rimes en "-oie(s)" et en "-eu(x)" du dernier sizain de "La Rivière de Cassis", tandis que deux sizains plus loin nous avons un sizain avec la rime "ange"::"mélange"::"phalange". D'autres parties de ce poème, mais pas sous la forme de sizains, jouent sur l'alternance entre vers longs et vers courts.
Après avoir conté sa jeunesse si franchePleine d'enthousiasme et de rêves touchants,Amoureuse des bois, de la nuit et des champs,Et de l'oiseau craintif qui chante sur la branche,Il lui parlait de l'homme, et disait ce qui trancheLes fils de soie et d'or de l'amour et des chants.Il lui disait comment, après des nuits de joieOù l'amour étoilé semble un firmament bleu,On s'éloigne à pas lents de la couche de soie,Emportant dans son coeur la jalousie en feu,Et comment à genoux, quand ce spectre flamboie,On frappe sa poitrine, en criant : "Ô mon Dieu !"[...]Je veux croire à l'amour, à la nature, à l'ange,Croire au baiser limpide, au serrement de main,Aux rhythmes langoureux, au nectar sans mélange,Aux amantes qui font la moitié du chemin,Et penser jusqu'au bout que leur blonde phalange,En nous quittant le soir espère un lendemain.Je croirai que le monde est une grande auberge[...]
Au passage, une mise au point.
Les gens vomissent les enquêtes sur les réécritures. Les gens vont vouloir conserver jalousement au poète son indépendance créatrice, il ne doit rien devoir aux autres. Et, finalement, que ce soit du côté des gardiens du temple ou du côté des gens qui ont peur de ne pas tout comprendre, les réécritures ne sont acceptées que quand d'un texte à l'autre c'est la même chose qui est dite.
Ce n'est pas comme ça que ça marche, mais ça pour des raisons que j'ignore il n'y a qu'une personne sur cent mille capable de le comprendre on dirait. Il va pourtant de soi que les réécritures ne disant pas la même chose que la source ça maintient une marge pour apprécier le génie créateur d'un auteur et qu'en prime explorer les liens entre les poèmes des différents auteurs c'est vivre dans un univers dense, touffu où on se saisit parfois d'une poudre d'or assez diffuse qu'il faut le temps de bien assimiler. Et je ne vois pas la lecture poétique autrement que dans la recherche de cette poudre d'or diffuse. C'est le cœur même du processus poétique, côté auteurs comme côté lecteurs.