samedi 28 janvier 2023

"Le Bateau ivre" et "Larme" de Rimbaud et "Crimen amoris" de Verlaine

(Edité : suite ajoutée le 29 janvier 2023, voir plus bas)

Nous ne connaissons pas la date de composition exacte du poème "Crimen amoris". Dans le projet de recueil avorté Cellulairement, la pièce est datée de juillet 1873 à Bruxelles, ce qui revient à dire que le poème est daté de manière symbolique autour du coup de feu de Verlaine sur Rimbaud. Nous connaissons pas mal le détail des journées vécues par Verlaine en juillet et nous savons qu'il n'a pas eu pleinement le temps de composer ce poème à ce moment-là, il est probablement antérieur ou ultimement remanié. Tout le monde a bien compris qu'il est question de Rimbaud dans ces vers de onze syllabes. Pour notre réflexion, nous pouvons prendre en considération trois versions du poème, celle du recueil avorté Cellulairement, celle du recueil Jadis et Naguère, et une version manuscrite de la main de Rimbaud alors que Verlaine est depuis peu incarcéré. Le recueil Cellulairement contient le poème "Crimen amoris" (crime d'amour) comme un aveu et un plaidoyer paradoxal. Le recueil Jadis et Naguère suit le recueil Sagesse où le poète a affiché son repentir et annoncé sa reconversion au christianisme. Le titre Jadis et Naguère dénonce le passé non chrétien et y insère le poème "Crimen amoris", ce qui vaut répudiation de l'expérience dite "satanique" avec Rimbaud. Le recueil Amour suivra. Il ne signifie pas seulement l'amour chrétien que cultive Verlaine comme il l'a clamé dans Sagesse. Il s'agit plus précisément de montrer à Rimbaud, lecteur possible de ces recueils, que l'amour chrétien est le vrai et que l'amour que cherchait Rimbaud n'est plus qu'une ruine de "Jadis et Naguère", que Verlaine délaisse, rejette derrière lui.
Le poème "Crimen amoris", sous-titré "Mystère" sur la copie remise à Rimbaud et "Vision" dans le dossier de Cellulairement, est composé de 25 quatrains de vers de onze syllabes. Il s'agit d'une allusion aux vingt-cinq quatrains du "Bateau ivre". Pour rappel, il est question dans "Le Bateau ivre" d'une mer, supposément verte, "Plus douce" que "la chair des pommes sures", autrement dit le "bateau ivre" a mordu le fruit défendu et dans l'aventure il découvre parmi les saveurs les "rousseurs amères de l'amour".
Verlaine a déjà composé des vers de onze syllabes en 1872, vers publiés dès 1874 dans ses Romances sans paroles, mais il adopte à ce moment-là la césure canonique prônée par Banville en son traité et exploitée à deux reprises par Marceline Desbordes-Valmore : "Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses..." poème de la séquence "Ariettes oubliées" contemporain de la composition de "Larme" et où il est question de "deux pleureuses" face à une demande de pardon chrétien.
Décidément !
Mais les vers de onze syllabes de "Crimen amoris" ne favorisent pas le découpage habituel en hémistiches de cinq et six syllabes. Il favorise très nettement un découpage en hémistiches de quatre et sept syllabes, avec très souvent une allure grammaticale ternaire pour maints vers.
"Crimen amoris" suit le modèle du poème "Mémoire" / "Famille maudite" de Rimbaud (et notez le mot "maudite") pour ce qui est des césures les plus audacieuses. Dans "Mémoire", Rimbaud raréfie et organise les césures sur un "e" de fin de mot rejeté dans le second hémistiche et surtout les enjambements de mots sans appui sur un "e" qui sont tous deux dans une même strophe centrale du poème de quarante vers "après et "maroquin".
Dans "Crimen amoris", le seul enjambement de mot est sur "Satan", valeur transgressive significative à l'appui.
Verlaine a aussi organisé quelques répétitions symétriques pour bien faire sentir qu'il joue exprès avec la mesure inédite de quatre et sept syllabes pour les hémistiches de l'hendécasyllabe. Mieux encore, il prononce le chiffre "Sept" dans ses vers ) reprises lexicales :

Font litière aux + sept péchés de leurs cinq sens.

C'est la fête aux + sept Péchés, ô qu'elle est belle !

Ce n'est pas tout.
Le premier vers ternaire de "Crimen amoris" est identique au premier vers de "Larme" :

Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Dans un palais, soie et or, dans Ecbatane,

Les deux vers désignent tout deux un lieu, l'un de retraite du monde, l'autre de lieu maudit contraire au monde en gros.
La partie centrale fait à chaque fois trois syllabes "des troupeaux", "soie et or".
Dans "Larme", le poète voit de l'or et pleure. Chez Verlaine le Satan de 16 ans songe l'oeil plein de flammes et de pleurs.

A suivre, non ? Vous ne croyez pas ?

***

On peut approfondir quelques points. Donc "Crimen amoris" est un poème en 100 vers, 25 quatrains de rimes croisées. La différence avec "Le Bateau ivre", c'est que nous passons de l'alexandrin à un vers de onze syllabes plus intrigant.
Ce lien entre les deux poèmes prouve la valeur du chiffre 100 pour le cas du "Bateau ivre".
Mais deux poèmes de 100 vers ont une certaine ampleur et on peut comparer la dynamique des deux pièces. Le premier poème, celui de Rimbaud, décrit un mouvement et ne commence pas par un mention de lieu où une part de l'action va être décrite : "Lorsque je descendais..." tandis que le poème de Verlaine s'ouvre par une mention de lieu que j'ai comparé fatalement au premier vers de "Larme". Au passage, la mention "La soie et l'or" se rencontrent dans soit Les Feuilles d'automne, soit Les Chants du crépuscule, mais je pense que c'est une coïncidence liée à l'emploi d'une association cliché. Je reviens à mon idée. Verlaine a composé cent vers comme "Le Bateau ivre", mais il attaque son poème de manière parallèle à "Larme", et comme "Le Bateau ivre" et "Crimen amoris" n'ont pas les mêmes sujets, les mêmes décors, les mêmes images on pourrait rapidement arrêter de chercher des liens. Or, j'ai insisté sur l'idée du péché de la pomme du jardin d'Eden évoquée au début du "Bateau ivre" avec la "chair des pommes sures" de "L'eau verte", puis du coup la valeur contre-chrétienne des "rousseurs amères de l'amour" naissance d'une Vénus d'ivresse d'ailleurs. On comprend le lien à un poème comme "Criman amoris" où un alter ego de Rimbaud parle de réinventer l'amour par-delà bien et mal, sachant que malicieusement ce dépassement est tout de même du côté du Mal, puisque du côté des satans.
Or, j'ai deux faits à établir.
Premièrement, si on ne connaît pas la date exacte de composition de "Crimen amoris", on peut supposer que ce n'est pas une composition si ancienne que ça. En 1872, outre d'autres poèmes inédits, Verlaine a déjà composé pas mal de poèmes des Romances sans paroles. Mon intuition, c'est qu'en mai-juin 1873, Rimbaud est déjà engagé dans la composition d'un livre qui deviendra Une saison en enfer comme l'atteste la lettre à Delahaye en mai avec le projet de "Livre nègre" ou "Livre païen", et au même moment Verlaine devait chercher à se mettre au diapason pour parler comme dans le poème "Vies", et on devait avoir un ensemble de pièces en cours telles que le sonnet "Invocation" ou "Luxures", lequel contient le mot clef "appétits", puis donc une composition de longue haleine "Crimen  amoris". Verlaine a abandonné Rimbaud à Londres, et les disputes prenaient un tour qui s'est avéré décisif. Le poème "Crimen amoris" était-il terminé ou non lors du drame de Bruxelles ? On peut le penser, mais il est certain qu'une fois en prison Verlaine devait passer par pas mal d'états contradictoires et qu'il avait tout le loisir de consacrer de la méditation et du temps à chacun. La copie manuscrite de "Crimen amoris" par Rimbaud, cela signifie que Verlaine essayait de répondre au Rimbaud en train de publier Une saison en enfer.
Pour rappel, quand Verlaine écrit sur un exemplaire de Jadis et naguère du comte de Kessler que le poème a été écrit à la prison des Petits-Carmes en août 1873, il insiste sur une anecdote et les conditions de détention "sur une feuille de papier à envelopper du fromage (venu de la cantine) avec une allumette trempée dans du café". Difficile de considérer ce témoignage comme suffisant pour dater une composition. Et on en revient toujours à l'idée que la composition a été méditée dans le temps. Mais, les rimbaldiens ou verlainiens se contentent d'identifier les allusions générales à Rimbaud dans "Crimen amoris", et ils citent indifféremment des points de comparaison avec "Matinée d'ivresse" ou Une saison en enfer. Moi, je cite "Larme" et "Le Bateau ivre". Mais, au-delà d'une telle dispersion, ce qu'il est important de souligner, c'est la convergence : "Crimen amoris" est une pièce qui a maturé en plein pendant la composition d'Une saison en enfer d'avril à août 1873. Et on pourrait même souligner la coïncidence quand Verlaine revendique avoir fini son poème le même mois que Rimbaud son livre.
Et les sept péchés capitaux, c'est une mention de la prose liminaire d'Une saison en enfer, et les péchés sont égrenés et revendiqués dans "Mauvais sang" : "Magnifique, la luxure !" etc.
Pour moi, c'est plus important d'insister sur le lien étroit entre "Crimen amoris" et Une saison en enfer que de dire que "Crimen amoris" parle de Rimbaud.
Mon deuxième point à établir c'est le lien au "Bateau ivre".
Je parlais de la dynamique des compositions et je peux rebondir après avoir souligné qu'il y a un traitement antichrétien dans "Le Bateau ivre". Le nom de l'intervenant littéraire qui a dit dans un entretien radiophonique que le vers "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir" était de l'esbroufe. Je prétends que le vers doit être abordé sous un aspect sarcastique qui parodie et fit la satire de vers d'Hugo et Lamartine. Le "Tu n'iras pas plus loin" aux flots est d'Hugo et figure dans Les Chants du crépuscule. Lamartine formulait l'idée auparavant. Lamartine parlait de voir la réalité chrétienne au-delà, pendant que Vigny dénonçait le silence. Je rappelle qu'il est délicat de définir le lyrisme né du romantisme. La poésie lyrique existait avant le romantisme, et pas seulement la poésie définie lyrique parce que chantée, mais la poésie des émotions personnelles. La nouveauté du lyrisme avec le romantisme et dans le cadre français avec Lamartine, premier poète romantique officiel de notre littérature, c'est que le discours personnel ne tient plus dans des renvois à ce que peuvent penser les hommes quand ils partagent une même condition. Le lyrisme romantique, c'est le début d'une poésie où les émotions personnelles n'appartiennent qu'à soi, ont une singularité inaltérable. Mais, ça ne s'est pas créé comme cela clairement et consciemment. Lamartine cessant par orgueil et fatuité de s'identifier à tout homme comptait convaincre tout homme d'émotions partageables. L'originalité du lyrisme lamartinien, c'est que tout en se disant chrétien il va méditer personnellement sur l'univers, Dieu, la Nature, les expériences humaines en-dehors de tout cadre autorisé et convenu. Pour un Bossuet, le christianisme bon teint d'un Lamartine ou d'un Hugo, ça sent le soufre. Lamartine et Hugo et les autres donnent libre cours à leur imagination, même quand ils professent une foi chrétienne. Et Lamartine il veut en remontrer aux gens, il veut poser en homme qui sait que Dieu ne permet pas à l'homme de tout savoir, mais qui en sait pourtant plus que les autres. Et Lamartine emploie les verbes "croire" et "voir", et Hugo poursuit de la sorte. Le vers de Rimbaud "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !" est bien sûr à lier à l'expérience du voyant, mais parce qu'il est lié à l'expérience du voyant il est à concevoir comme une ramification satirique et critique de la voie ouverte par Lamartine, avec Hugo comme puissant relais. Et dans "Crimen amoris", vous ne voyez pas que le vers : "[]Ô je serai celui-là qui créera Dieu !" est sans aucun doute le vers qui fait allusion à notre "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !" Ce dernier vers conclut la 8e strophe du "Bateau ivre", la création prétendue de Dieu conclut la 10ème strophe de "Crimen amoris". Il est plus exactement symétrique du vers : "Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !" Ajoutons l'interpellation "Le voyez-vous..." qui apparaît dans le poème de Verlaine. On sent que la comparaison des poèmes a de l'avenir.
Les vers dont j'ai traité ont des positions proches dans le développement des deux poèmes si on les met en parallèle.
Il est question aussi d'une quête d'une "aube qui point" dans "Crimen amoris", mais je parlais encore de la dynamique des actions.
Le poème "Le Bateau ivre" raconte la rencontre de la mer, il y a une étape préalable jusqu'au sixième quatrain, mais cela forme un tout exaltant. En revanche, la fin du poème est dramatique. C'est un mouvement comparable que nous avons dans "Crimen amoris". Le Poème de la Mer commence au sixième quatrain chez Rimbaud. Chez Verlaine, après quatre quatrains introductifs, la loupe est mise sur le satan de seize ans à partir du cinquième quatrain. Au lieu des quatrains de visions "J'ai vu...", nous avons avec "Crimen amoris" un exposé d'idées au discours direct avec tirets et guillemets. Au lieu de "noyés à reculons" nous avons des "satans mourants [...] dans les flammes". Verlaine joue quelque peu sur le procédé des répétitions partiels de vers à la manière de Léon Dierx, ce qui n'est pas le cas de Rimbaud et ce qui me rend un peu étonante l'idée d'une composition tout entière faite quand Verlaine vient d'être incarcéré. Or, je cite cet effet à la Dierx car elle sert à un retournement en plein milieu d'un quatrain. Le tournant dramatique se joue au vers 75, milieu du dix-neuvième quatrain. Quelqu'un de juste règle son compte à notre Satan adolescent dans les derniers quatrains.
Dans "Le Bateau ivre", Rimbaud ne joue pas sur le même vers 75 et une répétition de vers à la manière de Dierx, mais il joue sur quelque chose de similaire à peu près au même endroit des 100 de son propre poème. Rimbaud joue sur une rhétorique de suspens grammatical prolongé : "Or moi, qui... Moi qui... Moi qui..." et notons que le principe de répétition n'en est donc pas absent..., et il finit par lâcher qu'il "regrette l'Europe aux anciens parapets", cependant que les derniers quatrains nous révèlent que le poème de la mer a cessé et que le poète à la dérive veut mourir plutôt que de revenir se soumettre aux vainqueurs. Et admirez ce dernier point de comparaison : les derniers vers des deux poèmes où on a d'un côté les "yeux horribles des pontons" qui sous-entendent un traumatisme dissuasif et de l'autre "Le Dieu clément qui nous gardera du mal." Le vers a sans nul doute été composé ironiquement, mais considéré comme récupérable à un certain premier degré quand Verlaine a affiché sa foi reconquise.
Et dans le cas du parallèle avec "Larme", on n'oublie pas la fin du poème non plus avec "le vent de dieu".

Prochainement, une revue des poèmes en vers de onze syllabes de Verlaine et ce sera l'occasion de parler du propos étrange de Verlaine en réponse à Jules Huret sur les torts de Rimbaud de ne pas avoir maintenu la césure...
On verra que tout ça est assez retors.

lundi 23 janvier 2023

Défi : "Le Bateau ivre" et deux strophes des Feuilles d'automne, prouvons le dialogue avec Hugo !!!

Petit prologue avant de parler du dialogue avec Hugo :

En 2006, j'ai publié un article "Trajectoire du Bateau ivre" où je renforçais nettement l'idée d'une allégorie du rapport du poète à l'actualité de la Commune, ce qui est bien passé dans le monde de la critique rimbaldienne comme on peut le voir avec les études de Steve Murphy et d'autres qui ont suivi. Ce rapport à la Commune était envisagé depuis longtemps déjà et Ernest Delahaye avait lui-même initié le mouvement en identifiant une telle allusion dans le dernier mot du poème : "les pontons". Et j'en profite pour insister sur le fait que le rapprochement a une pertinence qui ne vaut pas que par l'emploi du mot "pontons" : il va de soi que cette identification est un mot de la fin qui pour ceux qui n'ont rien perçu à la première lecture éclaire d'un jour nouveau toute relecture du poème. On me répliquera que ce n'est pas ce qu'il s'est passé, puisque pendant longtemps, malgré la remarque de Delahaye qui était reportée dans les notes, le poème n'était pas lu comme faisant nécessairement une quelconque référence à la Commune. D'autres allusions ont été dégagées et mon article de 2006 contribuait à donner du sens à tout cela en impliquant une compréhension d'ensemble de tout le poème. Je développais alors une lecture métaphorique générale où la mer représentait l'émeute du peuple et la terre l'ordre, métaphore plus explicitement mise en place dans le poème en vers "nouvelle manière" de quelques mois postérieurs : "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...", ce qui fait que la réflexion conjointe sur les deux poèmes a un aspect capital. On remarquera que dans le cas des deux poèmes l'allégorie de l'émeute du type communaliste est amplifiée par des réécritures patentes de vers hugoliens. C'est le cas du premier hémistiche du poème IV des Feuilles d'automne : "Que t'importe, mon coeur,..." dans "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." En 2006, j'ai dégagé des réécritures explicites de vers de Victor Hugo qui ont été reconnues, mais je précise que dans le lot de sources qui n'ont pas été retenues j'insistais lourdement sur un rapprochement qui liait le dialogue Hugo à l'allégorie de l'émeute communaliste, quand je faisais observer que dans plusieurs poèmes des Châtiments (trois de mémoire) Hugo liait la mention des "pontons" de représailles à la métaphore d'une mer qui pouvait être lavée. C'est un élément capital de la réflexion et démonstration qui ne doit surtout pas être oublié. Au sujet du thème de la Commune, bien que l'idée ait été renforcée, l'article de Steve Murphy qui a suivi le mien a effectué un retrait prudent que je ne partage pas, puisque la Commune n'est envisagée que comme un des quatre aspects directeurs du texte, un aspect qu'on pourrait mettre parfois de côté, idée qui ne me séduit pas du tout et qui fait que mon article n'a pas eu l'effet escompté sur ce point-là.

Les réécritures hugoliennes dans "Le Bateau ivre" aux yeux des rimbaldiens :

Rimbaud n'a jamais vu la mer et il est normal de chercher systématiquement des sources aux vers du "Bateau ivre", jusqu'à l'emploi du mot "clapotements" pour lui-même. Il est normal de considérer que Rimbaud a pu s'imprégner de tous les vers lus dans le premier Parnasse contemporain, même ceux d'un poète comme Louis Ménard, etc. Evidemment, le monde est contre cette lubie des rapprochements trop faciles quand deux poètes parlent du même sujet, développent un même thème, une image similaire. Sans surprise, ce sont les réécritures caractérisées qui sont retenues, mais aussi les réécritures qui flattent ce qui était déjà envisagé. L'idée de réécritures du poème "Oceano Nox" n'est pas passée et les relevés épars non plus. En 2006, je n'avais pas souligné la publication dans la presse et notamment dans le journal hugolien Le Rappel à la fin de l'année 1871 de poèmes du futur recueil L'Année terrible, c'est une découverte que j'ai faite personnellement quelques années après et que personnellement je n'ai pas encore exploitée dans un article suivi. Je sais évidemment qu'elle est porteuse. Je l'ai dit plus haut le couplage "pontons" et "lavé" en provenance du recueil Châtiments n'a retenu l'attention de personne. Mon idée d'un lien à un passage de la préface du drame Hernani pour justifier de lire une allusion aux "Ultras" dans "ultramarins" n'est pas reçue non plus. Ce qui est passé, c'est les réécritures très précises de vers des poèmes "Pleine mer" et "Plein ciel" avec à peine un ou deux autres cas de figure. Les poèmes "Pleine mer" et "Plein ciel" sont admis depuis des décennies en tant que sources au "Bateau ivre", mais jamais aucune réécriture d'un vers à l'autre ne semble avoir été proposée auparavant par un quelconque critique. Il s'agissait donc d'un progrès décisif qui a été avalisé en tant que tel par Murphy et d'autres après lui. Malheureusement, les conséquences de cette démonstration n'ont pas été tirées. Je rappelle qu'avant 2006 et après 1980, les rimbaldiens citaient de moins en moins volontiers "Pleine mer" et "Plein ciel" en tant que sources au "Bateau ivre". Le fait de prouver des réécritures de vers à vers renforce inévitablement l'idée que le poème fait un dialogue général avec les idées développées par Hugo. Je rappelle que "Pleine mer" et "Plein ciel" sont deux longs poèmes idéologiques de fin de recueil qui parlent de l'avenir énigmatique, et je rappelle que nous avons un renforcement de liens avec "Voyelles", puisque "Voyelles" réécrit en inversant l'ordre des mots l'expression "clairon suprême" qui apparaît deux fois dans La Légende des siècles de 1859, une fois dans "Eviradnus", une autre fois dans le poème final "La Trompette du Jugement". Nous avons donc une chaîne de rapprochements où "Le Bateau ivre" contient des réécritures explicites de "Pleine mer" et même "Plein ciel", antépénultième et pénultième poèmes de La Légende des siècles, tandis que "Voyelles" avec le "Suprême Clairon" fait allusion au poème final lui-même du même recueil hugolien. Il est clair comme de l'eau de roche que "Le Bateau ivre" et "Voyelles" sont deux "légendes rimbaldiennes" en réplique à Victor Hugo, ce qui ne veut pas dire que "Voyelles" soit une fumisterie railleuse et ironique, d'autant que l'allure du "Bateau ivre" invite au contraire à envisager l'opposition d'un discours engagé et non l'opposition du pur persiflage. L'idée d'un dialogue précis avec Hugo ne s'est pas du tout imposée aux rimbaldiens, puisque les réécritures de vers hugoliens ont été avalisées assez passivement, par Murphy, Santolini, puis d'autres, et puisque Steve Murphy, Michel Murat (réédition de L'Art de Rimbaud), puis d'autres ont continué à soutenir que la référence majeure du "Bateau ivre" était "Le Voyage" de Baudelaire comme "Les Correspondances" pour "Voyelles". Or, ce point devient tout de même délicat à soutenir à partir du moment où "Le Bateau ivre" et "Voyelles" véhiculent des réécritures tranchées et désormais bien admises des trois derniers poèmes de La Légende des siècles, mais aucune de Baudelaire lui-même. Une réécriture voyante dans un poème, c'est tout de même un acte de l'auteur pour orienter une lecture... Rimbaud nous invite à relire des poèmes précis de Victor Hugo et cela se renforce par le fait que la métaphore du flot émeutier est couramment utilisée par Hugo, ce qui n'est toujours pas le cas de Baudelaire dans Les Fleurs du Mal. Il va de soi que la forme de sonnet de "Voyelles" et son sujet favorise le rapprochement avec "Les Correspondances", mais là encore il faut rappeler certains faits. Dans ses "Réflexions à propos de quelques-uns de [s]es contemporains", Baudelaire a utilisé le discours des "correspondances" qu'il attribue à une origine allemande avec les contes de E. T. A. Hoffmann pour caractériser la poésie hugolienne, tandis qu'il existe un article déjà ancien d'Antoine Fongaro qui montre que le sonnet "Les Correspondances" est constitué de réécritures et d'idées reprises à plusieurs passages de Chateaubriand et Victor Hugo lui-même. Et j'ai depuis insistés à plusieurs reprises sur la réécriture de vers clefs de Lamartine dans différents poèmes clefs des Fleurs du Mal, et l'hémistiche "La Nature est un temple" en fait partie. Et ce n'est pas pour rien non plus que je souligne les poèmes où Hugo rend hommage à Lamartine en développant la métaphore de poètes vaisseaux à l'épreuve des flots, que je souligne, après Jean-Pierre Bobillot ou d'autres, que les séquences anaphoriques "J'ai vu" en tête de vers sont typiquement lamartiniennes. Ce n'est pas pour rien que je souligne que dans "Le Bateau ivre" l'idée de statues de la Vierge qui ne font pas reculer l'océan fait songer à l'abondance de rappels des vers lamartiniens d'un Dieu qui dit à l'océan : "Tu n'iras pas plus loin !" Notez l'hémistiche de six syllabes, car c'est une citation de mémoire d'un passage de Lamartine ! Et Hugo a repris cette idée-là de temps en temps.
Je me bats pour montrer que "Le Bateau ivre" est une réponse à l'histoire du devenir des poètes et du monde mise en place par les poètes romantiques eux-mêmes : Lamartine et Hugo au premier chef, et je dégage tout particulièrement l'importance du dialogue avec Hugo, puisque celui-ci est le poète qui traverse tout le siècle, il a cinquante ans de métier quand Rimbaud compose "Le Bateau ivre" (de 1820-22 à 1871-72). Victor Hugo a subi l'exil, a produit une poésie engagée politiquement. Lamartine a été impliqué en politique, il a été même chef du gouvernement provisoire en 1848 avant les élections du prince-président Napoléon Bonaparte, mais Lamartine s'est retenu de développer une poésie politiquement engagée. Hugo était inévitablement le poète désigné pour répliquer sur la stature du poète voyant en charge du devenir du monde. Baudelaire ne faisait pas des poèmes sur l'actualité politique, il ne voulait pas que sa poésie consiste à donner son opinion sur le monde. En clair, autant on peut considérer que "Voyelles" tout en faisant allusion au martyre de la Commune, ne parle pas de l'actualité politique et peut se concilier à l'approche baudelairienne, autant "Le Bateau ivre" est caractérisé par un discours sur le présent qui exclut la filiation baudelairienne et soutient l'idée d'une reprise du dialogue avec Hugo en se construisant d'après ce qu'il a fait, mais en s'y opposant aussi. Dire que dans "Le Bateau ivre", la référence importante c'est "Le Voyage" de Baudelaire et non pas un débat avec Hugo qui implique à la fois l'actualité politique et l'ensemble de la représentation du poète romantique face au monde, c'est de l'escamotage.
Dans "Le Bateau ivre", le poète regarde l'horizon en cherchant des forces nouvelles et il le fait à la manière de Victor Hugo avec des images propres à la poésie hugolienne, les "millions d'oiseaux d'or" c'est du Victor Hugo. Dans "Le Voyage", Baudelaire parle d'un récit en mer vers l'inconnu, mais la manière de décrire les ailleurs n'a rien à voir avec la façon hugolienne qui est aussi celle du "Bateau ivre".
Les rimbaldiens ne m'ont pas encore donné raison, mais la bataille n'est pas finie. Vous avez tous les indices pour vous dire à quelle thèse les lectures rimbaldiennes à l'avenir vont pouvoir se raccrocher...
Je rappelle certains faits. En 1870, Rimbaud s'est énormément inspiré des Châtiments pour composer des poèmes contre le Second Empire ou au sujet de la guerre franco-prussienne. Il a lu et relu ce recueil et le connaît en profondeur quand il compose "Le Bateau ivre". En mai 1871, dans sa célèbre lettre à Demeny, Rimbaud dit avoir le recueil sous la main, "sous main" est je crois la leçon du manuscrit, et il cite le poème "Stella" comme exemple du "vu" hugolien, titre qui devrait imposer de songer à "Voyelles" et à "Aube" à tous les amateurs de Rimbaud. Et si la vision de "Stella" est prise au sérieux par Rimbaud, voilà qui montre aussi que Rimbaud adhère à cette approche un peu libre en fantaisie et que quand il la reprend ce n'est pas pour la railler mais pour construire autre chose que ses prédécesseurs. Comment des choses aussi évidentes ne sont pas devenues des acquis répétés par tous les rimbaldiens et toutes les éditions annotées des œuvres du jeune ardennais ?
Dès "Les Etrennes des orphelins", Rimbaud réécrit des vers d'un poème de La Légende des siècles, "Les Pauvres gens", mais on peut penser qu'il l'a lu seulement dans une revue. Tout au long de l'année 1870, Rimbaud compose des poèmes où des emprunts aux Contemplations sont sensibles. Et si nous revenons à la lettre du 15 mai 1871, Rimbaud parle de la qualité du "vu" hugolien qui s'est accrue dans les derniers volumes. On peut douter qu'il songe au dernier recueil en date Chansons des rues et des bois. Il cite Châtiments, le roman Les Misérables et laisse entendre qu'il a lu tout ou partie de L'Homme qui rit. Il va de soi que les derniers volumes auxquels il pense sont Châtiments, Les Contemplations et La Légende des siècles, et vu qu'il est allé à Paris il y a peu en quête de contacts littéraires et qu'il est en pleine découverte passionnée des écrits de Baudelaire on peut penser qu'il écrit cela après avoir lu "Réflexions à propos de quelques-uns de mes contemporains". Enfin, on le sait par les écrits en prose qu'il a produits, Verlaine réagissait différemment, il préférait les recueils de jeunesse de Victor Hugo. Il n'aimait pas l'emphase, l'arrogance, le surjoué des recueils de l'exil. Je rappelle que le temps que Rimbaud et Verlaine ont passé ensemble est suffisant pour que ces idées que Verlaine a publiées sur le tard il ait eu mille fois l'occasion d'en faire part, fût-ce sous forme de phrases lapidaires de synthèse, à Rimbaud lui-même. Ils devaient, je suppose, parler de littérature et de poésies et de recueils antérieurs entre eux, de temps en temps. La mention "colocase"" dans "Larme" et la réécriture du premier hémistiche de "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." sont deux éléments saillants qui invitent à penser que le Rimbaud qui préférait en mai 1871 les derniers volumes a passé du temps à réévaluer les premiers volumes hugoliens lorsqu'il vivait à Paris et passait énormément de temps littéraire avec Verlaine. On se contente paresseusement d'enregistrer que Verlaine préfère Baudelaire à Hugo et qu'il envoie des piques contre les principaux recueils poétiques hugoliens à nos yeux. Mais, il est plus subtil de constater l'effet de bascule d'un intérêt exclusif pour les recueils de l'exil à un regard nouveau sur les premiers recueils qui ne seraient pas si dépassés que ça (on dirait "pas si ringards" en langage familier). Rimbaud aurait été invité à penser que les pouvoirs du poète sont trop affirmés dans les derniers recueils, point de vue qu'il n'a pas nécessairement fait sien (mettons les gens en garde !), mais surtout il aurait été invité à considérer que les premiers recueils étaient faussement plus anciens, moins à la page, quand en réalité ils auraient véhiculé plus discrètement, plus subtilement, l'art nouveau du poète visionnaire dont les derniers recueils sont une expression simplement plus explicite au point que Verlaine la trouverait même la caricature du premier Hugo tout en nuances.
En 1872, Rimbaud vire exprès de bord selon les mots de Verlaine et fait des poèmes trop simples, mais aussi pas mal de vers courts de chanson et des poèmes d'émerveillement sur la Nature. Les premiers recueils lyriques d'Hugo (pas de décrochage en langue française pour le "h" de Hugo, aberration pédante) étaient moins démonstratifs que les recueils de l'exil, et c'est ça que Verlaine aimait bien aussi. Ce glissement majeur de Rimbaud vers les premiers recueils hugoliens est sans aucun doute un point important à méditer dans les études rimbaldiennes. Il s'est passé quelque chose au moment de la rencontre avec Verlaine. C'est une réalité de fait !
J'ai récemment indiqué comment le célèbre poème des Feuilles d'automne "La Pente de la rêverie" devait être compris comme une source au "Bateau ivre". J'en viens maintenant à une pièce maîtresse, puisque cette fois il va être question de réécritures caractérisées qui en principe sont facilement avalisées par l'essentiel de la communauté rimbaldienne.

Réécritures patentes :

Il s'agit plus précisément de deux pièces maîtresses. Le recueil Les Feuilles d'automne rassemble quarante poèmes numérotés par des chiffres romains. Nous avons des poèmes du type discours en rimes suivies ou rimes plates, et bien sûr des poèmes en strophes, parfois à partir de l'octosyllabe, d'autres fois à partir de l'alexandrin. Pour des raisons historiques que nous ne commenterons pas, Hugo utilise souvent un sizain d'alexandrins avec contraste modulaire (3e et 6e vers d'un alexandrin) d'un vers plus court. Rimbaud né en 1854 ne pratique pas cette forme, il privilégie le quatrain d'alexandrins de rimes croisées dans "Le Bateau ivre". Or, dans Les Feuilles d'automne, on relève quelques poèmes en sizains d'alexandrins avec contraste modulaire d'un vers court. C'est le cas du poème VI "A un voyageur". dont le titre invite à penser au "Voyage" de Baudelaire comme au "Bateau ivre". En sizains, le poème VII "Dicté en présence du glacier du Rhône" ne fait contraster que le 6e vers des strophes. Je m'abstiens de commenter le cas particulier du poème XI "Dédain". Les sizains du poème XIII "A Monsieur Fontaney" qui imite la rhétorique des tragédies sont tout en alexandrins. Le poème XIV correspond à ce sizain d'alexandrins à contraste modulaire de vers de six syllabes, et il a une épigraphe en italien; Et j'en arrive alors aux deux poèmes qui m'intéressent aujourd'hui, les poèmes XV et XVII du recueil qui n'ont pas de titre, qui ont tous deux une épigraphe en latin, l'un a une épigraphe biblique parole de Jésus lui-même "Sinite parvulos venire ad me[ [ ]" (traduction : "Laissez les enfants venir à moi !" et l'autre une épigraphe tirée de l'écrivain latin Ovide "Flebile nescio quid" (traduction : "Je ne sais pas pourquoi" en liaison avec l'idée de pleurs).
Nous approchons donc du milieu du recueil. Les deux poèmes sont séparés par un court poème qui tient sur une page, qui est en huitans d'alexandrins avec une épigraphe en anglais tirée de Byron qui contient le mot "steer" à peut-être rapprocher du "steerage" de "Veillées III". Il y a d'autres poèmes en sizains, y compris sous la forme modulée qui nous intéresse, mais c'est le couplage des poèmes XV et XVII qui nous intéresse. La réécriture caractérisée se trouve dans le poème XVII, mais le poème XV conforte nettement les rapprochements avec "Le Bateau ivre", d'où la nécessité de l'inclure ici.
Cela fait quelque temps que j'ai déjà indiqué ce rapprochement possible, et je l'ai rappelé récemment. Je savais déjà l'étendue que je voulais donner au rapprochement, mais j'ai seulement signalé à l'attention le passage "Tout miel est amer", il est temps d'aller plus loin, j'avais déjà fait une citation plus conséquente de plusieurs strophes pour preuve que je savais où je voulais en venir. Je pense aussi au "frêle papillon" bien évidemment... Et j'envisage aussi le fait de succession de deux strophes de l'un à l'autre poème !!! Voyez vous-même !!! Soulignements nôtres !!!

 

Il suffit pour pleurer de songer qu'ici-bas
        Tout miel est amer, tout ciel sombre,
Que toute ambition trompe l'effort humain,
Que l'espoir est un leurre, et qu'il n'est pas de main
         Qui garde l'onde ou prenne l'ombre !

Toujours ce qui là-bas vole au gré du zéphyr
Avec des ailes d'or, de pourpre et de saphir,
         Nous fait courir et nous devance ;
Mais adieu l'aile d'or, pourpre, émail, vermillon,
Quand l'enfant a saisi le frêle papillon,
          Quand l'homme a pris son espérance !

Pleure. Les pleurs vont bien, même au bonheur ; les chants
Sont plus doux dans les pleurs ; tes yeux purs et touchants
             Sont plus beaux quand tu les essuies,
L'été, quand il a plu, le champ est plus vermeil,
Et le ciel fait briller plus frais au beau soleil,
              Son azur lavé par les pluies !

***

Mais vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi, plein de tristesses, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Le poème dont j'ai extrait ma citation de trois sizains est le dix-septième (XVII) des Feuilles d'automne et il est daté, sinon antidaté de "Juin 1830".
Pour sa part, le poème XV est daté ou antidaté de "Mai 1830", le papillon. Il n'a pas de titre, mais est introduit par une citation de Jésus en latin : "Sinite parvulus venire ad me." Le premier vers du poème lui fait écho : "Laissez. - Tous ces enfants sont bien là. [...]"
Le poète imitant le Christ invite les enfants à se rapprocher de lui et à faire ce qui est dans leur nature : "riez, chantez, courez."
Je parlais aussi du "rayon violet de Ses Yeux" dans un précédent et tout récent article. J'insistais sur le fait que le "rayon violet" supposait cette fois un acte en face du poète qui observe et je soulignais l'idée que le rayon qui part des yeux est psychologiquement considéré comme l'expression de l'âme humaine dans l'action volontaire, et que cela ne saurait se ramener à la théorie grecque caduque en optique du rayon visuel. Je soulignais que Victor Hugo parlait souvent d'un regard qui apporte sa flamme au monde, en rupture donc avec l'idée plus simple que le jour on peut voir les yeux des gens et les reflets de la lumière qui les éclaire, et je soulignais l'emploi du verbe "jeter" dans certains des vers des Feuilles d'automne. Voici mon cadeau du jour. Le vers 8 du poème XV, le second du deuxième sizain : "Votre œil me jettera quelques rayons dorés[.]"
Nous retrouvons l'idée de rayons particuliers dans un regard : rayon violet, rayon d'or, rayons dorés,...
J'en profite pour rappeler que dans mon article de 2006 "Trajectoire du Bateau ivre", j'ai souligné qu'il y avait quatre reprises du mot "enfant(s)" dans "Le Bateau ivre".
On en fait la revue ?
J'ai déjà parlé de l'enfant qui lâche un bateau frêle en liaison avec l'enfant hugolien qui s'est saisi d'un papillon, mais dans "Le Bateau ivre" il y a eu auparavant trois autres mentions au pluriel du mot "enfants".
Le bateau ivre "Plus sourd que les cerveaux d'enfants" a couru. Ce verbe "courir" est coincé entre rire et chanter dans une citation que je viens de faire un peu plus haut du poème hugolien : "riez, courez, chantez"!
L'eau verte est ensuite assimilée à quelque chose de plus doux que "la chair des pommes sures" pour les enfants". Vous noterez que cette chair "plus douce" est à rapprocher de la séquence d'amertume ("Aubes navrantes, "lune" "atroce", "soleil amer") et que du côté hugolien on a le balancement rapproché dans les sizains du poème XVII exhibés plus haut entre "Tout miel est amer" et "les chants / Sont plus doux dans les pleurs".
Ce second sizain du poème hugolien avec l'hémistiche "où rien ne nous sourit" prépare bien sûr la séquence des trois sizains du poème XVII cités plus haut, mais elle contient aussi une mention conclusive "Le choeur des voix intérieures !" qu'on pourrait comparer à des passages de Rimbaud ou Verlaine "choeur des petites voix", etc., mais qui anticipe surtout le titre d'un recueil commis quelques années plus tard par Victor Hugo.
Arrêtons-nous là dessus.
Il y a une continuité par les titres de recueils entre Méditations poétiques, Contemplations et Illuminations. Le titre des Orientales a un caractère un  peu concret qui ne doit pas faire oublier son autre versant de méditation vers la lumière clairement bien inscrit dans la suite des titres de recueils que Victor Hugo s'est choisi.
J'ai déjà appuyé sur le fait que l'affrontement du poète à la mer, y compris sous forme d'esquifs, est un motif travaillé par Lamartine puis par Hugo, lequel compose précisément un poème adressé à Lamartine où les deux poètes sont assimilés à des bateaux mis à l'épreuve des flots. Mais le présent recueil s'appelle Les Feuilles d'automne, et ballottée par le vent la feuille est une figure alternative du bateau dans la tempête, et bien évidemment Hugo renvoie aux images de poèmes très connus de Lamartine, avec accessoirement un renvoi à des clichés antérieurs au romantisme bien implantés dans la poésie de fin de dix-huitième siècle, puisque Victor Hugo évoque le désir lamartinien d'être une feuille emportée par les "orageux aquilons". La "Chanson d'automne" des Poèmes saturniens dans une très bonne analyse d'Henri Scepi, parue dans une revue italienne Plaisance, est assimilée à une réécriture sur le mode mineur et sans emphase rhétorique des déclarations poétiques lamartiniennes.
Le titre Les Feuilles d'automne permet en même temps de jouer sur l'idée de méditations (Lamartine) et donc de contemplations, et cela permet aussi de créer une tension entre deux crépuscules, celui du matin dans les Orientales et celui du déclin saisonnier dans Feuilles d'automne, avec un léger décalage du cadre du jour au cadre saisonnier. Rimbaud annonce dans la préface des Feuilles d'automne reporter des créations plus politiques dans un prochain recueil, et ce recueil va finalement avoir pour titre Les Chants du crépuscule. Je ne vais pas revenir ici sur la continuité thématique sensible des titres des recueils hugoliens jusqu'en 1872, cas à part des Châtiments, de La Légende des siècles et de L'Année terrible. Les Voix intérieures, Les Rayons et les ombres, Chansons des rues et des bois, ça peut se passer de commentaires.
Dans une récente publication de la revue Parade sauvage, Yves Reboul a montré que la mention "claires-voies" de "La Rivière de Cassis" renvoyait à l'avant-dernier poème en partie conclusif (décidément !) du recueil L'Année terrible. Il commente aussi le "soir charmé" du poème "Les Corbeaux", mais en le désolidarisant étrangement du rapprochement avec le "crépuscule embaumé" du "Bateau ivre", alors que ce lien est rendu évident par l'écho rimique correspondant : "papillon de mai", "fauvettes de mai".
Toutefois, il y a plusieurs déclics à avoir en même temps et il faut bien que j'en énumère d'autres. Dans le poème "Le Bateau ivre", dans les deux quatrains que j'ai cités, il y a le soleil, l'aube, la lune qui désespèrent le poète (amer, atroce, navrantes) et puis il y a le "crépuscule embaumé" et ce mot "crépuscule" est celui du titre qui suit le recueil des Feuilles d'automne, tout en lui faisant un clin d'oeil.
Et on sait qu'Hugo a écrit un recueil intitulé Orientales, tandis que Rimbaud a repris la métaphore politique et prophétique de l'orient à Hugo dans Une saison en enfer ou dans ses Illuminations ("Mystique" : "la ligne des orients, des progrès").
Rimbaud parle encore une autre fois des enfants au pluriel dans "Le Bateau ivre", et nous avons encore cette idée : "J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades / Du flot bleu". C'est bien le prolongement de la pensée d'Hugo dans le poème XV des Feuilles d'automne où il s'investit danns le rôle christique de donneur de leçons aux adultes. On pourrait penser à un cliché du genre de la chanson de France Gall qui dit : "Tu n'es pas encore assez jeune !" mais Hugo se réclame explicitement par l'épigraphe en latin d'une parole de Jésus du modèle biblique, et Rimbaud est un spécialiste de l'écriture contre-évangélique comme en atteste le poème en prose "Génie" parmi plusieurs autres exemples.
Le poème XV parle de "L'orientale d'or" qui "éblouit". Nous sommes bien dans le sujet. Et le vers de Rimbaud "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir" moqué comme de la pose absurde dans un entretien radiophonique un peu postérieur à la Seconde Guerre Mondiale prend de plus en plus l'allure d'une réponse à des vers similaires de Lamartine et de Victor Hugo qui emploient très précisément l'expression "croire voir", si pas les modèles d'origine "voir" et "croire" dans plus d'un de leurs poèmes de visions sur le devenir imagé du monde selon l'esprit du poète.
J'aurais encore quelques idées à préciser, mais je fatigue. Mais, à un moment donné, c'est à vous, rimbaldiens qui commentez l'oeuvre, de savoir ce que vous voulez. Il me semble clair et net que si vous prétendez comprendre personnellement "Le Bateau ivre" vous envisagez de mentionner ce qui précède ici dans cet article.

Quant à la guerre en Ukraine, vous prenez le temps de réfléchir sur qui a détruit les gazoducs de Nordstream 1 et 2, ce n'est pas accessoire. L'intelligence passe exclusivement par là ! Sur le Donbass, vous ne dites pas parce que ça vous arrange que c'est une guerre de l'Otan contre la Russie. Non, non, ce serait déjà un progrès, mais ce n'est pas suffisant. Vous devez aussi vous poser la question des gens du Donbass, de leur droit de peuple, vous devez connaître leur histoire. Et avant de pleurer sur le drame, bien réel, des ukrainiens qui meurent en masse et souffrent de destructions, il serait peut-être intelligent de vous dire que les ukrainiens de l'ouest se sont moqués huit ans durant des mêmes souffrances des gens du Donbass persécutés part l'armée de leur pays officiel. C'est ça, l'intelligence ! Ou vous avez une critique rimbaldienne alignée sur la pensée d'un Macron dont on sait le potentiel de déchaînement sur un stade de football ou vous avez une critique rimbaldienne qui ne va pas à la mort de sa société ! Pour l'instant, j'ai le regret de vous annoncer que, si on compare le macronisme et le rimbaldisme, on a une dominante bien solidement macronienne du rimbaldisme, on n'a pas un mouvement libre des rimbaldiens.
Pourquoi la vérité ne passe pas sur les intentions de Rimbaud dans "Le Bateau ivre" ? Parce que les rimbaldiens sont pris dans des cadres de pensée en société complètement macroniens. Il faut arrêter de se mentir, le rimbaldisme s'en moque éperdument de la pensée Rimbaud, il n'est qu'un prétexte à faire carrière et à briller en société sur l'air du "j'ose tout" tant que ça plaît aux grands.

lundi 16 janvier 2023

Lecture que vous avez à faire en prévision du prochain article !

Pour le prochain article, je vous invite à relire attentivement les poèmes XV et XVII des Feuilles d'automne. Ils sont à peu près au milieu du recueil, et deux épigraphes en latin confortent l'idée de les réunir. Ils sont en sizains d'alexandrins avec contraste d'un vers plus court conclusif des modules (deux modules de trois vers dans un sizain, référence à la terminologie employée par Benoît de Cornulier).
Vous pouvez lire aussi le "Prélude" des Chants du crépuscule et le poème "Les Préludes" des Nouvelles méditations poétiques de Lamartine car je prévois d'en toucher un mot à la marge.
Evidemment, je ne saurais trop vous conseiller de relire "Le Bateau ivre" lui-même, parce que le but de l'exercice à venir va être de démontrer que les poèmes automnaux sont des sources au "Bateau ivre" (Oui, je n'emploie plus le mot "intertextualité" ni celui d'intertexte, parce que je me suis rendu compte que ce mot inventé par Julia Kristeva renvoyait à une théorie très précise qui n'est jamais enseignée et je n'ai pas envie qu'en utilisant le mot "intertexte" on présuppose dans mon approche des conceptions contradictoires avec ce que je pense, le milieu universitaire privilégiant de subordonner tout emploi du mot à l'arrière-plan théorique mis en place depuis la fin des années soixante).

J'ai déjà rédigé une partie du prochain article, mais en reprenant cela à tête reposée je me rends compte de confusions que je peux faire entre les citations du poème XV et celles du poème XVII. Un petit délai est nécessaire, sauf évidemment pour Circeto qui a directement accès à mes brouillons, cela va de soi !

Pour se faire plaisir, j'introduis ici un autre sujet.
Avec mon intelligence hors-norme, je n'ai pas attendu quarante ans après la publication de Théorie du vers de Benoît de Cornulier pour comprendre la logique de provocation des vers "nouvelle manière" et le fait que Fongaro et d'autres n'avaient pas tort de relever des alexandrins approximatifs à des emplacements clefs de poèmes en prose illuminés.
J'ai compris que "Tête de faune", "Jeune ménage", "Juillet", "Conclusion" de "Comédie de la soif" devaient être lus en décasyllabes forcés, et qu'il fallait lire en alexandrins forcés "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." et "Mémoire". Et j'ai prouvé statistiquement et structurellement cela pour chaque poème, à l'exception de la "Conclusion" de "Comédie de la soif", même si dans ce cas une lecture en deux hémistiches de cinq syllabes semble préférable à la fin. Mais l'incertitude entre deux lectures métriques reste une autre hypothèse de travail possible dans son cas précis.
Aucun rimbaldien, à part moi, ne tient ce discours sur les vers nouvelle manière de dix ou douze syllabes. Seul Benoît de Cornulier lui-même commence à y venir, et seul Philippe Rocher a mentionné l'idée comme stimulante, mais sans trancher pour sa part si j'ai bien compris.
Or, il y a le problème des vers de onze syllabes. D'autant qu'après Baudelaire et quelques autres, Rimbaud, connu pour ses séjours douaisiens, a fait l'éloge auprès de Verlaine de l'intégralité des poésies de Marceline Desbordes-Valmore, on peut penser que Rimbaud a suivi le modèle de référence prôné par Banville lui-même en son petit traité : la césure après la cinquième syllabe. J'ai montré que Verlaine n'adoptait pas que cette césure, mais aussi celle après la quatrième syllabe, et cela tout particulièrement dans des poèmes concernant Rimbaud, au premier rang desquels "Crimen amoris". Et je précise encore une fois que l'idée de lire tous les vers "nouvelle manière verlainienne" de Verlaine cette fois en lecture à césures forcées est mienne, puisque Cornulier a écrit des articles de suspens du jugement en parlant de "n'importe quoi", tandis qu'il me semble bien que Jean-Pierre Bobillot ne constate la présence de la césure après la quatrième syllabe que comme une dominante statistique dans "Crimen amoris". Moi, non, la césure est systématique est ou n'est pas. "Tête de faune" est le cas exemplaire puisque je déments complètement l'idée que la césure varie quatrain après quatrain, et je commente chez Verlaine et chez Rimbaud les effets de sens de césures forcées que Cornulier et les métriciens n'identifient pas comme des césures en tant que telles.
Et puis il y a ce problème des vers de onze syllabes.
C'est clair qu'il est difficile de montrer la réalité de césures forcées dans les quatre poèmes en vers de onze syllabes connus de Rimbaud, alors que j'y suis arrivé pour tous les poèmes en vers de dix ou douze syllabes, cas à part de la fin de la "Comédie de la Soif".
Ce fait est interpellant, mais les rimbaldiens sont tellement à côté de la plaque qu'ils ne s'y intéressent pas. Puis, vous avez le quidam qui va aller claironnant que c'est débile, qu'on chante faux en 4-7v, etc.
Il faut vous calmer, les gens !
Il est évident que les vers de onze syllabes ont une métrique liée à des enjeux de provocation. Comme je suis intelligent et que j'ai une sensibilité de lecteur, je n'ai aucun mal à cerner le fait qu'un vers de onze syllabes dont la césure n'est pas nette peut se confondre soit avec un vers de douze syllabes soit un vers de dix syllabes. J'ignore totalement pourquoi ce fait distingue mon intelligence du niveau des autres, mais c'est un fait !
Et donc il y a le premier vers de "Larme" en trois temps avec un premier membre de quatre syllabes, et deux membres de trois et quatre syllabes qui suivent. Vous lisez de la poésie sans tricher, vous ne pouvez pas savoir à l'avance si vous lisez un vers de dix ou de douze syllabes. C'est quand même assez logique de se dire que la virgule après la quatrième syllabe du premier vers fait que le lecteur a en réserve deux lectures possibles, décasyllabe classique ou trimètre romantique, sinon alexandrin classique carrément. Placé en tas, c'est le cas de le dire ! le mot "troupeaux" fait obstruction à la reconnaissance d'un alexandrin, et en principe après avoir lu "Loin des oiseaux, des troupeaux," le lecteur attend le bain d'un décasyllabe classique, ce qui va lui échapper avec la pirouette d'un membre de quatre syllabes : "des villageoises", avec un effet comique qu'accentue l'absence de reprise du mot "loin" anaphorique. Au passage, je rappelle que le trimètre n'est pas non plus un vers volontiers utilisés en amorce de poème.
Je prétends que la compensation la plus naturelle est de lire ce vers en conservant la césure du décasyllabe classique, après la quatrième syllabe, et en prenant son parti de l'allongement d'une syllabe. Il va de soi que la suite du poème déconcerte et que même cette mesure devient quelque peu problématique. Si ce n'était pas le cas, la mesure 4-7v aurait été d'emblée identifiée.
Pour ce qui est de la création de vers nouveaux au plan métrique, il faut reprendre le traité de Banville sur précisément les vers de neuf syllabes. Banville échoue à reconnaître le modèle classique de chanson 3-6v utilisé par Scribe et nous pond un modèle erroné de trimètre 3-3-3v exacte réduction du 4-4-4v romantique, et la fausse analyse de Banville s'autorise les césures interdites devant un "e" de fin de mot, césures clairement exploitées dans "Mémoire" / "Famille maudite" et qui avaient quelques antécédent, avec le "Kaïn" (ou Qaïn) de Leconte de Lisle notamment en tête du second Parnasse contemporain.
Ensuite, à la fin de son traité, Banville propose une innovation, la césure après la cinquième syllabe du vers de neuf syllabes. Cros et Verlaine ont retourné cela avec deux titres ironiques qui font clairement allusion aux propos du traités de Banville : "Chant éthipien" pour l'un et "Art poétique" pour l'autre. Verlaine composera ensuite "Chevaux de bois", puis d'autres poèmes encore sur ce patron. Cros et Verlaine ont tout simplement inversé le principe du vers inventé par Banville, en plaçant la césure après la quatrième syllabe, ce qui nous fait un vers de neuf syllabes avec un premier hémistiche de quatre syllabes et un second de cinq syllabes, inversion de la formule banvillienne de cinq puis quatre syllabes. Le "Chant éthiopien" est un impair d'un monde un peu perçu comme moins civilisé, et le poème de Verlaine parle de l'impair.
Dans Théorie du vers, Cornulier a bien ironisé sur les gens qui ont pris les propos au premier degré en montrant que des poèmes considérés comme très musicaux de la part de  Verlaine étaient en fait en vers pairs et qu'en réalité nous n'avions aucun sentiment du pair et de l'impair en lisant des vers. Et Cornulier a eu raison.
Même si on peut envisager que Verlaine a pu avoir des idées confuses sur le sujet, il va de soi que le poème est à lire au second degré, et non pas comme un plébiscite pour les mesures impaires, ce que Verlaine n'a d'ailleurs pas mis en oeuvre plus que ça finalement. Mais ce second degré est celui du double sens du mot "impair", car le poète fait des impairs par rapport aux normes admises, convenues, bienséantes. C'est là qu'est l'astuce, il faut lire les césures comme des impairs, et la mesure choisie, tant les neuf syllabes que les hémistiches de quatre puis cinq syllabes comme des impairs, et le fait d'inverser la formule de Banville est aussi un impair.
Vous commencez à cerner l'intérêt de citer systématiquement "L'Art poétique" de Verlaine à propos de "Larme" ? On ne le fait pas, parce que le poème "L'Art poétique" a été révélé ultérieurement à mai 1872, parce qu'il a une césure admise malgré des vers chahutés et parce qu'il a des longueurs métriques différentes, mais l'idée d'impair elle est là !
Et ce n'est pas tout ! Le décasyllabe classique a une césure après la quatrième syllabe et il est entré en concurrence avec le passage de la chanson à la poésie littéraire d'un vers aux deux hémistiches de cinq syllabes. Le vers de neuf syllabes de chanson, utilisé par des grands noms classiques comme Molière (vers de chanson présents dans ses comédies) ou Malherbe, puis par Eugène Scribe encore ! a une césure après la troisième syllabe, et si Banville lui en a fait une après la cinquième syllabe, sans compter son aberrant trimètre à double césure 3-3-3v, Cros et Verlaine ont produit un vers de neuf syllabes avec césure après la quatrième syllabe, ce qui veut dire qu'on a droit à deux vers avec une césure après la quatrième syllabe, l'un de neuf syllabes, l'autre de six syllabes, dont les seconds hémistiches ne créent de différence que pour une seule syllabe seulement, cinq contre six. Et voilà que nous avons un vers de onze syllabes dans "Crimen amoris" qui poursuit la série, 4+5, 4+6, 4+7. Ce 4+7, j'en pressens l'invention dans les poèmes de Rimbaud. Je pense à "Larme", je pense à "Michel et Christine" dont le titre fait allusion à Scribe, je pense à "La Rivière de Cassis" et à "Est-elle almée ?" Banville s'est trompé sur le vers de neuf syllabes de Scribe et dans "Michel et Christine" on aurait dans l'hypothèse d'une lecture 4-7v une césure à la Banville sur un adverbe en "-ment".
Le vers qui commence ainsi "Ormeaux sans voix" conforte l'hypothèse de lecture 4-7v issue de l'analyse du premier vers de "Larme".
C'est sûr que c'est difficile à prouver vers par vers, mais bon, réfléchissez déjà qu'il y a de la provocation dans les vers de "Larme". Cherchez l'impair ! comme dirait Verlaine.
Vu que "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur..." est lancé par une réécriture d'un début de poème IV des Feuilles d'automne, et vu que "Le Bateau ivre" s'inspire déjà nettement de poèmes des Feuilles d'automne, j'essaie d'éprouver aussi ce qu'on gagne à rapprocher les vers de "Mémoire" / "Famille maudite" de poèmes hugoliens de la période lyrique affectionnée par Verlaine 1830-1840. Même si ça peut paraître ténu, j'essaie de méditer sur le poème "Bièvre" des Feuilles d'automne, mais il va de soi que je vais un peu laisser mûrir tout ça tranquillement.
Il y a "Larme" également avec les pleurs à nouveau.
Puis donc l'idée de méditer le vers de onze syllabes comme une production d'effets impairs sans rien en lui qui pèse ou qui pose, véritable machine à polémiquer avec Hugo, Banville, etc.
Mais, bon, il y en a encore pour vingt ans avant que les rimbaldiens ne réalisent l'importance de ce que je dis. Ah non, ils ne le feront même pas, dans vingt ans ils seront morts et la génération nouvelle n'aura aucune autorité reconnue. Putain, on est dans la merde ! Rimbaud, le poète célèbre, incompris de ses lecteurs jusqu'au bout ! Rien à faire ! Les gens l'ont massivement acheté pour rien, l'ont massivement commenté pour rien. Y aura-t-il une génération à l'avenir qui le lire correctement ? Même pas. Ou alors, ce sera quelques "happy few" qui parleront d'un auteur aussi peu lu que Bonaventure Despériers ou Etienne Durand aujourd'hui. Et encore, j'ai de gros doutes sur l'apparition de ces "happy few" puisque tout ce que j'écris sur ce blog va disparaître ou être dilué en broutilles par les rimbaldiens.

samedi 7 janvier 2023

Le mystère du rayon... de Ses Yeux, qui n'est pas le violet !

Au début de l'année 1872, Rimbaud a composé un sonnet qui n'est pas la mieux rythmée de ses productions en vers mais qui a le génie de l'invention énigmatique aux images déconcertantes. Le début de succès de ce sonnet date de la période 1883-1884 avec la publication des Poètes maudits de Verlaine. Le sonnet est rapidement limité à une dimension fumiste que Verlaine repousse, mais pas fermement. Le sujet apparent du poème devient l'objet de spéculations sérieuses et graves : Rimbaud essaierait réellement de déterminer les couleurs adéquates à chacune des voyelles.
L'anomalie est pourtant de taille. On fait de ce sonnet le récit d'une révélation d'ordre scientifique, alors que les poèmes contemporains de Rimbaud montrent assez que notre poète n'était pas du tout dans une telle démarche. Les autres poèmes témoignent de continuités symboliques, mais ils ne témoignent pas d'une recherche sur le langage comme on prétend que c'est le cas pour le sonnet "Voyelles".
Le mot "alchimie" est déployé dans le sonnet, il s'agit d'une hypothèse d'approche raisonnable. Cela ne veut pas dire que le poème a un sens ésotérique, mais que Rimbaud s'inscrit dans la continuité des poètes qui jouent avec les valeurs culturelles et symboliques des courants ésotériques : Shakespeare, Hugo, etc. Le poème établit aussi des relations entre la vision et si pas l'ouïe, du moins le plan mental de la langue, de la lecture et de l'écriture.
Je n'ai jamais compris pourquoi les gens n'identifiaient pas l'idée de splendeurs derrière le mot "strideurs" alors même que le premier vers favorise une telle approche. Les splendeurs du ciel sont une langue de lumière. Et Rimbaud rejoint des métaphores très anciennes et fortement ravivées par Victor Hugo, et avec des attestations abondantes qui n'ont pas attendu le recueil de 1856 Les Contemplations. Le regard porté à l'insondable mystère de l'espace est déjà dans Les Feuilles d'automne, par exemple, et il va de soi qu'on peut remonter encore plus haut dans le temps. Je rappelle que Rimbaud a composé un poème Credo in unam où nous avons une suite de questions métaphysiques sur le mystère de l'univers qui s'appuie sur le regard porté sur l'espace insondable. Ces questions sont déjà dans les "méditations" de Lamartine, dans les poèmes de Victor Hugo et d'autres. Nous avons des questions très semblables dans les vers des Feuilles d'automne toujours.

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Ce qu'on regarde dans le ciel, ce n'est pas tant le jeu des couleurs que des jeux de lumière !
Reprenons "Voyelles". Le poème parle de couleurs, mais les couleurs sont liées à la lumière.
Les théories de la lumière et des couleurs connaissaient des évolutions profondes au dix-neuvième siècle. Il était démontré que la lumière était une onde et la connaissance d'une trichromie fondamentale à l'oeil humain réunissant le rouge, le violet et le bleu venaient de se mettre en place, face à la trichromie traditionnelle des peintres du rouge, du bleu et du jaune. Quelques siècles auparavant, Kepler avait fixé le rôle important de la rétine et peu après lui Newton avait décomposé la lumière en prisme coloré.
Le violet à la fin du poème est l'ultime couleur du spectre. A l'époque de Rimbaud, le rayonnement ultraviolet est connu, mais il n'a pas encore baptisé de ce nom "ultraviolet".
En clair, le "rayon violet" doit s'entendre comme une limite pour la perception. Notons que dans "Le Bateau ivre", Rimbaud parodie les écrits mystiques chrétiens des vers de Lamartine et Hugo : "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !" Des "figements violets" figurent à proximité de cette phrase considérée comme de l'esbroufe à l'emporte-pièce, par certains. Mais à partir du moment où vous comprenez que Rimbaud raille ce qu'on crut voir les poètes très chrétiens Hugo et Lamartine, est-ce que vous continuez à croire que Rimbaud n'a écrit un vers que pour le plaisir de la pose faisant croire à quelque chose d'épatant qui n'est point. Ce Rimbaud a composé un poème "Credo in unam", où le mot latin "credo" renvoie au fait de croire. Rimbaud est tout simplement en train de nous dire que sa vision excède la croyance religieuse. Voilà qui fait tout de suite prendre plus au sérieux le discours rimbaldien.
Dans "Credo in unam", il est question d'une divinité érotique par excellence, Vénus. Le "rayon violet de Ses Yeux" entre clairement dans cette catégorie, et c'est précisément sans aucun doute le témoignage de la vision qui est autre chose que ce que les autres ont cru voir.
Dans son poème, Rimbaud joue sur les théories de la couleur de son époque, sur ce qui se met en place. Il est évident que Rimbaud présente les cinq voyelles comme un tout et donc l'ensemble noir, blanc, rouge, vert et bleu comme un système, sachant que la complémentarité du noir et du blanc n'échappe à personne. L'alliance du rouge, du bleu et du vert est dans le sonnet. Culturellement, cela correspond à quoi ? à la trichromie en optique qui venait d'être mise à jour scientifiquement. Et la deuxième preuve qu'il est question d'une allusion à une telle trichromie, c'est qu'il existait une tentation de remplacer le bleu par le violet, c'est précisément ce sur quoi a joué Rimbaud dans le dernier tercet où nous passons du O bleu au O violet. Et parler de rupture du dernier vers n'a aucun sens. Bien sûr que le dernier vers effectue un décrochage et une reconfiguration étonnante, mais il n'en reste pas moins que le O est sous le signe d'un bleu allant jusqu'au violet, on n'a pas le O bleu, puis le Oméga violet qui ne lui serait pas rattaché.
Mais ce violet, je l'ai dit, n'est pas notre énigme du jour.
La trichromie rouge, violet et bleu concerne le regard humain, et le dernier vers parle d'une couleur qui part des yeux. Et c'est là qu'il faut faire attention.
Rimbaud parle des émanations des couleurs comme d'une langue à étudier, à observer, etc. Et il montre la vision qu'il a personnellement et le voilà qui croise un regard autre qui a sa couleur propre, le violet.
En réalité, les couleurs, paradoxalement, ne sont pas des créations des objets auxquels nous les associons. Au contraire, les objets rejettent certains rayonnements qui vont nous inviter à associer définitivement ces objets à une couleur. L'objet ne crée pas le rouge, ils nous renvoie les rayonnements du rouge.
Les mouches qui bombinent dans les puanteurs cruelles parle le A noir, non parce qu'elles le créent, mais parce qu'elles absorbent la lumière et ne renvoient que son absence en quelque sorte.
Ce langage du blanc est-il celui des glaciers s'ils ne font que renvoyer la lumière blanche, la refléter ?
Et il y a ce regard au rayon violet, où cette fois le violet semble une émanation personnelle, d'autant plus personnelle que ce regard serait celui de la divinité créatrice du monde et de ses chatoiements colorés.
Ici, on peut penser à la théorie grecque du rayon visuel.
Mais je ne suis pas d'accord. La théorie grecque du rayon visuel, cela signifie que l'oeil émet quelque chose de lui-même qui va à la rencontre de l'extérieur et qui revient rapporter à l'oeil tel un effet boomerang la vision des obstacles rencontrés.
Jusqu'à quel point les grecs croyaient-ils à une telle théorie ? Cela n'est pas très clair. Aristote y a contribué mais en s'y dérobant quelque peu avec une théorie du milieu intermédiaire.
Pour nous, des rayons s'abattent sur nos yeux et il en découle la vision. Le rayon visuel dans les Beaux-arts c'est une ligne théorique pour la vue, etc. L'idée grecque du rayon visuel nous est inconnue, et quand on nous l'enseigne on se demande comment les grecs ont pu croire des choses aussi farfelues.
Rimbaud n'est certainement pas un montreur de vieux savoirs perdus et inutiles. En revanche, même si nous savons que la Terre tourne autour du soleil, nous continuons de parler du lever du jour et ni Hugo ni Rimbaud ne manquent de parler de la symbolique de l'aube qui est absurde au plan scientifique. C'est une chose similaire qui se joue. Quand, en poésie, nous avons un regard pourvoyeur d'étincelles, il ne s'agit pas directement de la théorie du rayon visuel, puisqu'il n'est pas question de notre regard qui va à un obstacle et en ramène la vision. On parle abusivement de rayon visuel dans ce cadre. Toutefois, il est bien question de l'idée que les lumières sont le front d'un être sont comparables à la production sui generis d'un soleil. Cette production de lumière par soi-même vaut avant tout pour un dieu, puis pour les génies. Baudelaire parle de "flambeau vivant". Leconte de Lisle parle d'un "rayon d'or" qui nage dans des paupières, et Hugo dans ses Feuilles d'automne parle d'un regard qui jette des rayons, donc qui ne les reflètent pas, mais jettent sa substance.
Et ça, c'est une idée capitale au derniers vers de "Voyelles", et je ne confonds pas cela avec un rappel en passant qu'une théorie grecque de la vision, et cela nous met dans des conditions pour comprendre qu'il va falloir réanalyser les conceptions du voyant non au plan de l'invention scientifique d'un propos, mais au plan d'un travail de reprise et de continuité avec ce que les prédécesseurs se targuaient de monter en épingle. Rimbaud imite les jeux de ses prédécesseurs qui ne sont pas de la science pour en interroger l'inconnu, les limites, les nouveaux potentiels.
C'est comme ça que fonctionne Rimbaud.

A suivre...












mercredi 4 janvier 2023

La Pente de la rêverie, des Feuilles d'automne à Rimbaud !

Il est chouette mon titre d'article, n'est-ce pas ? On ne peut pas dire le contraire. Je suis assez content des titres que j'ai pu mettre à mes derniers articles, y compris celui à rallonge "Bien comprendre...", car il est pensé comme un de ces vieux titres du XVIe siècle que je peux exploiter pour en faire un pied-de-nez à l'espèce de clarté concise accrocheuse dont se targue notre stupide époque.
Je me doute que les silencieux lecteurs de mon blog peuvent être déconcertés par le fait que je laisse un peu de côté les projets sur Proudhon, Gautier, etc. Je suis un peu dépendant de mon accès à mes propres livres. Rien ne presse. Dans un autre ordre d'idées, vu ce qu'il s'est passé en février, la partie "statistiques" de mon blog m'apprend qu'il y a eu des consultations bien plus élevées de mes articles. Je pense qu'il doit s'agit de logiciels mouchards (et vive la Russie, vive le Donbass libre), mais étrangement il y a une forte baisse des consultations pour la période des vacances de Noël et de Nouvel An. Là, ce n'est pas reparti, la fréquentation est basse. Pourtant, j'ai envie d'enchaîner les articles et je ne vais pas me gêner pour le faire. Normalement, ce mois devrait être fabuleux pour ceux qui fréquentant mon blog aiment lire et aiment des écrits de haute volée sur Rimbaud, ceux qui aiment la réflexion littéraire, car je prévois d'écrire certaines choses un peu au-delà de la critique littéraire, des réflexions sur le projet de "voyant" de Rimbaud avec de la mise en perspective.
Tant que je tiens entre les mains quelques éditions des Feuilles d'automne, autant en profiter.
Le poème "La Pente de la rêverie" est l'une des pièces les plus célèbres du recueil hugolien de 1831. Il s'agit d'une composition numérotée XXIX d'une certaine étendue, en alexandrins à rimes plates, mais on peut noter que les trois premières séquences sont de dix vers chacune.
Hugo assimile les pensées qui sont en nous à des "plaines fleuries" ou à "un océan qui dort". Le poème s'ouvre par une mise en garde face à une expérience dangereuse, puis commence le récit de ce que le poète a lui-même vécu. La foule des souvenirs qui est dans un premier temps une foule humaine déferle. Le poète voit ses proches, puis les absents, puis les morts, puis l'humanité entière, puis le spectacle prend les dimensions de l'histoire des hommes avec les villes des siècles passés, la superposition des époques romaines, etc., et cela se termine par le dernier mot du poème qui est une vision de "l'éternité".
Hugo nous met en garde contre cette expérience de vision qui amène à la révélation de "l'éternité", mais il en fait un poème qui nous rendrait jaloux de l'expérience si nous n'étions pas conscients de sa dimension de jeu littéraire.
Je vais approfondir les relations à certains poèmes de Rimbaud, mais je dois rappeler le cadre que nous avons habilement fixé.
Nous sommes partis d'une idée peu courante dans les études rimbaldiennes et même littéraires. Grâce à notre prodigieuse sensibilité intelligente de lecteur, nous avons pensé à souligner que Verlaine, à contre-courant, était plus un admirateur des premiers recueils lyriques de Victor Hugo que de sa poésie de l'exil. En cela, Verlaine a une opinion différente d'un Baudelaire, et sans doute même d'un Rimbaud qui parle du "vu" des derniers volumes dans sa lettre à Demeny, mais ce n'est pas inintéressant du tout. Arrivé à Paris, Rimbaud a dû échanger au sujet de Victor Hugo avec Verlaine et l'idée d'aller éprouver la thèse de Verlaine pour voir si Rimbaud ne peut pas tirer un parti subtil des premiers recueils lyriques s'est imposée naturellement à deux esprits, le mien et celui de Rimbaud.
Rimbaud a carrément démarqué le premier hémistiche du quatrième poème des Feuilles d'automne en attaque de l'un de ces poèmes "nouvelle manière" : "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." Accessoirement, l'un des seuls poèmes nouvelle manière tout en vers de douze syllabes.
On a vu précédemment qu'en creusant un peu la lecture de la préface et des premiers poèmes du recueil l'influence devait jouer aussi sur d'autres poèmes comme "Le Bateau ivre" et "Voyelles" notamment.
Nous avons donc une influence des Feuilles d'automne qui s'étend de compositions en vers première manière au début de 1872 (janvier-février, voire mars) à des compositions nouvelle manière immédiatement postérieures (période avril-juin 1872 en gros).
Alors, je vous l'annonce tout de suite, il va y avoir un article sur "Voyelles", mais ça ne se limitera pas aux Feuilles d'automne. Je peux même vous donner le titre que j'envisage : "Un mystère du rayon... de Ses Yeux qui n'est pas le violet !" Il est chouette, mon titre, n'est-ce pas ? On ne peut pas dire le contraire. Mais, pour l'heure, concentrons-nous sur "La Pente de la rêverie" avec des enjeux pour des poèmes rimbaldiens tels que "Le Bateau ivre", "L'Eternité" et "Michel et Christine".
Le poème "L'Eternité" semble n'avoir rien à offrir de comparable au poème "La Pente de la rêverie", sauf tout de même ce mot "éternité" qui clôt la pièce hugolienne. Nous savons qu'à cette époque, et le poème plus que probablement contemporain à un ou deux mois près "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." en est la preuve, Rimbaud relisait attentivement Les Feuilles d'automne. C'est quand même frappant qu'Hugo donne son idée d'une vision de l'éternité de ce recueil et qu'au moment où Rimbaud le lit le jeune ardennais en fasse tout autant. Oui, un poème est en alexandrins, un peu plus de cent, un poème un peu plus long que "Le Bateau ivre", tandis que nous avons une chanson courte avec des reprises, un refrain et des vers courts de cinq syllabes.
Petite digression en passant au sujet des vers de cinq syllabes. Dans ses Poèmes saturniens, Rimbaud a composé une pièce intitulée "Soleils couchants" qui rappelle un titre connu des Orientales mais en alexandrins et qui s'inspire de loin en loin de modèles hugoliens parmi lesquels le poème XX des Feuilles d'automne : "Dans l'alcôve sombre, [...]", avec notamment sa deuxième strophe, son "sable des grèves" et ses "soleils de flammes".
La digression n'en est pas vraiment une, car je prévois un de ces quatre de méditer cette question d'une relation possible du poème "L'Eternité" à tout cet arrière-plan, mais pour l'instant ce n'est qu'une hypothèse d'approche que je laisse de côté.
Je rappelle que la métaphore du plongeon dans l'océan est très présente dans "La Pente de la rêverie", et je vais citer la strophe finale avec "double mer du temps et de l'espace", avec métaphore du "navire humain", avec cette idée de ramener un récit des visions pour les autres (je songe aux enfants et dorades du "Bateau ivre"), avec aussi des vers qui semblent avoir fait une forte impression sur Baudelaire comme l'attestent les derniers vers du "Voyage" des Fleurs du Mal :
Oh ! cette double mer du temps et de l'espace
Où le navire humain toujours passe et repasse,
Je voulus la sonder, je voulus en toucher
Le sable, y regarder, y fouiller, y chercher,
Pour vous en rapporter quelque richesse étrange,
Et dire si son lit est de roche ou de fange,
Mon esprit plongea donc sous ce flot inconnu,
Au profond de l'abîme il nagea seul et nu,
Toujours de l'ineffable allant à l'invisible...
Soudain il s'en revint avec un cri terrible,
Ebloui, haletant, stupide, épouvanté,
Car il avait au fond trouvé l'éternité.
Vous pouvez vous sentir déçus par la pirouette finale et en conclure que ce poème ne mérite pas du coup une telle célébrité, il n'en reste pas moins que "Le Voyage" de Baudelaire suppose une référence à ce poème, et puis il y a tout l'intérêt de comprendre que le poème de Rimbaud est une réponse à Hugo. Hugo revient "épouvanté", nous met en garde contre une aventure de l'esprit qui engage le passé, l'écoulement des siècles.
Rimbaud prend complètement le contre-pied de Victor Hugo. Et je vous laisse même apprécié le jeu sur le vocabulaire de "trouvé" à la forme avec préfixe "retrouvée" du refrain rimbaldien, qui n'a pas la même signification.
Elle est retrouvée.
Quoi ? - L'éternité !
C'est la mer allée
Avec le soleil.
(Note : Je vous avoue avoir la flemme de vérifier la ponctuation de ma citation rimbaldienne.)

Du côté du récit hugolien, c'est la nuit qui progresse avec l'augmentation des foules dans la vision :

La nuit, avec la foule, en ce rêve hideux,
Venait, s'épaississant ensemble toutes deux,
Et, dans ces régions que nul regard ne sonde,
Plus l'homme était nombreux, plus l'ombre était profonde.
Tout devenait douteux et vague,  [...]

Les "vallons de lumière" comparables à l'écume blanche se font rares. L'obscurité s'étend. Quelle différence avec la joie exprimée dans le poème rimbaldien, avec son idée d'aube du "jour en feu" chassant précisément "la nuit si nulle". Hugo dévalorise la vision : "rêve hideux". Il est clair comme de l'eau de roche que le poème "L'Eternité" prend volontairement le contrepied du poème hugolien. Précisons que sous forme de périphrase, vers le milieu du poème, Hugo compare sa vision au "Jugement dernier", "jour du remords".
Mais, le poème "La Pente de la rêverie" peut concerner encore deux autres pièces rimbaldiennes. Le motif des "pleurs", j'en ai parlé récemment au sujet d'autres pièces des Feuilles d'automne, et j'ai cité "Le Bateau ivre" ou "Larme" de Rimbaud, mais le décor pluvieux de "Michel et Christine" est intéressant à rapprocher également. Comme dans "Michel et Christine", le poème "La Pente de la rêverie" mentionne des aqueducs, tandis que la fin de "Michel et Christine" en se promettant une vision du Christ ressemble inévitablement à une démarcation du projet épouvanté de voir "l'éternité". La vision de "La Pente de la rêverie" succède précisément à une pluie : "L'autre jour, il venait de pleuvoir [...]". On a un parallèle entre les deux poèmes, une scène de pluie déclenche à chaque fois des visions.
Au passage, au sujet de "Michel et Christine", par piratage informatique, Circeto a récupéré un article que j'avais ébauché et qui soulignait que le poème s'inspirait de manière inattendue d'un texte en prose. Circeto a même repris mes phrases, par exemple j'avais moi-même écrit le "bingo, ça ne s'utilise pas dans l'univers feutré des rimbaldiens !" J'avais signalé au téléphone à une personne précise liée à la Bretagne que je possédais cette source, mais passons !
Dans "La Pente de la rêverie", il y a enfin l'idée d'un modèle possible pour certains aspects du "Bateau ivre".
Je viens de citer l'attaque de la deuxième séquence du poème : "L'autre jour, il venait de pleuvoir [...]". Nous avons un effet similaire au début du "Bateau ivre": "Moi, l'autre hiver,..." Je pense que Jacques Bienvenu a raison de faire observer que la mention "l'autre hiver" suppose une composition du "Bateau ivre" en hiver et que c'est une nouvelle pièce à verser pour prouver que "Le Bateau ivre" a été plutôt composer au début de l'année 1872 qu'en août 1871. Je rappelle que personne, pas même Delahaye, n'a jamais témoigné d'une lecture du "Bateau ivre" devant les Vilains Bonshommes à la fin du mois de septembre 1871. C'est une hypothèse gratuite de rimbaldiens de l'époque de Pierre Petitfils.
Cette tournure désinvolte "l'autre hiver" qui situe dans le temps, nous en avons un équivalent avec "La Pente de la rêverie", "l'autre jour", autre "jour" lié à "mai" et par abus de langage à "l'été" dans le poème hugolien (daté de "Mai 1830") :
L'autre jour, il venait de pleuvoir, car l'été,
Cette année, est de brise et de pluie attristé,
Et le beau mois de mai, dont le rayon nous leurre,
Prend le masque d'avril, qui sourit et qui pleure.
Cela ne s'arrête pas là. Récemment, dans un volume d'hommages à Georges Kliebenstein, Benoît de Cornulier a publié une étude sur "Le Bateau ivre" où il rappelle, enfin, que j'ai souligné une organisation du poème en fonction de répétitions de mots, et il a donc rappelé les emplois clefs de "descendre" ou "baigner" sous forme conjuguée ou non.
Avec son titre, le poème "La Pente de la rêverie" nous assure d'emplois conséquents de ce verbe "descendre". Et je vais vous citer le début du poème hugolien avec la première mention du verbe "descendre", en vous invitant à songer aussi au motif des "noyés" entraînés "à reculons !"

Amis, ne creusez pas vos chères rêveries ;
Ne fouillez pas le sol de vos plaines fleuries ;
Et quand s'offre à vos yeux un océan qui dort,
Nagez à la surface ou jouez sur le bord ;
Car la pensée est sombre ! Une pente insensible
Va du monde réel à la sphère invisible ;
La spirale est profonde, et, quand on y descend,
Sans cesse se prolonge et va s'élargissant,
Et, pour avoir touché quelque énigme fatale,
De ce voyage obscur souvent on revient pâle !
Avec sa dimension de capharnaüm des temps passés, la vision hugolienne favorise plus volontiers le retour du mot "entassements" que du mot "écroulements". Je ne vais pas relever tous les verbes de vision, mais au moins un extrait des conjugaisons du verbe "voir" : "je vis autour de moi", "je voyais leurs visages", "Je vis trembler leurs traits confus", "Je vis soudain surgir", "Et jes vis marcher...", "Je vis l'intérieur des vieilles Babylones", "ce que je voyais", "Je voyais seulement au loin..."
Je relève aussi cette attaque de vers avec ce relief du pronom tonique qui se retrouve dans "Le Bateau ivre" : "Et moi, je parcourais..."
Je pourrais citer quelques autres détails, mais on a l'essentiel ici de ce qui justifie de comparer "Pente de la rêverie" et "Bateau ivre".
Vous imaginez que, suite à la liste de sources hugoliennes au "Bateau ivre" que j'ai indiquées pour l'essentiel dans mon article de 2006 "Trajectoire du 'Bateau ivre' " il y a eu des commentaires, par exemple dans le livre d'Arnaud Santolini, pour évaluer leur pertinence en n'en gardant que quelques-uns. Là, je suis en train de remettre plusieurs poèmes des Feuilles d'automne avec "La Pente de la rêverie", "tout miel est amer", etc. Vous voyez bien qu'il y a un grand écart entre une critique obnubilée par le démontrable, par tel extrait réécrit celui-ci, et puis une critique qui se pose la question de l'imprégnation culturelle d'un poète. Vous commencez sans doute à comprendre pourquoi l'article que Steve Murphy a écrit en 2006 après lecture du mien m'a déçu. Mon article "Trajectoire du 'Bateau ivre' " il insistait sur l'importance d'un dialogue avec l'ensemble de l'oeuvre hugolienne, et je n'ai pas fini de prouver que j'ai raison.

***
Ici la fin d'article qu'il ne faut pas lire pour rester sur une bonne impression et ne pas être excédé.
- Oui, allo allo ! encore un article majeur de David Ducoffre. Oui, Alain Bardel, interdiction de le citer dans la rubrique d'Actualités. Continuons scrupuleusement à ne jamais citer l'article "Trajectoire du Bateau ivre". Oui allo ! allo ! on m'informe qu'heureusement le nouvel article n'est pas dans une revue rimbaldienne, il figure bêtement sur un blog sur internet. Parfait ! Oui, j'ai relevé quatre idées A, B, C et D, il y a moyen dans les années à venir que quatre d'entre nous les fassent leurs dans les années à venir, on peut déformer un  peu l'idée C pour ne pas qu'elle soit telle quelle. On fera croire que l'idée A nous l'avons toujours eue en nous référant à tout ce que nous disions d'huglien sur "Le Bateau ivre" avant 2023 et même avant 2006, l'idée B on va la faire dire par un tel, mais dans trois ans, et l'idée C par tel autre dans cinq ans. L'idée D, faites ce que vous voulez, on va la récupérer de manière diffuse. Il faut impérativement ne pas perdre la face. Ce qu'on peut faire, c'est demander un article à telle personne qui ciblera telle bévue de Ducoffre dans son article de 2006. Si vous le citez en bien, vous faites le minimum, vous citez un article en note sans commentaires. Et sur un article de quarante pages, vous ne le citez pas avant la dixième page, et plutôt toujours en note de bas de page. Il faut absolument le minorer au possible. Au travail, les rimbaldiens !
Purée, on croyait avoir étouffé l'article de 2006, ses études sur "Voyelles", et là il fait encore un retour vertigineux. Comment on va faire pour soutenir à nouveau que tout ce qu'il dit on le pensait avant lui comme allant de soi puisqu'on ne l'a jamais dit entre 2006 et 2023 ? Allons, de l'audace, toujours de l'audace, on finira toujours par dominer tant qu'on est du bon côté de l'estrade et du micro !