Je voulais relire le roman Spirite de Théophile Gautier, mais je l'ai déplacé et n'arrive pas à remettre la main dessus.
Je peux tout de même faire part de la réflexion suivante.
Dès le premier vers du poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", Rimbaud utilise l'expression "azur noir". Il utilise même cette expression en pleine parodie des vers du célèbre "Lac" de Lamartine. Et on sait que dans Une saison en enfer Rimbaud écrit quelque chose de sensiblement équivalent quand il écrit qu'il écartait du ciel l'azur qui est du noir.
Puisque parodie du "Lac" de Lamartine il y a, il convient de se reporter aux modèles qui ont inspiré Rimbaud. Coincée dans le corps d'un vers de huit syllabes, l'expression "vers l'azur noir" reprend la formule "vers de nouveaux rivages" de Lamartine. Autrement dit, il faut comprendre que l'azur, censé être une promesse de "nouveaux rivages", est présenté à Banville comme obstrué en étant qualifié de "noir" et nous avons confirmation de cette signification avec l'expression développée dans Une saison en enfer. Rimbaud joue plus précisément sur une succession d'images du poème lamartinien.
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,Dans la nuit éternelle emportés sans retour,Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âgesJeter l'ancre un seul jour ?
Ainsi, toujours, vers l'azur noirOù tremble la mer des topazes,Fonctionneront dans ton soirLes Lys, ces clystères d'extases !
Rimbaud alourdit le rythme, puisque s'il reprend le début du "Lac", il ajoute une significative virgule. Notons que Lamartine renforçait la mention "toujours" par l'adjectif "éternelle" qualifiant la "nuit" au vers suivant. Notre jeune ardennais préfère insister sur l'idée au moyen de la ponctuation. La visée est bien différente, car le soupir rimbaldien ne s'exerce pas par dépit contre la réalité, mais par dépit contre la création du poète, et il faut bien mesurer le possessif devant le nom "soir" : "ton soir", quand Lamartine écrit un générique "la nuit éternelle". Le nouveau poète dénonce la création du poète ancien, et ce "soir" fait d'un "azur noir" est une création de poète et on en revient encore au commentaire du livre Une saison en enfer, puisque si l'azur noir est une création affectée des poètes il n'y a aucune absurdité au discours de Rimbaud qui ne parle pas d'un défi au réel, mais d'une remise en cause des œillères que se mettent les poètes. Rien de démiurgique in fine dans le discours tenu dans Une saison en enfer.
Le problème, c'est que l'expression "azur noir" existe à l'époque de Rimbaud et si elle n'a pas été utilisée par Lamartine, elle l'a été par Victor Hugo, sauf que jamais avant juillet 1871 Hugo n'a publié un texte contenant l'expression telle quelle. Hugo pouvait déjà écrire "azur sombre", mais l'expression "azur noir" n'apparaît nulle part dans ses œuvres antérieures à juillet 1871. Hugo l'a employé dans des textes publiés ultérieurement. La quasi exception, c'est le poème "Au Cheval" qui occupe d'ailleurs une position clef dans l'économie du recueil Chansons des rues et des bois, dernier recueil de vers publié par Hugo à l'époque où Rimbaud envoie "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" à Banville, puisque le recueil L'Année terrible ne paraîtra qu'en 1872.
Le problème, c'est que dans le poème "Au cheval", il y a une virgule entre le nom "azur" et l'adjectif "noir", et surtout l'expression "noir ou vermeil" est en apposition et renvoie au "cheval" Pégase lui-même : "Fuis dans l'azur, noir ou vermeil". Oui, le cheval va se confondre avec l'azur de la nuit ou le rougeoiement du soleil à l'horizon, mais grammaticalement "noir" qualifie le sujet sous-entendu Pégase et non pas l'azur lui-même. Et je m'empresse d'ajouter qu'avant le vingtième siècle, et cela vaut pour des artistes comme Rimbaud et Hugo, il est extrêmement rare qu'une tournure phrastique soit ambivalente et relève de deux analyses concurrentes. Ce fait d'hésiter entre deux tournures syntaxiques est propre à la littérature du vingtième siècle, à cause de Dada et du surréalisme, à cause de la prolifération d'une critique universitaire qui aime bien révéler des points indécidables à la lecture. Ni Hugo ni Rimbaud ne concevaient leurs phrases comme des carrefours entre deux lectures syntaxiques distinctes, cas à part des calembours.
Il reste alors un candidat essentiel, Théophile Gautier, pour la création de l'expression "azur noir". Vers la fin de son roman Spirite, Gautier utilise l'expression avant Rimbaud et la fait publier avant Hugo. Mais je me rends compte de quelque chose d'étonnant. Dans "Le Cœur volé", poème contenu dans la petite lettre du voyant envoyée le 13 mai à Izambard et dont Demeny aura une version dans une lettre du 10 juin valant complément à la grande lettre du voyant du 15 mai, Rimbaud emploie le néologisme "abracadabrantesques" qui est une hybridation de deux néologismes de Théophile Gautier qui avait diffusé les adjectifs concurrents "abracadabrant" et "abracadabresque". Notons que dans la grande lettre du voyant nous retrouvons au sujet de Musset un propos qui s'apparente à celui tenu sur l'azur à écarter car étant du noir dans Une saison en enfer puisqu'il est reproché à Musset de ne pas avoir écarté la gaze des rideaux pour découvrir et rapporter les visions. Dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", nous avons une sorte à nouveau de discours sur le fait d'être voyant et la fin du poème annonce très clairement les idées du sonnet "Voyelles" avec le spectacle de la "Rime" qui "sourdra, rose ou blanche", etc. Et nous y trouvons l'expression "azur noir" que Rimbaud semble avoir reprise à Gautier, l'idée de créations autonomes par plusieurs auteurs à la même époque étant peu plausible. Enfin, dans "Voyelles", Rimbaud emploie le mot "strideurs" associé à "clairon" ce qui provient d'un vers du recueil Feu et flamme de Théophile O' Neddy, ce qui renvoie au cercle des écrivains Jeune-France parmi lesquels figurait Gautier. Et le poème "Voyelles" contient encore le néologisme "vibrements" qui vient de Théophile Gautier qui l'emploie à l'époque même où il est un Jeune-France dans un sonnet de ses premiers recueils en vers et puis dans le conte fantastique "La Cafetière".
Gautier n'a pas employé le mot "abracadabrantesques", mais il l'a été par Mario Proth dans un texte qui se veut une revue du caractère visionnaire des auteurs du passé, à la façon du panorama de Rimbaud dans la lettre du 15 mai 1871. Peu importe que l'écrit de Mario Proth soit médiocre, c'était un auteur douaisien comme Demeny, Douai étant une ville bien connue en plus de Rimbaud, et il y a bien une identité de modèle qui passe de Proth à Rimbaud, quelle que soit la différence abyssale d'intérêt entre les deux lectures.
On dirait qu'il manque encore des pièces au puzzle, une piste serait de trouver dans la presse du dix-neuvième siècle des articles que Rimbaud aurait pu lire où il serait pas mal question des néologismes employés par Théophile Gautier, texte qui jetterait un éclairage important sur les sous-entendus des lettres du voyant, de la lettre à Banville d'août 1871 et partant sur "Voyelles" et Une saison en enfer.