samedi 24 septembre 2016

Pommier (quatrième partie : les sources aux vers monosyllabiques)

Edité dimanche 25/09/2016 19h.

Première source, l'épitaphe de Paul de Rességuier s'inspire elle-même de poèmes antérieurs. Il s'inspire du poème monosyllabique fantaisiste de l'abbé de Gua: "De ce lieu, Dieu Mort Sort, Sort Fort Dur, Mais Très Sûr,... prestation comique du dix-huitième très connue malgré la maladresse évidente et le manque de naturel de l'expression "Dieu Mort Sort" qui serait bien mieux passée transcrite comme suit "Dieu Sort Mort". Mais, Paul de Rességuier s'est inspiré également de Victor Hugo, car la chute du poème La Brise L'a Prise est issue d'une méditation sur la strophe initiale en vers de deux syllabes du tout récent poème Les Djinns de Victor Hugo. C'est parce que Victor Hugo avait directement entamé son poème qui va crescendo en mesure de vers par une strophe en vers de deux syllabes que Paul de Rességuier s'est donné pour défi de composer un poème en vers d'une syllabe, et comme souvent dans les traits de génie il n'a pas cherché à inventer ex nihilo : il a repensé les vers suivants qui concentrent les rimes en "-or" et en "-ise":

Murs, ville
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
Où brise
La brise :
Tout dort.

Et, outre l'influence de la poésie de la Renaissance pour le modèle de l'épitaphe et la comparaison de la femme aimée à la rose, la réflexion a donné le sonnet suivant:

FORT
BELLE,
ELLE
DORT !

SORT
FRÊLE !
QUELLE
MORT !

ROSE
CLOSE
  LA
BRISE
  L'A
PRISE.
Une influence des écrits de Sainte-Beuve sur la poésie française de Ronsard à Mathurin Régnier était également d'époque.
Si nous écartons pour l'instant les vers d'une syllabe en alternance avec des vers plus longs, nous pouvons citer les vers monosyllabiques du poème attribué à par Louis Reybaud à son héros dans le roman Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale qui cherche à se moquer des romantiques et de l'auteur des Orientales, Victor Hugo. Ce roman n'est pas une rareté absolue que seul un founieur comme Chevrier pouvait dénicher. Par exemple, dans un livre paru en 1978, dans la collection Archives Gallimard Julliard : La France médicale au XIXème siècle présenté [sic] par Jacques Léonard, le roman est cité à plusieurs reprises, Jacques Léonard, l'auteur et non le simple présentateur de cette anthologie de citations, étant né en 1935. A plus forte raison, les poètes du dix-neuvième siècle connaissaient ce roman tourné contre les romantiques.

Quoi !
Toi,
Belle
Telle
Que
Je
Rêve
Eve ;
Soeur,
Fleur,
Charme,
Arme,
Voix,
Choix,
Mousse,
Douce,
etc.
Et voilà qu'arrive Amédée Pommier. Il n'y a que deux poèmes en vers d'une syllabe à considérer : Sparte et Blaise et Rose. Ces deux poèmes ont été relevés par Alain Chevrier dans son ouvrage sur le sujet La Syllabe et l'écho. Je vais m'en servir pour leur retranscription, ce sera moins acrobatique que de partir du document en ligne sur le domaine Gallica.
Amédée Pommier ne se veut pas satirique comme Reybaud ou plus tard Daudet, les zutistes, etc. Il considère qu'il s'inscrit comme Paul de Rességuier et partant comme le Victor Hugo des Orientales dans un projet formel ambitieux, ce que seul Barbey d'Aurevilly lui reconnaîtra. Cela n'exclut pas la dimension comique, mais sous forme d'humour complaisant. Dans le cas du poème Sparte, Amédée Pommier a su trouver une idée originale pour concilier le fond et la forme, la forme étant ici la mise en page d'une colonne grêle de monosyllabes. Paul de Rességuier avait trouvé l'idée d'une distribution verticale en majuscules justifiée par le besoin d'économie et solennité d'une pierre tombale. La griffe d'Amédée Pommier n'est pas tant dans ses vers que dans le sous-titre qu'il a su leur donner "En style laconique". Le style laconique sera illustré par la syntaxe appauvrie où dominent les suites : adjectif nom...  Ce sonnet en vers d'une syllabe est assez connu, car il est du coup volontiers cité dans les ouvrages de versification pour illustrer un type de mesure peu courant. Etrangement, ni Alain Chevrier, ni Bernard Teyssèdre qui le cite plusieurs fois dans son livre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique n'ont utilisé le poème de Pommier pour expliquer certains des sonnets en vers d'une syllabe de l'Album zutique. Nous allons présentement y remédier. En même temps, une observation préliminaire m'intéresse. Par ses rimes croisées et sa structure syntaxique privilégiant la reprise du moule adjectif et nom, le poème sonnerait tout autant comme un poème en vers de deux syllabes s'il n'y avait cette fameuse alternance des rimes féminines et masculines qui, à l'évidence, a permis à Amédée Pommier d'éviter de justesse la fâcheuse équivoque.

               SPARTE

        En style laconique.
         À Victor Bétoland,
le savant traducteur d'Apulée.

Dure
Loi ;
Sûre
Foi ;
Chastes
Moeurs ;
Vastes
Coeurs ;
Mâles
Gars ;
Pâles
Arts ;
Braves
Chauds ;
Graves
Mots ;
Âmes
Blocs ;
Femmes
Rocs ;
Maîtres
Fiers ;
Piètres
Serfs ;
Princes
Gueux ;
Minces
Queux ;
Riches
Faits ;
Chiches
Mets.
Dans son livre, page 343, Chevrier commente : "On reconnaît à la fin le fameux 'brouet noir' du menu spartiate" et "Le 'laconisme' justifie que le narrateur s'en tienne à une simple énumération de substantifs + adjectifs (ou substantifs adjectivés), sans article, dans une phrase sans verbe".
Chevrier va traiter quelques pages plus loin des sonnets monosyllabiques, mais il ne s'attarde pas sur le poème "Sparte" pour traiter d'emblée du suivant poème "Blaise et Rose". Les sonnets monosyllabiques zutiques sont cités aux pages 355 à 357, mais sans être reliés aux poèmes d'Amédée Pommier. Ils sont seulement rattachés aux exemples antérieurs de sonnets en vers courts : "On peut penser que les auteurs de l'Album zutique, à la fin de 1871, ont prolongé dans le même esprit satirique le sonnet monosyllabique d'Alphonse Daudet dans Le Parnassiculet contemporain, et qu'ils n'ignoraient pas celui de Paul de Rességuier, ni l'ouvrage de Louis de Veyrières. Ainsi dans l'Album zutique, Rimbaud a écrit à la fois un sonnet monosyllabique et un sonnet dissyllabique" (Alain Chevrier, La Syllabe et l'écho, histoire de la contrainte monosyllabique, Les Belles Lettres, 2002, p. 357).
En effet, en 1869, dans son ouvrage Monographie du sonnet : Sonnettistes anciens et modernes, Louis de Veyrières a cité à côté du sonnet monosyllabique de Paul de Rességuier "Epitaphe d'une jeune fille" un sonnet de Georges Garnier, que Chevrier présente comme "bien pensant" et comme "le premier sonnet en vers dissyllabiques" (page 354) :

Ecoute
Ma voix :
Ta route ?
La croix !

Redoute
Le poids
Du doute
Et crois !

Sur terre
Mystère
Partout ;

Victoire
Et gloire
Au bout...

Cela suffirait pour expliquer que Rimbaud ait composé "Jeune goinfre" en vers de deux syllabes et "Cocher ivre" en vers d'une syllabe, puisqu'il avait d'un côté un sonnet de Georges Garnier et de l'autre deux sonnets, l'un de Paul de Rességuier, l'autre anonyme, mais attribué à Alphonse Daudet, dans le Parnassiculet contemporain. Toutefois, le sonnet "Jeune goinfre" ne ressemble pas au sonnet de ce Garnier au-delà de la mesure du vers, à ceci près que le vers "Et gloire (Au bout)" a préparé l'inversion du vers final "Et foire". En revanche, un lien n'est pas impossible entre le sonnet en vers de deux syllabes de Garnier et un sonnet en vers d'une syllabe, à cause de la reprise d'un mot à la rime "Croix". L'auteur du sonnet "Sur un poëte moderne" a visiblement repris l'idée du devoir tourné vers la croix, en jouant du déplacement du martyre à la croix d'honneur. Le poète, apparemment Verlaine, se moque alors de la duplicité de François Coppée, l'auteur de Poëmes modernes, à l'époque des Poëmes antiques et Poëmes barbares de Leconte de Lisle. Le poème "Sur un poëte moderne" est accompagné d'un dessin représentant Coppée de profil dans une médaille antique fort abîmée, équivalence voulue avec la série des médaillonnets parnassiens de Barbey d'Aurevilly.

Sur un poëte moderne

Quête
Croix,
-Tette
Rois,

- Tête ?
Bois !
- Bête ?
Vois !

- Rime ?
Lime !
- En

Outre
Jean
-Foutre.

Le trait d'union à "Jean-foutre" est placé en tête du dernier vers qui fait la chute du poème, l'équivalent d'un "Zut !"
Toutefois, le poème "Jeune goinfre débute par une disposition symétrique sur six vers qui peut faire songer à celle du poème "Sparte" : "Casquette / De moire, / Quéquette / d'ivoire, / Toilette / très noire" contre "Dures / Lois ; / Sûres / Lois ;" etc. Et du point de vue du sujet, la rencontre n'est pas exclue non plus entre le maigre "brouet noir" et le thème de l'enfant gourmand qui veut accéder à une armoire dont l'approche lui est interdite. Sparte est la ville de célèbres guerries et le "jeune goinfre" est en fâcheuse posture militaire avec sa foirade où il a "baguette" avec "Languette / Sur poire".
Mais surtout dans son sonnet en vers d'une syllabe, Rimbaud s'inspire directement du début du poème de Pommier.

Le début du second quatrain de "Cocher ivre" reprend la suite adjectif et nom du poème "Sparte", mais ne s'en contente pas, puisque Rimbaud reprend le nom "Loi" lui-même.

Âcre
Loi

reprend

Dure
Loi
C'est aussi simple que cela. La reprise vaut citation. Rimbaud pastiche le modèle d'assez près pour que tous les complices identifient d'emblée la source. Chevrier n'a pas commenté "Cocher ivre", sauf au plan formel. Dans son livre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, Alain Chevrier se contente de considérer que Rimbaud a dû constater la présence dans l'Album zutique de sonnets en vers d'une syllabe et vouloir les concurrencer. Rimbaud ne ferait qu'imiter les "prouesse de Léon Valade (f° 5r), de Charles Cros (f° 6r) et d'Ernest Cabaner (f° 7r)." Teyssèdre ne voit dans l'imitation de Rességuier et Daudet qu'un "concours de virtuoses", et le jugement accablant s'abat alors sur l'essai rimbaldien : "Ce n'est pas très réussi." La critique est hâtive, car les intentions parodiques du sonnet n'ont pas été élucidées par le critique peu expert.
Nous reviendrons sur le commentaire de "Cocher ivre" en fonction de la poésie d'Amédée Pommier. Pour l'instant, nous évoluons dans un cadre bien délimité, les reprises de vers courts à verts courts.
Remarquons également que Teyssèdre affirme trop vite que Rimbaud a pu lire les exemples de Mérat et Cros. Le sonnet monosyllabique de Charles Cros a été ajouté sur un feuillet déjà rempli à une date inconnue, il s'agit du sonnet "A une femme", à tel point que c'est peut-être Charles Cros lui-même qui se serait inspiré de Rimbaud, avec ce mot final "Ivre" qui est dans le titre "Cocher ivre". Si Cros a ajouté son sonnet à la fin de l'année 1872 dans l'Album zutique, hypothèse que favorise la présence de minsucules en attaque de certains vers, il a même pu songer au titre du "Bateau ivre". En tout cas, les motifs de l'ivresse et de la femme sont communs aux poèmes "Sur une Femme" de Cros et "Cocher ivre" de Rimbaud parce que l'un s'est inspiré de l'autre, et éventuellement parce qu'il nous manque une source du côté d'Alphonse Daudet, cible sensible du sonnet de Charles Cros.

Cocher ivre : Pouacre / Boit : / Nacre / Voit : / Âcre / Loi, / Fiacre / Choit! / Femme / Tombe : / Lombe / Saigne : / - Clame ! / Geigne.
Sur une Femme : Ô / Femme, / Flamme / Eau ! / Au / Drame / L'âme / faut. / Même / qui / L'aime / S'y / Livre / Ivre.
Le sonnet de Charles Cros a été ajouté pour figurer à côté du "Pantoum négligé" de Verlaine, poème que Verlaine reprendra dans Jadis et naguère, mais qui sera cité auparavant dans La Renaissance littéraire et artistique pour enquiquiner Daudet, l'auteur du poème "Les Prunes" et d'un piètre recueil Les Amoureuses aussi infantilisant que les productions de Daniel Eyssette du sarcastique roman Le Petit Chose de 1868.
Quant au sonnet d'Ernest Cabaner, s'il s'agit d'une réussite remarquable en ce qui concerne le naturel, une réussite digne de figurer à côté du sonnet de Paul de Rességuier, il figure quelques pages avant la transcription de "Cocher ivre", mais surtout il figure sur la page qui suit immédiatement la transcription de la première série de "Conneries" rimbaldiennes. Or, Teyssèdre lui-même est convaincu, et à mon sens non à tort, que "Cocher ivre" aurait dû figurer en III à côté de "Jeune goinfre" et "Paris". Dans de telles conditions, Cabaner a eu l'idée d'écrire un sonnet monosyllabique dans la foulée de Rimbaud. L'influence va donc en sens inverse. Le poème de Cabaner s'adresse à Mérat, le zutiste qui ne collabora pas à l'Album malgré sa réputation de poète. La guerre dont il est question serait la guerre franco-prussienne. Toutefois, la guerre est annoncée comme imminente, alors que nous sommes en octobre 1871, bien après la guerre franco-prussienne et quelques mois après le siège de la Commune. Ceci dit, cela a du sens. Si Mérat n'écrit pas sur l'Album zutique, c'est que les événements lui ont coupé l'envie d'écrire semble persifler Cabaner, lequel déplace la pratique du sonnet en vers d'une syllabe comme attaque envers les poètes qui n'ont pas nos sympathies (Daudet, Valade et Rimbaud) en pratique plus feutrée de la moquerie à l'encontre de l'inspiration asséchée d'un poète. Le sonnet en vers d'une syllabe illustre l'extinction d'une voix, Cabaner s'inspirant là encore superbement des exemples de Rességuier, Pommier et Daudet qui justifiaient astucieusement leurs choix formels.
Cabaner a par ailleurs donné un titre recherché à son sonnet "Mérat à sa Muse", ce qui le rend très proche de l'esprit du triptyque de Valade et des "Conneries" de Rimbaud. Autre point très intéressant, le sonnet de Cabaner a pour premier vers une interjection "Ah", et le sonnet de Cros "Sur une Femme" débutait lui par une interjection plus littéraire "Ô".

Mérat à sa Muse : Ah ! / Chère, / La / Guerre / Va / Faire / Taire / Ta / Douce / Voix. / Vois, / Tout se / Fait / Laid. (E. Cabaner)
Sur la femme : Ô Femme, Flamme Eau ! Au Drame L'âme faut. Même qui l'aime S'y Livre Ivre. (CC, signature par monogramme typique des ajouts de 1872)

Rimbaud a commencé son quatrain "Lys" par une telle exclamation "O", mais c'est le début d'un alexandrin. Léon Valade fait débuter un dizain par l'interjection "Oh" quelques pages plus loin : "Oh ! qui n'a pas rêvé..." Ajoutons-y un monostiche de Verlaine : "- ô Oui, Manuel, ô oui ! - nos deux âmes sont soeurs !" signé "Un poëte obscur". La plupart des éditions et commentaires de l'Album zutique se contentent de considérer que Charles Cros a fait partie du Cercle du Zutisme en octobre-novembre 1871, alors qu'à l'évidence Charles Cros, Léon Valade, sinon d'autres, ont pu ajouter des contributions à la fin de 1872 en compagnie de Germain Nouveau et Raoul Ponchon.
Cros se serait inspiré de Cabaner, plutôt que l'inverse. On le voit : l'ordre de défilement des transcriptions sur les feuillets ne saurait faire loi.
Mais, revenons à l'idée d'une influence du poème "Sparte".
Sur une page déchirée où figure le reliquat d'une création rimbaldienne à base de bouts-rimés, Valade a composé un sonnet solitaire en vers d'une syllabe : "Néant d'après-soupée", poème qui avait sans doute un lien logique avec la partie déchirée. Le sonnet de Valade accuserait l'ébriété en quelque sorte pour ce qui est de la page déchirée.
Si cette page a été déchirée dès la période octobre-novembre, cela a pu avoir des conséquences sur le fait que l'Album ait été progressivement moins sacré, plus délaissé par les auteurs de facéties zutistes. Le bel objet était entamé. Mais toujours est-il que le sonnet de Valade s'inspire lui aussi directement du poème sur le "brouet noir" d'Amédée Pommier, et, comme Rimbaud citait la "Loi", Valade cite la fin de "Sparte" :

Néant d'après-soupée : Titres / Lus ! / Pitres / Vus ! / Litres / Bus ! / - Plus / D'huîtres... / Mort ! / Ange / Fort, / Change / Mes / Mets !
Rappelons la fin de "Sparte" : "[...] Princes / Gueux ; Minces / Queux ; Riches / Faits ; Chiches / Mets."

Pour certains vers "Lus", "Vus", "Bus", il serait bon de citer ici des poèmes alternant des vers longs et des vers d'une syllabe. Adepte des sonnets irréguliers, Valade en joue superbement ici avec l'inversion de module "Plus d'huîtres" qui fait rire. D'ailleurs, le mot "Mets" forme encore un vers d'une syllabe dans un autre poème de Pommier, mais en alternance avec des alexandrins, il s'agit du poème "Le Financier et la Bergère", selon la technique du vers écho : "Où paraîtront gibiers aux alléchants fumets, / Mets / Qu'on enverra..." Pommier n'avait pas toujours été maladroit dans le genre comme l'atteste le passage réussi du mot "Dune" dans "Le Voyageur" : "[...] où le sommet d'une / Dune, / [...]".

Mais, songeons encore qu'avant les zutistes, déjà Alphonse Daudet s'est inspiré pour son "Martyre de saint Labre" du poème "Sparte", puisqu'il a carrément imité le recours à un sous-titre commentant la forme : "Sonnet extrêmement rythmique", tout en citant bien sûr un extrait de "La Nuit du Walpurgis classique" de Verlaine.

   Le Martyre de saint Labre
Sonnet extrêmement rythmique

Labre,
Saint
Glabre,
Teint

Maint
Sabre,
S'cabre,
Geint !

Pince,
Fer
Clair !

Grince,
Chair
Mince !

Ce sonnet a à son tour inspiré ceux qu'il avait irrités : Verlaine et Valade notamment. Il est fort probable que tous les sonnets en vers monosyllabiques ne nous soient pas parvenus. Perdu dans l'incendie de l'Hôtel de Ville lors de la Commune, l'Album des Vilains Bonshommes en contenait probablement quelques-uns. Ont-ils tous été perdus ou en existaient-ils des copies ? Après tout, Verlaine a souvent montré qu'il avait dû conserver des copies des poèmes qu'il avait laissés derrière lui et notamment des poèmes de l'Album zutique comme "Pantoum négligé" et rien moins que le "Sonnet du Trou du Cul".
Les trois sonnets de Valade disposés en triptyque sont-ils plus anciens ? Telle est la question.
Mais peu importe ici dans cet article sur les sources.
Si on veut bien y prêter attention, le poème "Jeune goinfre" de Rimbaud s'est inspiré éventuellement du poème de Garnier pour le choix du vers de deux syllabes, mais surtout d'une série de poèmes de La Comédie enfantine de Louis Ratisbonne où il est question d'un gourmand prénommé Paul comme Verlaine, de la manière de Pommier dans ses poèmes Sparte ou Blaise et Rose, du sonnet justement d'Alphonse Daudet dont il a repris l'allure de récit. Les six premiers vers de "Jeune goinfre" correspondent à une description du personnage appuyée par des appositions : "Saint Glabre," face à "Casquette De moire, Quéquette d'ivoire, Toilette Très noire," le nom "Labre" qui passe sur une partie de vers dissyllabique à "Paul" : "Paul guette", puis les deux poèmes deviennent clairement symétriques avec l'allure verbale : "Teint Maint Sabre, Sabre, S'cabre, Geint! Pince [....] Grince [...]" contre "Paul guette L'armoire, Projette / Languette / Sur poire / S'apprête, / Baguette / Et foire." Le poème "Sparte" n'a pas de verbes, et ni l'épitaphe de Rességuier, ni "Blaise et Rose" ni les autres sonnets zutiques n'offrent une telle dynamique verbale. A cela, il convient d'ajouter que "Languette / Sur poire" et "Baguette" reprennent le motif de Daudet : "Sabre", "Fer / Clair". Le cas verbal est à nuancer dans le cas de "Blaise et Rose", car Daudet s'est tout de même inspiré de l'enchaînement rapide des impératifs dans ce dialogue, comme nous le verrons plus bas. La différence, c'est que Daudet et Rimbaud utilisent les verbes pour faire avancer un récit squelettique.
Or, passons maintenant au cas du triptyque de Léon Valade.
Si Rimbaud a imité l'idée du triptyque, c'est que ces trois sonnets sont une source à sa propre création. Et dans une comparaison entre triptyques, une comparaison se fait en principe terme à terme, et en cette occurrence poème à poème. "Jeune goinfre" devrait correspondre à "Eloge de l'âne", "Paris" à "(Monologue d'un) Amour maternel" et "Cocher ivre" à "Combat naval".

Le poème "Eloge de l'Âne" vise Daudet sous forme de calembour, le nom Daudet est proche de baudet. La forme du sonnet monosyllabique est donc motivée. Valade s'est toutefois inspiré du poème "Sparte" pour la rythmique binaire lourde de sa composition : "Naître / Con, / Paître / Son. // Être / Bon, / Traître, / Non!" Ce qui rend ce recours habile dans les quatrains, c'est la saillie des vers 7-8 : "Traître, Non !" qui rompt la liaison jusque là établie "Naître con", "Paître son", "Ëtre bon" et puis si pas rupture, légère brisure du rythme "Traître, / Non". Valade s'inspire sans doute aussi de l'enjambement entre strophes de Daudet dans ses quatrains : "Labre, Saint / Glabre / Teint // Maint / Sabre", mais Valade opte lui pour un enjambement au niveau des tercets, enjambement d'épithète qui a le mérite de faire songer à un rappel des césures romantiques fondées sur le rejet de l'épithète à la césure : "- Comme / Sur / L'homme // Dur..." Les points de suspension soulignent d'ailleurs le procédé d'enjambement. Le poème vaut encore par sa chute avec le choix d'un verbe qui détonne en tant que dernier mot "Plane":"- Comme sur l'homme dur l'âne plane!..." Le poème ne serait pas si court, on attendrait un verbe explicitant la comparaison morale attendue. Le verbe "Plane" rend suspecte la logique de la comparaison et fait plutôt songer à l'idée que ce n'est pas la bonté qui fait planer l'âne, mais sa connerie. C'est la prémisse de l'âne volant chef d'escadrille. Le con plane, le mot "con" est au vers deux précisément et il a inspiré le titre "Conneries" à Rimbaud. Face à cet âne planeur, Rimbaud a créé en se moquant cette fois de Verlaine, la cible de Daudet, un goinfre maladroit. L'âne est décrit par des généralisations verbales : "Naître con", "Paître son", "Être bon", tandis que le goinfre est décrit par des groupes nominaux détachés "Casquette de moire", "Toilette très noire". La fin du poème "L'Âne Plane" est dessinée en filigrane dans les six derniers vers de "Jeune goinfre" : "Projette, Languette Sur poire, S'apprête, Baguette Et foire."
Notons que le poème "Sur un poëte moderne" attribué à Verlaine s'inspire lui aussi de l'Eloge de l'Âne :

Naître con, Être bon, Traître, Non ! a inspiré "Bête ? Vois" et le suivant poème du triptyque de Valade "Amour maternel" a également inspiré "Sur un poëte moderne": "Tette rois // Tête ? Bois !" 

Amour maternel : Qu'on / Change / Son / Lange // Mange, Mon / Bon / Ange. // - Trois / Mois / D'âge...- // Sois / Sage : / Bois.

Infantilisant à souhait comme c'est si souvent le cas pour les parodies de Daudet, le poème "Amour maternel" est caractérisé par le recours aux injonctions soit à l'aide d'un tour au subjonctif "Qu'on change...", soit au moyen du mode impératif "Bois" ("Mange", "Sois Sage"). Il s'agit d'un poème moralisateur adressé à "un bon ange". Rimbaud a tout simplement prolongé le conseil "Sois sage" du dernier tercet de ce poème de Valade dans le dernier tercet de son propre sonnet en vers de six syllabes "Paris" puisqu'il est ponctué par un "soyons chrétiens", Paris étant la ville-mère pour ses habitants. Et comme il est question d'une heureuse équivoque à la fin du sonnet de Valade sur le verbe "Bois" qui peut confondre le désir du lait maternel avec l'ivresse, Rimbaud équivoque à son tour avec les "spiritueux" peu spirituels en soi, et avec les "Robinets" !
Nous reviendrons sur les sources au sonnet "Paris", mais l'influence du sonnet de Valade pour cause de distribution en triptyque est patente. Il devient difficile d'en douter, le poème "Cocher ivre" devait figurer en III à côté de "Jeune goinfre" et "Paris". D'ailleurs, "Cocher ivre" est le seul poème d'une "deuxième série" de "Conneries", sachant que la première série n'a elle-même jamais été précisée en tant que première série.
Vérifions donc l'influence potentielle de "Combat naval" sur "Cocher ivre" :

Combat naval : Mer / Croule ! / Foule / L'air ! // Chair, Roule / Sous le / Fer ! // L'onde / Ronde / Bout. / - Ombre : / Tout / Sombre...
Cocher ivre : Pouacre / Boit : / Nacre / Voit : // Âcre / Loi, / Fiacre / Choit! / Femme / Tombe : / Lombe // Saigne : / - Clame ! / Geigne.

Le vers 8 de "Combat naval" reprend le "fer" du sonnet de Daudet. Le poème "Cocher ivre" lui reprend l'idée de "Chair" à faire souffrir. Rimbaud reprend aussi au vers 2 le mot de la fin du poème "Amour maternel", selon un certain esprit de liaison entre les poèmes. Rimbaud s'est également inspiré de la dynamique binaire articulé que Valade avait imité de "Sparte" dans "Eloge de l'Âne". Pommier privilégiait la prédication dans le rapport d'adjectif à nom "Dure / Loi", et Valade avait privilégié une prédication à l'aide d'un infinitif suivi d'un complément : "Naître con" (je sais que certains excluent le rapport prédicatif au plan de la relation d'adjectif à nom, mais il faudra alors m'expliquer la notion de "prédicat" qui est alors franchement opaque). Rimbaud opte pour une prédication verbale : sujet-verbe, puis COD-verbe. Mais Rimbaud adopte une syntaxe malgré tout laconique, incorrecte, économe : "Pouacre Boit, Nacre voit". Le timbre vocalique "oi" comme dans "Jeune goinfre" a une valeur de référence directe au poème "Sparte" de Pommier.
Mais pour ce qui est du rapprochement entre "Combat naval" et "Cocher ivre" tout tient essentiellement dans l'espèce de comparaison entre le fiacre qui se renverse et un naufrage. "Fiacre Choit" reprend la boucle "Mer croule" et "Tout Sombre" qui encadre la création valadive. Le "clame" de Rimbaud fait songer à son emploi dans le poème en vers courts "Marine" des Poëmes saturniens de Verlaine, tandis que rétroactivement pour un lecteur contemporain la comparaison entre les titres "Cocher ivre" et "Bateau ivre" peut donner une impression maritime à la lecture d'un sonnet urbain où un grossier cocher voit une femme, verse avec son fiacre et blesse la femme. Le récit est peu clair, puisque la femme est la cause et la victime de la chute du fiacre. Le cocher la voit et la renverse en même temps. On pourrait se demander si elle était sur la route ou si après avoir été vue elle est montée la chute du fiacre ne venant qu'un peu après. En tout cas, "Combat naval" et "Cocher ivre" sont tous deux du côté de l'équivoque dans la faillite sexuelle.
Teyssèdre est convaincu que cet unique sonnet en vers d'une syllabe de la part de Rimbaud est raté. Mais Rimbaud ne voulait pas faire joli, il voulait parodier sarcastiquement l'oeuvre d'Amédée Pommier. Nous reviendrons sur l'image du "cocher ivre" dans la poésie de Pommier. La mauvaise disposition des rimes à la fin du sonnet de Rimbaud est un fait exprès, tout comme l'emploi aberrant du subjonctif présent qui sous-entend une forme d'injonction du type "qu'elle geigne celle-là".
Rimbaud a repris le verbe "geindre" au vers 8 du poème de Daudet : "Geint", mais il a opté pour un subjonctif qui permet de bien souligner qu'il écrit une "connerie": "Geigne". Or, avec un "s" de deuxième personne du singulier, ce "geins" figure précisément dans le second poème en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier, Blaise et Rose, celui le plus long que nous n'avons pas encore cité. "Sparte" ne comptait que 32 vers et les rimes étaient clairement croisées d'un bout à l'autre. Le poème "Blaise et Rose" a une distribution des rimes plus chaotique et il s'étend sur plus de 200 vers, 226 ou 227 vers je crois (dénombrement rapide). Il faut absolument citer ce poème en intégralité avant de revenir sur le cas des sonnets monosyllabiques de Daudet et des zutistes.

               Blaise et Rose

Eglogue réaliste, en langage marotique.
Dédiée à Rabelais.

(La scène est dans un bois).

Blaise : Rose
- Vien !
Rose : N'ose
- Rien !
Blaise : Jure-
Moi
Pure
Foi.
Rose : Zeste !
Peste !
Reste
Coi.
Blaise : Une
Brune
Plaît.
Rose : L'Âge
Sage
Fait.
Chauve,
Sauve-
Toi.
Blaise : Quoi ?
Même
Vieux,
J'aime
Mieux.
Rose : Lourde
Bourde !
Sourde
Suis.
Puis,
L'ange
Saint
Fange
Craint.
L'âme
Blâme
Ces
Faits.
Blaise : Prendre
Dois
Tendre
Voix.
Mainte
Plainte
Feinte
J'oys.
Douce
Mousse
Pousse-
Là.
Rose : Qu'est-ce ?
Cesse.
Laisse-
ça.
Haute
Faute
Cuit.
Prompte
Honte
Suit.
Blaise : Reine
Mienne,
Très
Près
Toute
Boute-
Toi.
Rose : Ah ! le
Sale !
Blaise : Soit !
Blanche
Main,
Hanche,
Sein,
Donne.
Bonne,
Tout.
Baise
Blaise
D'aise
Fou.
Rose : Buffle !
Muffle !
Ne
Bouge
Ou je
Te
Tape.
Tien,
Chien !
Jappe!
Blaise : Frappe !
Bien !
Chaque
Claque
M'est
Lait.
Braille !
Baille
Coups !
Rose : Nous
Sommes
Aux
Beaux
Hommes.
Cours,
Basse
Face
D'ours !
Pire
Mot
Faut
Dire :
Loin,
Groin !
Blaise : Dis-le
Trois
Mille
Fois.
Raille !
Piaille !
A
La
Lutte
Je
Me
Bute.
Je
Ne
Plie
Mie.
Quand
Joûte
Coûte
Tant.
Rose : Traîtres,
Loups,
Maîtres
Saouls !
Orde
Corde
Torde
Vos
Os !
Lâche-
Moi!
Blaise : Fâche-
Toi.
Prie ;
Crains ;
Crie ;
Geins.
Grince !
Pince
Fort !
Grogne !
Cogne !
Mord !
Être
Maître
Veux.
Rose : Va, je
Rage.
Gueux !
Bûche !
Sot !
Cruche !
Pot !
Pire
Sire
Qu'un
Hun !
Rogue
Dogue !
Blaise : Ciel !
Quel
Fiel !
Diantre !
Ventre-
Bleu !
Rude
Prude !
Heu !
Nulle
Mule
N'a
Cette
Tête-
Là !
Cède...
Rose : A
l'aide !
Ah !....
Lasse
Suis...
Grâce
Fuis
Vite !....
Blaise : Quitte
T-on
Telle
Belle ?
Non.
Rose : Aïe !
Blaise : Fleur
N'aye
Peur !
Rose : Piège
Laid !
Qu'ai-je
Fait ?
Certe,
Perte
C'est.
Homme
Dur
Comme
Mur,
Nue
Vue
Tue
Moi !
Blaise : Brame,
Femme !
Pâme-
Toi !

Cette édifiante colonne est chargée de licences étonnantes : "Tien" ou "Vien", mais aussi "Mord" ^pour les verbes à l'impératif.  Que pensez de l'habileté de la versification : "Quitte- / T'on" et évidemment ces suites qui laissent songeur : "Quoi ? Même vieux, j'aime mieux", "Haute faute cuit. Prompte honte suit", "Très près toute boute-toi", "Ne bouge ou je te tape" (avec "je" non compté pour la mesure mais "te" oui), "Pire Mot faut dire : loin, groin!", "A la lutte je me bute", "Quand joûte coûte tant" avec l'accent circonflexe, "Orde corde torde vos os", "Ëtre maître veux", "Va, je Rage", "Pire Sire qu'un Hun" (triste sire ne rimant pas), "Heu !", "Fleur N'aye Peur", "Homme Dur comme Mur, Nue Vue Tue- Moi".
Le style marotique revendiqué consiste à reproduire un état de langue plus ancien, comme le fait La Fontaine quelque peu dans ses fables. Ici, le style abuse des articles et pronoms manquants, des inversions entre sujets, verbes et compléments du verbe. La rime à partir du timbre vocalique "oi" apparaît à nouveau dans ce poème, notamment dans une distribution en rimes croisées vers le début : "Jure-Moi Pure Foi", ce qui fait écho au "Dure Loi" de "Sparte" et partant au "Âcre Loi" de "Cocher ivre".
Le sujet est scabreux. Partant du principe que la femme feint, Blaise force et viole Rose qui se rend de guerre lasse, Amédée Pommier invitant à penser qu'au fond d'elle Rose désire le mâle. A cette aune, le dizain zutique d'André Gill ne s'inspire pas seulement d'un poème de Coppée sur une femme battue par son mari mais encore de cette création farfelue de Pommier quand il ponctue son récit par l'expression satisfaite de la femme battue : "que c'est bon un mâle !"
Au passage, notons que les vers "L'Ange Saint Fange Craint" ont dû suggérer la composition de "L'Angelot maudit" où le "caca maudit paraît".
Plusieurs des sonnets obscènes en vers d'une syllabe de l'Album zutique sont aisés à rapprocher de cette création "Blaise et Rose" digne de l'Odéon. Le vers "Ose" du sonnet "A un Caricaturiste" part d'une réplique de Rose : "N'ose / Rien !"
A un caricaturiste (Le petit Chose) : ose ! touche Bouche rose ; Couche Chose : pose Mouche ! lèche mèche, large aile ! quelle charge !
Les rimes de "Sur une femme" "Flamme", "femme", "Drame" "l'âme" ont à voir avec celles de Blaise et Rose : "Brame Femme Pâme- Toi" ou "L'âme Blâme ces faits". Cela peut inclure quelque peu le sonnet d'Henry Cros : "Invocation synthétique" : "Flamme, Luis ; Âme, Vis ; Femme, Ris ; Gemme, Dis, Chante, Vante Les Causes Des Choses." La fin du poème d'Henry Cros est d'ailleurs la traduction d'un passage bien connu de Virgile : "Heureux qui a pu connaître la cause des choses" (Felix qui potuit rerum cognoscere causas)., sachant qu'Amédée Pommier traduit des ouvrages anciens et que son poème "Sparte" est dédié à un traducteur du plus grand et du plus célèbre "roman" latin : L'Âne d'or d'Apulée. Le mot "laid" à la fin du sonnet de Cabaner "Mérat à sa Muse" fait partie des 227 vers du dialogue de Pommier. Même quand les sujets ont l'air d'être nettement distincts un rapprochement sur la bande se maintient.
En 1865, Verlaine a épinglé l'intérêt étonnant de Barbey d'Aurevilly pour de telles niaiseries, car s'il existe des poèmes de Pommier qui peuvent se défendre (pensons au poème Le Nain : "C'est un gnome / Si mignon, / Qu'on le nomme / Champignon. / Une épingle / Fait la tringle / De son lit. D'une miette / Son assiette / Se remplit..." qui pouvait être enseigné et récité à l'école), Verlaine rappelle cruellement, en citant sa cible, que ce sont précisément ces deux poèmes-là que le futur auteur des Diaboliques met sur un péidestal : "Homme étonnant qui n'a besoin que d'une syllabe pour vous enchanter, si vous avez en vous un écho de poète, - qui serait Liszt encore sur une épinette, et Tulou dans un mirliton". Et Verlaine de lier la citation du discours de Barbey d'Aurevilly à la citation d'un échantillon promis. Verlaine a choisi un passage de la fin du poème qui témoigne de l'hystérie du dialogue et de la rage du poète créateur. Six vers de Blaise sont cités puis quatre consécutifs de Rose. Le lecteur peut constater que l'alternance des rimes semble suivie, mais qu'elles sont organisées n'importe comment, s'accompagnant de licences "Mord" et d'une logique métrique assez douteuse "Va, je / Rage".

Blaise. - Grogne !
               Cogne !
               Mord !
               Être
               Maître
               Veux.
Rose.    - Va, je
               Rage.
               Gueux !
               Bûche ! etc.
Or, Daudet a été attentif à cela, puisque son sonnet en vers d'une syllabe n'est pas que la reprise du moule audacieux de Paul de Rességuier. L'écrivain provençal veut associer Verlaine à Pommier, leurs acrobaties sont du même ordre dérisoire pour lui. Et Daudet nourrit son court poème de citations de vers de Pommier. Il reprend "Saint", il reprend "Maint" pour "Mainte", et les trois verbes "Geint", "Pince" et "Grince" sont repris à un passage du dialogue qui précède de très peu l'échantillon cité par Verlaine. Celui-ci ne pouvait ignorer que son ennemi reprenait trois verbes consécutifs de l'ensemble de quatre vers immédiatement placés avant sa citation : "Geins. Grince ! Pince / Fort. Grogne ! etc."
Dans "Cocher ivre", Rimbaud poursuit ce jeu du lien par les reprises de vers, son "Geigne" final reprend et "Blaise et Rose" de Pommier, et "Le Martyre de saint Labre" de Daudet avec une troisième variante de forme : "geins" (Pommier), "geint" (Daudet), "geigne" (Rimbaud). Le style marotique évident de "Cocher ivre" s'inspire des outrances du dialogue entre Blaise et Rose : "Nacre voit" avec pour subtilité d'identifier la femme à la nacre comme sous forme de cliché Pommier nommait son personnage féminin Rose. Celle-ci veut être tuée pour avoir été vue nue à la fin du poème. Rimbaud conjugue l'outrance des outrages à la syntaxe à l'outrance du sujet. La femme blessée, qu'elle geigne, le cocher Pommier peut penser qu'elle aime cette situation virile. "Geigne" s'oppose en réalité à "Pâme-toi" comme mot de la fin bien sûr. Le titre "Cocher ivre" corrompt quelque peu les deux vers "Maîtres / Saouls" dans la bouche de Rose, mais nous verrons que les rapprochements doivent être poussés plus loin entre le sonnet de Rimbaud et l'oeuvre d'Amédée Pommier.
Une des réussites du sonnet de Rimbaud réside d'ailleurs dans la rime entre "Pouacre" et "nacre", le trivial "pouacre" ouvrant le poème en claquant insolemment en tout premier vers. Rimbaud synthétise superbement les errements de la syntaxe marotique de sa cible "Âcre Loi, Fiacre Choit". La désorganisation finale des rimes qui peut sembler illustrer les suites de l'accident raille les rimes mêlées et peu organisées, partant peu habiles et travaillées, du poème "Blaise et Rose" : "Femme Tombe: Lombe Saigne : - Clame ! Geigne." D'ailleurs, la rime, victime du désordre, n'est autre qu'une rime en "-ame" dont on a remarqué la grande présence chez Pommier, "clame" pourrait rime avec "pâme", sauf que les idées de plaisir et souffrance s'opposent. Rimbaud n'a pas cherché à montrer qu'il était un virtuose pouvant tourner habilement la difficulté du sonnet monosyllabique, il a voulu concentrer certains effets moqueurs contre une cible, tout simplement. Rimbaud ne respecte pas l'alternance des rimes masculines et féminines, ce que ne fait pas Amédée Pommier, mais il met cela au service d'une critique de la médiocrité et vanité de sa cible. Il ne s'agit pas d'une irrévérence que Rimbaud prend en charge pour cette fois, mais d'un négligé sarcastique. L'homme et la femme cohabitaient dans "Nacre / Voit", mais après la chute, la femme rejette l'élément viril en une série de six rimes féminines de cris et récriminations, pied-de-nez à la morale scabreuse artificielle de "Blaise et Rose".
Les autres zutistes étaient bien conscients des enjeux du vers d'une syllabe puisque sur une page de l'Album zutique où figurent trois sonnets de ce type par trois poètes distincts, Cros, Valade et Nouveau, les poèmes de Cros et Nouveau reprennent la forme dialoguée de "Blaise et Rose", la forme ramassée du sonnet de Cros avec deux répliques l'une de Tristan l'autre d'Yseult faisant nettement songer aux dix vers de la citation de Verlaine de 1865 où six vers de Blaise précédaient quatre autres de Rose. Charles Cros a corrompu le titre de Rimbaud "Conneries" en "Causerie" et Germain Nouveau a clairement perçu la valeur générique du titre "Causerie" en baptisant son sonnet "autre Causerie" comme Daudet intitulait un poème de son recueil Les Amoureuses "Autre amoureuse". Qui plus est, les deux poèmes ont recours au mot "con" qui vient de l'Eloge de l'Âne de Valade et ce mot "con" fait bien sûr partie du mot "conneries". A cette aune, si le poème de Valade au milieu n'est pas un dialogue, une causerie, son titre "Ereintement de Gill" est une variation sur le titre "Eloge de l'Âne", tandis que Gill, l'auteur d'un dizain sur la femme battue qui aime le mâle est assimilé à la brutalité d'un Blaise.

Causerie : (Tristan) Est-ce Là Ta Fesse ? Dresse- La. Va... Cesse (Yseult) Cu ! .... Couilles ! Tu mouilles mon con [Cros]
Ereintement de Gill : Gill Braque Chaque Cil. Braque Vil, Il n'a Que Les Gestes Lestes Des Putes Brutes. [Valade]
Autre Causerie : (Charle) Donne ton con, bonne Y(i)onne ! (Yonne) - non, on sonne ! (Charle) Si ? (Yonne) Qui parle ? Chut ! ... Charle ? Zut !

Le poème de Nouveau se termine significativement sur le mot "Zut".
Philippe Rocher a signalé récemment à l'attention un vers des Odes funambulesques de Banville qui attribue à Pommier le mot "Zut" ("Pommier te dira zut ! [....]" dans Occidentale première Le Mirecourt), un monosyllabe digne de figurer dans "Blaise et Rose", ce dialogue où le "Heu" fait vers. Mais, c'est qu'il s'y trouve presque; puisque vers le début du dialogue, Rose s'écrie : "Zeste! / Peste, etc." Un "Zeste" qu'il est fort tentant de lire comme une interjection "Zut" moins vulgaire, ce qu'elle est bien en somme.
Nouveau lui-même fut bien informé des implications zutiques du monosyllabe.
Les mots "chair" et "fer" présents dans "Combat naval" de Valade sont des reprises de Daudet qui installaient un esprit de connivence et qui rappelaient que Daudet avait piqué plusieurs vers à Pommier pour agacer Verlaine.
Germain Nouveau a su participer à cette logique où sous l'apparence de ne pas reprendre les idées mêmes des poèmes de Pommier des passerelles subreptices étaient impliquées par certains mots.
Nouveau a encore composé un sonnet de ce genre intitulé "Sur Bouchor" : Touche, Cor, Bouche / d'or // Souche, Dort ; Mort / Louche ! // Yeux / Ferme / Ferme : Mieux Clame L'âme !"
Il a remarqué les variantes de Rimbaud et s'est essayé à un sonnet en vers de trois syllabes intitulé "Sur RP", à savoir sur Raoul Ponchon. Il l'a transcrit sur la page même qui contient "Cocher ivre" et le "quelle allure" initial rappelle quelque peu le "quelle mort" de l'épitaphe de Rességuier. Le mot "bouche" est présent tant dans "Sur Bouchor" que dans "Sur RP", et la manière du titre reprend la manière de poèmes zutistes sans doute antérieurs : "Sur un poëte moderne", "Sur une femme". Mais, il existe une énigme. Germain Nouveau a-t-il composé le sonnet "A un Caricaturiste" à proximité du poème "Intérieur matinal" ? Si tel est le cas, il ne l'a pas signé, tandis que, non expert il est vrai, je ne vois pas sur quels éléments se baser pour reconnaître son écriture. La copie du sonnet "A un Caricaturiste" est d'une belle écriture affirmée que je ne reconnais pas dans les transcriptions de Nouveau. Le digraphe "ch" est parfaitement enchaîné aux voyelles qui suivent. Dans les copies de Nouveau, cela peut arriver, mais généralement il s'arrête en bas du "h", lève la plume laissant un mince espace et reprend à partir de la voyelle. Le bouclage du C majuscule n'a pas l'air d'être celui de Nouveau. Attribuer le dessin à Nouveau est encore plus aléatoire, mais l'idée est compréhensible de lier l'ajout du dessin à l'ajout du poème. Ce qui plaide en faveur de l'attribution à Germain Nouveau, c'est une triple convergence : l'ajout dans un mince espace d'une page déjà remplie, les minuscules à l'initiale de la plupart des vers, même quand il y a début de phrase, et enfin le mot "Bouche" qui revient. Pourtant, Nouveau ne fut pas tout seul à participer à l'Album zutique en 1872, et il ne fut pas le seul à pratiquer les minuscules en début de vers. Ce qui me frappe, c'est que l'auteur a fait exprès de placer ce sonnet à proximité de "Intérieur matinal" de Charles Cros, lequel Charles Cros a ajouté un an après le monogramme des deux C l'un dans l'autre l'un étant à l'envers, car personne n'employait de monogramme en octobre-novembre 1871 et le poème était déjà signé des initiales C C de toute façon. Léon Valade et Charles Cros ont ajouté ultérieurement des monogrammes, mais pas les absents comme Rimbaud et Verlaine. Et la symétrie me fait laisse songeur qui veut que quelqu'un ajoute un sonnet monosyllabique explicitement tourné contre Daudet à proximité d'un poème de Cros explicitement tourné contre Daudet "Intérieur matinal", tandis qu'à son tour Cros lui-même ajoute un sonnet monosyllabique à proximité d'une parodie de Verlaine "Pantoum négligé" se moquant du même Daudet. Cette symétrie témoigne d'une certaine implication qui me semble cadrer mal avec un Germain Nouveau tout frais débarqué à Paris. Il est petit (petit Chose) et provençal comme Daudet, mais tout ça n'est pas clair et il faudra se pencher sur les publications de poèmes zutiques dans La Renaissance littéraire artistique, puis dans la Revue du Monde nouveau. Le sonnet monosyllabique "A un Caricaturiste" n'étant pas signé, est-il de Cros, de Pelletan ou d'un Jean Keck dont l'écriture est moins claire mais peut ressembler pour la formation de certaines lettres ? Ou bien s'agit-il du texte d'un autre zutiste qui n'écrivait jamais par ailleurs sur l'Album, ou bien du mirlitonnant "JM" ou "M" du premier novembre qui est le premier à adopter les minuscules en début de vers, nonobstant le sonnet "A un Caricaturiste". L'encre foncée pour transcrire "A un Caricaturiste" est-elle la même que celle utilisée par Pelletan sur le feuillet suivant, ce qui voudrait dire que le sonnet a été reporté en octobre 1871, créant l'hapax de l'unique sonnet à initiales minuscules d'octobre-novembre 1871 ?
Je ne suis pas expert en graphologie, mais je ne reconnais pas l'écriture de Nouveau. Le "A" est flanqué d'un accent grave de préposition, ce qui peut témoigner d'une lecture du "Âcre / Loi" de Rimbaud, mais ce n'est pas l'écriture de Rimbaud, le "C" majuscule par exemple ne convient pas. Enfin, bref, Pascal Pia ne faisait qu'émettre l'hypothèse que ce sonnet devait être de Germain Nouveau, ce n'était qu'une impression, fondée plutôt sur le style que sur la graphologie, mais depuis une fausse évidence s'est imposée, alors que l'attribution de ce sonnet pose nettement problème.
Il conviendrait pour mener à bien cette enquête d'élargir le dossier.
Dans son ouvrage La Syllabe et l'écho, Alain Chevrier a mêlé des prouesses formelles distinctes, mais il a aussi traité des vers d'une syllabe faisant écho en alternance avec des vers plus longs. L'Album zutique contient des performances de ce style avec les "Conseils à une petite moumouche" de Camille Pelletan qui les fait passer pour huit vers d'Albert Millaud du Figaro. On retrouve "Cu" avec l'orthographe de la "causerie" de Charles Cros et la rime "bouche" :: "Mouche". Par Raoul Ponchon, une fable attribuée à (Lachambeaudie) au lieu de Lachambaudie me semble-t-il avec le même principe des parenthèses que pour (Albert Millaud) contient du grec et des vers d'une syllabe avec l'audace d'une syllabe de mot en rejet : "Un magnifique ango-" et ligne suivante "ra", puis interjection "Ah!" Je passe les détails et je cite enfin la page avec la décapitation d'Albert Mérat mise en dessins : elle précède la page des huit vers attribués à Albert Millaud et contient le quatrauin "J'ai l'air ici, / Si, / Je n'mabuse, / Buse."
Ces dessins ne datent pas d'octobre-novembre 1871, mais de 1872.
Il y a un problème d'attribution du sonnet "A un Caricaturiste" et il reste des zones d'ombre à élucider concernant la genèse et datation des contributions zutiques.

mercredi 21 septembre 2016

Pommier (troisième partie : première étude d'ensemble des sonnets en vers courts de l'Album zutique)



Après une première série d’articles sur « Charles Baudelaire » en 1865, le jeune poète parnassien en devenir Paul Verlaine publie un compte rendu d’un ouvrage Les Œuvres et les Hommes de Barbey d’Aurevilly, un ennemi personnel du mouvement poétique dont il se réclame. Verlaine reviendra plus tard sur son appréciation de l’écrivain qu’il traite alors de « romancier très inégal ». Pour l’heure, il brocarde le critique littéraire « détestable souvent et contestable toujours ». Barbey d’Aurevilly a le tort de préférer l’inspiration au travail soigné de la forme, et quand Verlaine en vient à citer l’exemple d’Amédée Pommier c’est sous le jour d’une comparaison avec Banville. Barbey d’Aurevilly s’indigne contre ce qu’il appelle les « sornettes enragées et idiotes » des Odes funambulesques, ce qui correspond à un rejet des thèmes de Banville, plutôt qu’à un rejet formel pur et simple, vu que le connétable des Lettres admire en revanche les acrobaties métriques d’Amédée Pommier, dont les clichés, idées politiques et morales conviennent mieux à ses attentes. Le paradoxe, c’est qu’en jugeant du mérite des poètes en fonction des idées qu’ils défendent, ou plus précisément en fonction de sa sympathie pour les idées défendues, Barbey d’Aurevilly se met dans une situation absurde : il critique la poésie formelle de Banville qui a de la tenue en lui préférant les authentiques « colifichets » de Pommier qui, pour le coup, méritent d’être baptisés sots et enragés. Inévitablement, Verlaine épingle ce travers en citant l’exemple le plus flagrant de la médiocrité poétique de Pommier, un extrait du poème Blaise et Rose qui prend la forme d’un grossier dialogue à base de monosyllabes. Verlaine ne cite pas le poème entier, mais un échantillon accablant par la nullité de sa versification, la grossièreté débilitante de l’échange et l’incohérence grammaticale, le laxisme bête dans la disposition des rimes, voire une licence de paresseux éludant l’enjeu de la difficulté vaincue, puisque Verlaine épingle sensiblement l’orthographe de l’impératif présent « Mord » où l’absence de « s » est d’autant plus choquante que la rime avec « Fort » n’est pas mentionnée par le perfide rapporteur :

BLAISE. – Grogne !
            Cogne !
            Mord !
            Être
            Maître
            Veux.
ROSE. – Va, je
             Rage.
             Gueux !
             Bûche ! etc.

Verlaine rappelle cruellement le titre que Pommier a lui-même choisi pour désigner son œuvre à l’attention du public « colifichets ». Tout cela eut lieu en novembre 1865 dans un article de la revue L’Art. Il ne s’agit pas d’un sonnet en vers d’une syllabe, mais force est de constater que nous retrouvons ce débat comique sur les mérites illusoires d’un poète composant de dérisoires acrobaties métriques. Encore une fois, un discours critique encadre la citation d’une telle prestation monosyllabique. Il faut bien comprendre que si dans l’Album zutique les sonnets monosyllabiques ne sont pas accompagnés de considérations mordantes ironiques, il n’en reste pas moins que Valade et consorts ont à l’esprit que les modèles eux l’étaient. Ecrire un poème en vers d’une syllabe pour un zutiste, c’est entrer dans une polémique sur les affectations ridicules des poètes. Et ce qui justifie cela, c’est que les choses n’en sont pas restés là. Si Barbey d’Aurevilly avait publié une série de trente-sept médaillonnets du Parnasse contemporain, en se fondant sur la série de sonnets qui ponctuait le premier volume du Parnasse contemporain en 1866, Alphonse Daudet et quelques autres anti-parnassiens ont publié un volume satirique reprenant à peu près la suffixation dépréciative flanquée au mot « médaillon » par Barbey d’Aurevilly pour leur titre Parnassiculet contemporain. Mais, conscient de la gravité de l’attaque contre Amédée Pommier, Daudet ne peut pas opposer les camps de poètes, il lui faut assimiler Verlaine à Amédée Pommier par une création parodique et ce sera le fameux sonnet monosyllabique du « Martyre de saint Labre » qui a, à défaut de génie dans la manière en vers, plusieurs mérites parodiques. Premièrement, il s’agit d’un sonnet en vers d’une syllabe sur le modèle de l’épitaphe de Paul de Rességuier. Verlaine qui porte le même prénom devient alors l’exemple au sein du Parnasse d’une nouvelle ambition de renouveau de la forme. Les parnassiens rejouent les batailles romantiques, la redite ayant nécessairement une moindre pertinence. Deuxièmement, le sous-titre permet d’identifier la cible qu’est Paul Verlaine qui n’est pas citée en tant que telle et surtout ce sous-titre invite à confondre les procédés formels d’un Parnassien avec ceux d’un Amédée Pommier rimant des vers d’une syllabe : « Sonnet extrêmement rythmique ». Pour rappel, la pièce « La Nuit du Walpurgis classique » des Poëmes saturniens jouait sur un décalage de la répétition du mot « rythmique » par rapport au moule métrique :

Un rythmique sabbat, rythmique, extrêmement
Rythmique […]

Cela a l’air simple, mais cet art de la répétition décalée est étranger à la poésie pourtant peu avare en répétitions et refrains du recueil Les Amoureuses de Daudet. Et, pourtant, la construction parodique du « Martyre de saint Labre » était si habile que Verlaine n’a pu qu’enrager ne pas savoir y répondre. La parodie du poète provençal a un caractère définitif, quelque chose d’impossible à défaire, et le pire c’est que tout le génie littéraire de la parodie de Daudet n’est pas dans la grâce de la versification, mais dans l’élaboration très concertée du moule mis en place. Daudet est arrivé à une performance littéraire sans poésie, il est ainsi inaccessible à la critique, tandis qu’il est difficile de répliquer à un auteur que son vers n’a aucune émotion, aucun charme, quand il n’y est pas sensible et qu’en revanche il peut exhiber le côté intellectuellement astucieux de sa création. Et, pour une troisième raison, le poème de Daudet est une habile construction, puisque Daudet a retenu la leçon de Pommier du titre « Sparte » d’un poème tout en vers d’une syllabe, poème filiforme d’une maigreur de régime sévère à la spartiate. Le « martyre de saint Labre » est une forme maigrelette. Sans être un de ces calligrammes d’Apollinaire dont les jeunes élèves sont maternés aujourd’hui, à notre avis bien à tort, la forme du sonnet aux vers d’une syllabe mime le fond. Et dans cette maigreur, un lourd sous-entendu : la maigreur de la pensée et de l’art du poète, en l’occurrence du poète Paul Verlaine « archétype Parnassien » pour citer, non sans raison, une saillie de l’Album zutique.
Que contenait l’Album des Vilains Bonshommes qui a disparu dans l’incendie de l’Hôtel de la Ville du temps de la Commune ? Il nous semble peu probable que Valade, Verlaine et consorts aient attendu la formation d’un Cercle du Zutisme en octobre 1871 pour répliquer parodiquement au poème de Daudet. Il faut se méfier quant à la datation des transcriptions de l’Album zutique. Certaines reportent des poèmes que nous savons antérieurs, soit que des versions précédentes figurent dans la correspondance verlainienne, soit que cette correspondance verlainienne nous apprenne que la parodie de Baudelaire La Mort des cochons figurait déjà dans l’Album des Vilains Bonshommes. Pour l’essentiel, les sonnets monosyllabiques présents dans le corps de l’Album zutique semblent bien contemporains ou peu s’en faut de leur transcription dans le corps de l’Album, mais dans le cas des trois sonnets monosyllabiques de Léon Valade une interrogation se pose. Les deux derniers de ces trois sonnets seront ultérieurement publiés dans la Revue du Monde nouveau et leur caractère de triptyque peut suggérer qu’il s’agit de créations plus anciennes simplement reportées dans l’Album pour leur prestige comique. Il pourrait s’agir de créations du temps de l’Album des Vilains Bonshommes dont Valade aurait gardé des versions par-devers lui. Il faut bien cerner que les sonnets monosyllabiques et les « dixains réalistes » à la manière de Coppée avaient une actualité critique à la fin du second Empire et que l’Album zutique est non pas la naissance d’une veine nouvelle, mais un prolongement d’une activité ludique parnassienne concernant Verlaine et bien d’autres. Et il importe encore de ne pas oublier que dans de telles conditions Eugène Vermersch et d’autres exilés communards auraient inévitablement fait partie du Cercle du Zutisme s’ils l’avaient pu. Les création poétiques du type « Les Binettes rimées » de Vermersch sont significatives à cet égard et ajoutons encore que Rimbaud et Verlaine, à tout le moins, ont eu des contacts avec les réfugiés communards, notamment Vermersch à Londres, en sachant qu’il nous manque sans aucun doute une précieuse correspondance littéraire, qui, si menue qu’elle ait pu être, nous aurait réservé des surprises et révélations.
Dans la mesure où nous leur supposons une ancienneté dont ne sauraient se prévaloir les œuvres de Rimbaud, Nouveau et quelques autres, concédons toutefois que les trois sonnets monosyllabiques de Valade au début de l’Album zutique, recto de la page 5, ont donné le ton. Il s’agit de trois sonnets l’un à côté de l’autre, dressés comme trois grêles colonnes. Le premier intitulé « Eloge de l’âne » suppose vraisemblablement un jeu de mots sur le nom de Daudet (entendons « baudet »). C’est le seul à n’avoir pas été repris dans la Revue du Monde nouveau en 1874. Dans la Revue du monde nouveau, les deux sonnets monosyllabiques cités : Amour maternel qui devient « Monologue d’un amour maternel » et Combat naval, sont reliés par un rébus à leur auteur Léon Valade par le truchement d’un vers qui peut se lire dans les deux sens : « Léon, émir cornu d’un roc, rime Noël », ce que relève Pascal Pia dans son édition fac-similaire de l’Album zutique en y ajoutant un autre exemple au sujet d’un autre zutiste occasionnel, Camille Pelletan : « N’a-t-elle pas ôté cet os à Pelletan ? » Ceci laisse à penser que d’autres documents parodiques pourraient éventuellement refaire surface un jour. L’Album zutique n’est que la pièce échappée d’un plus vaste naufrage, et c’est sans doute le prestige de Rimbaud fraîchement débarqué à Paris qui nous empêche de prendre toute la mesure du problème.
En poursuivant notre inspection, si nous laissons de côté, deux sonnets monosyllabiques visiblement ajoutés après coup dans des espaces blancs des pages zutiques (A un Caricaturiste et Sur la Femme de Charles Cros), les trois sonnets initiaux de Valade sont suivis des trois créations de Rimbaud coiffées du titre « Conneries ». Il s’agit de trois sonnets sur des verts courts. La première série de deux sonnets que reporte Rimbaud ne contient aucun sonnet monosyllabique. « Jeune goinfre » est un sonnet en vers de deux syllabes, et « Paris » un sonnet en vers de six syllabes, ce qui n’est plus du tout de la même portée. Ces deux sonnets sont reportés au verso de la page 6 de l’Album zutique et vu le soin apporté à la distribution resserrée des deux sonnets sur le côté gauche du feuillet, il semble assuré que Rimbaud a été empêché de reporter à tout le moins une troisième création, selon toute vraisemblance le sonnet enfin en vers d’une syllabe de sa part, « Cocher ivre », qui forme à lui tout seul une deuxième série sous le titre « Conneries » au verso de la page 8. Si nous réunissons les trois « Conneries » de Rimbaud, des comparaisons symétriques sont possibles avec les triptyque de Léon Valade.
Mais, entre les deux séries de « conneries » de la part de Rimbaud, nous observons au recto de la page 7, à proximité donc de « Jeune goinfre » et « Paris au verso de la page 6, une dans l’extrême marge gauche  d’un sonnet monosyllabique d’Ernest Cabaner intitulé « Mérat à sa Muse », poème qui traite d’une guerre imminente, mais qui figure dans la marge laissée par la transcription justement du sonnet La Mort des cochons, parodie signée « L. V. – P. V. » pour Léon Valade et Paul Verlaine, parodie qui, nous le savons, figurait déjà dans l’Album des Vilains Bonshommes. Voilà qui peut contribuer à renforcer l’impression que les trois sonnets monosyllabiques de Léon Valade sont le report d’une création plus ancienne. Nous voulons dire que si nous cherchons à expliquer pourquoi précisément à cet endroit Cabaner reporte une composition récente ou non de sonnet monosyllabique, c’est peut-être qu’au-delà de la proximité de la série rimbaldienne, la transcription par Verlaine de « La Mort des cochons » a créé un instant d’échanges nostalgiques sur l’Album des Vilains Bonshommes, fantôme indispensable pour méditer la dynamique du Cercle du Zutisme.
Remarquons encore que sur le verso de la page 8 où figure le seul sonnet en vers d’une syllabe de Rimbaud « Cocher ivre », Raoul Ponchon a ajouté quelques mois plus tard visiblement en 1872 une parodie de Louis Ratisbonne et Germain Nouveau un « Sonnet sur RP » [Raoul Ponchon] en vers de trois syllabes, signe qu’il s’est intéressé à la déclinaison rimbaldienne du projet qui consistait à varier les mètres (vers de deux, de six syllabes, etc.).
De nouveaux sonnets monosyllabiques apparaissent au recto et au verso d’un feuillet contenant également des monosyllabes latins, peut-être dans l’esprit du poète Ausone nous apprendrait Alain Chevrier. Le premier « Sur un poëte moderne », attribué sans certitude à Paul Verlaine à ce que nous avons compris, est accompagné d’un médaillon ou d'une médaille antique usée qui représente François Coppée. Le sel de la blague reliant le dessin au sonnet est sans doute à comprendre dans le glissement de médaille ou médaillon à médaillonnet à la manière de Barbey d’Aurevilly. Ancien compagnon de route des Vilains Bonshommes, François Coppée est devenu un ennemi politique des zutistes par ses écrits anticommunards et ses amitiés avec la princesse Mathilde. Qui plus est, cet éloignement s’accompagne d’une régression au plan poétique. François Coppée n’a plus le même talent que quand il composait les recueils Reliquaire ou Intimités, voire que quand il composait son recueil de Poëmes modernes, ici clairement épinglé : « Sur un poëte moderne ». Cette même page s’accompagne d’un faux Coppée de Léon Valade intitulé « Pieux souvenir » et à l’extrémité droite de la page d’un sonnet monosyllabique d’Henry Cros « Invocation synthétique ». Quant au verso de cette page, il s’agit clairement de transcriptions plus tardives, puisque le monogramme « GN » désigne Germain Nouveau, lequel n’a pu écrire sur l’Album zutique détenu par Léon Valade qu’en 1872. Ce verso est très intéressant. Nous retrouvons l’idée d’une série de trois sonnets monosyllabiques sur le modèle initié par Léon Valade, ce qui conforte au passage l’impression que les trois « Conneries » de Rimbaud formaient un triptyque dans son esprit. Mais ce n’est pas tout ! Outre que les trois sonnets sont de la plume de trois parodistes distincts : Cros, Valade lui-même et Germain Nouveau, le premier sonnet de Charles Cros et le troisième de Germain Nouveau ont en commun d’imiter la forme dialoguée du poème Blaise et Rose précisément cité comme exemple d’exploit poétique apprécié d’un Barbey d’Aurevilly pour ses vers d’une syllabe. Le poème « Ereintement de Gill » de Léon Valade n’est pas un dialogue, mais Charles Cros fait figurer sur le côté les disons « didascalies » Tristan et Yseult, Tristan prenant la parole dans les quatrains et Yseult dans les tercets. Cette distribution nous invite à rappeler que Verlaine n’a pas cité intégralement le dialogue de Blaise et Rose et qu’il n’a cité qu’un extrait des éructations de Blaise en les faisant suivre d’un extrait aussi court des réponses de Rose. Le poème de Charles Cros imite par ailleurs le titre de Rimbaud « Connerie » sous son apparence neutre « Causerie ». Sans doute à la façon de Daudet « Autre amoureuse », Germain Nouveau a répondu au sonnet de Cros avec le titre « Autre causerie », mais il a compliqué l’échange (Charle, Yonne, Charle, Yonne). Quelques pages plus loin, Valade de sa plus belle écriture a retranscrit un autre de ses sonnets monosyllabiques « Néant d’après-soupée ». Le soin apporté à la transcription sur un feuillet déchiré contenant les restes d’une création rimbaldienne sur le principe des bouts-rimés invite à penser que c’est une transcription d’octobre-novembre 1871. En revanche, au verso de la page 22, nous rencontrons un sonnet monosyllabique qui date vraisemblablement de 1872 puisqu’il répond à celui « sur RP » en ciblant un autre proche de Richepin : « Sur Bouchor ». Par son monogramme « GN », il est attribué à Germain Nouveau également. C’est le dernier sonnet monosyllabique de notre précieux livre manuscrit zutique, mais il nous faut rappeler que nous avons fait abstraction de deux sonnets dans les premières pages de l’Album zutique. Le premier est attribué à tort à Germain Nouveau avec le dessin l'accompagnant, mais ce sonnet n'est pas signé et l'argumentation qui suit plaide pour un apport précoce en octobre 1871 même. Son auteur, Valade ?, l’aurait ajouté au verso déjà surchargé de la page 3 de l’Album zutique. Cette caricature est accompagnée d’un dessin représentant le visage d’Alphonse Daudet flanqué de l’identification sournoise « Le petit Chose », tandis que le sonnet porte un titre « A un caricaturiste ». Sur la page suivante de l’Album, Camille Pelletan a reporté une composition sienne avec une plume gorgée d’encre, ce qui donne une écriture épaisse et foncée. Bien que l’écriture du sonnet « A un caricaturiste » soit plus soignée, il semble que son auteur inconnu ait utilisé la même plume dans le même état. Dans de telles conditions, ce serait le premier sonnet à avoir été transcrit dans le corps de l’Album zutique, avant même ceux de Léon Valade au recto de la page 5, deux, trois pages plus loin. Il y a toutefois fort à parier que ce sonnet sur "le petit Chose" et les trois sonnets de Valade aient fait partie d’une même série de transcriptions dans une même journée, ou peu s’en faut, et que, dans tous les cas, l’activité zutique ait appelé l’attention sur le report de trois créations « valadives » plus anciennes. Enfin, au recto de la page 6, c’est cette fois Charles Cros qui a reporté un sonnet monosyllabique dans une mince bande étroite au milieu de la page. Dans les deux cas, l'auteur non identifié et Charles Cros ont reporté bon an mal an un sonnet monosyllabique à gauche d’une parodie ciblant Alphonse Daudet. Dans le premier cas, « A un Caricaturiste », le poète a écrit à côté d'un poème de Cros « Intérieur matinal » qu’il attribue zutiquement à un Daudet infantilisé : « Joujou, pip, caca, dodo… » Dans le second cas, « Sur la femme », Cros, à son tour, a voulu accompagner le « Pantoum négligé » que son auteur Paul Verlaine a faussement attribué à Alphonse Daudet.
L’unité des sonnets monosyllabiques et assimilés dans le corps de l’Album zutique apparaît donc clairement. Il ne nous reste plus qu’à mieux déterminer les sources intertextuelles au cas par cas. Ce sera l’objet de la prochaine partie de notre étude… Nous allons citer tous les poèmes en vers d’une syllabe d’Amédée Pommier, quelques autres modèles de sonnets, tous les sonnets monosyllabiques ou assimilés de l’Album zutique, et nous monterons systématiquement les chaînes intertextuelles possibles dessinées par ces vers d’une syllabe. Il conviendra également de citer en regard les autres parodies d’Alphonse Daudet que contient l’Album zutique. Ce travail nous demande une certaine étendue, et nous préférons scinder ici notre article. Chaque temps de l’étude a toutefois son importance et nous avons vu ici que la dispersion des parodies zutiques n’empêchait pas de constater des éléments d’articulation très fermes riches d’enseignements ou de suggestions à explorer. Il va sans dire que c’est on ne peut plus concrètement que nous mettons le nez dans la sociologie du zutisme et dans la signification de leurs écrits collectifs.