samedi 28 avril 2018

Reprise sur Une saison en enfer / Illuminations et fragments / Deux articles papier de moi à venir

La parenthèse sur Les Illuminations se referme. Je vais reprendre, mais dans quelques jours seulement, mes études sur Une saison en enfer. Je rappelle que j'ai lancé un blog consacré exclusivement à ce livre de manière à permettre aux lecteurs de s'y retrouver plus facilement dans mes articles. C'est ce que je produis de plus important en ce moment. Je suis en train de fournir un gros effort de mise au point d'une lecture fouillée résolvant la plupart des problèmes d'interprétation. Mon souhait serait d'ailleurs de publier un article de vingt pages en format papier pour expliquer Une saison en enfer. Ce sera aussi le support d'un retour sur l'interprétation de poèmes des Illuminations.

Un lien vers un de mes articles sur cet autre blog : "Etablissement du texte de 'L'Impossible'' et Notes "

Je poursuivrai sur ce blog même dans d'autres directions. Je reviendrai sur l'Hôtel des Etrangers.
Normalement, je dois remettre au mois de mai au plus tard mon article sur l'Album zutique. Là, je profite de l'espèce de pont actuel, je le finirai dans la semaine, et sa publication ne devrait pas trop traîner ensuite.
Normalement, je dois aussi remettre un article en juin, mais je ne me suis pas encore mis à l'écrire. Je n'ai pas même encore choisi lequel de mes dossiers je sortais pour l'occasion.
Enfin, je reviens sur l'assimilation des poèmes en prose à des fragments. Comme je l'ai dit récemment, je ne crois pas au potentiel théorique de ce mot. Il est fort employé tant par Verlaine que par Rimbaud, et il s'agit d'une reprise de Baudelaire. Toutefois, les poèmes en prose de Baudelaire sont bien différents de ceux d'Arthur Rimbaud. Ce qu'on appelle des poèmes en prose dans les écrits de Verlaine se rapprocherait plus de Baudelaire, qui plus est.
Ce mot "fragments", je le comprends essentiellement comme une boutade. Mais il y a une réflexion esthétique que je ne veux pas passer par-dessus bord pour autant.
Premièrement, la boutade "fragments" vient du fait que la poésie en vers offre une forme nettement identifiable qui crée une distinction automatique avec un roman et aussi avec les écrits de la vie courante vais-je dire. L'idée, c'est que, comme il y a une forme en vers, la lecture a un point de départ et un point d'arrivé assurés. Mais, si on y réfléchit bien, ce n'est pas tout à fait exact. La plupart des poèmes sont soit en rimes plates, soit en strophes. On peut très bien rajouter des couples de vers ou des strophes à la plupart des poèmes. Seule exigence : ne pas tronquer une rime ou une strophe. L'unité d'ensemble est plus sensible pour certaines formes fixes comme la "terza rima", le sonnet, la ballade ou les triolets.
Or, si Baudelaire compose des poèmes en prose qui alignent pour l'essentiel des paragraphes à la suite les uns des autres et si, malgré des symétries, bouclages de début et fin, etc., les poèmes en prose pourraient accueillir soit une suite, soit des paragraphes supplémentaires ici ou là, les poèmes en prose de Rimbaud suivent une autre logique. Il y a des mécanismes discrets dans la composition rimbaldienne qui font que très rarement un poème en prose des Illuminations peut accepter des ajouts. Pour voir que les ajouts sont aberrants, et sans parler de l'impression produite par le poème, il faut bien sûr repérer ces discrets mécanismes. J'en reparlerai ultérieurement. Le cadrage des répétitions de mots n'est pas négligeable dans l'harmonisation, mais il n'y a pas que cela. Et du coup, objectivement, les poèmes en prose ne sont justement pas assimilables à des fragments.
Il y a maintenant un deuxième point qui va en sens inverse. En effet, un grand nombre de poèmes en prose rimbaldiens sont assez brefs. Il y a des cas évidents avec les cinq poèmes très brefs sur un même feuillet, tous sans titre, il y a "Ô la face cendrée...", mais une de mes idées c'est de creuser le cas de "Jeunesse". Je trouve que, du point de vue de la notion de fragment, c'est cet ensemble-là qui est le plus intrigant ou le plus porteur. Les poèmes sont parmi les plus brefs avec "Fête d'hiver" ou "Marine", l'enchaînement des quatre poèmes a un côté étonnant aussi, plus encore que pour les cinq poèmes sous le titre "Enfance". Je ne suis pas en train de parler de poèmes plus beaux ou plus importants, mais simplement d'un ensemble de poèmes "Jeunesse" qui correspond nettement mieux que les autres à l'idée que je me fais spontanément de "fraguemants en prose". Je n'en ai jamais rien fait de cette idée, mais, au minimum, là ça y est, j'ai fixé un horizon à la réflexion, cette fois c'est dit.

mardi 24 avril 2018

Compte rendu de l'article "La FAQ des 'Illuminations' d'Alain Bardel (dernière partie)

Suite et fin de Cauchemar en rimbaldie avec David the best.

Il me reste à me pencher sur la septième question et surtout sur la quatrième question : est-ce que nous avons affaire à un recueil structuré ?
Bardel nous prévient lui-même que le fait de traiter cette question avant celle de la pagination du dossier de 24 pages n'est pas courant, je le cite : "On aborde souvent cette question par le difficile problème de la numérotation des vingt-trois premiers feuillets [...] Nous nous réserverons de revenir sur ce thème plus loin [...] Nous préférons, pour commencer, relever les nombreux indices d'une intention organisatrice dont l'initiative incombe à l'évidence à Rimbaud lui-même."
La démarche a sa légitimité, mais cette annonce que je viens de citer ne tombe que dans le second paragraphe de réponse à la quatrième question. Dans le premier paragraphe, Bardel s'est permis de considérer, sur le sujet réservé de la pagination, que les transcriptions manuscrites sur vingt-trois feuillets avaient de toute façon "possiblement numérotées par l'auteur lui-même". L'adverbe "possiblement" est mis uniquement pour la forme, ou bien encore l'adverbe "possiblement" désigne plus volontiers le probable que le possible dans l'esprit de cet article. En nous référant à une étude en ligne de Jacques Bienvenu qui a fait le point sur le sujet, nous avons vu qu'il n'en était rien. La pagination fut le fait de l'équipe Fénéon. Pourtant, dans la réponse à la quatrième question, Bardel joue sur l'impression pour le lecteur que la pagination est bien de Rimbaud, de manière à créer le sentiment d'évidence d'une structure de recueil voulue par celui-ci. C'est assez maladroit. Si Bardel veut mettre entre parenthèses la question de la pagination, il doit rigoureusement se rabattre sur la seule étude des manuscrits. Il peut parler de la pagination, mais seulement comme critère convergent avec d'autres observations.
Bardel touche du point l'indice manuscrit qui coïncide avec la pagination des vingt-trois feuillets, mais il n'en fait rien et n'expose pas du tout correctement le problème. Donc, comme le rappelle Bardel, dans la série numérotée de 24 pages sur 23 feuillets, nous avons un ensemble homogène de transcriptions sur des "feuilles de papier de qualité et de format identiques" : "les f° 2-17, 19-20 et 23-24". Il y a donc une unité possible, à condition d'extrait le feuillet contenant "Après le Déluge", le feuillet 1, puis les fameux feuillets 12 et 18 et enfin le feuillet dont les transcriptions au recto et au verso forment les pages 21 et 22 de l'ensemble. Bizarrement, Bardel donne un fac-similé important, celui d'une première version raturée du poème "Enfance I" au verso du feuillet paginé 24, mais pas pour révéler un indice supplémentaire de l'unité formée par cet ensemble, car il ne le donne que pour illustrer deux types d'écriture de Rimbaud sur les manuscrits. Pire encore, la pagination est si peu mise de côté que, de toute façon, Bardel ne peut s'empêcher de considérer qu'il est probable que Rimbaud ait lui-même placé le manuscrit de "Après le Déluge" en page 1, plutôt que Fénéon.
Or, en toute rigueur, ce qui se dégage, c'est que Rimbaud avait à sa disposition un certain nombre de feuilles. Il a choisi de n'écrire qu'au verso et a effectivement offert une transcription suivie d'un certain nombre de ses poèmes. Il a raté certaines transcriptions, en tout cas celle de "Enfance I" dont une version raturée apparaît sur le dernier feuillet, désormais paginé 24, qui contient "Barbare". Sans que cela ne soit prouvé, ce doublon biffé de "Enfance I" conforte l'idée que l'ordre de ces manuscrits n'a jamais été bouleversé. Quelques feuillets manuscrits ont été intercalés, mais les autres feuillets ont de bonnes chances de ne jamais avoir été mélangés.
Evidemment, avant que des manuscrits d'une autre nature ne soient mélangés à cet ensemble, que ce soit par Rimbaud ou Fénéon, il semble donc que la suite originelle des poèmes en prose était la suivante, en sachant que, par-dessus le marché, je vais tenir compte des enchaînements de textes d'un feuillet manuscrit à l'autre. En effet, quand la transcription passe d'un poème à l'autre, leur classement l'un par rapport à l'autre ne pose plus problème. En gros, et cela a déjà été repéré par Guyaux et d'autres avant moi, certains ensembles sont indivisibles, je vais les représenter entre crochets :

[Enfance I-II-III-IV-V-Conte] [Parade] [Antique-Being Beauteous - "Ô la face cendrée..."] [Vies (I-II-III)-Départ-Royauté] [A une Raison-Matinée d'ivresse-Phrases] [(Les) Ouvriers - Les Ponts - Ville - Ornières] [(II biffé) Villes - Vagabonds - (I biffé) Villes] [Veillée (titre rétabli) - Mystique - Aube - Fleurs] [Angoisse - Métropolitain - Barbare]

C'est à qui est important. Il est indiscutable que Rimbaud a réuni les cinq poèmes sous le titre "Enfance" à "Conte", qu'il a réuni "Antique", "Being Beauteous" et "Ô la face cendrée...", qu'il a rassemblé "Vies", "Départ" et "Royauté", qu'il a créé une suite "A une Raison", "Matinée d'ivresse" et "Phrases". Les poèmes "Ouvriers", "Les Ponts", "Ville" et "Ornières" s'enchaînent en fonction d'une volonté délibérée de la part de Rimbaud, tout comme la suite "Villes", "Vagabonds" et "Villes" ou bien tout comme cette autre : "Veillée", "Mystique", "Aube" et "Fleurs", tout comme cette autre encore : "Angoisse"-"Métropolitain"-"Barbare". Toutes ces suites sont assez faciles à justifier au plan thématique, il y a toujours une pertinence sensible à ces rapprochements, à l'exception peut-être de "Conte", "Départ" et "Royauté" qui demandent peut-être plus d'attention critique. Seul "Parade" est isolé sur un seul feuillet.
Evidemment, il est impossible de savoir si l'équipe Fénéon, ou Charles de Sivry ou Cabaner (peu importe), n'a pas déplacé l'ordre des séries. Même s'il n'est pas sot de rapprocher la clausule de "Conte" de celle de "Parade", impossible de trancher si c'est un fait voulu par Rimbaud ou si c'est Fénéon qui a pu se dire que les deux clausules méritaient de se succéder.
J'ai tendance à croire que cet ordre n'a pas été bouleversé, mais je serai plus prudent que Bardel et je me contenterai de dire que je n'en sais rien. Peut-être que j'aurai de nouvelles idées un jour, mais pour l'instant j'en suis là.
Je trouve plus qu'intéressant le dégagement de ces séries. Se dire qu'il y a un lien dans l'esprit de Rimbaud qui justifie le rapprochement de "Angoisse", "Métropolitain" et "Barbare" je pense que c'est un bien précieux pour la réflexion sur ces poèmes en prose.
Mais, ce constat d'une organisation pensée par Rimbaud oblige à ne pas inclure les effets de la pagination, exclusion que Bardel ne parvient pas à maintenir et qu'il l'empêche de bien clarifier les choses et d'arriver à des résultats intéressants.
Voici d'ailleurs pour ceux qui ont eu la patience de me lire un scoop exceptionnel. La continuité entre "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" est éblouissante, puisque, du fait de la succession, on comprend que "Matinée d'ivresse" décrit la suite immédiate de l'exaltation dans la "nouvelle harmonie" du poème "A une Raison". En effet, quand le poète s'écrie : "Ô mon Bien ! Ô mon Beau !", nous sommes dans la suite logique du poème "A une Raison" qui chantait l'avènement de la "nouvelle harmonie" et "Matinée d'ivresse" enchaîne avec la retombée dans "l'ancienne inharmonie". Par je ne sais quel miracle, ceux qui prétendent que le recueil est structuré n'ont pas vu cet effet de suite, et c'est moi qui ne crois pas à la structure de recueil qui l'ait vu, véritable aubaine, car si quelqu'un l'avait vu avant moi ce serait l'argument le plus fort qui existe pour prétendre que le défilement des poèmes a été pensé par Rimbaud. La différence, c'est que j'envisage des suites limitées, quand d'autres songent à une loi de succession des poèmes étendue à tout le recueil. Il est vrai que peu de rimbaldiens s'intéressent à "A une Raison", poème au phrasé trop simple que pour séduire certains, alors que, du point de vue poétique, c'est un chef-d'oeuvre d'intensité. Le traitement négligent dont a souffert "A une Raison" explique à l'évidence que l'effet de succession voulu pour "Matinée d'ivresse" ait échappé à l'attention.
Et comme je ne perds jamais de vue mes objectifs à long terme, j'en profite pour préciser que la dénonciation du temps dans "A une Raison" rejoint bien évidemment la critique du "temps" trop lent dans "L'Impossible" ou "L'Eclair". J'aurai l'occasion d'y revenir, mais c'est encore une fois la preuve qu'il est extrêmement dommageable de ne pas envisager 1) que poèmes en prose et Une saison en enfer ne sont pas des projets à part l'un de l'autre, 2) que très sérieusement des poèmes en prose ont tout l'air de tenir un discours providentiel et orgueilleux faisant l'objet d'une certaine réfutation dans Une saison en enfer.
Pour revenir à la question des manuscrits, il faut comprendre dès lors que "Après le Déluge", "Veillées I et II", cinq poèmes brefs souvent considérés comme la suite de "Phrases" mais à tort visiblement, ainsi que "Nocturne vulgaire", "Marine" et "Fête d'hiver" doivent rejoindre les poèmes transcrits sur des manuscrits différents.
D'après une étude de l'écriture de Rimbaud, ces autres manuscrits seraient plus anciens que l'ensemble que nous venons de traiter. C'est en tout cas ce que plaide Bardel qui s'appuie sur la thèse de Guyaux dans Poétique du fragment. Je ne vais pas traiter ici de l'écriture "dextrogyre" et de l'écriture sinistrogyre", si ce n'est que, quand j'y reviendrai, je n'adopterai pas ces deux termes qui ne conviennent pas. En tout cas, si les manuscrits sur des papiers différents témoignent bien de transcriptions plus anciennes, il faut noter qu'en ce cas ils sont plus anciens que les copies de "Villes" et "Métropolitain" où apparaît la main de Germain Nouveau. Ils semblent donc être tous antérieurs au mois de juin 1874. Il serait également vraisemblable que Rimbaud n'ait pu continuer à transcrire sur un format homogène tous les poèmes, faute de papier, ce que tend à attester le doublon biffé de "Enfance I".
Maintenant, les autres manuscrits contiennent eux aussi des successions de poèmes. Il convient également d'en rendre compte au moyen de crochets :
["Après le Déluge"] ["Veillées" I et II] [cinq poèmes brefs sans titre] ["Nocturne vulgaire - Marine - Fête d'hiver] ["Scènes"] ["Promontoire"] ["Soir historique"] ["Mouvement"] ["Bottom" et "H"] ["Solde"] ["Fairy"] ["Jeunesse" I, II, III et IV] ["Guerre"] ["Génie"]. Cas à part de "Dévotion" et "Démocratie" pour lesquels aucun manuscrit n'est parvenu (transcription sur un ou deux manuscrits ?).
Les seules nouvelles suites qui apparaissent, c'est la série de quatre poèmes sous le titre "Jeunesse" et le couple formé par "Bottom" et "H".
Remarquons que Bardel, cette fois, ne fait rien de la pagination qui impose la suite "Solde" (f° I), "Fairy" (f° II), "Jeunesse I, II, III et IV" (f° III et non paginé), "Guerre" (f° IV) et "Génie" (f° V). Que du contraire, Bardel félicite Guyaux d'adopter un consensus privilégiant la succession "Fairy", "Guerre", "Génie", "Jeunesse" et "Solde", ce qui n'est pas logique. En effet, soit Bardel considère que cette pagination fut aussi le fait de Rimbaud, soit il pense que cette pagination fut le fait de Fénéon, mais dans tous les cas, comment peut-on remonter à un ordre antérieur à cette pagination ? De quel droit prétendre que "Solde" doit clore la série. L'affirmation est complètement gratuite.
Il est plus prudent de respecter l'ordre paginé et de clore l'ensemble par "Génie", encore que je considère qu'une certaine liberté est possible, vu qu'à l'évidence, au-delà de la partie homogène sur un même type de papier, tout le reste a probablement été mélangé par l'équipe Fénéon. Il faudrait passer du temps à étudier les profils des manuscrits, les profils de l'écriture, pour voir si on peut progresser, mais l'idée c'est que l'ordre dans lequel tout cela est arrivé dans les mains de Charles de Sivry est irrémédiablement perdu.

Je reviendrai sur la question des manuscrits ultérieurement, mais je voulais juste opérer une dernière mise au point. J'ai tendance à considérer "Vies" comme un seul poème, car je me suis penché de très près sur ce texte et je me suis rendu compte que l'arrangement des répétitions de mots impliquait les trois volets à la fois. Par conséquent, il s'agit d'un seul poème. En revanche, par le parallèle des amorces sur la lumière, constaté jadis par Guyaux : "C'est le repos éclairé...", "L'éclairage...", "Les lampes...", je considère qu'il y a trois poèmes autonomes qui mériteraient le titre au singulier "Veillée". En l'état actuel de nos connaissances, il faut considérer que deux ont été regroupés sur un manuscrit "Veillées I et II", le troisième étant demeuré à part avec un titre au singulier "Veillée". Il est possible que ce soit par une pratique abusive de Fénéon que nous lisons aujourd'hui un seul groupe de trois "Veillées". C'est aussi pour des raisons esthétiques que je différencie deux poèmes "I" et "II" sous le titre "Veillées". Je ne vois aucune difficulté à parler de plusieurs poèmes pour "Enfance" et "Jeunesse". Ce qui me tient à coeur, c'est de bien considérer "Vies" comme un seul poème, les chiffres romains n'étant pas à même sur le même plan que "Enfance" et "Jeunesse". Il est donc aberrant pour moi de parler du poème "Vies III" par exemple, il n'a pas cette autonomie.
L'absence de sous-titre pour "Jeunesse IV" invite à penser à un manque d'aboutissement du projet de recueil au passage. La mention "Veillées" au crayon à côté de "Jeunesse IV" vient visiblement de cette absence de sous-titre, et cette mention au crayon allographe est imputable encore une fois à l'équipe Fénéon. Objetivement, malgré l'absence de sous-titre, "Jeunesse IV" figure à la suite sur le même feuillet manuscrit de "Jeunesse II Sonnet" et "Jeunesse III Vingt ans". Il faudra en demeurer à la lacune du sous-titre pour "Jeunesse IV". Nous pourrions penser à un seul poème avec quatre parties, trois ayant un sous-titre. Mais, les remaniements sensibles du manuscrit et l'absence de sous-titre pour la quatrième pièce imposent la conclusion suivante : "Jeunesse" est un regroupement tardif et un peu inabouti de quatre poèmes distincts.
Un problème délicat semble enfin se poser avec les chiffres romains. La suite "Villes" - "Vagabonds" - "Villes" est étonnante. Le premier poème au titre "Villes" est accompagné d'un "II" biffé et le second d'un "I" biffé cette fois. Qui a écrit ces chiffres ensuite biffés ? Rimbaud ? Ou l'équipe Fénéon ? Le problème se double d'un autre, puisque, si le pluriel convient pour un poème, l'autre aurait mérité le singulier ("L'acropole officiel...").
En tout cas, s'il s'agit d'une initiative de l'équipe Fénéon, c'est que ceux qui la composaient ne tenaient pas à suivre même les cas de défilement des poèmes imposés par les continuités de la transcription, soit il s'agit d'une initiative de Rimbaud et dans ce cas vole en éclats encore une fois l'idée que l'ordre des poèmes était celui d'un recueil, puisque ces chiffres indiquent une autre pensée. Certes, ces chiffres ont été biffés, mais ils posent problème. S'ils sont de Rimbaud, cela nous oblige à considérer que les copies au propre ont été chaotiques et n'ont pas respecté une intention première d'ordre de défilement des poésies en prose.
Je ne voudrais pas répondre sans avoir mûrement réfléchi. Il y a d'autres problèmes. En opposant deux types d'écriture et trois tailles d'écriture, Guyaux, que suit quelque peu Bardel ici, invite à penser que "Conte" et "Royauté" ont été ajoutés tardivement pour profiter de la place qui restait disponible pour transcrire des poèmes. C'est une butée importante pour la réflexion sur l'existence ou non d'une structure de recueil.
Les conclusions sont assez claires. Le recueil structuré est une légende. C'est impossible d'affirmer que le recueil existe avec autant de lacunes. La preuve, Murphy, Bardel et Guyaux se trompent tous en clôturant ce recueil de force par "Solde" ! Quelle preuve plus éloquente que cette quête de l'ordre absolu des poèmes relève de convictions et désirs arbitraires.

Répondons rapidement pour les "filets de séparation". Dans sa réponse, Bardel en profite surtout pour épingler l'évolution de Guyaux depuis 1985, puisqu'en 2009 il semble en effet céder sur tous les points favorables à l'idée d'un recueil organisé, y compris sur celui de la pagination. Moi, je ne cède pas sur le problème de la pagination : elle n'est pas de Rimbaud. Le reste, on peut en convenir, mais ça n'a rien de décisif de toute façon. Enfin, quant à cette question des filets de séparation, non ils n'ont aucun sens particulier. Ils servent juste à séparer des poèmes entre eux, ce qui peut impliquer le bas d'un feuillet manuscrit, car on peut toujours se demander si un nouvel alinéa n'est pas reporté sur un autre feuillet. Bardel reprend une observation de Murphy selon laquelle ces filets concernent essentiellement les manuscrits divers par opposition à la suite des 23 feuillets paginés.
Je considère que je vais rendre compte de tout ça dans un article mien désormais. Là, j'en ai fini pour ma recension. Je constate juste que Bardel ne tranche pas avec assurance sur la signification de ces "filets de séparation". Il n'en fait rien et son tableau ne fait qu'opérer des découpages farfelus en sous-groupes. Je donne ces sous-groupes en les séparant d'autant de barres obliques que nécessaire.

Après le Déluge / Enfance / Conte Parade Antique Being Beautous / Vies ./ Départ Royauté / A une Raison Matinée d'ivresse Phrases Ouvriers Les Ponts Ville Ornières / Villes Vagabonds Villes Veillées / Mystique Aube Fleurs Nocturne vulgaire / Marine Fête d'hiver / Angoisse / Métropolitain Barbare / Promontoire Scènes Soir historique / Mouvement Bottom H Dévotion Démocratie / Fairy / Guerre / Génie / Jeunesse / Solde.

L'absurdité des recoupements saute aux yeux. De quel droit rassembler "Conte", "Parade", "Antique" et "Being Beauteous" ? Nous avons vu que ce sont trois ensembles distincts. Bardel se le permet sur la foi de la pagination qu'il considère rimbaldienne, mais outre qu'il se trompe lourdement même dans un tel cas de figure il ferait étrangement fi des passages d'un feuillet à un autre. On observe d'ailleurs qu'il ne distingue par le poème sans titre "Ô la face cendrée" alors que comme démarcation les trois "astérisques" sont éloquents.
Il isole "Départ" et "Royauté" en se fiant à la présence d'un filet de démarcation, mais j'ai plutôt l'impression que tout s'explique par le fait de rajouter tardivement des transcriptions sur la place restante, ce problème concernant également "Conte" à la suite de "Enfance". Bref, je me garderais d'aller vite en besogne au sujet de ces "filets".
On voit que Bardel impose la série des trois "Veillées" ou bien une série "Phrases" incluant les cinq poèmes brefs sans titre. Quelque part, c'est comme si l'étude ne servait à rien, puisque, par la force des choses, Bardel impose la conclusion que le recueil est bien édité et que c'est ça qui doit faire consensus. On semble réfléchir beaucoup, mais pour aucun autre gain que de retourner à la conviction qu'on ne s'est pas trompés.
J'observe aussi l'inclusion de "Dévotion" et "Démocratie" dans une série alors que les manuscrits de ces deux poèmes ne nous sont pas parvenus. On observe surtout que Bardel est indifférent à la question des manuscrits non paginés. C'est quand même farce ! Alors qu'il défend avec acharnement à la suite de Murphy l'importance de la pagination pour prouver l'ordre d'une partie du recueil, il s'en dispense allègrement pour le reste des manuscrits. Il suffit de considérer que l'ordre dans lequel cela a été publié était bien celui voulu par Rimbaud (sorte de pensée magique) pour considérer des suites telles que celle-ci : Mouvement Bottom H Dévotion Démocratie, ou bien celle-ci : Promontoire Scènes Soir historique.
Je ne parle même pas de séries passant au milieu du feuillet au recto et verso paginés 21 et 12, ce qui sépare Nocturne vulgaire de Marine et Fête d'hiver.
Enfin, on a droit à un émiettement final. Tout ça n'est pas sérieux.
Arrêtons-là.

Juste une note avant de refermer définitivement mon étude : je considère que Rimbaud a exploité la notion de "fragments" pour l'appliquer à ses "poèmes en prose" à partir de sa lecture de Baudelaire, mais je ne suivrai pas Guyaux sur deux idées : 1) celle d'une tendance rimbadienne à la fragmentation qui aurait empêché le recueil de se constituer, 2) celle d'une réelle esthétique du fragment dans la composition des poèmes en prose.
Je crois que la notion de "fragments" est ironique, une sorte de subtilité pour désigner la poésie en prose par opposition à la forme des poèmes en vers, par opposition surtout aux formes fixes comme le sonnet. Ce n'est rien que par jeu en ce sens-là que Rimbaud et même Baudelaire parlent de "fragments". Je ne crois pas au potentiel théorique de ce mot. Enfin, je me contente donc de constater qu'il n'y a pas de recueil structuré, mais qu'il aurait pu y en avoir un.

dimanche 22 avril 2018

Compte rendu de la "FAQ" des ' Illuminations ' d'Alain Bardel (avant-dernière partie)

Nous avons vu dans les précédentes parties que Bardel s'est fait le soldat d'un consensus éditorial, mais qu'il le défendait péremptoirement et non pas sur la base d'une argumentation contraignante. Son affirmation selon laquelle les vers devaient être exclus du recueil de "poèmes en prose" ne s'appuie que sur une suite d'hypothèses : les dossiers de manuscrits n'auraient pas la même provenance, se seraient mélangés, les "vers" viendraient de la mère de Verlaine, etc., etc. Ces affirmations ne s'appuient sur rien. Bientôt un futur livre pour nous expliquer que c'est peut-être la mère de Verlaine qui a écrit les poèmes irréguliers de 1872 ! Il faut bien préciser que personne ne s'est demandé comment des manuscrits de Rimbaud étaient parvenus entre les mains de Charles de Sivry en 1878. Encore une fois, on élabore des hypothèses sommaires à partir de nos faibles connaissances. Verlaine a envoyé les "poèmes en prose" à Nouveau en 1875, donc, si Charles de Sivry récupère des manuscrits en 1878, c'est que Nouveau les lui a confiés. Ce n'est pas rigoureux comme démarche. S'agit-il du même ensemble de manuscrits ? Nouveau n'a-t-il pas remis les manuscrits envoyés par Verlaine à Rimbaud, directement ou indirectement ? Pourquoi ces remerciements à Cabaner englobant une allusion aux "illuminécheunes" dans une lettre de Verlaine en 1878 ? Toutes ces questions-là, les rimbaldiens s'en moquent. Interdiction de penser que Rimbaud ait remis les manuscrits à Cabaner qui les aurait transmis à Charles de Sivry.
Pourtant, il y a plein d'éléments en ce sens. Cabaner fut un ami de Rimbaud et une importante connaissance des contacts parisiens de Nouveau. Il connaît bien évidemment Charles de Sivry, les deux ayant contribué, fût-ce minimalement, à l'Album zutique. Charles de Sivry restait quelque peu zutique, il écrivait dans Le Chat noir dans les années 1880, tandis que Cabaner n'était que zutique. Cabaner était un familier du salon de Nina de Villard, etc. Cabaner était musicien comme Sivry, et il était une figure assez populaire qui eut droit à une notice posthume de Zola et un portrait de Manet un an avant sa mort. Cabaner admirait Rimbaud, il en est question dans l'Album zutique, mais aussi avec le manuscrit du "Sonnet des sept nombres". Cabaner voulait mettre en musique des poèmes de Rimbaud. Enfin, Cabaner est mort en 1881, peu avant l'initiative des Poètes maudits, et cela pourrait expliquer l'attitude étrange de Charles de Sivry qui n'a pas hésité en 1878 à prêter les manuscrits à Verlaine, puis prétendra les avoir égarés au moment des Poètes maudits. Verlaine va finir par se dire le dépositaire des manuscrits de Rimbaud. Et si le décès de Cabaner avait quelque chose à voir avec cette évolution étrange ? Ceci est de l'ordre de l'hypothèse, mais ce qui ne l'est pas, c'est la lettre de 1878 où Verlaine associe les "illuminécheunes" au nom de Cabaner.
Enfin, le noeud de l'énigme, c'est ce qu'a pu récupérer Charles de Sivry en 1878, même s'il est vrai que d'autres témoignages de Verlaine et d'autres indices invitent à des recoupements avec Stuttgart en 1875.
L'exclusion des vers est arbitraire.
Pour le titre, on peut bien rajouter l'article et écrire Les Illuminations, ce que conseille Bardel sans l'appliquer pour autant.
Pour le fait de faire figurer les poèmes en prose après Une saison en enfer, cela relève d'un parti pris de lecture. Bardel défend sur ce sujet une position hypocrite classique : admettre que les poèmes en prose peuvent avoir été écrits avant, pendant et après Une saison en enfer, du moment qu'on soit plus porté à les considérer comme ayant été écrits après. J'ai montré que ce préjugé ne tenait pas la route. Cela ne demande aucun statut d'expert. La section "Adieu" est en contradiction patente avec le discours tenu dans la plupart des poèmes en prose, et en particulier les plus beaux et les plus souvent mentionnés pour célébrer la pensée de Rimbaud : "Aube", "Being Beauteous", "A une Raison", "Barbare", "Génie", "Guerre", "Matinée d'ivresse". Dans cette position, l'hypocrisie confine à une cécité volontaire, car on nous oblige à prouver que "Génie" est en contradiction avec Une saison en enfer, car c'est une évidence immédiate à la simple lecture. C'est comme si nous étions sommés de prouver que 2+2=4. C'est uniquement ça la pression qui est mise. Cette hypocrisie s'accompagne d'une autre. Les poèmes en prose formeraient un projet à part. J'ai exploité le poème de bilan par excellence qui réduit cette fable à néant, celle selon laquelle il n'y a jamais rien des poèmes en prose dans Une saison en enfer. Ce discours a souvent été tenu par les rimbaldiens, ils le tiennent moins parce que certains ont repéré que j'avais mis en avant que des passages en prose d'Une saison en enfer entraient en résonance avec "Conte", "Vies", etc., voire parlaient de la même chose. A chaque fois, les rimbaldiens retirent leurs billes progressivement, bien discrètement. J'avais sorti cet argument en particulier : pour exclure une datation relative d'Une saison en enfer et des poèmes en prose les rimbaldiens excluent les rapprochements textuels entre les deux oeuvres, ce qui est absurde, puisque, non seulement ces rapprochements sont faciles et nombreux à faire, mais puisque ces rapprochements peuvent se faire indépendamment même de la question de la datation. Evidemment, cette séparation est aggravée par le fait que la majorité des rimbaldiens pensent que les poèmes en prose ne parlent que de rêves. C'est un peu le principe du structuralisme, celui d'un écrit fermé sur lui-même. Cérébralement, il faut quand même être un peu atteint pour lire "J'ai embrassé l'aube d'été", et se dire "Oh ! Rimbaud a créé une aube d'été qu'on peut embrasser", pour lire "Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins" et se dire : "Mais quel est ce mystère, cette messe très étrange ?" En tout cas, moi, si je me pose de telles questions, c'est forcément avec un recul critique. Les mots sont sur le papier, et ils ne sauraient m'intéresser qu'en me permettant des considérations sur la "vraie vie", mais pas une grande "absente" que les mots arriveraient on ne sait comment à capter.
Enfin, bref. "Vies" et le problème de l'inclusion ou non des vers de 1872 donnent des arguments à une publication des Illuminations avant Une saison en enfer.
Pour la pagination, l'article de Bardel est tendancieux, puisqu'il ne rend pas compte de tous les arguments, de tous les travaux sur le sujet. Dans son édition révisée de L'Art de Rimbaud en 2013, Murat considère comme une "pétition de principe" la réfutation de Jacques Bienvenu sur le blog Rimbaud ivre en 2012, en ne donnant le lien que pour la première partie de l'article, pas le lien pour la seconde partie décisive. Or, c'est la fin de non-recevoir qui est une pétition de principe, puisque cet article établit clairement, prouve que la pagination n'est pas le fait de Rimbaud. Comment se fait-il que le débat puisse se situer au-dessus des arguments ? Bardel se prétend scrupuleux, mais on attend de voir l'évolution de sa page de "FAQ", parce que tous ceux qui liront ce que j'écris ici verront l'étendue des omissions derrière lesquelles s'abritent ses conclusions. Tout le monde verra que c'est une vitrine partisane, alors même qu'il prétend à l'objectivité et à la neutralité de l'ancien enseignant épris de vérité, alors même qu'il prétend s'intéresser sans passion malsaine ou excitée au sujet.
Passons aux dernières questions.

"4) Peut-on définir les Illuminations comme un 'recueil' au sens d'un ensemble structuré ?"
"6) Les Illuminations ont-elles une idée principale ?"
"7) Les 'filets de séparation' visibles sur le manuscrit (et dans l'édition de la Pléiade d'André Guyaux) sont-ils porteurs de sens ?"
La question 6) pose un petit problème. Elle est annexée à une grande réflexion sur l'unité d'un recueil, mais quelque part ce n'est pas le même sujet. Il s'agit plutôt d'une question sur le problème de lisibilité des poèmes en prose. Elles pourraient être une question sur le problème de conception du recueil, mais l'hermétisme de la poésie rimbaldienne fait que la question n'est pas vraiment à sa place. Comment en prendre la bonne mesure sans une grande analyse poème par poème ?
Cette question est tirée d'une affirmation trompeuse de Verlaine. C'est lui qui disait ne pas trouver d'idée principale à l'ouvrage. Personnellement, je comprends cela en effet au plan du recueil. Il n'y a pas dans ces poèmes en prose une ligne directrice sensible pour dégager une perspective cohérente de recueil. Mais ce n'est pas du tout sur ce plan-là que Bardel répond en citant abondamment le travail de Murat dans L'Art de Rimbaud. Et là, moi, ça me fait un peu bizarre, puisque les poèmes en prose sont ceux d'une seule personne en une assez brève période de sa vie dans tous les cas, du coup, j'ai beaucoup de mal à comprendre pourquoi il faudrait sentir comme des révélations le dégagement de séries, les échos, les recoupements entre poèmes, les ralliements thématiques, etc., d'autant plus qu'on n'atteint pas l'unité, mais qu'on dégage de grands ensembles. Je ne vois pas où ça conduit. C'est une évidence qu'on peut opérer des recoupements. En plus, certaines affirmations sont hâtives : "Enfance" et "Jeunesse" deviennent des productions "autobiographiques". Pourquoi ne pas leur adjoindre "Vies" ? En quoi ces deux poèmes sont-ils par ailleurs autobiographiques ?
Je traiterai moi-même des poèmes en prose pris en masse. Il me suffit de faire remarquer ici que la réponse à la sixième question ne répond à rien du tout, c'est un ensemble suggestif pour d'autres enjeux de la recherche rimbaldienne, voilà tout.
En revanche, je cite un passage que je ne peux pas laisser passer :

Ce f°7 est thématiquement si homogène qu'André Guyaux, ennemi depuis toujours de considérer O la face cendrée... comme une continuation de Being Beauteous, suggère, à la page 954, de la nouvelle Pléiade, de considérer ce fragment comme un "appendice aux deux poèmes précédents ou un poème autonome évoquant lui aussi un corps convoité et appelé."
Deux plans se croisent dans cette citation. L'essentiel ici serait de démontrer l'unité thématique d'un feuillet, mais au passage Bardel fait une allusion à un autre problème. Y a-t-il un ou deux poèmes sur le feuillet ? Guyaux estime avec la plupart des lecteurs et éditeurs qu'il n'y en a qu'un, mais Murphy et visiblement Bardel pensent comme d'autres éditeurs plus anciens qu'il n'y en a qu'un seul. C'est la mention "ennemi" et la structure concessive de l'énoncé qui nous font comprendre cela par inférence.
Or, il y a deux éléments qui montrent que ce sont deux poèmes distincts. Le premier, c'est que les titres sur les manuscrits sont flanqués d'un point, à l'évidence de la part de l'équipe Fénéon qui devait guider le travail des ouvrières-typographes pour la confection en majuscules, la mise en page, etc. Bizarrement, dans l'édition de la Pléiade, Guyaux a reporté le point pour les trois astérisques qui précèdent le poème "Ô la face cendrée...", alors qu'il ne l'a pas fait pour "Being Beauteous", ni pour "Génie", "Aube", etc. Je suis contre la présence de ce point, d'autant plus que les astérisques ne sont même pas un titre à part entière, mais un procédé de démarcation, ici entre deux textes. En outre, la preuve est relative, puisqu'elle est le fait de l'équipe Fénéon et non de Rimbaud même. Ceci dit, elle nous informe sur la manière de percevoir ces astérisques à l'époque, perception qui dans mon cas n'a pas changé.
Il y a une deuxième preuve que j'ai déjà publiée et que je vais reconduire ici. Je vais donc donner une transcription rapide de "Being Beauteous" et de "O la face cendrée...", mais je vais souligner les reprises dans "Being Beauteous", ce qui permettra aux lecteurs de voir à l’œil nu que nous avons bien affaire à deux poèmes distincts et que Guyaux a parfaitement raison d'être l'ennemi de la confusion en un de ces deux textes.

                                               Being Beauteous
    Devant une neige un Être de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. Et les frissons s'élèvent et grondent et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, - elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux.
                                                           ***
    Ô la face cendrée, l'écusson de crin, les bras de cristal ! le canon sur lequel je dois m'abattre à travers la mêlée des arbres et de l'air léger !  

J'ai souligné en rouge des couples qui structurent de manière décisive l'unique paragraphe constitutif de "Being Beauteous" : Être de Beauté - mère de beauté, corps adoré - nouveau corps amoureux, sifflements de morts / musiques sourdes - sifflements mortels / rauques musiques. J'ai utilisé le soulignement pour d'autres recoupements intéressants. J'aurais pu me dispenser de souligner le lien entre "écarlates" et "éclatent", mais certainement pas l'opposition "devant" et "derrière", ni le couple "vie" et "Vision", ni le déploiement de "haute taille" à "elle se dresse". Enfin, j'ai souligné en bleu un aspect capital de la transformation, l'emploi de la première personne du pluriel pour un pronom personnel "nous", puis deux déterminants possessifs "notre" et "nos". L'analyse de la finesse syntaxique du texte à cet égard pourrait aller très loin. Il y avait "un Ëtre", il était désigné à l'horizon "ce corps adoré". Face à une agression répétée du monde, voilà que l'être désigné devient quelque chose pour ce "nous" qui s'est extirpé du "monde", devient "notre mère de beauté" qui recouvre "nos os", mais voilà que revient l'article indéfini, sauf que cette fois il crée à la manière du titre du poème "A une Raison" une unité revendiquée : "sont revêtus d'un nouveau corps amoureux", et au-delà de l'allusion à saint Paul "revêtir l'Homme Nouveau", il y a de part et d'autre du mot "corps" deux adjectifs qui confirment le lien avec "A une Raison" : "nouveau corps amoureux" reprend "nouvel amour", un syntagme qui, au passage, demande une enquête du côté de Fourier, mais ce ne sera pas le sujet ici.
Dans la phrase isolée, Rimbaud ne joue plus sur les reprises de mots, il en aligne de neufs : "face", "cendrée", "écusson", "crin", "bras", "cristal", "canon" "m'abattre", "à travers", "mêlée", "arbres", "air", "léger". Je ne pense pas me tromper, avoir une distraction passagère. Les mots ne sont pas les mêmes dans les deux textes. Surtout, le possessif qui joue un rôle essentiel pour signifier la transformation dans le premier texte disparaît complètement du second texte.
La conclusion va de soi, il s'agit bien de deux poèmes distincts. Il n'y a ensuite aucune concession dangereuse si nous admettons que les deux poèmes, comme "Antique" sur le f°6 précédent, sont des poèmes célébrant un être désiré. Cela peut implique bien d'autres poèmes de l'ensemble, pas seulement "A une Raison" dont nous avons parlé. Mais dire que cela prouve l'unité du recueil ou que cela permet de dégager l'idée principale du recueil, c'est un peu court.
Surtout, Bardel fait du rapprochement des deux textes sur le même feuillet un témoignage fort d'un ordre de défilement des poèmes. Mais en quoi est-il étonnant que Rimbaud ait privilégié sur un même feuillet le rapprochement de deux textes, comment dire ? de même nature, un peu similaires, etc.
Un autre aspect de la réponse à la question 6) appelle un commentaire immédiat. Bardel ne cesse de rapprocher le texte des poèmes en prose du discours du "voyant" dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871 et à propos de "Génie" il parle d'une "relance à l'infini de l'espérance utopique". Les rapprochements avec les lettres dites "du voyant", ils sont fondés, mais comment Bardel fait-il pour concilier une telle analyse des poèmes en prose avec l'autocritique du livre Une saison en enfer que, si je ne m'abuse, il met aussi en lien avec les lettres dites "du voyant" dans d'autres de ses travaux ? En effet, le "dérèglement de tous les sens" est un travail pour celui qui "connaît chaque fils de famille", pour celui qui, dès lors, prétend que le monde a rejoué une même "comédie" étriquée avec les mêmes "drames", les mêmes "triomphes", les mêmes "fêtes", pour celui qui considère que les peintres sans imagination n'ont pas eu accès à "tous les paysages possibles". Il est bien question d'accéder à un savoir dans la lettre du 15 mai 1871. Bardel nous soutient en toutes lettres que Rimbaud n'a tenu aucun compte de la leçon d'Une saison en enfer pour écrire ses poèmes en prose, et il n'est pas le seul à le faire ainsi inconsciemment, loin de là.
La difficulté est quelque peu envisagée, mais on va apprécier la solution apportée. Bardel confronte tout simplement les lectures de "Solde" et "Génie" comme l'expression du Ying et du Yang de la poésie rimbaldienne. Si "Génie" est la "relance à l'infini de l'espérance utopique", "Solde" serait "le renoncement à cette chimère sans avenir qu'est le commerce de l'Idéal dans une société prosaïque et hostile."
Mais, en établissant un tel système d'affrontement entre deux poèmes, Bardel fait passer le plus beau des deux "Génie" pour une vanité de toute façon. "Génie" surclasse de très, très loin le poème "Solde". Or, dans cette opposition, "Génie" sort complètement anéanti dans tous les cas. Pire, Rimbaud n'aurait écrit "Génie" que pour faire contrepoids à "Solde", un poème moins important et moins réussi, surtout dans l'optique de Bardel un poème de renoncement à la poésie même.
Mais cette lecture de "Solde" tient-elle la route ?
Dans "Solde", Rimbaud ne met pas en vente, il parle de ce que font des "vendeurs". Et cette répétition "A vendre" qui sert d'anaphore lançant un grand nombre d'alinéas du poème, elle est ironique, bien évidemment.
En classe de sixième, on apprend encore aujourd'hui les trois modes verbaux de l'injonction. On peut leur demander de faire une recette de cuisine en passant de l'impératif à l'infinitif ou de l'infinitif à l'impératif, puis on leur enseigne l'emploi du subjonctif dans la Bible : "Que la lumière soit !"
Ecrire "A vendre", c'est comme écrire "Vendez" ! En tout cas, moi, c'est comme ça que je le comprends quand je lis "Solde". J'ai toujours lu ainsi ce texte, ça m'est spontané ! Visiblement, la quasi-totalité des rimbaldiens semble lire ainsi : "Moi je dis que c'est à vendre, qu'il faut vendre,..."
Ensuite, je n'identifie pas la mise en vente de la poétique rimbaldienne dans "Solde". J'identifie des objectifs métaphysiques qui peuvent être ceux du "voyant" comme de toute société désireuse d'un monde autre, mais je n'identifie pas la poétique du voyant.
Je lis "Solde" comme la dénonciation d'une arnaque au sujet des aspirations "sans prix" des êtres humains.

Cette réponse à la sixième question a pris une certaine étendue. Je suis donc obligé de reporter à une autre fois la réponse aux deux dernières questions. Je me débrouillerai pour faire bref sur celle au sujet des filets de séparation. A suivre donc une dernière partie.

mardi 17 avril 2018

Compte rendu de l'article "La FAQ des 'Illuminations' " sur le site d'Alain Bardel (troisième partie)

Nous avons sévèrement montré, dans les deux parties précédentes de notre compte rendu, qu'Alain Bardel n'arrive à pas à considérer les arguments pour ce qu'ils sont et se fient à des avis autorisés, voire nous les imposent en donnant à son expression une sorte de sentiment d'évidence intimidant. Ceci est d'autant plus dommageable que les lecteurs se contenteront de cette source d'informations et la quasi-totalité ne fera que lire passivement son article, sans s'accorder un temps de recul. A cette aune, Bardel ressemble un peu aux journalistes qui soutiennent la politique de Macron, la russophobie de nos élites, les mensonges sur les guerres en Libye, Syrie, Irak, au Kosovo, etc. La différence, c'est qu'il n'a pas de sang sur la conscience en faisant cela, ce qui est sans doute une différence non négligeable. Mais, tout de même, ce principe de foi dans les autorités est au cœur du pourrissement généralisé et rapide de la société française même.
J'ai, par exemple, clairement montré que Bardel n'établissait pas que le recueil des Illuminations ne devait contenir que les poèmes en prose à l'exclusion des vers "seconde manière", puisqu'il crée un récit articulé où les hypothèses s'enchaînent, et surtout puisqu'il ne s'est même pas posé la question du dossier remis dans les mains de Charles de Sivry en 1878. Et s'il ne s'est même pas posé la question, de deux choses l'une : ou ce n'est pas traité du tout dans les "ouvrages fondamentaux", ou ce l'est tellement à la marge que cette importance capitale a échappé à Bardel. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que Bardel, loin de nous convaincre, offre plutôt l'indice aux lecteurs que les études autorisées ont complètement manqué l'analyse du problème. CQFD.
Autre démonstration cinglante qui justifie pleinement l'analogie avec l'étrangeté de nos contemporains, de nos gouvernants et des médias en vue au sujet de la politique internationale, c'est ce don d'éblouissement qui empêche de voir que le livre Une saison en enfer n'a rien d'une œuvre à part en regard des poèmes en prose, qui empêche même de voir que des contradictions explicites entre les deux œuvres obligent à envisager sérieusement qu'une bonne partie des poèmes en prose ont été écrits avant Une saison en enfer. Comment soigner nos contemporains et leur fait comprendre qu'entre "J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues" et une série de poèmes qui vantent l'accès à "la nouvelle harmonie", au "nouveau corps amoureux", au "nouvel amour", à une "fanfare" qui s'oppose à "l'ancienne inharmonie" et donc à des "vieilles fanfares d'héroïsme", il y a un discours qui réfute l'autre, ce qui impose une chronologie dans la pensée d'un auteur ? Évidemment, la plus grande fantaisie règne, puisque les commentateurs considèrent pour la plupart que Rimbaud dénonce ses propres "vieilles fanfares d'héroïsme" et non celles de la société, ou que l'idéologie du "Génie" est mal assurée à cause d'une certaine "nuit d'hiver" dans laquelle nous sommes plongés. Mais il n'en reste pas moins que dans "A une Raison" et bien des poèmes, Rimbaud vante l'accès à une nouveauté métaphysique discréditée dans Une saison en enfer et il est tout aussi patent que la célébration du "Génie" ou d'une allégorie de l'aube font du poète un "mage ou ange" qui n'est pas encore entré dans la conscience de la "belle gloire d'artiste et de conteur emportée." Dans Une saison en enfer, le poète rattache à son passé le fait de s'être "vant[é] de posséder tous les paysages possibles" et il finit par se reprocher de s'être cru en mesure de "cré[er] toutes les fêtes, tous les drames, tous les triomphes". Or, dans "Vies", le poète revendique au contraire ce pouvoir : "j'ai eu une scène où jouer les chefs-d'oeuvres dramatiques de toutes les littératures", "Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l'amour", "j'ai connu le monde, j'ai illustré la comédie humaine", "j'ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres", etc. D'un point de vue logique, le discours d'Une saison en enfer réfute celui du poème "Vies", encore une fois. Pour soutenir que "Vies" ait été écrit après Une saison en enfer, l'idée d'une rechute de la part du poète discrédite et le sérieux de l'entreprise du livre Une saison en enfer et le sérieux des poèmes en prose. L'autre solution serait de lire "Vies" comme un poème ironique, mais il faut alors démontrer que le poème en prose suppose de l'autodérision, et même une autodérision radicale : en quelque sorte, rien du propos de "Vies" ne serait à prendre au sérieux. Enfin, il faudrait que d'autres éléments du poème "Vies" ne tendent pas à confirmer son antériorité par rapport à Une saison en enfer. Car, même si l'ironie semble quelque peu viser les prétentions de l'auteur de "Vies", celui-ci prétend attendre la manifestation de la folie : "- j'attends de devenir un très méchant fou." Or, dans Une saison en enfer, livre qui contient deux sections réunies par le surtitre "Délires", il est question d'un rejet de la folie, des mensonges, il est question d'une "folie" qui a été pratiquée au point de lui "jou[er] de bons tours". Le poète prétend en connaître "tous les élans et les désastres". Il dit que jusque-là sa "vie n'a été que folies douces", mais en dégageant la résolution, non pas de "devenir un très méchant fou", en dégageant plutôt celle de rejeter cette "folie" comme "sottise".
Ce que je dis est suffisant pour ruiner l'idée selon laquelle les deux projets sont à part l'un de l'autre. C'est un premier acquis évident de la comparaison entre "Vies" et Une saison en enfer. Ensuite, on va bien qu'il ne suffit pas d'affirmer sans preuve que "Vies" est une création ironique, pleine d'autodérision, sans aucune preuve, et au mépris de ce que dit le texte. Dois-je ajouter la clausule de "Vies" : "Je suis réellement d'outre-tombe, et pas de commissions." Le poème "Vies" nous décrit l'état de crise immédiatement antérieur à la résolution qu'est le livre Une saison en enfer. Pourquoi Rimbaud aurait-il investi des énergies importantes à rejouer la partition d'un problème qu'il avait laissé derrière lui ? Une marge de manœuvre serait de prétendre que "Vies" aurait dû faire partie du livre Une saison en enfer, etc. Mais, l'esthétique des répétitions de mots dans "Vies" est bien celle qu'adopte Rimbaud dans ses poèmes en prose, je n'ai pas le temps de démontrer cela ici. Qui plus est, les rimbaldiens n'étudient même pas "Vies" comme une manifestation de l'état de crise antérieur à Une saison en enfer. Ils vont bien faire deux, trois rapprochements, mais la lecture de "Vies" c'est comme d'habitude pour les commentateurs une réalité onirique par les mots qui se suffit à elle-même.
Bardel en fait appel à notre bon sens dans sa "FAQ des Illuminations" : eh bien, le bon sens, c'est que "Vies" fait partie des nombreux poèmes qui, en tant que belles œuvres déjà produites, ont visiblement survécu à la remise en question éthique du livre Une saison en enfer. Ce n'est pas une question qui se tranche sur l'argument de l'avis tranché des autorités fondamentales, ni sur l'adhésion passive de la majorité des lecteurs. Face à ce que je dis, les rimbaldiens sont proprement sans réponse. Leur seule défense, c'est d'ignorer ce que je dis pour que s'établisse le consensus que ça n'a aucun impact, ils ne pensent pas plus loin que ça. Pourquoi ? Il y a chez les gens une peur terrible de ne pas être dans la norme, de s'écarter de l'opinion publique moyenne. C'est tellement affreux de ne pas avoir l'opinion de la majorité, parce que c'est ça le problème finalement. C'est le "qu'en dira-t-on ?" et le risque du désaveu.
Passons à la cinquième question avant la quatrième de la "FAQ", celle de la pagination.
Il n'existe pas un manuscrit des Illuminations, mais il a existé une liasse de feuillets manuscrits. Cette liasse ne nous est pas parvenue complète. Il nous manque les transcriptions manuscrites utilisées pour la publication de "Dévotion" et "Démocratie", et nous ignorons même si le recueil ne contenait pas d'autres poèmes dès lors demeurés inédits. La publication semble tout de même avoir été intégrale au vu des réactions et discours de Verlaine.
Ceci dit, nous ne savons pas si la liasse superposait des poèmes en vers et des proses, comme nous l'avons vu en rendant compte de la première question. Nous ignorons ensuite dans quel ordre les poèmes étaient distribués dans cette liasse initiale. Enfin, cette liasse n'existe plus depuis longtemps, les feuillets ont-été quelque peu éparpillés ?
Or, une singularité dans le cas des poèmes en prose vient du fait que 24 pages sont numérotées, ce qui permet de recréer une unité.
Toutefois, il ne s'agit que d'une pagination partielle. Ceci veut clairement dire qu'il n'existe pas de recueil organisé des Illuminations, ni même du seul ensemble des poèmes en prose. Plusieurs feuillets manuscrits de poèmes en prose ne sont pas numérotés. C'est un peu l'histoire du verre à moitié plein qui est en même temps à moitié vide. Pour soutenir qu'il y a bien un ordre du recueil, les rimbaldiens ne peuvent s'appuyer que sur les pages numérotées. Je suis désolé pour eux, mais les pages non numérotées offrent déjà une conclusion sans appel. Je rigole beaucoup quand j'entends des débats sur un recueil qui doit se clore soit sur "Solde", soit sur un poème aussi saisissant que "Génie", puisque "Solde" et "Génie" ne sont que deux, entre autres, des poèmes transcrits sur des feuillets, soit non paginés, soit paginés différemment et indépendamment de la série des 24 pages. Ceci soulève d'ailleurs d'autres questions : finalement, il y a plusieurs paginations à étudier et en prime il faudrait déterminer quel ensemble doit passer avant l'autre ? En effet, pour ceux pour qui il serait évident que Rimbaud a paginé lui-même ses poèmes, qu'est-ce qui empêche de songer à une erreur de la revue La Vogue qui a publié les 24 pages solidaires avant les pages qui réunissaient "Solde" ou "Génie" ? Pourquoi une publication en ordre inverse n'aurait-elle pas été préférée par Rimbaud ? Qu'est-ce qui nous prouve qu'ils ont eu raison de procéder de la sorte ?
Moi, ma position est claire. Plusieurs feuillets ne sont pas paginés, les deux parties paginées ne le sont pas l'une par rapport à l'autre. Par conséquent, il n'existe pas de premier poème du recueil, ni de dernier, ni d'ordre de défilement des poèmes dans un recueil. Et comme la question des vers "seconde manière" se pose, il faut aussi aller étudier s'il n'y a pas des paginations sur leurs feuillets respectifs. Je sais qu'il y en a.
Rimbaud n'était pas sot. Si le recueil était fini, il n'avait qu'à paginer tous les feuillets. Le problème était dès lors réglé. Il savait que les feuillets pouvaient tomber par terre, et, justement, nous ignorons si cet accident est arrivé ou non. Par conséquent, non, il n'existe pas un ordre voulu par Rimbaud pour le recueil des Illuminations. Il a laissé à Ernest Cabaner, puisque si je comprends bien c'est ce dernier qui a transmis à Charles de Sivry la liasse de manuscrits, un dossier non abouti, abandonné.
Remarquons que Bardel ne se pose pas la question de toutes les paginations. Sa question ne porte bien que sur les seules vingt-quatre pages qu'arbitrairement il précise comme "premières". C'est déjà orienter le lecteur que de dire qu'elles sont les "premières". Et il est également tendancieux de ne pas parler des autres paginations pour "Solde", "Génie" et certains poèmes en vers "seconde manière". Des informations capitales ne sont pas divulguées aux lecteurs, lesquelles informations leur dévoileraient la réalité des pratiques éditoriales où on ne se prive pas d'écrire sur les manuscrits eux-mêmes, avec à la clef des opérations à court terme. Une pagination ne signifie pas qu'on travaille sur tout le corpus, on peut ne paginer que cinq poèmes qu'on va éditer, etc.
A la fin des années quatre-vingt-dix, Steve Murphy a fait une remarque qui a fait sensation. Sur l'ensemble des 24 pages, il y a des feuillets qui n'ont pas la même forme, mais surtout les feuillets dont les rectos correspondent aux pages 12 et 18. Pour ces deux feuillets, le papier utilisé n'a pas les mêmes dimensions et surtout les numéros sont à l'encre avec un soulignement différent. Le 12 et le 18 sont écrits à l'encre avec une barre oblique, alors que la plupart des autres numéros sont écrits au crayon et entourés d'une petite boucle. Certains sont repassés à l'encre.
L'idée qui a paru lumineuse, c'est qu'un tel changement suppose qu'il y avait deux manuscrits numérotés au crayon 12 et 18, mais que Rimbaud les a retirés pour en substituer d'autres. Cet enchaînement serait d'autant plus capital qu'il est question de séries de poèmes réunis sous un même titre, si pas entre les feuillets 11 et 12 (série "Phrases" sujette à controverse), au moins entre les feuillets 18 et 19 où sont réunis trois poèmes sous le titre "Veillées".
Seul l'auteur, Rimbaud, aurait pu procéder à un tel remplacement. L'éditeur Fénéon n'avait aucune raison de considérer des doublons manuscrits, qui d'ailleurs ne nous seraient pas parvenus, pour remplacer une transcription qui ne convenait pas par une autre. Le fond du raisonnement, c'est que ces deux pages chiffrées différemment suppose un remaniement à partir de feuillets déjà numérotés 12 et 18 mais au crayon : il serait absurde de passer du crayon à l'encre lors de la pagination.
C'est en fait une fausse évidence, et elle a été combattue dans un article en deux parties mis en ligne par Jacques Bienvenu sur son blog Rimbaud ivre. Et je comprends mieux pourquoi dans sa bibliographie des "ouvrages fondamentaux" Bardel cite le livre de Murat L'Art de Rimbaud dans son édition révisée et augmentée de 2013, et non dans l'édition originale de 2003. Dans la révision de son livre, Murat réagit à l'étude de 2012 de Bienvenu et lui donne une nécessaire fin de non-recevoir, puisque, sans cela, il fallait réviser tout l'ouvrage, puisqu'en 2003 Murat avait pleinement adhéré à l'idée d'une pagination de la main de Rimbaud. A l'instant, je n'ai pas ce livre sous la main, mais j'ai moins à me le reprocher que ce que fait Bardel sur son site, puisque celui-ci, du coup, place en référence l'ouvrage de Murat qui contient une fin de non-recevoir, mais il ne cite jamais ensuite dans sa "FAQ" ni les arguments de Murat, ni l'article de contestation de Bienvenu. Encore un beau gros péché d'omission !
Voici donc les liens nécessaires pour bien se documenter sur un point de vue différent de celui que Bardel, dans sa "FAQ", nous impose comme allant de soi : "Il est donc vraisemblable que c'est Rimbaud lui-même qui a opéré la solution de continuité que nous observons dans la numérotation uniforme du manuscrit, ce qui tend à démontrer que cette numérotation uniforme, par définition antérieure, est due à Rimbaud." On appréciera au passage le manque de rigueur logique des phrases que nous citons : "Il est vraisemblable que Rimbaud a fait ceci, ce qui tend à démontrer qu'il l'a fait, et pas un autre."



Dans la première partie de son étude, Jacques Bienvenu opère déjà des mises au point importantes. La principale est la suivante. Contrairement à ce qu'avancent plusieurs rimbaldiens, Félix Fénéon n'a pas uniquement témoigné sur le tard, plus de cinquante ans après le fait, auprès de Bouillane de Lacoste. Si vous consultez le premier lien, vous avez droit à deux magnifiques extraits en fac-similé d'un numéro de la revue Le Symboliste, numéro du 7 au 14 octobre 1886, où Fénéon s'exprime sur le recueil des Illuminations qu'il publie précisément cette année-là et où il affirme bien l'absence de pagination, inférence obligée de son discours : "Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique."
Et Jacques Bienvenu insiste sur un autre point, plus accessoire, mais qui a son intérêt, c'est que Bouillane de Lacoste qui a interrogé à nouveau Fénéon après la Seconde Guerre Mondiale n'est pas cette fois le promoteur de la thèse selon laquelle l'ordre des feuillets a été voulu par Rimbaud. Au contraire, Bouillane de Lacoste a constaté qu'en 1886 il y a eu deux premières éditions des Illuminations qui n'ont pas adopté le même ordre. Et l'ordre que nous adoptons actuellement correspond à la première édition. En effet, il faut opposer l'édition progressive dans la revue à celle sous forme de plaquette. Si la pagination initiale avait été portée par Rimbaud, les remaniements n'auraient eu aucune raison d'être.
Enfin, dans Poétique du fragment, un des livres admis comme "fondamentaux" sur la question, André Guyaux observait déjà une coïncidence digne d'intérêt. La citation faite par Bienvenu étant apparemment défectueuse ("les feuillets 5 et 6"), formulons cela autrement : les 23 feuillets paginés coïncident avec l'ensemble des poèmes en prose publiés dans les numéros 5 et 6 de la revue La Vogue.

 Dans la deuxième partie de son étude, Bienvenu apporte un intermédiaire dans le débat : le livre Ce que révèle le manuscrit des Illuminations de Claude Zissmann. Claude Zissmann est ou était un psychiatre qui publiait des articles sur Rimbaud qui confinaient à la folie douce. Il prétendait que les poèmes en prose de Rimbaud réécrivaient l'ensemble des poèmes des Fleurs du Mal, mais, comme si cela n'avait pas été assez farfelu, il y ajoutait des visions inédites sur la vie de Rimbaud et Verlaine. Il nous racontait, par exemple, une dispute qu'il avait imaginé entre Rimbaud et Verlaine, puis il nous expliquait que tel poème en prose s'expliquait par cette dispute. Bref !
Zissmann a été à l'origine de l'intuition de Steve Murphy sur la pagination, mais, comme il tient des propos délirants, personne ne le cite et ne lui fait la moindre publicité. Or, c'est Zissmann qui affirme cette idée étrange qu'écrire au crayon c'est un acte d'éditeur, mais écrire à l'encre c'est un acte d'auteur. Le raisonnement de Zissmann est complètement absurde, puisque sur les 23 feuillets paginés, avec un recto verso, la pagination n'est qu'au crayon, sauf pour les feuillets 12 et 18. Certes, les chiffres pour les neuf premiers feuillets sont repassés à l'encre, mais la pagination au crayon est première et s'arrête un peu avant le cas des feuillets 12 et 18.
En revanche, des affirmations péremptoires apparaissent. L'encre est une marque d'auteur selon Zissmann, ce qui peut impliquer l'idée qu'un manuscrit est quelque chose de sacré. Un éditeur n'écrira sur eux qu'au crayon, pour que ses interventions soient effaçables. Or, si le fait était connu, Bienvenu a aussi attiré l'attention dans un autre article sur le fait qu'il y a d'autres mentions à l'encre sur les manuscrits, les noms des ouvrières-typographes employées à la composition dans la revue La Vogue, ce qui est le démenti le plus formel qu'on puisse imaginer à la thèse de Zissmann d'éditeurs scrupuleux n'endommageant pas les manuscrits.
Voici le lien de cet autre article sur les manuscrits des Illuminations, fac-similé à l'appui.


Enfin, Zissmann déclare surtout péremptoirement qu'il serait absurde que des éditeurs paginent tantôt au crayon, tantôt à l'encre. Ce présupposé s'est accompagné d'un autre dans la thèse de Murphy, celui que selon lequel Rimbaud, ayant un premier dossier de 24 pages, a remplacé deux feuillets qui ne convenaient pas, par d'autres (peu importe même qu'il s'agisse ou non de la transcription des mêmes textes, si ce n'est que le résultat final impose bien deux séries).
En fait, si les éditeurs doivent eux-mêmes trier les feuillets, il n'y a rien d'absurde à ce qu'ils tâtonnent et fassent les choses par à-coups. Et la différence de pagination pour les feuillets 12 et 18 peut justement résulter de la différence de dimension des manuscrits. Un exemple qui vaut ce qu'il vaut : l'équipe de Fénéon a très bien pu repasser à l'encre pour leur donner un caractère définitif la pagination des neuf premiers feuillets, puis inclure les feuillets 12 et 18 de force dans une masse homogène en les paginant à l'encre, et, plus tard, paginer le reste de la série au crayon. Ou bien, ces feuillets 12 et 18 ont pu être les premiers paginés, juste avant la pagination au crayon du reste. On peut donc aussi bien imaginer une progression par à-coups qu'une singularité immédiate de la numération des feuillets 12 et 18.
On peut très bien concevoir que deux personnes furent en présence l'une de l'autre : que l'une pagina au crayon l'ensemble à peu près homogène et que l'autre numérota à l'encre, son vis-à-vis ayant déjà le crayon dans la main, les pages à insérer 12 et 18.
Dans son étude, Jacques Bienvenu fait remarquer également la fragilité d'un argument. Bien qu'il pense que la pagination soit de Fénéon, André Guyaux a écrit par inattention dans Poétique du fragment que l'encre du chiffre 18 était la même que celle utilisée pour transcrire les poèmes, ce qui est un a priori invérifiable. Steve Murphy a forcément retourné cet argument contre Guyaux, sauf que cet argument passe dès lors pour une concession capitale, alors que rien ne permet de le considérer comme établi.
Je ne vais pas rendre ici tous les aspects de l'article de Bienvenu auquel il suffit de se reporter. Le lecteur se fera une opinion. La mienne est forgée depuis longtemps. Bienvenu a eu raison de complètement démonter le consensus récent sur cette pagination. Elle n'est pas de Rimbaud, elle est à l'évidence le fait de l'équipe de Fénéon lors de l'édition progressive des poèmes en prose dans les numéros de la revue La Vogue.
Il y a tout de même un point important que je dois encore mentionner. Les feuillets 12 et 18 ont contribué à l'élaboration de deux séries, l'une de "Phrases", l'une de trois "Veillées". Or, à l'heure actuelle, il existe des doutes importants sur la série "Phrases". Les éditeurs hésitent à affirmer que le titre concerne également les poèmes du type "J'ai tendu des cordes...", "Le haut étang fume continuellement...", etc. En revanche, la série "Veillées" est admise comme certitude. Or, il se trouve que le feuillet 18 contient deux poèmes "Veillées I et II", tandis que le feuillet 19 contient une troisième veillée, une transcription de "Mystique" et le début du recopiage du poème "Aube". Or, sur ce feuillet aujourd'hui paginé 19 le titre "Veillée" au singulier était mentionné et il a été biffé pour un "III". Pour Bienvenu, et je partage cette opinion, Rimbaud a écrit deux poèmes avec le titre au pluriel "Villes" et un autre avec le singulier "Ville", ce qui peut laisser supposer que Rimbaud avait d'un côté deux "Veillées" réunies sous ce titre au pluriel, mais une "Veillée" au singulier sur un autre manuscrit. Le rapprochement opéré entre les feuillets 18 et 19 est indéniablement pertinent, il est justifié par les titres, mais rien n'impose de considérer que le trois en chiffres romains soit de la main de Rimbaud plutôt que celle de Fénéon. D'ailleurs, il faut ajouter qu'une mention "veillée" allographe figure à la marge sur le feuillet contenant le texte de "Jeunesse IV", la seule des quatre parties de "Jeunesse" non flanquée d'un titre "Dimanche", "Sonnet", "Vingt ans".
Enfin, j'ai apporté ma contribution au sujet de la pagination, en renforçant nettement l'idée d'une coïncidence, comme l'a formulé Guyaux, entre la pagination des manuscrits et la publication initiale dans la revue La Vogue. En effet, les neuf premiers chiffres au crayon sont repassés à l'encre et en bas de page 9 nous avons une mention "Arthur Rimbaud" au crayon qui coïncide avec celle qui clôt la série de poèmes en prose publiée dans le numéro 5 de la revue La Vogue. La différence, c'est que ce numéro contient le contenu des 14 premières pages manuscrites. L'idée, c'est que la revue avait initialement prévu de ne publier que le contenu des neuf premières pages avant de considérer que la revue pouvait se permettre d'en offrir un peu plus aux lecteurs.
Il y a quatre faits convergents en fait : 1) les numéros des neuf premières pages au crayon sont repassés à l'encre. 2) la mention "Arthur Rimbaud" au bas de la page 9. 3) ce n'est que jusqu'à la page 9 que les titres de Rimbaud sont systématiquement accompagnés de crochets (tantôt fermés, tantôt non). 4) Guyaux lui-même faisait observer que le feuillet 9 était sali comme s'il avait servi de couverture aux autres feuillets.
Ces quatre faits convergents sont mentionnés dans l'article de Bienvenu, je les numérote ici pour gagner en clarté et mieux retenir l'attention des lecteurs les plus passifs.
Cela prouve deux choses : une fragmentation du travail de La Vogue plus profonde encore que celle que révèle les numéros 5 et 6 de la revue et, surtout, le fait que le repassage à l'encre soit le fait de l'équipe de Fénéon et pas du tout de Rimbaud, ce qui rend complètement dérisoires les affirmations autorisées selon lesquelles la pagination entière devrait être de la main de Rimbaud.
Bardel ne rend pas compte de tous ces arguments. C'est comme les gens qui considèrent que Macron a les preuves pour l'empoisonnement dans l'affaire Skripal et dans les prétendues attaques chimiques par le gouvernement syrien et qui lui donnent toute latitude pour sanctionner la Russie, d'un côté, bombarder la Syrie de l'autre. C'est la même façon de fonctionner.

En tout cas, je terminerai la prochaine fois ce compte rendu en rendant compte des questions 4, 6 et 7 à la fois. Pour la huitième question, je n'en rendrai pas compte. Je ferai moi-même un jour un article de mise au point sur le livre d'Eddie Breuil Du Nouveau sur Rimbaud, mais, pour l'instant, j'ai mieux à faire...

samedi 14 avril 2018

Le concept de "No News" appliqué à 'Une saison en enfer'

Je viens de réagir à une mise en ligne récente d'Alain Bardel sur son site et j'ai en particulier épinglé un passage où il est question de "démon de l'innovation", de "dissidence". Plus loin, même si cela n'a rien à avoir avec la politique, l'adjectif "confusionniste" est employé.

Je cite les deux passages en question dans l'article "La FAQ des 'Illuminations' (varia)" :
Quelques-unes [d'étranges choses] bien réelles dues à la complexité des problèmes abordés, mais aussi, bien souvent, dues à l'ignorance ou inspirées par le goût immodéré de la dissidence, le démon de l'innovation.

[Verlaine] savait de quoi il retournait, mais il s'est contenté de prendre acte, bénissant par là une opération confusionniste mais qui avait au moins le mérite à ses yeux de ressusciter un pan entier de l'oeuvre de Rimbaud.

A l'heure actuelle, je n'aime pas trop qu'on emploie à tort et à travers ces termes de "dissidence" et de "confusionnisme". Pour le mot "dissidence", il crée une désagréable résonance avec des gens que je ne nommerai pas, parmi lesquels un fan dérangeant d'Alfredo Stranieri, d'autres encore. J'ai récemment enlevé des commentaires sur ce site, parce que je n'ai pas envie de voir proliférer certaines choses.
Maintenant, il y a un autre problème. La situation actuelle demande tout de même d'avoir une attitude insurrectionnelle, pas "insoumise" car il faut se méfier de Mélenchon comme de la peste, et je profite d'un hasard de circonstance pour mettre en lien la vidéo suivante, une interview d'Olivier Berruyer. La question qui lui est posée est la suivante : "Le pouvoir médiatique est-il une entrave à la liberté d'expression ?" Le mot "confusionnisme" est mentionné dans cette vidéo. Olivier Berruyer tient un site nommé "Les Crises" qui représente entre un quart et un tiers de mes lectures quotidiennes pour connaître l'actualité. Il accueille aussi les interventions de l'économiste Jacques Sapir.
Olivier Berruyer est empêché d'intervenir sur des télévisions à grande audience depuis 2014, suite à sa dénonciation d'alliances politiques extrêmement douteuses de nos états occidentaux dans le cas du conflit ukrainien. Il cible aussi l'hypocrisie du pouvoir politique qui, sous couvert de combattre les "fake news", ne travaille qu'à imposer ses "vérités". Berruyer a alors développé un concept de "No News" qui s'applique bien au cas littéraire qui nous préoccupe.
A côté des fausses informations, en sachant que les plus terribles viennent des gouvernements et des médias mainstream eux-mêmes, il y a les informations dont on ne parle pas...

Dans la section "Adieu" du livre Une saison en enfer, Rimbaud écrit :
   [...] J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !
  Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !

Cela entre en contradiction flagrante avec quantité de passages des poèmes en prose où Rimbaud valorise son orgueil et se vante d'actions surnaturelles et de capacités comparables à celles d'un "mage ou ange".
Rimbaud use de procédés très simples : la figure de totalité par les déterminants ou le martèlement de l'unique adjectif "nouveau" moyennant la variation de l'accord en genre et en nombre, dans la citation que nous venons de faire.
Il fait exactement pareil dans les poèmes en prose, sauf que, cette fois-ci, au plan littéral, il soutient à l'inverse qu'il possède bien de tels pouvoirs surnaturels.
Il s'agit là d'une contradiction manifeste, il ne faut aucune intelligence particulière pour en convenir.
Je dénonce le non intérêt à ce problème depuis des années. Je prétends donc qu'il  y a un problème de caste universitaire ou de caste des éditeurs de Rimbaud, qui est l'équivalent de la caste médiatique actuelle en termes de "No news".
Les rimbaldiens ont des titres universitaires pour la plupart d'entre eux, ceux qui publient des livres sont rémunérés, même si c'est modérément, pour le travail effectué.
Moi, je n'ai jamais été payé, la seule exception étant l'article paru dans le numéro spécial Rimbaud de la revue Europe, je crois que j'ai été payé pour cet article, mais je n'en suis pas sûr.
Pourtant, j'en dépense de l'argent pour la recherche rimbaldienne (livres et déplacements).
Je me bats des années durant pour faire admettre petit à petit mes résultats. Et là, je considère ouvertement qu'il y a un énorme problème de compétence si on n'est pas capable de constater une contradiction aussi simple que celle que je mets en avant entre "Adieu" et des poèmes en proses tels que "Aube", "Génie", "A une Raison", "Vies", etc.
Passer le problème sous silence, c'est un peu court comme moyen de le régler.
Enfin, profitons-en pour mettre en lien une autre vidéo bien édifiante sur le problème des paroles officielles. Il s'agit d'une intervention spontanée de Jean-Luc Bricmont sur la situation syrienne, c'est un proche de Noam Chomsky et il est connu pour l'affaire Sokal qui à la fin des années quatre-vingt-dix a mis par terre nombre d'impostures d'intellectuels français qui utilisaient des analogies scientifiques qu'ils ne maîtrisaient pas pour convaincre rhétoriquement leurs lecteurs de la puissance de vision derrière leurs théories.
Dans cette vidéo, Bricmont explique que, pour raisonner sur un sujet, on n'a pas systématiquement besoin d'être un spécialiste, ou un expert officiel. A méditer dans le cas de Rimbaud.



vendredi 13 avril 2018

Compte rendu de l'article "La FAQ des 'Illuminations' " d'Alain Bardel (deuxième partie)

Dans une première partie, j'ai traité de la première question de la F. A. Q. proposée par Alain Bardel. La conclusion à laquelle j'en suis arrivé, c'est qu'il est impossible d'affirmer que le recueil des Illuminations se compose exclusivement de poèmes en prose et de poèmes en vers libres nouveaux du type "Mouvement" et "Marine". Visiblement, puisque Bardel en rend compte, les "ouvrages fondamentaux" n'ont pas posé le problème du dossier des "illuminécheunes" en 1878. C'est arbitrairement que les rimbaldiens prétendent que le dossier de poèmes en vers "seconde manière" n'a pas la même provenance que celui des manuscrits des poèmes en prose. En effet, peu importe que, avant 1878, les deux dossiers aient une genèse différente. La question qui appelle une réponse est la suivante : est-ce que, oui ou non, le dossier remis par Charles de Sivry à Verlaine contenait des manuscrits de poèmes en vers seconde manière et des poèmes en prose ? Moi, je pense que oui, ce qui élimine pas mal de difficultés. Autre point important, Verlaine n'a publié aucun poème seconde manière dans Les Poètes maudits, à l'exception de "Tête de faune" qui a toujours fait partie du premier dossier et il a uniquement cité un quatrain du poème "L'Eternité", ce qui n'impose pas l'idée qu'il avait besoin d'un manuscrit autographe sous la main pour le faire.
Ensuite, si j'ai émis l'hypothèse que, dans la tête de Verlaine, il se pourrait bien qu'il ait considéré qu'en 1875 Rimbaud n'envisageait de publier qu'un recueil de "poèmes en prose", ce qui expliquerait sa tendance à considérer que le titre vaut surtout pour les poèmes en prose, je n'affirme rien pour autant. Surtout, non seulement il ne s'agit que d'une hypothèse, mais Verlaine peut se tromper. Par exemple, en 1875, les poèmes en prose pouvaient être envoyés à Nouveau et réunis au dossier des vers "seconde manière".
Enfin, il y a un argument important pour prétendre que le recueil devait bien contenir les vers et les proses, l'argument selon lequel, finalement, les poèmes en prose auraient été écrits pour l'essentiel avant Une saison en enfer, mais ce sujet Bardel l'écarte de la première question. Il faudra attendre la troisième question de sa FAQ pour qu'il débatte du sujet.
Moi, ma réponse à la première question, c'est que je me considère incapable de trancher si oui ou non on a bien fait de mettre ensemble les poèmes en vers et les poèmes en prose dans un même recueil à l'origine, ni si on a bien fait de les séparer. J'ai l'impression que, malgré tout, Verlaine lui-même n'arrivait pas à trancher et que cela aurait dû rendre Bouillane de Lacoste plus prudent. En revanche, d'autant plus que les poèmes en vers se sont mélangés aléatoirement aux poèmes en prose dans les publications initiales, je remarque avec évidence que personne, pas même Verlaine, n'a considéré avoir un recueil où les poèmes suivaient une distribution ordonnée. Ils n'avaient que des liasses de feuillets manuscrits entre les mains.
"2) Le titre est-il Illuminations ou Les Illuminations?"
Pour la deuxième question, celle du titre du recueil avec ou sans article, elle est un peu à part. Bardel mobilise un tout autre article de Steve Murphy qui ne fait pas partie de la bibliographie des "ouvrages fondamentaux."
J'observe là un paradoxe. Alors que Bouillane de Lacoste est suivi sur tous les points par Bardel et Murphy sur tous les points, voilà que tous deux le contestent sur cet autre. Moi, mis à part l'étude graphologique, je mets en doute les certitudes de Bouillane de Lacoste et j'ai gardé un faible pour le titre sans article, d'autant plus que je pense que les écrivains du dix-neuvième siècle n'y attachaient pas une réelle importance, même si cela n'est pas complètement anodin.
Ceci dit, le recueil a été initialement publié avec l'article et pendant près de dix ans Verlaine n'a donc pas protesté : c'était Les Illuminations. En revanche, je suis surpris que le sous-titre soit passé à la trappe. J'observe d'ailleurs que Verlaine qui, nous l'avons déjà dit, n'a pas protesté pour le mélange des vers et des proses, fait remarquer qu'un sous-titre était prévu. Les éditeurs ont-ils fait comprendre à Verlaine que le sous-titre serait un très mauvais moyen de promotion ? La présence ou non du sous-titre a semblé accessoire, mais à la lecture de la correspondance de Verlaine et de cette préface il est difficile de ne pas lui attacher une relative importance. Il n'est nulle part dit que Rimbaud avait renoncé à ce sous-titre. Que du contraire ! Le problème, c'est que nous n'avons pas accès à un quelconque écrit de Rimbaud lui-même pour se faire une idée. Verlaine avait-il lu dans une lettre de Rimbaud : "Je mettrais en sous-titre à mon recueil 'coloured plates' ou bien 'painted plates' pour qu'on comprenne bien que le titre a un sens anglais." Sans certitude absolue, nous ne pouvons que nous en fier à Verlaine qui a dû considérer que la position de l'auteur n'était pas tranchée sur le sujet, la préface remédiant au défaut d'information pour le lecteur. Verlaine a avalisé le titre Les Illuminations, c'est effectivement celui qui doit s'imposer, même si je trouve la mention sans article plus intéressante et puissante, non pas à cause de l'anglicisme recherché, mais à cause aussi de la force de frappe. Ecrire "Méditations poétiques" ou "Les Méditations poétiques", ça n'implique pas les poèmes de la même façon.
Il faut peut-être renoncer à la belle du titre sans article, mais du coup à part la graphologie et les périodes de mises au propre des manuscrits il ne va rien rester des apports de Bouillane de Lacoste !

Nota Bene : dans son article, Bardel dit que ce n'est qu'à partir de 1949 que tout le monde a suivi Bouillane de Lacoste pour un titre sans article, à une exception près celle de l'édition de la Pléiade de Mouquet et Rolland de Renéville, sauf qu'une parenthèse nous informe qu'elle date de 1946. Du coup, je ne comprends pas très bien en quoi il y a exception. Je remarque aussi que Bardel maintient pour sa part l'idée du titre sans article dans la manière de rédiger son article, puisqu'il ne met pas l'article en italique quand il cite le recueil.

"3) Pourquoi les Illuminations figurent-elles après Une saison en enfer dans les éditions récentes de Rimbaud ?"
La troisième question renvoie encore une fois aux considérations éditoriales de Bouillane de Lacoste. C'est Bouillane de Lacoste qui a exclu les vers, sans que cela ne soit justifié comme j'y ai déjà répondu, qui a supprimé l'article au titre, et qui a lancé l'idée qu'il fallait placer le recueil des seuls poèmes en prose après Une saison en enfer.
Selon Bouillane de Lacoste, Verlaine a clairement dit que les poèmes en prose avaient été composés après Une saison en enfer. C'est inexact. Verlaine a écrit plusieurs fois sur Rimbaud et il lui est arrivé de prétendre que Rimbaud avait composé des poèmes en prose avant le mois de juillet 1872. La première fois, c'est dans sa correspondance privée en 1872. Dans une liste des objets laissés rue Nicolet, il cite "Un manuscrit sous pli cacheté, intitulé la Chasse spirituelle, par Arthur Rimbaud" et "Une 10e de lettres du précédent, contenant des vers et des poèmes en prose." Certes, Verlaine veut donner le change et faire croire que les extraits compromettants que la belle-famille de Verlaine a fait lire à des gens comme Burty et d'autres sont une oeuvre littéraire, La Chasse spirituelle, mais je crois à l'existence d'un dossier de feuillets manuscrits à ce titre. Je pense que réellement Ripbaud avait écrit un tel texte. De cette époque, en compagnie de poèmes qui datent précisément de mai 1872, il nous est parvenu une série de trois feuillets sous le titre Les Déserts de l'amour où il est question d'un héros "n'ayant pas aimé de femme", où il est question d'un "prêtre" qui agissait pour être "plus libre" et où il est question de relation sexuelle avec une inconnue. Je suis convaincu qu'il y a eu un changement de titre des Déserts de l'amour à La Chasse spirituelle, comme il y en a eu un du Livre païen ou Livre nègre à Une saison en enfer. C'est mon opinion. Bienvenu plaide pour l'idée que La Chasse spirituelle n'a jamais existé. Dans tous les cas, cette liste fait la différence entre La Chasse spirituelle et "des poèmes en prose". Si on ne croit pas à l'existence de La Chasse spirituelle, on peut penser que ces "poèmes en prose" sont Les Déserts de l'amour, mais moi je ne le crois pas. Je pense que ces "poëmes en prose" n'étaient pas nombreux, mais qu'ils existaient, et je ne crois pas qu'ils étaient pour accumuler le brouillage entre lettres de Rimbaud et poèmes. Or, dans un article tardif, pour justifier moralement son ami, Verlaine précise qu'avant le départ du 7 juillet 1872 vers la Belgique Rimbaud écrivait des poèmes tels que "Aube" et "Veillées I". J'ai publié cette idée qui a été reprise ensuite par Yves Reboul et, outre le fait que Verlaine tient un discours explicite, elle a donc été avalisée par un rimbaldien.
Je précise que, par son motif de la lumière verbe divin, le poème "Aube" est en phase, très précisément, avec les vers "seconde manière" que Rimbaud a composé en mai 1872, et avec la lettre si poétique de "Jumphe" envoyée à Delahaye.
Il faut ajouter à cela une lettre de mai 1873 de Rimbaud à Delahaye où il est question d'une transmission "de quelques fraguemants en prose de moi [Rimbaud] ou de lui [Verlaine]". Peu importe la différence d'esthétique entre les deux artistes pour ce qui est de la poésie en prose, il est clair que Rimbaud composait des poèmes en prose avant le mois de mai 1873, ce que, de toute façon, la réponse de Bardel dans sa F.A.Q. semble déjà admettre.
Ensuite, Bardel cite précisément l'extrait de la préface sur lequel s'est appuyé Bouillane de Lacoste. Nous l'avons déjà cité pour la première question de la F. A. Q.
    Le livre que nous offrons au public fut écrit de 1873 à 1875, parmi des voyages tant en Belgique qu'en Angleterre et dans toute l'Allemagne.
J'ai déjà publié une anomalie patente d'un tel témoignage. Rimbaud n'a résidé durablement en Belgique qu'en juillet et août 1872. Nous ne pouvons pas dater le début des Illuminations d'un rendez-vous à Bouillon en mai 1873, ni de la dizaine de jours du drame de Bruxelles en juillet, Rimbaud étant d'ailleurs blessé à la main avec "incapacité de travail" (pour citer le dossier du procès), ni du passage rapide en octobre de Rimbaud pour récupérer ses exemplaires. Qui plus est, à cause de la main de Germain Nouveau et à cause du petit nombre de types de papier utilisés pour les transcriptions, il semble admis que la rédaction des manuscrits de poèmes en prose qui nous sont parvenus n'est pas dépassée le mois de juin 1874. Cela pourrait être relativisé pour certains manuscrits, sauf que ceux qui pensent que le recueil est construit et que sa pagination partielle est de Rimbaud s'interdisent eux-mêmes d'envisager des mises au propre plus tardives. Un témoignage de Verlaine invite à penser que le dossier a même été remis à Stuttgart dans les mains de Verlaine, en février 1875, quand Rimbaud venait d'arriver en Allemagne.
J'en ai conclu que Verlaine mentait par des petits décalages pour camoufler le scandale qu'il redoutait, à savoir que le coup de feu de Verlaine sur Rimbaud avait entraîné de la part de Rimbaud un renoncement à la poésie.
Mon argument sur ce passage de la préface et cette conclusion ont été à nouveau reprises par Yves Reboul dans son livre Rimbaud dans son temps.
Il existe donc une forte contestation de la validité du témoignage de Verlaine. Si Rimbaud a écrit des poèmes en prose en Belgique, c'était en juillet-août-septembre 1872, du 10 juillet au 7 septembre. Rimbaud a ensuite pu écrire des poèmes en prose en Angleterre dès le 7 septembre 1872, conséquence logique de notre remise en cause sur le problème belge du témoignage verlainien. Enfin, à l'heure actuelle, personne ne croit à une quelconque composition en Allemagne d'un poème en prose des Illuminations. Personne, malgré la mention "wasserfall" dans "Aube" !
Ce n'est pas tout ! J'ai fait remarquer que du "7 juillet 1872" au drame de Bruxelles en juillet 1873, Rimbaud et Verlaine vivaient la plupart du temps ensemble, ce qui n'était pas encore le cas à Paris entre la mi-septembre 1871 et le 7 juillet 1872. Or, Verlaine n'a jamais témoigné de ce que Rimbaud écrivait en sa présence de juillet 1872 à juillet 1873.
C'est d'autant plus sidérant que, contrairement à moi, la plupart des rimbaldiens considèrent que Une saison en enfer est une composition essentiellement du mois d'août 1873 à Roche. Ce n'est pas mon cas. Je me fie à plusieurs indices et à la date livrée par le poète "avril-août 1873". Très peu de poèmes en vers "seconde manière" nous sont parvenus pour la période "juillet-août 1872".
Surtout, mis à part les "proses en marge de l'Evangile", nous n'avons aucun texte de Rimbaud que nous pouvons dater avec certitude de la période septembre 1872 - mars 1873. Seuls six poèmes non datés pourraient combler cette lacune, mais six poèmes en vers seconde manière qui ont pu être écrits avant septembre 1872 : "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,....", "Mémoire / Famille maudite", "Michel et Christine", "Juillet (Bruxelles)", "Entends comme brame..." et "O saisons ! ô châteaux !", sept peut-être avec un relatif ou hypothétique inédit dans "Alchimie du verbe".
Deux de ces poèmes ont tout l'air d'être des compositions de juillet-août 1872 : "Juillet" qui prend pour cadre un lieu de Bruxelles et s'y revendique, "Michel et Christine" poème en lien avec "Malines" des Romances sans paroles de Verlaine.
Pour essayer de réduire cet écart, il faudrait avec beaucoup d'impudence prétendre que Rimbaud a composé "Les Corbeaux" le mois même de sa publication dans La Renaissance littéraire et artistique et qu'il l'a envoyé exprès d'Angleterre, ce qui n'a pas le sens commun. Il faudrait également que le poème signé "PV" recopié par Rimbaud sur un livre de Félix Régamey ait été composé en septembre même et soit en réalité une composition de Rimbaud, ce qui, encore une fois, n'est pas sérieux, d'autant plus que "Les Corbeaux" et "L'Enfant qui ramassait les balles..." appartiennent à des esthétiques anciennes en regard de l'évolution de Rimbaud. Il faudrait considérer que du temps de son compagnonnage anglais avec Verlaine Rimbaud n'écrivait rien d'important. Même les "proses en marge de l'Evangile" n'ont pas eu d'autre avenir que d'offrir du brouillon, apparemment.
Je prétends que la plupart des poèmes en prose ont été écrits en compagnie de Verlaine et pas seulement entre septembre 1872 et mars 1873, puisqu'il faut y inclure les mois de juillet-août en Belgique selon le témoignage de la préface de Verlaine et d'autres indices invitent à penser que cela a commencé plus tôt encore.
L'idée que les poèmes ont dû être écrits tantôt avant, tantôt après, Une saison en enfer a fait depuis un certain temps déjà son chemin.
Ceci dit, il ne s'agit que d'une concession. Dans le commentaire, il faut toujours considérer que, malgré tout, les poèmes en prose doivent être considérés comme un ensemble postérieur. Certains poèmes peuvent avoir été écrits avant, mais il ne saurait être question d'analyser un quelconque poème à cette lumière-là.
J'ai publié une étude où j'ai montré que le poème en vers "Beams" de Verlaine s'inspirait de "A une Raison" et "Being Beauteous" de Rimbaud. Par conséquent, ces deux poèmes en prose furent composés avant Une saison en enfer.
L'enjeu serait l'interprétation du livre Une saison en enfer qui ne peut pas être un "adieu à la littérature".
Certes, textuellement, Une saison en enfer n'est pas un adieu à la Littérature, mais il contient une critique des conceptions du poète qu'a été Rimbaud.
Pour éviter ce débat, on prétend que les oeuvres sont des projets à part. Il y a d'un côté Une saison en enfer, de l'autre les Illuminations. Le mot "à part" a une signification spéciale. Il n'y aurait pas moyen d'opérer des rapprochements entre les deux oeuvres.
Ceci est absurde. Indépendamment même de la question de la datation, il est normal de trouver quantité d'échos entre ces oeuvres.
Mais il y a un point majeur que les rimbaldiens n'affrontent pas.
Dans "Adieu", le poète se reproche d'avoir cru pouvoir créer "toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames", d'avoir cru "inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues". Tout au long d'Une saison en enfer, le péché d'orgueil est remis en cause. Il l'est dans "Nuit de l'enfer" et il l'est bien évidemment dans "Adieu".
Or, moi, je suis désolé, mais quand je lis dans "Being Beauteous" que se crée "devant nous" un "nouveau corps amoureux", dans "A une Raison" que se célèbre un "nouvel amour" avec une "nouvelle harmonie" et de "nouveaux hommes", dans "Matinée d'ivresse" qu'on a échappé un temps à "l'ancienne inharmonie", que "le rêve fraîchit" dans "Veillées I", qu'une allégorie se manifeste dans "Aube", que "Barbare" célèbre un "pavillon" du côté du pôle, loin des "vieilles fanfares", des "vieilles retraites" et des "vieilles flammes", que, dans "Guerre", il est question d'un affrontement "aussi simple qu'une phrase musicale" avec des visions d'un passé "Enfant", que "Génie" célèbre un modèle de contre-Christ, je n'ai aucun mal à comprendre que le "Adieu" dans Une saison en enfer critique une partie considérable des poèmes en prose eux-mêmes.
Dans "Génie", le poète célèbre "l'orgueil plus bienveillant que les charités perdues". Le poète a-t-il menti quand il s'est dit "rendu au sol" ?
Dans "Bottom", le poète dit "La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère", avec certes une modalité ironique, et dans "Adieu", il parle d'étreindre la "réalité rugueuse". Notez bien la commune terminaison entre "épineuse" et "rugueuse".
Le poème "Conte" est contenu dans "Adieu" et dans "Vierge folle".
Ainsi, contrairement à ce qui se dit, "Bottom" et "Conte" sont en phase avec le discours d'Une saison en enfer. Il faudrait y ajouter le récit "Vagabonds".
Et, enfin, il y a ce poème en trois sections intitulé "Vies", où le poète s'écrie, encore dans l'optique du mage ou ange : "Qu'a-t-on fait du brahmane qui m'expliqua les Proverbes ?" ou "Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé, un musicien même qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l'amour." Le poème "Vies" entre clairement en résonance avec plusieurs passages d'Une saison en enfer : "est-il d'autres vies ?", "une de leurs autres vies", "sobre surnaturellement", "J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames."
Tous ceux qui ont publié des livres ou d'abondants articles sur Une saison en enfer, ils ne les problématisent jamais ces rapprochements, jamais ! Ni Margaret Davies, ni Pierre Brunel, ni Yoshikazu Nakaji, ni Hiroo Yuasa, ni Mario Richter, ni Christian Moncel, ni Alain Vaillant, ni Yann Frémy, ni Alain Coelho, ni Danielle Bandelier. Steve Murphy, Yves Reboul, Bruno Claisse, etc., eux aussi n'ont jamais dit un mot de ce problème, jamais ! Sur le site d'Alain Bardel, ces rapprochements ne sont pas problématisés. La réponse à la question 3 devrait les convoquer, c'est dans le sujet, mais ça ne l'est pas.
Moi, je le dis frontalement : de tels rapprochements prouvent que la plupart des poèmes en prose ont été écrits avant Une saison en enfer. Je ne connais aucune autre explication logique, et il ne faudrait pas longtemps pour démonter comme vaine l'idée qu'il suffit de considérer que Rimbaud a une rechute ou encore cette autre que Rimbaud est ironique dans "Barbare", "Génie", etc.
 
Evidemment, il y a une exception qui nous vient de Jacques Bienvenu, lequel semble avoir établir que le jeu de mots "peste carbonique" était repris à une erreur dans un article de journal en 1874.
Il y aurait donc à départager ce qui a été écrit avant et après Une saison en enfer.
En revanche, dire que les deux projets sont à part, c'est faux. Les deux projets communiquent sans arrêt. Enfin, les variantes au poème "Barbare" ne refont pas le poème.
Moi, ma thèse, elle est simple. Après Une saison en enfer, Rimbaud n'écrit pratiquement plus. Il cherche à se relancer et, malgré la critique d'Une saison en enfer, il a plein de poèmes qui existent, qui sont là, et qu'il aimerait publier, des vers de 1872 et des proses écrites en 1872 et 1873. Il peut retoucher par endroits ces poèmes, la pratique n'a rien d'exceptionnel. Le fond du problème, c'est que l'invention de quantité des ces poèmes en prose est tributaire d'une position éthique que le poète a rejeté lors de la confection du livre Une saison en enfer.
Si je me trompe, alors j'attends de pied ferme les articles de démenti de Murphy, Claisse, Reboul, Murat et d'autres.
Pourquoi n'avons-nous pas droit à un article de réfutation en règle ?

A suivre...