(Réflexions
critiques à partir d’une lecture de L’Art
de Rimbaud de Michel Murat)
Michel
Murat vient de publier chez José Corti une version revue et augmentée de son
livre L’Art de Rimbaud. Les retouches
sont assez superficielles. Il s’agit essentiellement de réduire par-ci, par-là
le texte pour éviter que le volume ne soit trop gros, étant donné qu’il
contient une nouvelle partie. Quant à la prétention d’intégrer les apports
récents de la critique rimbaldienne depuis 2002, l’auteur n’évoque pratiquement
pas ces avancées et, quand il en tient compte, c’est allusivement et dubitativement
à tel point que la charpente et la logique de l’approche proposée en 2002 reste
intacte. Pourtant, un renouveau de la compréhension métrique des poèmes de Rimbaud
est en cours, et autant Murat était à la page en 2002, autant il ne l’est plus
du tout en 2013. Au plan des rimes, mais il n’est pas le seul, il ne s’intéresse
absolument pas à l’importance du Petit
traité de poésie française de Banville pointée du doigt par des articles
récents de Jacques Bienvenu, bien qu’ils soient tout de même parus dans les
revues Parade sauvage et Europe. Au plan des Illuminations, il donne son renvoi dans une note de bas de page à
la réfutation de Bienvenu de l’idée d’une pagination par Rimbaud lui-même de
manuscrits des Illuminations, sans
essayer de montrer en quoi cette critique ne serait pas tenable. Or, la partie
consacrée par Murat aux poèmes en prose des Illuminations
est très nettement tributaire de cette foi en une pagination autographe des
manuscrits. Autant l’ouvrage était une bonne surprise en 2002, autant ce n’est
pas le cas de la réédition augmentée dix ans après. La partie supplémentaire
porte sur Une saison en enfer. Dans
la première édition de l’ouvrage, Murat se justifiait ainsi de l’exclusion de
toute étude portant sur le célèbre livre qui a d’ailleurs les faveurs d’une
grande partie du public non universitaire :
J’ai laissé à
l’écart Une saison en enfer – dont il
sera cependant question à cause d’Alchimie
du verbe et des poèmes que ce morceau contient […]. La « perspective
qui organise mon propre travail est une réflexion sur l’histoire des formes
poétiques : poésie versifiée et poème en prose. Une saison en enfer, que Claudel considérait comme l’aboutissement
de la prose française, relève d’un autre genre. »
En,
2013, le nouvel « Avant-propos »
désavoue très nettement la perspective de 2002, malgré le rappel de la
justification initiale :
La présente
édition tâche de combler [la] lacune. Elle est augmentée d’une étude sur la
prose, que j’ai placée à la fin du volume, de manière à ne pas rompre l’ordre
premier de l’exposé, qui a sa logique propre et forme à sa manière un tout.
Etudier la prose en dernier ne signifie donc nullement que je voie dans la Saison l’œuvre « finale »,
après laquelle règnerait le « silence » de Rimbaud.
Il
sera question plus bas de l’affirmation selon laquelle Une saison en enfer est du côté de la prose et relève d’un
autre genre. Je commencerai par dire mes réserves quant à l’unité des deux
premières parties et donc quant à la cohérence de la première édition du livre L’Art de Rimbaud. La partie sur les
poèmes en vers est remarquable et étudie les trois aspects métriques : le
vers, la rime et dans le domaine des strophes le sonnet. Il y manque des études
du type : la prosodie dans les vers de Rimbaud, la rhétorique de Rimbaud,
voire d’autres. Mais, les trois parties métriques forment un tout balisé qui
permet de parler richement et rigoureusement de la poésie en vers de Rimbaud. A
cette aune, le livre L’Art de Rimbaud
fait partie des ouvrages indispensables d’une bibliographie de référence au
sujet du poète de Charleville. Il en va différemment de la seconde partie sur
les poèmes en prose. Les critères qu’il choisit pour étudier le poème en prose
comme genre sont-ils les bons ? L’auteur qui se fonde sur l’idée
aujourd’hui démentie d’une pagination autographe d’une partie seulement des Illuminations rejette la notion de
« fragments » qui est au cœur des travaux d’André Guyaux, alors qu’on
pouvait émettre des réserves sur les interprétations du critique, mais pas sur
la pertinence d’un mot employé par Rimbaud, Verlaine et Baudelaire. Et, au-delà
de ce refus de la notion de fragment, les manuscrits qui n’ont absolument pas
une mise en forme nette et précise, et cela pour l’éternité, étaient présentés
par Murat, sans la moindre preuve, comme formant un authentique recueil, ce qui
permettait des hypothèses, des conjectures sur la place de tel ou tel poème
dans l’ensemble. Mais, ces hypothèses ne sont pas nées en ce cas d’une enquête
à travers les textes, mais d’une affirmation que leur distribution dans cet
ordre avait été figée par Rimbaud. Le poème Barbare
était dressé comme une œuvre conclusive, du moins de la partie paginée, ce qui
veut bien dire qu’une lecture naissait d’une assertion non prouvée, et non pas
des sollicitations du texte.
Autant
la partie sur les poèmes en vers, se divisait en trois chapitres qui
permettaient effectivement d’observer l’appartenance à un genre : mètre,
rime et strophe (sonnet), autant la partie sur les poèmes en prose se dispersait
au-delà d’une étude de la question du genre : « Un recueil de poèmes
en prose », « La Disposition du poème », « Grammaire de la
poésie ». Plusieurs hypothèses sont
présentées, mais la problématique du fragment n’est pas traitée et son remède
n’est pas signalé non plus. La seconde partie « La Disposition du
poème » et une sous-partie Répétitions
de la troisième partie semblent l’annoncer, mais l’étude ne montre pas que
chaque poème forme un tout par la mise en lumière d’articulations refermant la
dynamique des poèmes sur eux-mêmes, dégageant un aspect finition de l’écriture.
Pourtant, Rimbaud usait d’un procédé rhétorique original qui ne peut que passer
inaperçu à la lecture au sens simple du mot, mais qui, révélé par l’épluchage
des poèmes, est d’une évidence indiscutable. Rimbaud organise des répétitions
de mots ou syntagmes à l’intérieur de ses poèmes. En voici des exemples
simples.
Being
Beauteous
Devant une neige
un Être de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir et trembler
comme un spectre ce corps adoré ; des
blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Les couleurs
propres de la vie se foncent, dansent et se dégagent autour de la Vision, sur
le chantier. Et les frissons s’élèvent et grondent et la saveur forcenée de ces
effets se chargeant avec les sifflements mortels
et les rauques musiques que le monde, loin
derrière nous, lance sur notre mère de beauté, –
elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux.
Mystique
Sur la pente du talus, les anges tournent
leurs robes de laine dans les herbages d’acier et d’émeraude.
Des prés de
flammes bondissent jusqu’au sommet du mamelon. A
gauche le terreau de l’arête est piétiné par
tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux
filent leur courbe. Derrière l’arête de droite
la ligne des orients, des progrès.
Et tandis que la
bande en haut du tableau est formée de la rumeur tournante
et bondissante des conques des mers et des nuits
humaines,
La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un
panier, – contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous.
Ce
procédé concerne aussi les poèmes plus longs : Vies, Villes, Après le Déluge, etc. Le relevé
exhaustif des seuls adjectifs est révélateur dans le cas des poèmes A une Raison et Antique.
A
une Raison
Un coup de ton
doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
Un pas de toi.
C’est la levée des nouveaux hommes et
leur en-marche.
Ta tête se
détourne : le nouvel amour ! Ta tête
se retourne, – le nouvel amour !
« Change
nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps », te
chantent ces enfants. « Elève n’importe où la substance de nos
fortunes et de nos vœux » on t’en prie.
Arrivée de
toujours, qui t’en iras partout.
Antique
Gracieux fils de
Pan ! Autour de ton front couronné de fleurettes et de baies tes yeux, des
boules précieuses, remuent. Tachées de lies brunes, tes joues se creusent. Tes crocs luisent. Ta
poitrine ressemble à une cithare, des tintements circulent dans tes bras blonds. Ton cœur bat dans ce ventre où dort le double sexe. Promène-toi, la nuit, en mouvant
doucement cette cuisse, cette seconde cuisse
et cette jambe de gauche.
Ces
répétitions de mots concertés ont été soulignées dans les études d’Antoine
Raybaud et de Michel Arouimi, mais nous ne partageons pas du tout leurs thèses
et leurs conclusions. Nous avons insisté dans nos propres articles sur le
caractère systématique du procédé, mais il n’a toujours pas retenu la moindre attention.
La critique rimbaldienne doit penser que son héros avait une mauvaise
conception de la poésie. Rimbaud n’est évidemment intéressant que si on parle à
sa place et les béotiens emploieront ici le mot anachronique de structuralisme
pour accabler le travail créateur de leur idole.
Ces
procédés dont on ne saurait nier le caractère volontaire permettent en tout cas
d’établir que les poèmes de Rimbaud ne sont pas des fragments, et que
l’application esthétique du terme « fragments » relève d’une
métaphore dont la signification n’est pas d’ordre formel stricto sensu. Ils permettent aussi de pointer du doigt la
différence de nature entre la première partie du travail de Murat sur la poésie
en vers et sa seconde partie sur la poésie en prose. La versification donne une
charpente formelle à un poème. Le choix des mètres, leur distribution en
strophes, et leur liaison par des rimes, tout cela indique une charpente
appliquée au texte. D’autres aspects de la poésie en vers auraient pu être
étudiés. Ils le sont parfois au passage dans L’Art de Rimbaud. Or, dans le cas des Illuminations, il s’agissait de s’assurer si oui ou non les textes
étaient charpentés. Il fallait déterminer comment Rimbaud compensait en prose
l’absence de structure métrique permettant de considérer que des articulations
précises ne permettaient pas au poème les déséquilibres de la prose, permettant
de considérer que tel vers était nécessairement le dernier au plan de la
création formelle, comme dans un sonnet. Sans confondre un poème rythmé par des
strophes et une forme fixe, puisque dans un cas l’exigence est de finition de
chaque strophe, dans l’autre de finition globale d’un ensemble par exemple de
deux quatrains et deux tercets, il doit être question d’établir ce qui fait
qu’un poème en prose n’est pas un écrit en prose comme un autre. Murat répond
quelque peu à cette question, mais pas en termes de mesure, de structuration du
texte, plutôt en termes de style. Ses analyses peuvent parfois traiter de l’apparence
globale d’un poème : poème formé d’un unique paragraphe ou à l’inverse
caractérisé par une abondance d’alinéas. Dans ces moments-là, son étude se
rapproche le plus d’une contrepartie à l’analyse de la versification. Mais nous
restons dans des considérations sur l’allure des poèmes comme nous avions des
analyses au demeurant intéressantes de l’allure des césures. Nous n’entrons pas
vraiment dans la recherche d’une structure objective qui dirait : ceci est
un poème en prose et non pas un simple texte en prose stylisé, poétique.
Les
hypothèses sur les poèmes en prose que proposent le livre L’Art de Rimbaud demeurent stimulantes, notamment les comparaisons
avec les poèmes en prose de Baudelaire, où se dessine l’idée que le poème en
prose baudelairien se retourne sur la prose au sens prosaïque, quand la poésie
en prose de Rimbaud, comme celle d’Aloysius Bertrand, tend à trouver des moyens
d’expression substituables aux procédés de la poésie versifiée. L’étude va
repérer des scansions poétiques par les anaphores, etc. Mais, la question
essentielle dont on comprend bien qu’elle est présente à l’esprit de Rimbaud,
Verlaine et Baudelaire quand ils parlent (en réalité par provocation) de
fragments, c’est ce qui fait qu’un texte peut nous être présenté comme un poème
en prose, et non comme un extrait de prose. Dans le domaine de la prose, qu’est-ce
qui détermine la finition du texte ? Pourquoi ne pourrait-on pas prendre
la plume et poursuivre l’élan créateur d’une suite de quelques paragraphes. Et
s’il est vrai qu’un poème en vers peut être prolongé en nombre de strophes, qu’un
poème en rimes plates peut être allongé en quantité de vers, il n’en reste pas
moins que les strophes et les rimes invitent à penser le texte comme structuré
et que la plume ne saurait être levée à n’importe quel moment. Il y a une
harmonie et une mesure à respecter. La poésie de la prose a-t-elle le moyen de
recourir à une charpente qui permettrait de donner la mesure ou en tout cas de
calibrer ses parties constitutives ? Pour l’essentiel, on constate que la
poésie en prose est liée à une grâce de l’écriture. Sa charpente existe bel et
bien, mais est-elle plus marquée que celle narrative d’une nouvelle conçue avec
une véritable science de l’effet à produire sur le lecteur ? En réalité,
au-delà des équilibres du sens produit par les phrases, est-ce que la poésie en
prose peut substituer à la versification une mesure harmonieuse à partir d’idées
rythmiques et prosodiques. Le contraste d’emblée posé entre la poésie de
Baudelaire et la poésie de Rimbaud est une réponse, mais une réponse en grande
partie intuitive, où les justifications du point de vue ne sont pas exactement
une saisie de la formule rimbaldienne du poème en prose.
La
question du vers libre moderne retient également l’attention avec Marine et Mouvement, et Murat s’est intéressé à la suite d’Antoine Fongaro et
d’autres à l’idée que Rimbaud ait pu s’adonner à certaines mesures des syllabes
au sein de sa poésie en prose. Murat prend acte de la réfutation par Benoît de
Cornulier des procédés de repérage de Fongaro. Il n’existe pas de segment de
9,3 syllabes. Segmenter un texte en prose en petits groupes de moins de 12, 11,
10 ou 8 syllabes chacun ne saurait poser le moindre problème, et partant de là
il ne suffit pas d’en constater la possibilité pour dire que des vers se
rencontrent partout dans la poésie en prose de Rimbaud, et de quiconque
finalement. Il faut ici renvoyer au livre Théorie
du vers de Cornulier que je conseille à tout le monde, mais que personne ne
veut ne fût-ce que consulter, tant le mépris est dominant pour les questions
métriques parmi les amateurs les plus éclairés de la poésie en vers. Je vis
dans une humanité qui m’est nettement supérieure, et je n’ai jamais réussi à
convaincre qui que ce soit de le lire parmi tous les amateurs de Rimbaud et de
poésie que j’ai rencontrés, y compris dans le domaine de ceux qui publient. A
la limite, on préfèrera se faire une idée à l’aide d’un quelconque des articles
ponctuels de Cornulier. Or, une des idées les plus tranchées de cette théorie,
c’est que, pour qu’il y ait vers, il faut qu’il y ait reconduction d’une
égalité. Cette notion d’égalité a été perdue de vue par les historiens de la
versification au XXe siècle, ce qui a nui à l’identification des
césures, à la clarté du débat sur le vers libre et aussi à celui sur l’idée
d’une présence du vers dans la prose.
Toutefois,
comme Murat, je me refuse à discréditer l’idée d’un jeu sur le décompte des
syllabes dans la prose de Rimbaud. Il est en tout cas certain que la prose de
Rimbaud comporte un nombre conséquent de hiatus qui montre qu’une proscription
propre à la prosodie en vers n’est pas appliquée dans la prose de Rimbaud,
remarque qui vaut aussi pour la légende des vers blancs dans la prose de
Molière, comme si celui-ci avait prévu de transformer en vers un texte en
prose, moyennant des retouches alambiquées pour les rimes, les hiatus, voire
les césures.
Lors
d’une conférence de Murat précédant la publication du livre L’Art de Rimbaud en février 2002, j’avais
soumis une lecture syllabique d’un passage du poème Génie, reprenant un extrait commun à mes mémoires de Maîtrise et
DEA de Lettres Modernes, soutenus en 1998 et 2001. Mon étude sur Génie a d’ailleurs fait l’objet d’une
conférence la même année à Charleville-Mézières et elle a été publiée dans les
actes correspondants dans le volume colloque n°4 de la revue Parade sauvage en 2004. J’avais observé
que les formules : « Il est l’affection et le présent », « Il
est l’affection et l’avenir », n’étaient pas accompagnées de la formule « Il
est l’affection et le passé ». Lu comme de la prose, le segment répété « Il
est l’affection » comptait cinq syllabes, tandis que les segments « et
le présent », « et l’avenir » ou celui qui manquait « et le
passé » comptaient chacun quatre syllabes. Pourtant, j’observais dans le jeu
du poème de Rimbaud le couplage des mots « affection » et « passion »
un peu plus loin à la fin du second paragraphe : « affection égoïste
et passion pour lui, lui qui nous aime pour sa vie infinie… », tandis que
le verbe à l’infinitif « passer » figurait déjà à la fin du premier
paragraphe : « nous voyons passer ». Rimbaud avait évité une
symétrie parfaite et ce refus du « passé » était significatif, mais
je remarquais encore au début du second paragraphe la désarticulation du
modèle. Le mot « amour » était substitué à « affection » et
la coordination était suspendue par appositions. Mais les deux termes réunis
donnaient quatre et cinq syllabes, inversant le rapport initial : « Il
est l’amour […] et l’éternité. » Et poursuivant mon idée, je me suis
intéressé à ces appositions en incise dont la syllabation m’a nettement paru
malicieuse en regard de l’occurrence initiale « mesure » : « mesure
parfaite (5) et réinventée (5), raison merveilleuse (5) et imprévue (4). »
Dans son livre, Murat traite du même passage, celui que je lui avais commenté,
mais le jeu de distorsion métrique 5-5-5-4 des appositions devient une série
équilibrée 4-5-5-4 qui, selon moi, ne rend pas compte de la nature ludique et
de la visée de sens de l’élaboration rimbaldienne, d’autant que l’élision du « e »
de « mesure parfaite » est impertinente dans le cas d’une élocution
soignée à laquelle songeait probablement Rimbaud pour ce texte (p.342 dans la
nouvelle édition) :
La suite 5-4
constitue l’ouverture thématique du poème : « Il est l’affection (5)
et le présent (4) […] Il est l’affection (5) et l’avenir (4) ». L’équivalence
permet de transcender l’opposition du présent et du futur ; elle inclut la
conjonction et, dont elle offre le
corrélat. Le thème ensuite est développé dans le second paragraphe :
Il
est l’amour (4), mesur(e) parfaite (5) et réinventée (5), raison merveilleuse
(5) et imprévue (4), et l’éternité (5) : machine aimée (4) des qualités
fatales (6).
La double incise
se glisse entre les deux membres coordonnés, « amour » et « éternité »,
qui reprennent le thème en l’inversant (4-5). Le dernier segment s’élargit en
clausule 4-6.
Je
réclame l’antériorité (mémoire de Maîtrise en 1998) et je pense que mon analyse
ludique est plus exacte avec la « mesure […] imprévue » :
5-5-5-4. Elle comporte aussi des prolongements.
Dans
sa réfutation du livre de Fongaro qui faisait état de « segments métriques »
dans la prose des Illuminations,
Cornulier dénonçait les erreurs de conception sur le vers. Fongaro ne se
souciait pas de la césure dans les alexandrins. Toutefois, c’est bien avant
Fongaro que les lignes isolées de douze syllabes de certains poèmes ont été
repérées comme de possibles vers blancs. Or, si les prédécesseurs ont négligé
également la question de la césure, ce qui est remarquable, c’est que toute une
société de lecteurs est frappée par le sentiment que ces lignes ressemblent à
des alexandrins. Et c’est un fait que, dans le cas d’une élocution soignée, ces
lignes tendent à comporter douze syllabes, compte non tenu des « e »
finaux.
La musique savante + manque à notre désir. (Conte)
J’ai seul la
clef de ce+tte parade sauvage. (Parade)
Arrivée de toujours, +
qui t’en iras partout. (A une Raison)
C’est aussi
simple qu’u+ne phrase musicale. (Guerre)
Rimbaud
n’a toutefois jamais écrit un alexandrin avec une césure médiévale épique,
comme ce pourrait être le cas de la ligne finale de Conte dont le « e » de « savante » semble de
trop pour la mesure. Il n’a jamais placé des déterminants féminins du type « cette »
et « une » à cheval sur la césure comme ce serait le cas de Parade et Guerre. Enfin, le « e » de « Arrivée » est
proscrit dans la poésie en vers comme « e » languissant depuis le
milieu du XVIe siècle. Toutefois, Rimbaud a pratiqué le « e »
languissant (« e » placé entre une voyelle et une consonne qui forme
à lui seul une syllabe) dans deux poèmes de 1872 : Larme et Fêtes de la faim,
tandis que deux vers de Mémoire
coupent de manière similaire aux alexandrins potentiels de Parade et Guerre, non des
déterminants, mais un nom et un verbe de deux syllabes chacun avec un « e »
à la deuxième syllabe, celle rejetée à la césure :
Entourée de tendres bois
de noisetiers, (Larme)
Pains couchés
aux vallées grises ! (Fêtes de la faim)
Font les saules,
d’où sau+tent les oiseaux sans brides. (Mémoire)
Ah ! la
poudre des sau+les qu’une aile secoue ! (Mémoire)
Il
ne saurait être question de lâcher la proie pour l’ombre. Les quatre lignes
finales de poèmes en prose citées précédemment sont bien de volontaires cas d’alexandrins
tout aussi volontairement corrompus.
J’en
viens maintenant à la nouvelle partie du livre L’Art de Rimbaud. Elle est composée de trois chapitres. Le premier
chapitre tend à situer quelque peu le livre Une
saison en enfer parmi les genres en prose : autobiographie, confession,
récit. Le second insiste sur un domaine assez spécifique à la prose littéraire,
la narration, bien qu’il ne soit pas à exclure des domaines du vers comme de la
poésie. Le troisième évalue un refus d’un style artiste donnant son cachet à la
prose, notamment aux œuvres romanesques. Murat envisage aussi l’imitation des
écrits psychiatriques. Mais, là, il convient d’être plus réservé. Rimbaud a
visiblement une perception, au demeurant très juste, des liens de la
psychiatrie avec l’ordre moral en place. Il faut rappeler que Rimbaud dénonce,
tout comme le réalisateur de Vol
au-dessus d’un nid de coucous, le danger des asiles
psychiatriques prêts à plier ceux qui ne marcheront pas au pas. La psychiatrie est une non-science qui s'est constituée au dix-neuvième siècle et qui se doublera ultérieurement de la non-science qu'est la psychanalyse freudienne. C'est aussi au dix-neuvième siècle qu'elle s'est donnée des moyens d'incarcération à l'aide de modalités administratives simplifiées et le livre de Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, décrit assez nettement la confusion entre guérison et soumission du patience dans les comptes rendus des psychiatres Esquirol, Leuret, etc. Dans Chant de guerre Parisien, les psychiatres
sont les assaillants versaillais qui veulent soigner la folie des communards
avec des « douches de pétrole ». Il me semble ainsi assez léger d’aller
supposer une influence d’Esquirol sur l’écriture de textes de Rimbaud qui
parlent de « folie » et « délires ». Cela ne peut qu’entraîner
à de fâcheux contresens, d’autant que le style de la littérature faisant parler
des personnes supposées délirantes a été fixé au dix-huitième siècle, comme en
témoignent certains passages de La
Religieuse de Diderot. Ne faisons pas pactiser Rimbaud avec des théories
dont l’ironie d’Une saison en enfer
montre assez qu’il ne leur suppose pas le moindre bien-fondé. Mais, l’approche
de Murat pose un autre type de problème. Il affirme d’emblée et sans l’établir
que la prose du livre Une saison en enfer
n’est pas de la poésie en prose. C’est là où je ne peux en aucun cas partager
son avis. On peut certes considérer que la prose d'Une saison en enfer, au plan du style, est quelque peu différente d’une bonne
partie des Illuminations. A la rigueur, on peut
considérer que Matin, L’Eclair, Adieu, L’Impossible, Mauvais sang,
ne seraient pas autant de poèmes en prose réunis pour former un livre. Mais il me
paraît peu évident de ne pas pourtant considérer comme relevant du domaine de
la poésie en prose l’ensemble du livre Une
saison en enfer. Evidemment, à la lecture, on comprend que Murat s’appuie
sur le cas particulier d’Alchimie du
verbe, où des textes de poésie en vers sont inclus dans un texte en prose
les commentant partiellement, les situant, etc. Et c’est en partant de ce
regard critique du texte en prose sur les vers cités que Murat développe
ensuite l’idée d’une prose comme refus de l’écriture artiste.
Mais
Alchimie du verbe est une conception
littéraire sans équivalent et il n’est pas défendable de se servir de ce regard
porté par la prose sur le vers pour rabattre la prose d’Une saison en enfer du côté d’une prose poétique équivalente à
celles de Chateaubriand ou Nerval dans leurs récits en prose. Quand ces deux
derniers écrivent Atala, Sylvie, etc., ce sont des prosateurs qui
recherchent la poésie. Dans le cas d’Une
saison en enfer, Rimbaud est prosateur, tout comme dans les cas des Illuminations, en tant qu’il compose en
prose, mais il demeure avant tout un poète. La double singularité d’Une saison en enfer par rapport aux Illuminations, c’est que, d’une part, la
manière d’écrire semble différente, là c’est une question de style, et que, d’autre
part, les expansions longues tendent à fragiliser l’idée d’œuvres fortement
charpentées excluant la possibilité d’ajouts et prolongements de toute nature. Même
Alchimie du verbe est un texte
fortement composé ponctué par une clausule qui en marque la finition, mais ces
procédés de calibrage sont ceux courants dans le domaine de la prose. La
dimension poétique du texte réside alors plus spécifiquement dans le style et
les enjeux rhétoriques de l’écriture.
L’étude
de synthèse sur la prose de Rimbaud reste à faire. Au-delà de Rimbaud, je
proposerai prochainement aussi un article sur ma vision de l’évolution de l’écriture
en prose à travers les siècles. C’est un travail qui me tient à cœur et en le
situant comme une digression en marge des études sur Rimbaud je me propose
aussi de dégager des outils pour approfondir l’étude de la poésie en prose
rimbaldienne.
A
suivre donc.
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