jeudi 23 juillet 2015

La grande boucle

Superbe passage du Tour au col d'Allos : à disons 700 mètres du sommet, nous avions une vue sur toute la montée effectuée par les coureurs, une vue plongeante malgré ce faux air de vallée que produisait la couleur jaune vert des herbes hautes. La rencontre fut au climat changeant de montagne, la peau des bras brûlait à une heure de l'après-midi et puis il fit orage juste après l'étape. La veille, nous avions quitté la canicule cannoise pour découvrir une belle pluie alpine et enfin arrivés nous nous baladions à pieds quand la vallée de notre col fut complètement engloutie dans un épais brouillard blanc. Celui-ci s'est un peu plus tard dissipé et des tissus laineux autrement plus propres que le poil des moutons que nous apercevions dans les alpages remontaient à une vitesse amusante. Nous avons eu le retour du ciel en cette soirée de veille d'étape et, ayant installé notre tente nous avons discuté avec les bruyants voisins et admiré une nuit tout étoilée comme il ne saurait plus y en avoir dans nos milieux urbains. J'ai encore vu un nombre considérable de marmottes d'assez près, mais l'originalité de l'histoire, c'est tout le parcours que nous avons fait en voiture, nous sommes partis par Grasse et avons traversé le Haut Verdon, en passant par le lac de Castellane avec ses maillots roses et ses jambes féminines qui pédalaient en pédalos, un lac fort étendu d'un vert émeraude ou d'un bleu coloré saisissants qui laisse loin derrière un lac Léman tellement fade en comparaison Nous avons traversé Colmars-les-Alpes avec ses fortifications, découvrant alors une architecture distincte de chalets suisses et maisons germaniques, ce qui rompait avec le caractère italianisant des Alpes-Maritimes. Le ciel s'étant spectaculairement couvert, au loin une montagne semblait un volcan d'où jaillissait une énorme masse de fumée noire. Puis, après notre nuit au col d'Allos et notre visions d'une fameuse séquence de l'étape cycliste, le lendemain nous sommes repartis dans l'autre sens, descendant comme les coureurs un peu avant nous la pente vertigineuse du col d'Allos. La télévision ne rend pas la sensation vertigineuse de l'abîme qu'a le passager assis sur la place du mort quand il se penche pour regarder par sa fenêtre. Le paysage est magnifique, et ce n'est qu'en bas du col que nous avons subi l'embouteillage causé par le Tour, puisque nous étions à l'embranchement entre le col d'Allos et la montée du Pra-Loup, arrivée d'étape. L'orage nous prenait plusieurs fois en photo. Puis, nous avons repris notre élan et nous sommes donc passés par le col de la Bonnette le plus haut col d'Europe de la plus haute route d'Europe. J'ai traversé un décor lunaire malgré la verdure avec des pierres partout mises là par des extraterrestres écossais. Dans la pluie, avec les cours d'eau brun clair qui dévalaient, prenaient de la vitesse, bavaient de l'écume, gonflaient et craquaient dans leurs lits, avec les cailloux sur la route, voire les rigoles et les lits de cailloux emportés, avec les seules traces de vie fantôme des casernes et forteresse militaires en ruine, avec la route elle-même qui en contrebas devenait la surface d'une rivière argentée, avec ce paysage comptant ses cirques lunaires, avec l'aspect de terril gigantesque du sommet de la Bonnette, c'était quelque chose que cette traversée déshumanisante. Au bout d'un certain flottement temporel, nous sommes enfin passés de vallée à vallée, nous arrêtant incongrûment à cet endroit pour uriner là où l'aspect de terril gigantesque du sommet de la Bonnette lavait toutes les certitudes. Nous avons plus bas quitté la terre sombre, puis l'herbe de paysages nus pour retrouver les flancs de collines couvertes de sapins avec des routes ayant à nouveau un côté ravin et un côté falaise. Aux virages du chemin, nous pouvions saisir du regard à la dérobée des cascades violentes que seules les anfractuosités de leurs lits verticaux rendaient discrètes. Nous avons bientôt retrouvé le paysage de vallées encaissées typique de l'arrière-pays niçois donc, avec tantôt la route et un peu plus loin la rivière en parallèle, ou bien avec tantôt le resserrement d'un canyon quand la route longe un petit ravin creusé par la rivière qui se serre près de nous, cours d'eau et voitures longeant alors des falaises de roches irrégulières et anguleuses qui veulent mordre sur notre passage. Nous sommes revenus aux villages colorés avec les petites rues et places accueillantes d'un monde apaisé du sud. A Saint-Etienne-de-Tinée, j'ai pu voir un flanc de colline qui a été ravagé par une avalanche il y a quelques années, la neige a emporté le sol et ses végétations, et donc un flanc de colline a l'air d'un tas de gravats au milieu de la verticalité d'infinies sapinaies naturelles. Puis, encore, près de Daluis et Roubion, encore beaucoup de conifères, mais aussi de la pierre violette apparente, qu'on appelle schiste rouge, mais que j'ai trouvée proprement stupéfiante, car c'était du violet sombre à mes yeux, une de mes plus belles sensations rocheuses avec les ocres particuliers de l'Estérel en bord de mer. Et enfin dans la tombée de la nuit, Nice et un parcours connu finissaient une boucle de deux jours qui avaient encerclé trois quarts du département des Alpes-Maritimes et une bonne part du département des Alpes de Haute-Provence. Sur des routes qui conditionnaient strictement notre trajet, nous avions pris un bon bol d'air d'évasion planétaire entre des vallées profondes qui attiraient la pensée vers des abîmes et des montagnes majestueuses qui aimantaient nos regards du côté du divin.

dimanche 12 juillet 2015

A propos de la crise grecque

Les gens s'excitent beaucoup au sujet de la Grèce.
Quelques remarques.
1) Obama est parfaitement hypocrite quand il considère qu'il ne faut pas accabler les grecs avec l'austérité et le remboursement de la dette, puisque les américains pilotent en sous-main l'Union européenne et sont donc de bons responsables de ce qui arrive, sans oublier que les américains ont refilé aux européens les actifs toxiques de la crise de 2008, tandis que nos gens si compétents qui font des gorges chaudes quant à la Grèce n'ont rien fait pour empêcher que ces actifs toxiques ne pénètrent massivement dans notre économie.
2) Tsipras n'a jamais dit qu'il voulait sortir de l'euro. Au contraire, il profite d'une faille des institutions européennes : comme il est impossible de virer un pays de la zone euro, c'est son parti qui a les moyens de faire pression. Menacer de virer la Grèce, ce n'est que paroles en l'air, puisqu'il y aurait un procès demandé par Tsipras et que ce serait discréditer les traités européens que de passer si violemment outre au cadre juridique des institutions. Certaines analyses cherchent à rencontrer une incarnation de leurs thèses dans une personne, dans l'Histoire en marche, mais non Tsipras ne parle pas de sortir de l'euro et les européens n'ont aucun moyen juridique de l'y contraindre.
3) Le référendum a l'air d'être un appel démocratique, mais il est biaisé, puisque Tsipras n'explique rien au peuple, ne propose pas même la sortie de l'euro et de l'Union européenne, il s'agit juste d'un oui ou d'un non sur la poursuite des négociations, et on se demande d'ailleurs le contenu précis de la lutte engagée par ce non. En réalité, Tsipras est un cheval de Troie, et cette fois non pas grec, mais américain. Restructurer la dette, c'est de la novlangue, ça veut dire soit l'annuler carrément, soit la réduire, et on sait que la dette ne sera jamais remboursée, donc c'est le faux aspect non négociable du bras de fer. Réduire la dette, cela a bien un effet positif, cela rassure les investisseurs qui reviennent, mais Tsipras accepte alors l'austérité, les privatisations dépouillant la Grèce, la politique selon les voeux de Bruxelles, etc. Ne prenez pas Tsipras pour un héros, ce n'en est pas un, et tous ces rebondissements sont bien trop élaborés que pour être crédibles. Il joue contre son peuple en réalité. Il voulait auparavant travailler à la commission européenne, et Varoufakis non plus n'est pas fiable. Leurs discours, c'est de l'enfumage, c'est de la politique politicienne. Il eszt d'ailleurs en train d'user son peuple et sa trahison c'est, une fois au pouvoir et face à une telle occasion, de ne pas avoir informé son peuple de la situation, des effets de l'appartenance à la zone euro et à l'Union européenne, de ne pas avoir proposé un référendum sur la sortie de l'euro, en précisant que trois années allaient être dures mais qu'après le pays repartait. Il a raté une occasion en or pour son peuple. Là, vu que le problème c'est la logique folle d'une Union monétaire entre des pays aux économies trop différenciées, la Grèce va de nouveau créer une crise dans les mois à venir. Quant à nos politiques, ils ne veulent pas expliquer aux français par ailleurs que l'argent envoyé en Grèce est à mettre dans une case funeste 'pertes et profits' et ils beuglent comme des indignés contre les grecs. Mais ils ont été incompétents et doivent des explications aux français pour ce qui est de ce pays-ci, contributeur net dans la zone euro.
4) On accuse les allemands et il est vrai que ceux-ci ont profité d'une belle remise de dette dans les années cinquante, il est vrai aussi que l'Union européenne en acte révèle de manière criante que les européens du nord n'ont aucun sentiment de solidarité pour les européens du sud, raison de plus pour se barrer au plus vite de cette machine infernale, mais les allemands n'ont pas plus demandé que les français de faire l'Union européenne, ils y ont été contraints, et à l'époque de Giscard ils avaient exprimé leurs réticences sur l'entrée de la Grèce dans l'Union européenne. Certes, l'euro est un deutschmark qui n'en pas le nom, l'euro est presque aussi fort que le serait le deutschmark s'il existait encore, on voit aussi que l'Allemagne pour maintenir sa compétitivité a fait souffrir les bas salaires qui ont perdu en dix ans quinze pour cent au moins de leur pouvoir d'achat, 20% de la population. Mais, les allemands sont pris au piège comme les français, et ils font ce qu'ils peuvent pour eux s'en sortir en fonction de leurs intérêts. C'est les institutions européennes et la mainmise des américains sur l'euro et nos institutions le problème. Et Tsipras, ce n'est pas un révolutionnaire du dix-neuvième siècle, je ne demanderais pas à Hugo d'écrire une orientale à son sujet.

jeudi 9 juillet 2015

"Le long des calices accroupis"

Qui sont Les Assis ? En se fondant sur le témoignage de Verlaine, les gens pensent qu'il s'agit de bibliothécaires. La cible serait le bibliothécaire de Charleville qui aurait refusé de prêter des livres au jeune Rimbaud, bibliothécaire dont Verlaine se souviendrait même du nom alors que visiblement il ne l'a pas connu. Malgré tout, le terme "les assis", quand on pense à Rimbaud et pas au poème, finit par désigner les hommes installés et hostiles à la Commune, les Ventrus, les bourgeois, etc.
En 1870, Rimbaud a composé un ensemble de poèmes fortement inspirés d'Hugo. Le poème Le Forgeron est un cas particulier, il n'est pas saturé de renvois au seul recueil des Châtiments, il puise plus largement dans la littérature hugolienne, et son forgeron fait songer au romantisme social, au-delà d'Hugo on peut parfois penser à certaines pages du roman Le Compagnon du Tour de France de George Sand, quand Pierre Huguenin, le héros ouvrier, répond au carbonariste Achille Lefort. Le personnage du Forgeron ne vient pas du tout du marxisme mais du romantisme social dont Hugo est l'un des principaux vecteurs, la métaphore du forgeron même étant issue d'un double rapprochement avec un poème d'actualité de Coppée et un des Châtiments. Dans son poème nourri d'allusions historiques, Rimbaud parle du roi "debout sur son ventre". Il s'agit d'une image associant l'assise sociale à un handicap physique moteur, c'est une première forme de tir satirique à rapprocher de celle d'Assis présentés comme de vieux squelettes faisant corps avec leurs sièges.
Plus tard, Rimbaud va envisager dans un court récit publié dans le Progrès des Ardennes de nous peindre un Bismarck rêvasseur. Delahaye avait prétendu que ce récit n'avait pas été retenu dans le journal et il décrivait le prussien comme complètement saoul. Pourtant, le récit a bien été publié avec le sous-titre de Fantaisie et en revanche il n'est pas dit explicitement que Bismarck soit ivre. La piètre qualité de ce texte en prose peut laisser penser qu'il a été fortement remanié par Jacoby, peut-être afin de le réduire, ce qui n'aurait pas plu à Rimbaud qui s'en serait plaint à Delahaye, mais peu importe ici. La rêvasserie bismarckienne est à rapprocher de la rêverie finale des Assis.
On remarque que les "glaïeuls" reviennent avec insistance dans les poèmes Le Dormeur du Val, Chant de guerre Parisien et Les Assis. Dans un premier cas, le soldat dort "Les pieds dans les glaïeuls", martyr de la naissante République auquel le poète rend hommage. Dans le second cas, l'image est reprise pour verser dans la raillerie : "Et couché dans les glaïeuls, Favre / Fait son cillement aqueduc, / Et ses reniflements à poivre!" L'expression évoque la mort au combat, à l'aide de l'étymologie "glaives" de "glaïeuls", mais l'expression noble est singerie de la part de Favre qui use d'adjuvants comme le poivre pour se montrer malade de la situation du pays. Ses pleurs sont un artifice technique que souligne le mot "aqueduc". Dans le cas des Assis, l'expression "fil des glaïeuls" suggère par calembour la lecture "passer au fil de l'épée" et elle entre en résonance avec le double sens sensible du mot "sièges" dans le poème, car ces hommes rêvent de "sièges fécondés" et on pense aux sièges de Paris où il faut mater la population insurgée qui déjà voulait prolonger l'affrontement avec les Prussiens malgré les politiques comme Favre. Les Prussiens n'ont pas assiégé réellement Paris, les versaillais s'en sont chargés ou vont s'en charger selon l'hypothèse de datation que nous projetons sur le poème.
Il est une autre comparaison intéressante avec les poèmes de 1870. Nos squelettes se sont austèrement endormis et c'est dans leurs rêves qu'ils se sentent bercés par "Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule", probablement la propagande dans la presse qui encourage au siège versaillais de Paris avec un discours de bravade des communards. La situation était différente en août 1870 où le conflit n'était pas civil mais tourné contre l'étranger. A ce moment-là, des assis demandaient aux peuples de se battre l'un contre l'autre, et Rimbaud en avait fait le sujet du sonnet Le Mal. Deux types d'assis étaient caractérisés, l'un était nommé "le roi" et l'autre "un Dieu", et ce Dieu qui n'est pas la divinité mais une désignation sarcastique de ceux qui profitent de la guerre et collectent les gros sous des vieilles mères angoissées, ce "Dieu" "dans le bercement des hosannah s'endort", les hosannah très présents dans Les Châtiments dont pratiquement tous les vers du sonnet Le Mal s'inspirent sont l'équivalent en fanfare religieuse de la littérature de propagande des crachats de fleurs émaillés de trop abondantes virgules. Rimbaud devait songer à un texte où tous les trois mots, toutes les cinq syllabes, il y avait une virgule de telle sorte que le discours semblait des éternuements accompagnés de pollens dans la marque des virgules. La foi de ces vieux assis squelettiques est alimentée par la presse qui vante leurs combats, les sièges qu'ils espèrent, et par les chants religieux qui servent à les légitimer et à leur donner bonne conscience. Le pôle bonne conscience était souligné en août 1870, les railleries de la presse sont le nouveau pôle du poème de 1871, mais le Dieu qui rit était la préfiguration au singulier des Assis, et il y a un écho entre les "hosannah" et le calembour sur "calices" du côté de la religion.
Enfin, issu de sa lecture des Châtiments, le mot railleur qu'affectionnait Rimbaud n'était pas tant celui d'assis que celui d'accroupis. Le titre Les Accroupis ne serait pas passé aussi bien, mais le mot apparaît significativement à la fin du poème Les Assis dans le dernier quatrain, tandis que le mot "accroupissements" apparaît dans le dernier quatrain de Chant de guerre Parisien et devient même le titre d'un poème que nous connaissons par la version transcrite dans une lettre à Demeny de juin 1871.
Dans Accroupissements, il n'est question que d'une personne, le "frère Milotus", mais la cible reste à identifier s'il y en a une, et dans tous les cas, le "frère Milotus" résume toute une catégorie de gens d'Eglise. Dans Les Assis, la cible est plurielle et il s'agit là encore de portraits génériques. Si ce que dit Verlaine a une chance d'être fondé, c'est que le bibliothécaire de Charleville n'est pas ciblé dans sa profession, mais dans ses opinions versaillaises. C'est ce que le lectorat ne comprend pas quant à ce poème, tant on lui rabâche l'anecdote du poète irrité parce qu'il n'a pas pu consulter les livres souhaités. Verlaine en 1883-1884 avait des raisons de ne pas désigner trop explicitement la teneur communarde des Assis. Il avait sans doute des raisons de noyer le poisson en parlant de bibliothécaire, car Verlaine tourné vers la foi devait alors sentir que le double sens du mot "calices" ferait tiquer la communauté des pratiquants.
En tout cas, le lecteur ne doit pas manquer de comparer les chutes des poèmes Les Assis et Chant de guerre Parisien. Dans le poème en quatrains d'octosyllabes, nous avons des "Ruraux qui se prélassent / Dans de longs accroupissements" et ils vont entendre fouetter à leurs oreilles "des rameaux qui cassent". Dans Les Assis, des vieux squelettiques et sales se sont endormis tout "accroupis" et à rebours de leurs rêves de fleurs fécondés par leurs queues de libellules, leur "membre s'agace à des barbes d'épis". Il s'agit de deux retours du réel où dans un cas au moins Rimbaud l'associe explicitement à un triomphe communard. Dans le cas des Assis, nous assistons à un discours de déni des "sièges fécondés" par le vers final et les "fleurs d'encre crachant des pollens en virgule", cela me semble une périphrase sensible d'une littérature qui joue des fleurs de rhétorique, mais qui est bonne pour le caniveau. Une littérature ordurière qui se croit fleurie... Cela m'invite à penser que, éventuellement dans une première mouture inconnue plus explicite, le poème a été composé avant la semaine sanglante. Contrairement au Chant de guerre Parisien, le poème Les Assis a été maintenu et retranscrit dans le dossier de copies verlainiennes, sans oublier le cas de la version des Poètes maudits.
Le poème Les Assis est composé de onze quatrains. Les cinq premiers quatrains décrivent la fusion de ces vieux squelettes avec leurs chaises et ce mouvement se ponctue par un premier effet de bercement qui annonce la chute du poème :

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour
S'écoutent clapoter des barcarolles tristes
Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.

Ces Assis ne sont pas de simples bourgeois préoccupés de répressions versaillaises, ce sont aussi des lecteurs romantiques contaminés à la façon d'Emma Bovary.

Un second mouvement de trois quatrains suit où il est question de les voir s'agiter quand on les amène à "se lever".
Il s'agit de fervents adeptes de l'immobilisme, se lever c'est le naufrage, ce qui signifie qu'ils ne veulent pas d'une société qui change avec le temps présent. L'engloutissement dans un entonnoir relaie l'image des roulis d'amour.

Les trois derniers quatrains racontent le rêve qui fait suite à leur colère d'avoir été dérangés. Le mot "visières" à la rime est un clin d'oeil au mot "paupières": "Quand l'austère sommeil a baissé leurs [paupières]". Les visières peuvent être celles de lecteurs dans la bibliothèque, c'est le moment où l'identification de lieu est la plus pertinente. Mais loin de songer que le bibliothécaire est visé, nous pensons que toute une salle réactionnaire est la proie des sarcasmes de ce poème.
Le sommeil est qualifié d'austère, ce qui renvoie autant à la nature austère des personnages qu'à la loi de plomb physiologique qui s'abat sur ce qui a été présenté comme des grabataires.
On observe le retour du mot "bureaux" qui désignent ici les meubles, mais qui en 1870 désignaient en les chosifiant des espèces d'assis (A la Musique, Ce qui retient Nina).
Préparant la métaphore particulière qui baigne tout le dernier quatrain, l'image des "poings noyés dans des manchettes sales" n'est pas si anodine, ces gens rêvent de "sièges fécondés", c'est explicitement l'idée de "fleurs qui soient des chaises" que met en oeuvre la fin du poème, les "sièges fécondés" équivalent à des "fleurs fécondées".
Les vers 41-44 ont une syntaxe quelque peu étonnante, mais le sens permet de rétablir aisément les liens logiques.

Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule
Les bercent, le long des calices accroupis
Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules
- Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.

Les "fleurs d'encre crachant des pollens en virgules" sont la littérature que parcourent ces gens en provoquant leur quasi endormissement. Ils sont dans un entre-deux, ils lisent en rêvassant jusqu'à oublier la réalité. Je me suis demandé si les fleurs d'encre crachant des pollens en virgule ne pouvaient pas être des motifs ornementaux dans les livres plutôt que les textes eux-mêmes. Toujours est-il que les fleurs des livres sont assimilées à des fleurs réelles présentant leurs calices. L'immersion "les poings noyés" gagne le poème. Nos assis qui sont tout autant des accroupis s'imaginent le long des calices des fleurs et le bercement procuré les assimile à des libellules qui volent et qui fécondent les glaïeuls. Mais les glaïeuls sont mâles également et ils opposent leurs glaives, idée que favorise le recours à l'expression "fil des glaïeuls", jeu de mots pour "fil de l'épée". Et comme le rêve était de féconder des sièges, le vieux membre des assis qui se sent animé par le bercement érotique en faisant le geste de la libellule qui pique dans les fleurs ou le cours d'eau avec sa queue tendue vers le bas, ce vieux membre donc se frotte désagréablement aux "barbes d'épis" des chaises. Epis qui ne produisent plus autant de grains qu'il y en a dans le ventre des bourgeois en gros, puisque le poème joue quelque peu plus haut sur cette idée de bouffer en retour à leurs reins boursouflés.
La particularité syntaxique vient d'une part de ce que les appositions sont brutalement juxtaposées sans séparation par une virgule et d'autre part de ce que les appositions n'ont pas pour support le sujet de la proposition verbale, mais le pronom COD "Les" qui désigne les assis. Enfin, nous avons une inversion classique dans la poésie en vers "le long des calices accroupis", le complément de lieu passe devant la base verbale qu'il précise, on aurait une construction en prose "accroupis le long des calices". Il ne faut pas lire "accroupis" en tant qu'épithète au nom "calices". Les mots "accroupis" et "tels" sont au masculin pluriel, ils réfèrent aux assis qui se croient "accroupis" "le long des calices" et qui se sentent "Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules".
Cette idée de fécondation de la Nature nous rappelle que Rimbaud a composé l'expression de ses convictions d'artiste dans le poème Credo in unam. Or, cette idée de rêve d'une nature florale renvoie à la littérature romantique, j'aurais des poèmes de Victor Hugo, des premiers recueils (j'en ai un, mais je dois chercher pour mettre la main dessus), à citer ici. Dans le quatrain Lys, il épinglera plus tard le poète Armand Sylvestre en soulignant que ce poète des lys est également hostile aux communards. On songe bien sûr au poème Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs qui fait inévitablement le lien entre à tout le moins Credo in unam, Lys et Les Assis ("des fleurs qui soient des chaises").
Voilà, j'avais annoncé une suite à mon article Assiégeons Les Assis ! paru dans la revue Parade sauvage, dans le numéro d'Hommage à Steve Murphy. Ceci en tient lieu, mais j'estime que j'ai des recherches complémentaires à effectuer au sujet des rêveries des grabataires réactionnaires. J'espère ceci une contribution décisive quant à la visée satirique d'un poème qui n'est pas confiné à l'anecdote privée.