vendredi 30 août 2013

Dans la presse, en septembre 1870 !

Dans ma Chronologie des écrits de Rimbaud de 1868 à 1870 (blog Rimbaud ivre), j'ai précisé que certains prétextes des deux sonnets caricaturant Napoléon III après Sedan, Rages de Césars et Le Châtiment de Tartufe, se trouvaient réunis dans un même article du Monde illustré. La mise en ligne de cette revue s'est achevée tout récemment sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France. Il m'est donc loisible de renvoyer enfin à cet article. Le Monde illustré est un hebdomadaire et il est déjà question de la capitulation de Sedan dans les numéros des 3 et 10 septembre 1870, mais c'est le Bulletin de la guerre de Maxime Vauvert dans le numéro du 17 septembre qui revient sur la honte de l'empereur déchu et qui mérite ici toute l'attention.

Il y est question non plus de la guerre acceptée par Ollivier, le "Compère en lunettes", le "coeur léger", mais de l'humiliation : "Ah! tous ne supportaient pas d'un coeur léger l'humiliation qu'un empire aux abois imposait à leur courage."

 Suite à l'entretien des empereurs, il y est question aussi d'interrogations comparables à celles rhétoriques du sonnet Rages de Césars : "Que tramèrent là ces deux hommes contre la France? - On le saura plus tard."

La rhétorique hugolienne est très présente dans l'article de Maxime Vauvert, comme dans les deux sonnets de Rimbaud très influencé par la lecture des Châtiments.

Or, Rages de Césars joue sur une inversion conditionnée par l'image d'un Empereur qui se promène en fumant. Napoléon III est fait prisonnier et la République est proclamée, sa balade et sa cigarette n'ont plus une valeur d'imperium, ce qui permet d'insister sur le défaut des lèvres et du regard pour exprimer la complète déconfiture d'un personnage grotesque : "L'Homme pâle", "son oeil terne", "ses lèvres muettes", "l'oeil mort".
Rimbaud ne connaît pas personnellement l'empereur et cette image de fumeur ne lui vient pas non plus pleinement des Châtiments. Il convient donc de chercher les images d'un empereur fumeur dans la presse, là où le sonnet de Rimbaud a ses sources autres qu'hugoliennes. L'extrait suivant du Bulletin de la guerre de Maxime Vauvert a le mérite d'exploiter lui aussi une inversion à partir du motif de la cigarette, l'anomalie d'un empereur fumant avec désinvolture sur le théâtre de sa défaite, en soulignant également l'idée de regard atone et de lèvres insensibles, champ de bataille où le cri de "Vive l'empereur" ironiquement mentionné dans L'Eclatante victoire de Sarrebrück tourne en malédiction.

      "La dernière étape - Napoléon III traverse le champ de bataille de Sedan - Après son entrevue avec l'empereur Guillaume, l'ex-empereur, honteux prisonnier des Prussiens, se mit en route pour la Belgique, qu'il devait traverser pour se rendre en Allemagne. C'est dans sa calèche, avec ses valets verts, ses coureurs, ses postillons et ses grelots, comme s'il allait aux courses, que cette fois il parcourut le champ de bataille. Il n'y avait plus de danger  pour sa personne. Aussi fumait-il stoïquement sa cigarette. A droite et à gauche, des cadavres encore chauds, et dont le dernier cri a été un cri de malédiction contre lui [...] Le crime qu'il a commis s'étale là dans son horreur et sa nudité sanglante. Il passe impassible, fumant toujours sa cigarette.
        "De ce champ de bataille criminel et hideux ne s'élèvera aucun remords pour cet homme qui, devant l'écrasement de la France, ne pense qu'aux millions qu'il a mis de côté.
         "Comme d'habitude, son regard était atone, et ses lèvres, qui n'ont jamais frémi, pressaient son éternelle cigarette."
Rimbaud n'a pas comme Maxime Vauvert l'idée d'un empereur qui s'enfuit dans l'insolence. Le sonnet Rages de Césars montre l'envers grotesque et lamentable de la farce, et si l'empereur n'a pas de remords, un regret personnel le mord. Et le poème Le Châtiment de Tartufe porte le coup de grâce à la caricature de grandeur déchue que fait entendre le titre Rages de Césars. Steve Murphy a relevé avec justesse l'acrostiche complexe du Châtiment de Tartufe: "Jules Cés...ar" dans son livre Rimbaud et la ménagerie impériale. La composition "Jules Ces" au début des vers 4 à 11 du poème est arrachée par la morsure de l'auteur "Arthur Rimbaud" qui signe au bas du poème. Il est évident que le sonnet fait allusion aux Châtiments et qu'il reprend le modèle d'un poème de ce recueil Fable ou histoire? avec un singe Napoléon III se couvrant de la peau d'un tigre Napoléon Ier. Or, dans le même long article de Maxime Vauvert, Napoléon III prisonnier des Prussiens est assimilé au héros de Molière, Tartuffe. Maxime Vauvert poursuit une veine étrangère à Rimbaud, celle d'un empereur jouisseur dans la défaite, ce qui laisse nettement songer que Rimbaud a très probablement lu les articles du Monde illustré, revue qui écrivait le nom "Sarrebruck" avec un tréma "Sarrebrück" tout comme ce sera le cas dans un titre de sonnet rimbaldien. Rimbaud avait besoin de la presse pour créer des équivalents de poèmes satiriques des Châtiments qui ne furent pas simplement des imitations et reprises de motifs, pour viser juste en rassemblant des éléments perceptibles par tous, et Rimbaud trouva aussi le moyen de s'inspirer d'un journaliste, en l'occurrence Maxime Vauvert, tout en s'en écartant par un discours qui lui fut propre. Rimbaud a montré la tartufferie mise à nu dans son échec, quand Maxime Vauvert croyait lui donner l'insolence d'une réussite paradoxale.

     "Et pendant que nous travaillons ici à soutenir dignement la guerre dans laquelle nous a engagés l'empire, savez-vous ce que fait en Allemagne l'auteur de nos désastres ! - Napoléon III vit encore comme un prince au château de Wilhemshoehe [...]
      Le pauvre homme !"

Nouvelle mise à mort d'une icône rimbaldienne

Jacques Bienvenu vient de publier un article qui met fortement en doute l'authenticité d'un tableau censé représenter Rimbaud et censé avoir été peint par un énigmatique Jef Rosman.
Il s'agit d'une peinture drolatique par le texte désinvolte qui y est introduit et par les notes au dos du tableau qui sont censées en préciser le cheminement tout comme pour le prétendu portrait de Rimbaud par Garnier révélé à la même époque.
Le tableau de Jef Rosman aurait été découvert par hasard à Paris, et non à Bruxelles!, après la Seconde Guerre Mondiale, au marché aux Puces.
Il s'agit de loin du faux rimbaldien le plus comique qui ait jamais été.

Le portrait de Rimbaud par Jef Rosman est-il authentique?

J'en ai profité pour corriger quelques erreurs de mon article "Iconographie" sur ce blog, erreurs qui n'ont rien à voir avec le Jef Rosman.
J'en ai surtout profité pour remanier un peu mes considérations sur les photographies Carjat et pour préciser où trouver le dessin représentant Isabelle Rimbaud que je rapproche du prétendu dessin représentant Arthur Rimbaud d'après un dessin d'Isabelle. Il faut comparer sourcil, oeil, nez, bouche, oreille, la ligne des joues étant distincte.

Citation de l'extrait remanié concernant ce dessin :

Rappelons enfin que le beau-frère posthume n'a jamais rencontré Rimbaud. Ses oeuvres, tableaux ou sculptures, n'ont aucune valeur iconographique. Un dessin est pourtant signalé à l'attention. Il s'agit du visage de Rimbaud de trois quarts d'après un dessin d'Isabelle Rimbaud. La mention "d'après un dessin d'Isabelle Rimbaud" est perfide, car si elle signifie aujourd'hui que Berrichon a dû s'inspirer d'un dessin d'Isabelle représentant son frère, il s'agit en réalité d'un visage imaginaire d'Arthur Rimbaud à partir des traits d'Isabelle Rimbaud, comme le prouve, outre les photographies connues d'Isabelle Rimbaud, un similaire dessin la représentant de profil, coiffée d'un chapeau. Ce dessin figure dans l'un des encarts de la biographie Arthur Rimbaud de Jean-Jacques Lefrère parue chez Fayard en 2001, juste en-dessous d'une photographie du "docteur Beaudier".

 Citation d'un extrait remanié concernant les photographies Carjat :


-          Deux portraits photographiques d’Arthur Rimbaud pris par Carjat. Ils ont été pris le même jour avec le même costume, dans les premiers temps de son arrivée à Paris, à peu près en octobre 1871 d’après le témoignage verlainien. A mon sens, le portrait connu de Verlaine par Carjat a probablement été pris lui aussi le même jour. Cela nous donnerait trois portraits clefs de deux grands poètes pour un seul passage chez un photographe. Précisons en outre que, apparemment, les originaux des portraits de Rimbaud par Carjat ne sont pas connus. La meilleure version de la photographie mythique daterait du début du vingtième siècle et elle est conservée au Musée Rimbaud à Charleville-Mézières, mais il existe d’autres tirages encore de ce portrait sans oublier l’original perdu dont on se demande ce que Berrichon et sa femme ont bien pu en faire. L’autre photographie est connue par quatre documents clefs : un positif sur verre daté de 1900 par l’expert du Musée d’Orsay, une photographie sépia de la vente Jacques Guérin montée sur une carte de l’atelier Carjat mais qui a l’inconvénient de correspondre aux traits plus grossiers du positif sur verre, un médaillon fac-similaire publié plusieurs fois dans des états différents en tête d’un texte de Delahaye à partir de 1905, une photographie déchirée insérée dans une carte sortie de l’atelier Carjat sur laquelle figurent des mentions manuscrites erronées d’un ancien possesseur (Rimbaud en 1870, etc.), photographie qui a été vendue en 2004. A moins qu’une expertise ne parvienne à établir une des photographies en circulation comme étant directement sortie de l’atelier du photographe en 1871, sinon 1872, nous ne semblons pouvoir prétendre connaître que des tirages beaucoup plus tardifs par le beau-frère posthume Paterne Berrichon, et ces tirages tendent à comporter des retouches. Il est vrai que deux tirages de la photographie sont montés sur des sortes de cartes portant l’estampille de la maison Carjat, mais il n’est pas impossible que Berrichon ait remplacé la photographie originale par un tirage plus récent, notamment dans le cas de la photographie de la vente Jacques Guérin en 1998. Berrichon et sa femme ont pu se laisser déterminer par le souhait d’exposer une photographie dont les traits parussent s’imposer à tout le monde. L’importance et l’authenticité d’un original aux couleurs passées leur auraient-elles échappé complètement ? Nous ne saurions nous contenter en tout cas de la preuve par ces montages sur cartes. Sur certains tirages de la moins connue des deux photographies Carjat (positif sur verre, de 1900 selon le Musée d’Orsay, et portrait sépia de la vente Jacques Guérin), l’aggravation des ombres tend à conférer au poète une tête d’enfant en train de bouder, mais certaines versions moins ombrées révèlent le visage adolescent du poète. C’est le cas des différents fac-similés signalés à l’attention par Jacques Bienvenu et publiés par Delahaye vers 1905-1906, lequel Delahaye a déclaré qu’il s’agissait du portrait le plus ressemblant qui puisse se trouver. Le portrait offert par Delahaye a été retouché au fur et à mesure des éditions, l’image étant loin dans tous les cas de la qualité photographique, mais sans que ces retouches et effets de reproduction seconde n’empêchent la révélation des traits adolescents du pourtour du visage. Surtout, les traits adolescents apparaissent encore sur la photographie Carjat en partie déchirée qui a été vendue vers 2003-2004 avec le support d’une carte de la maison Carjat, laquelle photographie nécessiterait une expertise nettement plus approfondie et sérieuse étant donné l’enjeu d’importance qu’elle présente. Il s’agit peut-être de la seule photographie originale connue et de la plus apte à nous donner une idée précise du visage de Rimbaud. C’est LE portrait à posséder. Plus célèbre, l’autre photographie par Carjat, dont nous ignorons où se trouve l’original, nous offre une figure idéale de poète, mais le visage, d’une nette beauté sur ce document, serait quelque peu transfiguré, d’autant que les contours des joues et du menton moins nets, plus estompés, laissent la part belle à une reconfiguration liée à l’effet de la prise de vue photographique. Le meilleur état de cette photographie est celui conservé depuis longtemps par le Musée Rimbaud. La Fondation Catherine Gide a légué un autre tirage jusqu'alors inédit de cette photographie au même Musée Rimbaud. Toutefois, même sous son meilleur tirage, la photographie si célèbre ne reflèterait pas aussi fidèlement que souhaité le visage authentique, comme c’est le cas de l'autre photographie Carjat dans le cas des tirages moins ombrés, enseignement que nous estimons pouvoir tirer des études sur le sujet menées par Jacques Bienvenu qui rappelle que cet avis d’authenticité était appuyé par Izambard aussi bien que par Delahaye, à quoi il convient d’ajouter que Verlaine envisageait de publier une photographie de Rimbaud plus ressemblante que celle qui a pris aujourd’hui une dimension mythique. Toutefois, la photographie sépia de la vente Jacques Guérin peut éventuellement sortir directement de l'atelier Carjat. Dans ce cas, on peut songer aux remerciements d'Isabelle Rimbaud à Mathilde quand elle reçoit une photographie intacte en comparaison de celle qu'elle conservait. L'idée serait alors que la photographie déchirée était celle conservée jusqu'alors par Isabelle, la sépia serait la photographie conservée par Mathilde que Verlaine n'aurait pu publier comme la plus ressemblante lorsqu'il s'occupait de faire connaître l'oeuvre de son ancien ami. Ces ombres ont le défaut de donner à Rimbaud un visage boudeur d'enfant néandertalien, mais, dans le cas d'une authenticité de la carte de visite à photographie sépia, et dans le cas d'une confirmation du scénario selon lequel Isabelle aurait confronté le portrait sépia transmis par Mathilde à celui déchiré et passé qu'elle conservait, ces ombres seraient non pas des retouches de Paterne Berrichon comme nous avons pu le penser et l'écrire, mais un défaut d'origine de la photographie. A cette aune, trois considérations me paraissent importantes. Premièrement, les deux photographies ont été prises le même jour. Deuxièmement, pour peu que les ombres soient minimisées, le pourtour adolescent du visage de Rimbaud apparaît. Troisièmement, ombres ou pas, la photographie qu'on dira du "Rimbaud boudeur" serait plus ressemblante selon Verlaine, Delahaye et Izambard que la photographie du "Rimbaud rêveur".

lundi 19 août 2013

Infos sur le blog

Le but du blog est d'entrer dans la compréhension de l'oeuvre de Rimbaud. Il va y avoir d'un côté une revue générale pour la poésie en vers, domaine dans lequel les poèmes énigmatiques ont fortement diminué, la période 1872 étant essentiellement concernée.
J'ai déjà balisé le terrain sur ce blog en ce qui concerne les textes de 1870 et 1871. Je reviendrai sur les lectures de Voyelles et Le Bateau ivre, je les ai déjà publiées, mais je vais essayer maintenant une présentation internet efficace.
Avant d'analyser les textes en prose, je souhaite travailler sur certains articles généraux : versification, manuscrits, chronologie, prose de Rimbaud, Rimbaud et le romantisme.
Je vais essayer de ne pas faire attendre les études sur Une saison en enfer en disséminant de premières mises au point, mais ne pouvant tout faire à la fois voici donc l'ordre dans lequel je devrais traiter mes différents sujet.
Je souhaite aussi introduire des lectures audio faites par moi-même et commenter les manières de lire, en l'occurrence à haute voix.
Les articles sur la versification sont en cours et la chronologie des Illuminations va attendre encore au moins un mois. J'ai mon idée de présentation de cette chronologie, je ne vais pas ici la divulguer, et je mets encore tout cela au point.
Ceux qui auront lu mon article "Ecarts métriques d'un Bateau ivre" ont pu voir que j'osais associer une histoire complète de la versification française jusqu'à Rimbaud, une histoire de l'évolution rimbaldienne à son sujet et une analyse du vers dans le seul poème du Bateau ivre.
Le blog ne sera pas le lieu d'articles longs, mais j'envisage très nettement de proposer mes articles sur le romantisme comme des pré-requis à une analyse du romantisme rimbaldien. Je ne suis pas la personne qui dit: "je vais traiter le romantisme chez Rimbaud, le romantisme c'est ça, ça et ça qui est attendu, je bidouille un truc sur Rimbaud, clair, net et précis." Je suis fait différemment, et je me donne raison d'être ainsi. Je suis capable d'investir une énergie considérable dans des lectures qui m'éloignent de Rimbaud pour comprendre le romantisme, et pour comprendre le romantisme, je relis tous les classiques.
Evidemment, je n'ai pas envie non plus d'adopter les discours d'un Gusdorf qui croit qu'il est subtil de toujours repousser la définition du romantisme en s'ingéniant à penser qu'il n'y a rien de généralisable, qu'il y a toujours des exceptions, des points qui ne rentrent pas dans le beau système. Ben non, moi, ma conception de l'intelligence, c'est qu'il y a beau système à trouver pour dire le romantisme. Le mot existe, il veut dire quelque chose qu'il est bien possible d'étayer. J'y arriverai et je reviendrai à Rimbaud avec.
Dans un même ordre d'idées, je me propose une étude sur la prose ou sur l'évolution de la syntaxe des phrases à travers les siècles, avant de revenir sur un discours global sur son originalité dans le cas de Rimbaud.
Il y a un constat que j'ai pu faire et que je n'ai jamais rencontré nulle part. J'ignore si quelqu'un y a pensé. J'ai remarqué qu'une grammairienne faisait remarquer dans un livre sur l'adjectif qu'il était mal-aimé en style et qu'effectivement il y en avait peu dans l'oeuvre de Stendhal.
Ce témoignage avec lequel je ne suis pas du tout d'accord m'invite à penser que mon idée n'est pas connue.
Et pourtant elle est assez évidente.
Je reviendrai ultérieurement sur l'opposition de style entre un texte en prose du XVIème et un texte en prose du XVIIème siècle.
Je vais directement opposer classicisme et romantisme.
Théophile Gautier est une des plus belles plumes qui puissent s'imaginer et le début du Capitaine Fracasse est une pure merveille de style. Or, ce roman veut avoir un peu de couleur du XVIIème en évoquant l'oeuvre de Scarron et son Roman comique. Mais, Gautier appartient au romantisme, à son siècle, et n'imite absolument pas la langue du XVIIème.

Je prends des phrases au hasard pour montrer l'abîme entre les deux conceptions de l'écriture. L'auteur du XVIIème écrit à partir de verbes. L'auteur du XIXème privilégie une voie nominale faite d'expansions, appositions.

"Le sieur de La Rappinière était lors le rieur de la ville du Mans. Il n'y a point de petite ville qui n'ait son rieur. La ville de Paris n'en a pas pour un, elle en a dans chaque quartier, et moi-même qui vous parle, je l'aurais été du mien si j'avais voulu; mais il y a longtemps, comme tout le monde sait, que j'ai renoncé à toutes les vanités du monde. Pour revenir au sieur de La Rappinière, il renoua bientôt la conversation que les coups de poing avaient interrompue et demanda au jeune comédien si leur troupe n'était composée que de mademoiselle de La Caverne, de M. de La Rancune et de lui."

Je ne commente pas plus pour l'instant. J'y reviendrai, et je parlerai de Marivaux, Diderot, etc., je parlerai aussi des propositions infinitives, des coordinations, des pronoms, des locutions sensibles "renouer la conversation", des verbes intransitifs de l'abondance des mots-outils avec la contrepartie d'une description minimale, ainsi que du faible recours aux adjectifs avec souvent des noms solitaires "qui n'ait son rieur" ou des compléments du nom "vanités du monde", recours évinçant insensiblement les adjectifs colorés.

Voici un extrait de Gautier, on me reprochera peut-être de choisir son début descriptif à des fins de contraste, mais on verra quand je reviendrai sur le sujet si ce n'est pas plus profond :

"Sur le revers d'une de ces collines décharnées qui bossuent les Landes, entre Dax et Mont-de-Marsan, s'élevait, sous le règne de Louis XIII, une de ces gentilshommières si communes en Gascogne, et que les villageois décorent du nom de château.
"Deux tours rondes, coiffées de toits en éteignoir, flanquaient les angles d'un bâtiment, sur la façade duquel deux rainures profondément entaillées trahissaient l'existence primitive d'un pont-levis réduit à l'état de sinécure par le nivelage du fossé, et donnaient au manoir un aspect assez féodal, avec leurs échauguettes en poivrière et leurs girouettes à queue d'aronde."

Les deux textes appartiennent indéniablement à des textes de siècles nettement distincts. Je citerai aussi des phrases de Marivaux avec un satiné de conversation qui est de tout même lié à une sélection orale, des passages de Diderot où le traitement verbal classique s'associe à des sortes d'énumérations martelant le raisonnement, l'appuyant. Je citerai aussi des passages organisant une description dans Manette Salomon des Goncourt, en évoquant aussi l'idée de la littérature sur la peinture qui du dix-huitième au dix-neuvième siècle a eu son importance pour l'histoire du style dans le roman. J'essaierai de montrer des points communs qui font tenir ensemble Balzac, Hugo et Michelet dans l'art du roman.
Voilà un gros travail en perspective, et puis après ça on verra ce qu'on peut en faire pour aborder Rimbaud.
Voilà comment je fonctionne, et cela, bien que je ne sois pas très académique, pour le plus grand profit de la critique littéraire me semble-t-il.

dimanche 18 août 2013

Fichiers audio

Je souhaitais mettre en ligne une vidéo contenant une lecture audio personnelle du Bateau ivre, mais Windows Movie Maker ne fonctionne pas. Le programme me répond systématiquement que je n'ai pas la place ou que l'emplacement n'existe pas.

vendredi 16 août 2013

La Prose de Rimbaud



(Réflexions critiques à partir d’une lecture de L’Art de Rimbaud de Michel Murat)

Michel Murat vient de publier chez José Corti une version revue et augmentée de son livre L’Art de Rimbaud. Les retouches sont assez superficielles. Il s’agit essentiellement de réduire par-ci, par-là le texte pour éviter que le volume ne soit trop gros, étant donné qu’il contient une nouvelle partie. Quant à la prétention d’intégrer les apports récents de la critique rimbaldienne depuis 2002, l’auteur n’évoque pratiquement pas ces avancées et, quand il en tient compte, c’est allusivement et dubitativement à tel point que la charpente et la logique de l’approche proposée en 2002 reste intacte. Pourtant, un renouveau de la compréhension métrique des poèmes de Rimbaud est en cours, et autant Murat était à la page en 2002, autant il ne l’est plus du tout en 2013. Au plan des rimes, mais il n’est pas le seul, il ne s’intéresse absolument pas à l’importance du Petit traité de poésie française de Banville pointée du doigt par des articles récents de Jacques Bienvenu, bien qu’ils soient tout de même parus dans les revues Parade sauvage et Europe. Au plan des Illuminations, il donne son renvoi dans une note de bas de page à la réfutation de Bienvenu de l’idée d’une pagination par Rimbaud lui-même de manuscrits des Illuminations, sans essayer de montrer en quoi cette critique ne serait pas tenable. Or, la partie consacrée par Murat aux poèmes en prose des Illuminations est très nettement tributaire de cette foi en une pagination autographe des manuscrits. Autant l’ouvrage était une bonne surprise en 2002, autant ce n’est pas le cas de la réédition augmentée dix ans après. La partie supplémentaire porte sur Une saison en enfer. Dans la première édition de l’ouvrage, Murat se justifiait ainsi de l’exclusion de toute étude portant sur le célèbre livre qui a d’ailleurs les faveurs d’une grande partie du public non universitaire :

J’ai laissé à l’écart Une saison en enfer – dont il sera cependant question à cause d’Alchimie du verbe et des poèmes que ce morceau contient […]. La « perspective qui organise mon propre travail est une réflexion sur l’histoire des formes poétiques : poésie versifiée et poème en prose. Une saison en enfer, que Claudel considérait comme l’aboutissement de la prose française, relève d’un autre genre. »

En, 2013, le nouvel « Avant-propos » désavoue très nettement la perspective de 2002, malgré le rappel de la justification initiale :

La présente édition tâche de combler [la] lacune. Elle est augmentée d’une étude sur la prose, que j’ai placée à la fin du volume, de manière à ne pas rompre l’ordre premier de l’exposé, qui a sa logique propre et forme à sa manière un tout. Etudier la prose en dernier ne signifie donc nullement que je voie dans la Saison l’œuvre « finale », après laquelle règnerait le « silence » de Rimbaud.

Il sera question plus bas de l’affirmation selon laquelle Une saison en enfer est du côté de la prose et relève d’un autre genre. Je commencerai par dire mes réserves quant à l’unité des deux premières parties et donc quant à la cohérence de la première édition du livre L’Art de Rimbaud. La partie sur les poèmes en vers est remarquable et étudie les trois aspects métriques : le vers, la rime et dans le domaine des strophes le sonnet. Il y manque des études du type : la prosodie dans les vers de Rimbaud, la rhétorique de Rimbaud, voire d’autres. Mais, les trois parties métriques forment un tout balisé qui permet de parler richement et rigoureusement de la poésie en vers de Rimbaud. A cette aune, le livre L’Art de Rimbaud fait partie des ouvrages indispensables d’une bibliographie de référence au sujet du poète de Charleville. Il en va différemment de la seconde partie sur les poèmes en prose. Les critères qu’il choisit pour étudier le poème en prose comme genre sont-ils les bons ? L’auteur qui se fonde sur l’idée aujourd’hui démentie d’une pagination autographe d’une partie seulement des Illuminations rejette la notion de « fragments » qui est au cœur des travaux d’André Guyaux, alors qu’on pouvait émettre des réserves sur les interprétations du critique, mais pas sur la pertinence d’un mot employé par Rimbaud, Verlaine et Baudelaire. Et, au-delà de ce refus de la notion de fragment, les manuscrits qui n’ont absolument pas une mise en forme nette et précise, et cela pour l’éternité, étaient présentés par Murat, sans la moindre preuve, comme formant un authentique recueil, ce qui permettait des hypothèses, des conjectures sur la place de tel ou tel poème dans l’ensemble. Mais, ces hypothèses ne sont pas nées en ce cas d’une enquête à travers les textes, mais d’une affirmation que leur distribution dans cet ordre avait été figée par Rimbaud. Le poème Barbare était dressé comme une œuvre conclusive, du moins de la partie paginée, ce qui veut bien dire qu’une lecture naissait d’une assertion non prouvée, et non pas des sollicitations du texte.
Autant la partie sur les poèmes en vers, se divisait en trois chapitres qui permettaient effectivement d’observer l’appartenance à un genre : mètre, rime et strophe (sonnet), autant la partie sur les poèmes en prose se dispersait au-delà d’une étude de la question du genre : « Un recueil de poèmes en prose », « La Disposition du poème », « Grammaire de la poésie ».  Plusieurs hypothèses sont présentées, mais la problématique du fragment n’est pas traitée et son remède n’est pas signalé non plus. La seconde partie « La Disposition du poème » et une sous-partie Répétitions de la troisième partie semblent l’annoncer, mais l’étude ne montre pas que chaque poème forme un tout par la mise en lumière d’articulations refermant la dynamique des poèmes sur eux-mêmes, dégageant un aspect finition de l’écriture. Pourtant, Rimbaud usait d’un procédé rhétorique original qui ne peut que passer inaperçu à la lecture au sens simple du mot, mais qui, révélé par l’épluchage des poèmes, est d’une évidence indiscutable. Rimbaud organise des répétitions de mots ou syntagmes à l’intérieur de ses poèmes. En voici des exemples simples.


Being Beauteous

Devant une neige un Être de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. Et les frissons s’élèvent et grondent et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, – elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux.

Mystique

Sur la pente du talus, les anges tournent leurs robes de laine dans les herbages d’acier et d’émeraude.
Des prés de flammes bondissent jusqu’au sommet du mamelon. A gauche le terreau de l’arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux filent leur courbe. Derrière l’arête de droite la ligne des orients, des progrès.
Et tandis que la bande en haut du tableau est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines,
La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, – contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous.

Ce procédé concerne aussi les poèmes plus longs : Vies, Villes, Après le Déluge, etc. Le relevé exhaustif des seuls adjectifs est révélateur dans le cas des poèmes A une Raison et Antique.

A une Raison

Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
Un pas de toi. C’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, – le nouvel amour !
« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps », te chantent ces enfants. « Elève n’importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux » on t’en prie.
Arrivée de toujours, qui t’en iras partout.

Antique

Gracieux fils de Pan ! Autour de ton front couronné de fleurettes et de baies tes yeux, des boules précieuses, remuent. Tachées de lies brunes, tes joues se creusent. Tes crocs luisent. Ta poitrine ressemble à une cithare, des tintements circulent dans tes bras blonds. Ton cœur bat dans ce ventre où dort le double sexe. Promène-toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse et cette jambe de gauche.

Ces répétitions de mots concertés ont été soulignées dans les études d’Antoine Raybaud et de Michel Arouimi, mais nous ne partageons pas du tout leurs thèses et leurs conclusions. Nous avons insisté dans nos propres articles sur le caractère systématique du procédé, mais il n’a toujours pas retenu la moindre attention. La critique rimbaldienne doit penser que son héros avait une mauvaise conception de la poésie. Rimbaud n’est évidemment intéressant que si on parle à sa place et les béotiens emploieront ici le mot anachronique de structuralisme pour accabler le travail créateur de leur idole.
Ces procédés dont on ne saurait nier le caractère volontaire permettent en tout cas d’établir que les poèmes de Rimbaud ne sont pas des fragments, et que l’application esthétique du terme « fragments » relève d’une métaphore dont la signification n’est pas d’ordre formel stricto sensu. Ils permettent aussi de pointer du doigt la différence de nature entre la première partie du travail de Murat sur la poésie en vers et sa seconde partie sur la poésie en prose. La versification donne une charpente formelle à un poème. Le choix des mètres, leur distribution en strophes, et leur liaison par des rimes, tout cela indique une charpente appliquée au texte. D’autres aspects de la poésie en vers auraient pu être étudiés. Ils le sont parfois au passage dans L’Art de Rimbaud. Or, dans le cas des Illuminations, il s’agissait de s’assurer si oui ou non les textes étaient charpentés. Il fallait déterminer comment Rimbaud compensait en prose l’absence de structure métrique permettant de considérer que des articulations précises ne permettaient pas au poème les déséquilibres de la prose, permettant de considérer que tel vers était nécessairement le dernier au plan de la création formelle, comme dans un sonnet. Sans confondre un poème rythmé par des strophes et une forme fixe, puisque dans un cas l’exigence est de finition de chaque strophe, dans l’autre de finition globale d’un ensemble par exemple de deux quatrains et deux tercets, il doit être question d’établir ce qui fait qu’un poème en prose n’est pas un écrit en prose comme un autre. Murat répond quelque peu à cette question, mais pas en termes de mesure, de structuration du texte, plutôt en termes de style. Ses analyses peuvent parfois traiter de l’apparence globale d’un poème : poème formé d’un unique paragraphe ou à l’inverse caractérisé par une abondance d’alinéas. Dans ces moments-là, son étude se rapproche le plus d’une contrepartie à l’analyse de la versification. Mais nous restons dans des considérations sur l’allure des poèmes comme nous avions des analyses au demeurant intéressantes de l’allure des césures. Nous n’entrons pas vraiment dans la recherche d’une structure objective qui dirait : ceci est un poème en prose et non pas un simple texte en prose stylisé, poétique.
Les hypothèses sur les poèmes en prose que proposent le livre L’Art de Rimbaud demeurent stimulantes, notamment les comparaisons avec les poèmes en prose de Baudelaire, où se dessine l’idée que le poème en prose baudelairien se retourne sur la prose au sens prosaïque, quand la poésie en prose de Rimbaud, comme celle d’Aloysius Bertrand, tend à trouver des moyens d’expression substituables aux procédés de la poésie versifiée. L’étude va repérer des scansions poétiques par les anaphores, etc. Mais, la question essentielle dont on comprend bien qu’elle est présente à l’esprit de Rimbaud, Verlaine et Baudelaire quand ils parlent (en réalité par provocation) de fragments, c’est ce qui fait qu’un texte peut nous être présenté comme un poème en prose, et non comme un extrait de prose. Dans le domaine de la prose, qu’est-ce qui détermine la finition du texte ? Pourquoi ne pourrait-on pas prendre la plume et poursuivre l’élan créateur d’une suite de quelques paragraphes. Et s’il est vrai qu’un poème en vers peut être prolongé en nombre de strophes, qu’un poème en rimes plates peut être allongé en quantité de vers, il n’en reste pas moins que les strophes et les rimes invitent à penser le texte comme structuré et que la plume ne saurait être levée à n’importe quel moment. Il y a une harmonie et une mesure à respecter. La poésie de la prose a-t-elle le moyen de recourir à une charpente qui permettrait de donner la mesure ou en tout cas de calibrer ses parties constitutives ? Pour l’essentiel, on constate que la poésie en prose est liée à une grâce de l’écriture. Sa charpente existe bel et bien, mais est-elle plus marquée que celle narrative d’une nouvelle conçue avec une véritable science de l’effet à produire sur le lecteur ? En réalité, au-delà des équilibres du sens produit par les phrases, est-ce que la poésie en prose peut substituer à la versification une mesure harmonieuse à partir d’idées rythmiques et prosodiques. Le contraste d’emblée posé entre la poésie de Baudelaire et la poésie de Rimbaud est une réponse, mais une réponse en grande partie intuitive, où les justifications du point de vue ne sont pas exactement une saisie de la formule rimbaldienne du poème en prose.
La question du vers libre moderne retient également l’attention avec Marine et Mouvement, et Murat s’est intéressé à la suite d’Antoine Fongaro et d’autres à l’idée que Rimbaud ait pu s’adonner à certaines mesures des syllabes au sein de sa poésie en prose. Murat prend acte de la réfutation par Benoît de Cornulier des procédés de repérage de Fongaro. Il n’existe pas de segment de 9,3 syllabes. Segmenter un texte en prose en petits groupes de moins de 12, 11, 10 ou 8 syllabes chacun ne saurait poser le moindre problème, et partant de là il ne suffit pas d’en constater la possibilité pour dire que des vers se rencontrent partout dans la poésie en prose de Rimbaud, et de quiconque finalement. Il faut ici renvoyer au livre Théorie du vers de Cornulier que je conseille à tout le monde, mais que personne ne veut ne fût-ce que consulter, tant le mépris est dominant pour les questions métriques parmi les amateurs les plus éclairés de la poésie en vers. Je vis dans une humanité qui m’est nettement supérieure, et je n’ai jamais réussi à convaincre qui que ce soit de le lire parmi tous les amateurs de Rimbaud et de poésie que j’ai rencontrés, y compris dans le domaine de ceux qui publient. A la limite, on préfèrera se faire une idée à l’aide d’un quelconque des articles ponctuels de Cornulier. Or, une des idées les plus tranchées de cette théorie, c’est que, pour qu’il y ait vers, il faut qu’il y ait reconduction d’une égalité. Cette notion d’égalité a été perdue de vue par les historiens de la versification au XXe siècle, ce qui a nui à l’identification des césures, à la clarté du débat sur le vers libre et aussi à celui sur l’idée d’une présence du vers dans la prose.
Toutefois, comme Murat, je me refuse à discréditer l’idée d’un jeu sur le décompte des syllabes dans la prose de Rimbaud. Il est en tout cas certain que la prose de Rimbaud comporte un nombre conséquent de hiatus qui montre qu’une proscription propre à la prosodie en vers n’est pas appliquée dans la prose de Rimbaud, remarque qui vaut aussi pour la légende des vers blancs dans la prose de Molière, comme si celui-ci avait prévu de transformer en vers un texte en prose, moyennant des retouches alambiquées pour les rimes, les hiatus, voire les césures.
Lors d’une conférence de Murat précédant la publication du livre L’Art de Rimbaud en février 2002, j’avais soumis une lecture syllabique d’un passage du poème Génie, reprenant un extrait commun à mes mémoires de Maîtrise et DEA de Lettres Modernes, soutenus en 1998 et 2001. Mon étude sur Génie a d’ailleurs fait l’objet d’une conférence la même année à Charleville-Mézières et elle a été publiée dans les actes correspondants dans le volume colloque n°4 de la revue Parade sauvage en 2004. J’avais observé que les formules : « Il est l’affection et le présent », « Il est l’affection et l’avenir », n’étaient pas accompagnées de la formule « Il est l’affection et le passé ». Lu comme de la prose, le segment répété « Il est l’affection » comptait cinq syllabes, tandis que les segments « et le présent », « et l’avenir » ou celui qui manquait « et le passé » comptaient chacun quatre syllabes. Pourtant, j’observais dans le jeu du poème de Rimbaud le couplage des mots « affection » et « passion » un peu plus loin à la fin du second paragraphe : « affection égoïste et passion pour lui, lui qui nous aime pour sa vie infinie… », tandis que le verbe à l’infinitif « passer » figurait déjà à la fin du premier paragraphe : « nous voyons passer ». Rimbaud avait évité une symétrie parfaite et ce refus du « passé » était significatif, mais je remarquais encore au début du second paragraphe la désarticulation du modèle. Le mot « amour » était substitué à « affection » et la coordination était suspendue par appositions. Mais les deux termes réunis donnaient quatre et cinq syllabes, inversant le rapport initial : « Il est l’amour […] et l’éternité. » Et poursuivant mon idée, je me suis intéressé à ces appositions en incise dont la syllabation m’a nettement paru malicieuse en regard de l’occurrence initiale « mesure » : « mesure parfaite (5) et réinventée (5), raison merveilleuse (5) et imprévue (4). » Dans son livre, Murat traite du même passage, celui que je lui avais commenté, mais le jeu de distorsion métrique 5-5-5-4 des appositions devient une série équilibrée 4-5-5-4 qui, selon moi, ne rend pas compte de la nature ludique et de la visée de sens de l’élaboration rimbaldienne, d’autant que l’élision du « e » de « mesure parfaite » est impertinente dans le cas d’une élocution soignée à laquelle songeait probablement Rimbaud pour ce texte (p.342 dans la nouvelle édition) :

La suite 5-4 constitue l’ouverture thématique du poème : « Il est l’affection (5) et le présent (4) […] Il est l’affection (5) et l’avenir (4) ». L’équivalence permet de transcender l’opposition du présent et du futur ; elle inclut la conjonction et, dont elle offre le corrélat. Le thème ensuite est développé dans le second paragraphe :

Il est l’amour (4), mesur(e) parfaite (5) et réinventée (5), raison merveilleuse (5) et imprévue (4), et l’éternité (5) : machine aimée (4) des qualités fatales (6).

La double incise se glisse entre les deux membres coordonnés, « amour » et « éternité », qui reprennent le thème en l’inversant (4-5). Le dernier segment s’élargit en clausule 4-6.

Je réclame l’antériorité (mémoire de Maîtrise en 1998) et je pense que mon analyse ludique est plus exacte avec la « mesure […] imprévue » : 5-5-5-4. Elle comporte aussi des prolongements.
Dans sa réfutation du livre de Fongaro qui faisait état de « segments métriques » dans la prose des Illuminations, Cornulier dénonçait les erreurs de conception sur le vers. Fongaro ne se souciait pas de la césure dans les alexandrins. Toutefois, c’est bien avant Fongaro que les lignes isolées de douze syllabes de certains poèmes ont été repérées comme de possibles vers blancs. Or, si les prédécesseurs ont négligé également la question de la césure, ce qui est remarquable, c’est que toute une société de lecteurs est frappée par le sentiment que ces lignes ressemblent à des alexandrins. Et c’est un fait que, dans le cas d’une élocution soignée, ces lignes tendent à comporter douze syllabes, compte non tenu des « e » finaux.

La musique savante + manque à notre désir. (Conte)

J’ai seul la clef de ce+tte parade sauvage. (Parade)

Arrivée de toujours, + qui t’en iras partout. (A une Raison)

C’est aussi simple qu’u+ne phrase musicale. (Guerre)

Rimbaud n’a toutefois jamais écrit un alexandrin avec une césure médiévale épique, comme ce pourrait être le cas de la ligne finale de Conte dont le « e » de « savante » semble de trop pour la mesure. Il n’a jamais placé des déterminants féminins du type « cette » et « une » à cheval sur la césure comme ce serait le cas de Parade et Guerre. Enfin, le « e » de « Arrivée » est proscrit dans la poésie en vers comme « e » languissant depuis le milieu du XVIe siècle. Toutefois, Rimbaud a pratiqué le « e » languissant (« e » placé entre une voyelle et une consonne qui forme à lui seul une syllabe) dans deux poèmes de 1872 : Larme et Fêtes de la faim, tandis que deux vers de Mémoire coupent de manière similaire aux alexandrins potentiels de Parade et Guerre, non des déterminants, mais un nom et un verbe de deux syllabes chacun avec un « e » à la deuxième syllabe, celle rejetée à la césure :

Entourée de tendres bois de noisetiers, (Larme)

Pains couchés aux vallées grises ! (Fêtes de la faim)

Font les saules, d’où sau+tent les oiseaux sans brides. (Mémoire)

Ah ! la poudre des sau+les qu’une aile secoue ! (Mémoire)


Il ne saurait être question de lâcher la proie pour l’ombre. Les quatre lignes finales de poèmes en prose citées précédemment sont bien de volontaires cas d’alexandrins tout aussi volontairement corrompus.
J’en viens maintenant à la nouvelle partie du livre L’Art de Rimbaud. Elle est composée de trois chapitres. Le premier chapitre tend à situer quelque peu le livre Une saison en enfer parmi les genres en prose : autobiographie, confession, récit. Le second insiste sur un domaine assez spécifique à la prose littéraire, la narration, bien qu’il ne soit pas à exclure des domaines du vers comme de la poésie. Le troisième évalue un refus d’un style artiste donnant son cachet à la prose, notamment aux œuvres romanesques. Murat envisage aussi l’imitation des écrits psychiatriques. Mais, là, il convient d’être plus réservé. Rimbaud a visiblement une perception, au demeurant très juste, des liens de la psychiatrie avec l’ordre moral en place. Il faut rappeler que Rimbaud dénonce, tout comme le réalisateur de Vol au-dessus d’un nid de coucous, le danger des asiles psychiatriques prêts à plier ceux qui ne marcheront pas au pas. La psychiatrie est une non-science qui s'est constituée au dix-neuvième siècle et qui se doublera ultérieurement de la non-science qu'est la psychanalyse freudienne. C'est aussi au dix-neuvième siècle qu'elle s'est donnée des moyens d'incarcération à l'aide de modalités administratives simplifiées et le livre de Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, décrit assez nettement la confusion entre guérison et soumission du patience dans les comptes rendus des psychiatres Esquirol, Leuret, etc. Dans Chant de guerre Parisien, les psychiatres sont les assaillants versaillais qui veulent soigner la folie des communards avec des « douches de pétrole ». Il me semble ainsi assez léger d’aller supposer une influence d’Esquirol sur l’écriture de textes de Rimbaud qui parlent de « folie » et « délires ». Cela ne peut qu’entraîner à de fâcheux contresens, d’autant que le style de la littérature faisant parler des personnes supposées délirantes a été fixé au dix-huitième siècle, comme en témoignent certains passages de La Religieuse de Diderot. Ne faisons pas pactiser Rimbaud avec des théories dont l’ironie d’Une saison en enfer montre assez qu’il ne leur suppose pas le moindre bien-fondé. Mais, l’approche de Murat pose un autre type de problème. Il affirme d’emblée et sans l’établir que la prose du livre Une saison en enfer n’est pas de la poésie en prose. C’est là où je ne peux en aucun cas partager son avis. On peut certes considérer que la prose d'Une saison en enfer, au plan du style, est quelque peu différente d’une bonne partie des Illuminations. A la rigueur, on peut considérer que Matin, L’Eclair, Adieu, L’Impossible, Mauvais sang, ne seraient pas autant de poèmes en prose réunis pour former un livre. Mais il me paraît peu évident de ne pas pourtant considérer comme relevant du domaine de la poésie en prose l’ensemble du livre Une saison en enfer. Evidemment, à la lecture, on comprend que Murat s’appuie sur le cas particulier d’Alchimie du verbe, où des textes de poésie en vers sont inclus dans un texte en prose les commentant partiellement, les situant, etc. Et c’est en partant de ce regard critique du texte en prose sur les vers cités que Murat développe ensuite l’idée d’une prose comme refus de l’écriture artiste.
Mais Alchimie du verbe est une conception littéraire sans équivalent et il n’est pas défendable de se servir de ce regard porté par la prose sur le vers pour rabattre la prose d’Une saison en enfer du côté d’une prose poétique équivalente à celles de Chateaubriand ou Nerval dans leurs récits en prose. Quand ces deux derniers écrivent Atala, Sylvie, etc., ce sont des prosateurs qui recherchent la poésie. Dans le cas d’Une saison en enfer, Rimbaud est prosateur, tout comme dans les cas des Illuminations, en tant qu’il compose en prose, mais il demeure avant tout un poète. La double singularité d’Une saison en enfer par rapport aux Illuminations, c’est que, d’une part, la manière d’écrire semble différente, là c’est une question de style, et que, d’autre part, les expansions longues tendent à fragiliser l’idée d’œuvres fortement charpentées excluant la possibilité d’ajouts et prolongements de toute nature. Même Alchimie du verbe est un texte fortement composé ponctué par une clausule qui en marque la finition, mais ces procédés de calibrage sont ceux courants dans le domaine de la prose. La dimension poétique du texte réside alors plus spécifiquement dans le style et les enjeux rhétoriques de l’écriture.
L’étude de synthèse sur la prose de Rimbaud reste à faire. Au-delà de Rimbaud, je proposerai prochainement aussi un article sur ma vision de l’évolution de l’écriture en prose à travers les siècles. C’est un travail qui me tient à cœur et en le situant comme une digression en marge des études sur Rimbaud je me propose aussi de dégager des outils pour approfondir l’étude de la poésie en prose rimbaldienne.
A suivre donc.