mercredi 29 novembre 2023

Compte rendu de lecture du livre d'Alain Vaillant sur 'Une saison en enfer' (partie 1)

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Analyse du [Prologue]

Alain Vaillant consacre neuf pages et quatre lignes d'analyse à la prose liminaire d'Une saison en enfer (pages 41-50). Il n'y cite pas une seule fois l'article de Jean Molino, alors même qu'il insiste sur l'importance d'affronter avec la plus haute prudence les difficultés de ce texte phrase après phrase, alors même qu'il s'attarde sur les interprétations du "dernier couac", des "pavots" et de l'intervention de Satan. Pourtant, dans la menue section pudiquement intitulée "Indications bibliographiques" en fin d'ouvrage, Vaillant cite onze études portant exclusivement sur Une saison en enfer. Parmi ces onze références, il faut écarter le livre d'Alain Bardel qui n'a pas encore été publié et un article d'Aurélia Cervoni. Il n'est fait état que de neuf livres consacrés à Une saison en enfer. Vaillant cite  notamment le volume collectif Dix études sur "Une saison en enfer", paru en 1994, qui contient l'article de Jean Molino, lequel article est d'ailleurs mis en avant dans l'introduction de l'ouvrage collectif en question. Je rappelle que parmi les personnes qui sont intervenues sur Une saison en enfer Vaillant a mis en avant dans son introduction un groupe fermé constitué de Margaret Davies, Pierre Brunel et Yoshikazu Nakaji. Il cite également par complaisance Yann Frémy, mais en prenant soin de l'isoler comme un  exemple d'intervenant récent, salué surtout pour avoir "essayé". Et dans les éditions d'Une saison en enfer, Vaillant n'a pas manqué de citer celle flanquée d'un commentaire critique de Pierre Brunel, parue chez José Corti en 1987.
Vaillant ne peut donc pas ignorer que l'article de Jean Molino a reproché à Brunel dans son édition critique de soutenir que Satan déversait sur le poète les mirages de la charité chrétienne. Brunel soutenait que Satan se mettait en colère parce que le poète rejetait la charité, et partant de ce constat d'incohérence dans la lecture de Brunel, Molino a créé une solution selon laquelle la charité comme clef n'était pas la vertu théologale dans l'économie narrative du livre rimbaldien. Je rappelle que, suite à l'intervention de Jean Molino, Yoshikazu Nakaji a publié un article sur la notion de "charité" dans Une saison en enfer où il montre avoir changé d'avis. En 1987, dans son étude de référence, Nakaji considérait que les mentions de la "charité" renvoyaient bien à la vertu théologale, mais il rejetait finalement cette idée dans son article postérieur à l'intervention de Molino.
Et dans sa bibliographie, Vaillant cite deux volumes collectifs auxquels j'ai participé, et il  se trouve que dans l'un d' eux j'ai fait un sort à l'article de Molino pour remettre si pas l'église au milieu du village, du moins la vertu théologale au milieu du récit infernal. Nakaji n'est pas le seul à avoir été intimidé par l'étude de Molino. Bardel lui-même avait écrit sur son site que la charité de la prose liminaire n'était pas la vertu théologale. Et Bardel fait partie des gens remerciés pour leur relecture et leurs avis sur les épreuves initiales du présent ouvrage d'Alain Vaillant avec Adrien Cavallaro, Solenn Dupas et Agathe Novak-Lechevalier.
Il ne s'agit pas de dire un peu facilement qu'on ne va pas citer tous les prédécesseurs, qu'on va les mettre à distance pour ne pas se laisser influencer. Quelqu'un qui fait sérieusement son travail, il lit tous les ouvrages de référence, il lit attentivement au moins la bibliographie sommaire qu'il propose à l'attention du public !!! On ne peut pas publier une étude d'ensemble du [prologue] d'Une saison en enfer en 2023 sans citer l'article qui a eu du retentissement de Jean Molino, et sans citer mon intervention qui a permis de tout remettre à plat.
Pour ne pas avoir à me citer, on ne citera même pas l'article de Molino. Malheureusement, ne rien citer va de pair avec un traitement négligent des difficultés textuelles soulevées. C'était le moment où jamais pour Vaillant de montrer ce qu'était une approche prenant son temps pour ne pas manquer la signification exacte d'une seule phrase de ce précieux [prologue] qui oriente de manière décisive la lecture d'ensemble du livre rimbaldien, selon l'appréciation même de Vaillant qui le clame en son introduction.
Donc, pour montrer qu'il s'agit bien de la charité en tant que vertu théologale, plusieurs méthodes s'offrent à nous. On peut souligner les thèmes en présence et l'énumération à dessein par Rimbaud d'une partie des vertus théologales et cardinales dans la prose liminaire ce qui est couplé à une énumération ostensible au début de "Mauvais sang" d'une bonne part des péchés capitaux.
Et surtout, il convient de reprendre avec exactitude l'enchaînement narratif des paragraphes autour de la mention "dernier couac". L'expression signifie métaphoriquement la mort par excès de fausses notes. Le poète refuse de mourir et souhaite retrouver l'ambiance du festin initial. L'inspiration immédiate (et du coup non divine) de la charité est réfutée comme absurdité par le poète, ce festin n'était lui-même qu'un rêve. Satan, dans un second temps, intervient, mais il n'est pas choqué du refus de la charité. Rimbaud a bien soigné son texte. Il fait dire au Satan en question : "Gagne la mort", ce qui est l'inversion de l'idée courante "perdre la vie". Si Satan dit "Gagne la mort", il est clair comme de l'eau de roche qu'il ne se récrie par comme le croyaient Pierre Brunel et Jean Molino contre le refus de la charité ou contre le rêve du festin. Rimbaud a articulé son texte avec une précision limpide d'orfèvre, oui ou non ? Il est clair comme de l'eau de roche que l'inspiration de la charité est conçue comme une aide contre la mort et que l'intervention de Satan est pour s'abandonner à la mort qu'il maquille en victoire. N ous avons deux réponses opposées à l'évitement du "dernier couac", et ces deux réponses sont en phase avec ce que nous savons de l'opposition entre Dieu et Satan. Et il est clair comme de l'eau de roche que le "festin" de la "charité" est un rêve du côté des illusions du christianisme, quand les "pavots" de Satan, sommeil empoisonneur, sont ceux d'un triomphe à mourir en se révoltant contre la justice et en appelant les fléaux.
Vaillant passe largement à côté de cette lecture littérale et de bon sens.
Je cite l'avis de démarche précautionneuse dont il se félicitait pourtant (page 41) :
Il est prudent d'avancer à pas comptés, en ne manquant aucune étape et en s'efforçant de démêler l'argumentation : le temps perdu en ouverture se regagnera largement ensuite, par les sains réflexes de vigilance (syntaxique et lexicale) qui auront été ainsi exercés.
Constater le lien lexical entre "dernier couac" et "Gagne la mort" aurait illustré à merveille ce propos. Comment se fait-il qu'à part David Ducoffre aucun commentateur de la prose liminaire d'Une saison en enfer ne lise "Gagne la mort" comme l'inversion en idée de la formule "il a perdu la vie" ? Vaillant arrive très bien à réemployer le verbe dans son étude, de "Gagne la mort" à "le temps perdu [...] se regagnera [...]", mais il faudrait au moins une pertinence dans le propos.
Vaillant insiste bien sur la prudence à avoir quand on aborde les huitième et neuvième alinéas, signe qu'il sait qu'il y a eu un événement avec l'article de Molino, je le cite (pages 44-45) :
Soyons désormais encore plus précautionneux, en commençant par les huitième et neuvième paragraphes : [...]
Et loin de toute prudence, au lieu de privilégier la compréhension du texte pour lui-même, Vaillant s'empresse d'y substituer l'extrapolation autobiographique. Après la citation que je viens de faire, nous avons les deux alinéas de Rimbaud sur le refus du "dernier couac" et le rejet de la "charité" comme "clef", et je cite l'enchaînement immédiat censé illustré la prudence du lecteur :
   Face à ce "dernier couac", le lecteur non averti pensera que la folie l'aura mené, par une sorte d'overdose d'excès en tout genre, à la porte de la mort. Mais, comme nous l'avons déjà indiqué, nous avons des raisons de penser qu'il fait une allusion précise au drame de Bruxelles : là encore, la précision biographique n'ajoute rien à l'essentiel. [...]
Je rappelle que Vaillant est un enseignant et qu'il écrit pour l'essentiel à l'intention d'enseignants des universités. Or, je me demande quel effet peut avoir sur ceux-ci l'expression : "nous avons des raisons de penser..." dans une copie d'élève. Nous apprécierons aussi les échos rapprochés des expressions entre elles : "nous avons des raisons de penser..." et "allusion précise" ou "nous avons des raisons de penser..." et "Soyons désormais encore plus précautionneux..." Et on peut aller plus loin ! Qu'est-ce qu'une "allusion précise" : comment définit-on cela ? Rimbaud a écrit : "Or, tout dernièrement, m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac !" Où est la précision de l'allusion là-dedans ? Je me doute bien qu'on va exploiter la modalisation "tout dernièrement", mais ça n'en reste pas moins une précision de pacotille dans une affirmation sujette à caution.
Ce qui est extraordinaire aussi, c'est les soubresauts de l'argumentation de Vaillant en ce passage. Un lecteur "non averti" doit apprendre un fait biographique pour ne pas se tromper dans sa lecture, mais cette précision n'apporte rien à la compréhension du récit. C'est ce que dit Vaillant en toutes lettres. Le "lecteur non averti pensera" que le sens est le suivant, mais Rimbaud, même pas le poète, parle de son vécu biographique authentique, sauf que ça n'a aucune espèce d'importance, l'essentiel est ailleurs. Je vais revenir sur la suite du développement de Vaillant, mais au-delà de l'incohérence flagrante de ce court extrait cité, je m'arrête sur les anomalies de son approche.
Vaillant formule une lecture qui sera celle de la personne ne connaissant pas la vie de Rimbaud. Dans son introduction, Vaillant formule des remarques que j'ai d'ailleurs faites moi-même auparavant : si Rimbaud avait pu mettre en vente son livre et en lancer la promotion et diffusion en 1873, l'essentiel des lecteurs n'aurait pas été au courant du coup de feu de Verlaine sur Rimbaud à Bruxelles. Cette lecture de "non averti" que Vaillant formule en la persiflant, c'est la lecture littérale du texte, celle que moi je défends dans au moins un article référencé dans les "Indications bibliographiques" de fin d'ouvrage. Le "dernier couac", c'est la fausse note mortelle à celui qui s'est révolté et qui attirait sur lui le feu des armes, le malheur, les répressions pénales au nom de la justice, etc. Il est évident que la révolte mène à la mort, et cette volonté de Satan est explicite dans la suite du récit : "Gagne la mort avec [...] tous les péchés capitaux." On ne peut pas être plus clair. Vaillant daube cette lecture pour dire que Rimbaud évoque en passant une anecdote personnelle. Non ! La révolte du poète le mettait en danger  de mort, et c'est pour  cela que non seulement le poète se tient heureux d'avoir échappé au "dernier couac" et refuse un complet servage à Satan, mais en plus c'est bien sûr pour cela qu'il commence à regretter l'ancien festin pour lequel il n'a toujours plus d'appétit. S'il s'agit de reprendre appétit, c'est que la motivation pour retourner au festin est ailleurs. Il veut retourner au festin pour éviter la mort et les souffrances de sa révolte. C'est clair comme de l'eau de roche, non ?
Dans son introduction, Vaillant a annoncé qu'il ne prenait pas Une saison en enfer pour une autobiographie, mais pour un récit qui incluait des éléments autobiographiques. Cette nuance est pertinente, sans être d'un gain intellectuel extraordinaire. Il va de soi que les poèmes cités dans "Alchimie du verbe" ont un caractère autobiographique par exemple. Mais, Vaillant crée un écran de fumée pour que ne soient jamais prises en défaut les explications à partir de nos connaissances biographiques sur l'auteur. Vaillant joue sur le velours d'une opposition notionnelle enseignée dans les classes, on enseigne même cela au Collège en classe de sixième désormais, l'opposition entre dénotation et connotation. La dénotation, c'est ce que dit explicitement un texte, et la connotation c'est toutes les suggestions que nous pouvons avoir. Malheureusement, sous des apparences simples, c'est une opposition notionnelle problématique, incompréhensible pour des élèves de sixième d'ailleurs. En effet, les connotations pour que ce soit accessible à un enfant de onze ans, on va en demeurer à l'aura culturel des mots eux-mêmes. Le rouge dénote une couleur et connote des émotions qu'un récit va prendre en charge ou non, par exemple. Or, ici, nous en sommes à baptiser du nom de "connotations" des informations biographiques sur un auteur. Dans un roman, la distinction est stricte entre auteur, narrateur et personnage. La poésie n'étant pas toujours de l'ordre de la narration, le terme "locuteur" en lieu et place de narrateur ne s'est pas imposé, Bandelier a essayé cela dans son livre Se dire et se taire sur Une saison en enfer. On autorise de confondre le "je" du poème avec la figure du poète. Même si nous avons visiblement affaire à de l'imaginaire, nous dirons que le poète fait telle action, a telle émotion, et parfois nous nommerons le poète : Reverdy, Lamartine, Hugo, au lieu d'employer la mise à distance minimale "le poète".
Vaillant a prétendu que le primat revenait à la dénotation et que les connotations au sens des informations biographiques susceptibles d'éclairer ou d'enrichir la lecture était au plan second. Ici, il daube la lecture littérale, la dénotation, au profit d'une lecture non naturelle qui fait prédominer les informations extérieures au texte lui-même. Il existe certes des écrits autobiographiques où une formule implicite justifie de la part du commentateur de préciser une connaissance. L'autobiograhique va servir à prouver l'orientation implicite du texte. Or, ici, Vaillant reconnaît lui-même que le texte n'invite en rien à cerner un surplus de sens implicite que l'autobiographique prouverait. Dans cette prose liminaire, le poète, un Rimbaud fictionnel si on veut, ne dit rien d'autre qu'à force de débordements il a failli mourir. Et il en fait le point de départ d'une révolte contre la mort qui va être le sujet du livre Une saison en enfer.
Au plan biographique, oui, approximativement, le coup de feu de Verlaine vient mettre un terme à une vie de débordements entre deux poètes. Mais, l'ouvrage d'Une saison en enfer a commencé dès avril 1873 sous le titre Livre nègre ou païen selon le témoignage d'une lettre à Delahaye. Rimbaud dit que le refus du "dernier couac" a entraîné la composition des "feuillets de damné". Au plan biographique, il devrait être antérieur au mois de mai 1873. Je veux bien que la balle qui a blessé Rimbaud se soit saisissant, je veux bien qu'il puisse y penser quand il parle de "dernier couac", mais il n'en reste pas moins qu'au plan littéraire le rapprochement ne s'impose pas. C'est un rapprochement contradictoire, que ça plaise ou non aux gens charmés de la vie du sieur Rimbaud ! Rimbaud n'assume pas cette allusion dans la prose d'Une saison en enfer. Il dit autre chose, et c'est finalement le lecteur non averti dont se gausse Vaillant qui comprend mieux le poème qu'il a sous les yeux que l'érudit qui a lu toutes les biographies de Rimbaud et Verlaine.
Que ça plaise ou non, c'est ainsi !
Le poète écrit clairement, et cela dans une stratégie de composition d'ensemble d'un livre au récit bien articulé, qu'il a frôlé la mort suite à toutes ses frasques de révolté et qu'il a donc cherché une solution. La première solution qui s'est présentée est celle de l'exercice de la charité, le poète en rejette l'absurdité et refuse donc de rentrer dans le rang. La seconde solution est de se laisser leurrer par le maître Satan et de surmonter cette peur de la mort. Le poète ruse avec Satan, le défie quelque peu, il conviendra de trouver une troisième voie, et Une saison en enfer sera le récit de la troisième voie. Et la différence nette avec le plan biographique, c'est que le coup de feu de Verlaine est un événement accidentel qui vient d'une action extérieure. C'est Verlaine qui veut tirer sur Rimbaud, et il veut tirer sur Rimbaud parce que celui-ci loin de faire une fausse note cherche à partir. Quand Rimbaud se fait tirer dessus, il ne commet pas de fausse note. Or, le texte d'Une saison en enfer assimile clairement le risque de mourir à un excès de débordement. Satan invite le poète à ne pas craindre la mort. Dans le cas biographique, Verlaine se retrouve en prison, et quel que soit son niveau de repentance, il ne propose à Rimbaud de mourir ou de mourir à deux. Dire que effectivement Rimbaud a frôlé la mort peu de temps avant la mise sous presse d'Une saison en enfer n'a aucune pertinence en termes de commentaire critique du récit rimbaldien, strictement aucune. Oui, d'évidence, Rimbaud a frôlé la mort, encore que ça se discute, mais une balle a atteint son bras. Le rapprochement, on peut le faire, mais ça s'arrête là. Il n'arrive pas à gagner le statut d'élément pertinent pour la lecture. On est dans la tautologie pure : Rimbaud dit de manière littéraire avoir frôlé la mort récemment et il a, pour dire vite, frôlé la mort récemment, donc c'est de cela qu'il parle quand il écrit. Non ! Tout simplement, non ! 
Et, partant de ce qu'il considère comme une évidence, Vaillant veut nous imposer d'identifier ce Satan à Verlaine. Vaillant dit que Verlaine s'était reconnu en "satanique docteur" dans sa correspondance avec Delahaye. En note de bas de page, Vaillant avoue que le "satanique docteur" est un personnage des Illuminations, mais comme Une saison en enfer est citée entre parenthèses, il faudrait croire que "ce satanique docteur" dans "Vagabonds" et "Satan" dans Une saison en enfer, c'est tout un. La modalisation et le tour périphrastique dans "ce satanique docteur", cela ne correspond déjà pas à une identification directe à Satan, mais on croyait que Verlaine dans Une saison en enfer c'était plutôt la "Vierge folle", thèse que va alimenter Vaillant dans son ouvrage un peu plus loin, mais thèse contradictoire puisque la "Vierge folle" n'est clairement pas "Satan" dans l'économie du récit.
Non, le Satan de la prose liminaire, c'est le personnage de folklore qu'on oppose à Dieu dans le monde de culture chrétienne. Il ne faut pas aller chercher midi à quatorze heures, que le diable soit au clocher ou pas.
Vaillant nous soutient que les "pavots" sont les illusions religieuses. Pour justifier le paradoxe, il sollicite une idée populaire que celui qui croit faire l'ange fait la bête. Je cite (page 46) :
"Les aimables pavots" (la plante d'où l'on tire l'opium) désignent les séductions de l'illusion religieuse et c'est le diable lui-même qui les a inspirées. Car tout exorciste sait bien que ce dernier est passé maître dans l'art de capter les âmes par les manœuvres les plus fourbes, et c'est souvent lorsque l'on se croit le plus près de Dieu que l'on tombe dans les pièges qu'il nous tend.
Je ne peux que m'inscrire en faux face à cette lecture. On connaît l'expression : "l'enfer est pavé de bonnes intentions", et la lecture de Vaillant vaudrait dans ce cadre, mais il se trouve que le récit rimbaldien ne parle pas de bonnes intentions... Ce n'est pas le sujet ! Rimbaud dit que les "pavots" sont "aimables", et si Vaillant était avisé il identifierait le tour désirable "Gagne la mort" pour "perds la vie" ! Le poète n'a pas trouvé aimable le milieu religieux, il a trouvé que la beauté était amère, il a fui le festin "où s'ouvraient tous les cœurs", il s'est "armé contre la justice", il a trouvé aimable un "malheur" dont il a fait son "dieu" : "Le malheur a été mon dieu", est-il écrit ! L'inspiration de la charité a été rejetée séance tenante.
Quand est-ce que les rimbaldiens comprendront qu'il y a deux mirages qui s'affrontent dans la prose liminaire ? Il y a le mirage chrétien : "festin" de "Jadis", "inspiration" de la "charité", tout ce que le poète a "rêvé" de ce côté-là, et il y a le mirage satanique : "Le malheur a été mon dieu", "Gagne la mort avec tous tes appétits", "aimables pavots".
Les rimbaldiens veulent absolument souder en un seul ensemble : le rêve du festin et les pavots de la mort à gagner, lecture définitivement contradictoire. Rimbaud n'a pas écrit que les "aimables pavots" c'était ce qu'il mangeait au "festin" de "Jadis". Donc, à un moment donné, faites l'effort, au moins sous forme de test, de vous dire qu'il y a deux rêves distincts dans le poème, celui de Dieu et celui de Satan.
C'est le b.a.-ba de la lecture.
Molino dénonçait, et sur ce point précis avec raison, la lecture absurde de Brunel qui voyait en Satan un défenseur de la charité. Vaillant est dans le même non-sens quand il écrit ceci (page 46) :
La phrase signifierait alors : "j'ai eu trop de plaisir à rêver de nouveau au festin ancien pour retourner en enfer." Si cette interprétation, lexicalement plus satisfaisante, a ma préférence, la nuance est d'ailleurs négligeable ; l'essentiel est que l'on comprenne qu'il n'y aura pas plus de retour vers l'enfer que vers le faux paradis de la religion.
Le poète n'a pas eu du plaisir à rêver du festin ancien puisqu'il dit explicitement qu'il manque d'appétit pour. Les appétits sont du côté des "aimables pavots". Donc la lecture de Vaillant est explicitement contredite par le récit rimbaldien : ex-pli-ci-te-ment ! Et surtout, le "festin" est à la fois une image du faux paradis de Dieu et une porte de l'enfer dans l'explication soutenue par Vaillant, et sans doute beaucoup de rimbaldiens autorisés. Mais non mille fois non ! Le "faux paradis de la religion" n'est pas une illusion créée par Satan. Et culturellement, nous ne vivons pas dans un monde où la religion c'est de croire que Satan a inventé Dieu pour nous piéger. La thèse de lecture de Vaillant est un non-sens absolu !
Tout ça parce que dans les éditions annotées anciennes du livre Une saison en enfer un critique a commencé de manière confuse à identifier le champ lexical du rêve commun à "songer", "rêvé" et "pavots" ! Il n'y a qu'au collège qu'on croit à l'homogénéité de signification des champs lexicaux. Jamais dans l'histoire de l'humanité on a étudié la Littérature à partir du repérage de champs lexicaux, en-dehors des universités sur ces cinquante dernières années et des collèges et lycées sur ces trente dernières années. Jamais ! Ce n'est pas ainsi qu'il faut faire ! Un champ lexical, c'est un relevé transversal qui permet minimalement d'identifier des thèmes en présence. C'est que ça, un champ lexical, ce n'est même un outil d'analyse littéraire ! Ce n'est pas non plus une figure de style ! C'est du jargon pour identifier un thème en collectant des mots. Et qu'il y ait un ou deux rêves dans un récit, le champ lexical il sera unique dans le relevé.
Et donc, cette idée a été répétée, et maintenant les rimbaldiens s'y accrochent comme des huîtres à un rocher.
Ils n'arrivent même plus à ressentir la contradiction logique entre des "aimables pavots" qu'on sent trompeurs  tout de même et une inspiration rejetée instantanément comme "rêve" dont on n'a même plus l'appétit.
C'est pourtant du b.a-ba.
Mais Murphy, Reboul, Cornulier, tous les rimbaldiens qui publient sur les vers et les poèmes en prose, et jamais sur Une saison en enfer, qu'est-ce qu'ils en pensent de la lecture de la prose liminaire ?
Comment se fait-il que le problème de compréhension littérale du texte ne soit pas enfin surmonté ?
Le biographique est encore convoqué au sujet des "lâchetés en retard", il faut pour Murat, Bardel et maintenant Vaillant que ce soit des poèmes à faire paraître ultérieurement, des poèmes en prose des futures Illuminations. Et pourquoi ne pas lire les "lâchetés" au sens littéral ? Le poète n'a pas le courage d'assumer de mourir pour Satan, mais il lui promet des "lâchetés" typiques de l'être mauvais qui se détourne du bien. Le poète se situe dans un entre-deux : Satan est toujours quelque peu son maître, il lui accorde des "lâchetés", alors même que notre poète refuse de se soumettre, par peur, à la principale injonction : mourir de ses débordements en vrai soldat du Mal. L'absence des "facultés descriptives ou instructives", Vaillant en fait une énigme à résoudre, et c'est vrai qu'il faut préciser l'intention, mais l'intention c'est que le poète perde le contrôle. Le poète est couronné d'aimables pavots, il est invité à assimiler la mort à une victoire, ce sont bien des exemples de descriptions inadéquates, ce sont bien des exemples de défaut d'instruction. Satan veut que le poète soit confus, confusion qui se ressentira à la lecture des "feuillets du carnet de damné".
Je remarque qu'avec plus de pertinence Vaillant ne soutient pas la lecture habituelle de Richter, Bardel, Murat et tant d'autres considérant que la "beauté" rejetée est baudelairienne, il rejoint clairement la lecture que j'ai déjà formulée, la "beauté" fait partie de l'équation chrétienne du vrai, du beau et du bien. Il met d'ailleurs en garde contre l'identification à l'image de la poésie dans "La Maison du berger" où le poète vieillard Homère asseyait la beauté sur ses genoux. Cette référence, dont je ne conteste pas à un certain degré l'intérêt, servait à justifier par-delà la cohérence du texte de Rimbaud que la beauté était une prostituée et un idéal esthétique d'artiste. Non, c'est bien sûr la beauté chrétienne liée à la justice, à la charité qui est rejetée comme "amère" dans Une saison en enfer.
Il y a un dernier point de la lecture de Vaillant que je trouve important à traiter quant au [Prologue], c'est celui du festin de "Jadis". Vaillant soutient que c'est un renvoi au temps heureux de l'enfance et cette idée d'enfance revient plus bas dans l'analyse.
Non, l'enfant ne pratique pas la charité chrétienne de  naissance. Et l'enfance d'un être humain n'est pas un rêve, puisque je rappelle que le poète rejette la charité en dénonçant le "festin" de "Jadis" dont le souvenir n 'est pas certain comme rêve.
Non, j'ai émis une idée que je considère comme capitale à la compréhension d'Une saison en enfer, c'est que la culture farcit le poète de faux souvenirs. Les faux souvenirs ils sont dans les mythes qu'on propage et dans les livres. La croyance dans le festin vient de l'éducation et n'est pas un état naturel à l'enfance. Ce serait contradictoire que le poète, se retournant sur l'absence de connaissances inculquées dans son enfance salue sa venue au monde comme mensonge. C'est évident que le souvenir du festin est un acquis culturel, un travail pervers de l'éducation. Mon idée importante, c'est que dans la prose liminaire et dans "Mauvais sang" Rimbaud parle de souvenirs littéraires, soit du côté biblique ou religieux avec le "festin", soit du côté des livres d'histoire, quand notre poète qui préfère s'identifier aux gaulois et vikings se souvient de sa présence lors des croisades. Une fois qu'on a compris que le récit dénonce les fictions culturelles essentiellement diffusées par des lectures, une fois qu'on a compris que l'Histoire sainte ou profane sont imposés aux élèves comme un bagage de souvenirs définissant un être humain, on ne lit pas comme une fantasmagorie gratuite le récit de "Mauvais sang" avec toutes ses transpositions invraisemblables.
En voilà assez pour cette fois. Je ferai le compte rendu des autres parties de l'ouvrage. Il fallait s'appesantir sur le "Prologue", c'était la recommandation même d'Alain Vaillant.
La conclusion est sans appel : on a affaire à  un tissu de contre sens facile à démentir et qui pourtant aura un prolongement avec le livre à  paraître d'Alain Bardel, puisque celui-ci a eu un droit de regard sur la confection de l'ouvrage d'Alain Vaillant, et puisque le site de Bardel fournit déjà les grandes lignes de sa propre lecture, un peu mise à jour (la charité réadmise théologale...).
Il y a de quoi être inquiet...

mardi 28 novembre 2023

Se faire une idée de la valeur du livre de Bardel sur Une saison en enfer avant de l'avoir lu...

Le livre d'Alain Bardel sur Une saison en enfer va bientôt paraître. Jean-Paul Vaillant le salue déjà comme l'autre livre important du moment sur Une saison en enfer qui paraît à peu près en même temps que le sien, sauf qu'il ne l'a pas lu non plus. Bardel s'est toujours revendiqué un rimbaldien de second plan qui passait les idées, lui n'étant pas tellement important en soi. Il a bien gravi les échelons.
Alors, pour s'en faire une idée, on peut suivre l'invitation à lire le "flyer" qui figure sur la page d'accueil du site Rimbaud d'Alain Bardel.
Nous avons droit à deux images, l'une réunissant les première et quatrième de couverture du livre qui va paraître, et puis un extrait de deux pages du livre en question, et c'est celles-ci qui vont nous intéresser. Mais, faisons quelques remarques sur la quatrième de couverture.
On met en avant les titres de Bardel pour parler de Rimbaud, le fait d'avoir été enseignant, le fait d'avoir publié pas mal d'articles, il est vrai qu'on a droit à une énumération d'apparence solide : Parade sauvage, Europe, Magazine littéraire, des ouvrages collectifs. Mais toutes ces publications ont un point commun, c'est qu'à chaque fois il était question d'une équipe Parade sauvage autour de Steve Murphy. Il n'y a aucune publication de Bardel en-dehors de ce schéma, strictement aucune. C'est joli d'étoffer. Et puis, il y a la question du site internet où là effectivement c'est l'affaire personnelle de Bardel, sauf que je voudrais qu'on m'explique la formule retenue : "Il s'occupe depuis 2001 du site internet d'informations et d'études rimbaldiennes 'Arthur Rimbaud, le poète' ." Il s'occupe ? On dirait une délégation officielle. Non, il n'occupe aucun poste prestigieux fondé sur une reconnaissance des pairs, c'est son site à lui, point !
Et puis, je passe à l'extrait du livre. Par un coup d'inattention géniale dont il a le secret, Bardel nous livre la page la plus intéressante qui soit de tout le fac-similé, celle précisément qui contient la phrase problématique : "Après, la domesticité même trop loin." Et en vis-à-vis, sur la page de gauche, nous avons les annotations la concernant.
Il y a une série de remarques et en guise de note de bas de page ce qui semble un "erratum" où le lucide Bardel se substitue à Rimbaud : "Lire : 'Après, la domesticité mène trop loin" au lieu de  "Après, la domesticité même trop loin".
Mais, le texte imprimé porte bien la leçon "même". Selon quelle logique, peut-on arriver de "mène" à la coquille "même", puisque tel est le raisonnement soutenu par Bardel ? C'est vrai que, depuis longtemps, on édite le texte avec cette phrase plus aisément compréhensible, avec cette phrase qui respire la correction grammaticale : "Après, la domesticité mène trop loin." Mais, c'est une leçon qui a été imposée par un critique rimbaldien du passé, il faudrait en faire l'historique.
Nous n'avons pas le brouillon correspondant à ce passage pour effectuer une quelconque correction intempestive. Je veux bien que la solution puisse être "mène", mais il faut au moins admettre le débat. Et puis, on retrouve encore une fois le sacre de l'habitude installée, Vaillant a toujours lu "outils" (il n'a même jamais lu les brouillons de sa vie, on dirait) et Bardel a toujours lu "mène", donc ils publient sur Une saison en enfer pour justifier leurs habitudes. Comme dirait Ravaisson, l'habitude est une seconde nature.
Alors, au plan manuscrit, nous savons que Rimbaud a écrit "autels", ce qui plaide pour l'identification d'une coquille "outils". Vaillant soutient que l'idée de Rimbaud est sotte, parce que le mot "autels" ne serait pas compatible avec l'en avant dont il est question à la fin de "Mauvais sang", et par un procédé de voyage temporel Vaillant a persuadé Rimbaud de corriger "autels" en "outils" à temps avant la mise sous presse par l'éditeur Poot. Peut-être que Vaillant n'a pas eu le temps de passer par Rimbaud, il a directement discuté avec le prote belge, qu'il se soit appelé Marc Dominicy ou non. Mais, bref, Bardel a communiqué trop tard à Vaillant qu'il fallait éditer correctement la phrase : "Après, la domesticité mène trop loin." Un second voyage temporel était dans l'absolu toujours possible, mais Vaillant et Bardel n'avaient plus les sous pour le faire. Il fallait lever des fonds, peut-être que c'est à ça que serviront leurs publications actuelles ? Et donc, du coup, on a eu droit à l'impression grossière : "Après, la domesticité même trop loin." Alors, il y a quand même eu un second voyage temporel pour corriger le texte d'Une saison en enfer au cours du vingtième siècle. Pour ça, il restait encore un peu de thunes et on a depuis longtemps l'édition correcte de la phrase de Rimbaud : "Après, la domesticité mène trop loin."
Tout va bien, l'honneur est sauf.

Donc, en gros, ça s'est passé ainsi : Rimbaud avait bien écrit "Après, la domesticité mène trop loin", mais le prote a mal déchiffré, la phrase était compliquée : "la domesticité mène trop loin", alors il a cru lire cette phrase plus simple, éminemment courante : "la domesticité même trop loin". Il a ajouté un jambage à la consonne nasale "n", et dans la foulée il a allongé l'accent grave en accent circonflexe. C'était trop compliqué et il a fait plus simple. Heureusement, Bardel a retrouvé la seule phrase que l'intelligence comprenne : "Après, la domesticité mène trop loin."
Je n'ai pas encore lu ce que Vaillant dit finalement dans son étude (essai, ce serait un bien grand mot, il est réservé à Bardel) sur cette phrase : "Après, la domesticité même trop loin."
Il y a un demeuré qui a osé dire que si coquille il y avait ça pourrait plutôt venir de ce que le prote aurait oublié de reporter le verbe du manuscrit : "même" serait bien présent sur le manuscrit, c'est peut-être simplement qu'il manque un verbe.
Les rimbaldiens sont vent debout contre cette idée, il n'est de correction du texte que minimale si on ne veut pas extrapoler au détriment de l'auteur... Magnifique principe !

lundi 27 novembre 2023

Des "sèves ornamentales" : ne faut-il pas connaître sa botanique ?

Le poème "Fairy" est l'un des plus énigmatiques et compliqués des Illuminations. La plupart des commentateurs s'interrogent sur l'identité de la femme Hélène évoquée et ils envisagent que Rimbaud se soit trompé dans l'orthographe ou la signification du titre. Rimbaud aurait écrit "Fairy" pour "faery" ou il aurait traduit le mot anglais "féerie" et non "fée".
Pourtant, Hélène, personnage féminin mystérieux, peut être identifiée à une fée dans le poème et sans se confondre avec la femme de la mythologie il est aisé d'identifier une allusion à la guerre de Troie dans l'attaque du poème :  "Pour Hélène se conjurèrent [...]" et d'en déduire que l'Hélène du poème rimbaldien est une personnification de la beauté en liaison étroite avec la mention "ornamentales".
D'autres éléments interpellent, le féminin "bûcheronnes" et l'évocation des "steppes".
Mais revenons à l'oxymore "sèves ornamentales". Il s'agit d'une des énigmes les plus importantes du poème, mais elle tend à passer au second plan au profit de l'onomastique.
Cela n'apparaît pas dans tous les commentaires du poème, mais au moins dans quelques-uns, "sèves ornamentales" est un décalque de l'expression "plantes ornementales" avec une corruption anglicisante. On a compris que Rimbaud avait transcrit "sèves ornamentales" et qu'au moment de la première publication du poème un prote a effectué sur le manuscrit une correction au crayon en remplaçant le "a",  par un "e". Après, nous ne sommes pas à l'abri d'une remarque de  Michel... ? Alain... ou Jean-Paul Vaillant (je ne suis pas arrivé à déchiffrer son prénom) qui nous soutiendra que l'orthographe du manuscrit n'est pas certaine et que Rimbaud a bien écrit "ornementales" et que la correction au crayon sert seulement à préciser qu'il est bien écrit "ornementales" et pas "outils", ni "autels". Mais trêve de plaisanteries. Le problème, c'est que les commentateurs se contentent de remarquer que Rimbaud a fait choix d'une sorte d'anglicisme "ornamentales" et passent à d'autres considérations sans s'y appesantir.
C'en est à un tel point qu'en faisant des recherches sur le net, je suis tombé sur un site amateur où la personne prétend avec le plus grand sérieux que Rimbaud s'inspire du mot  "ornamenta" pour suggérer la guerre, et les "sèves ornamentales" seraient une façon alambiquée de désigner des "flèches".
Certes, Rimbaud est alambiqué, mais peut-être pas à ce point-là.
Revenons à cette expression déconcertante pour mieux en circonscrire la portée. Du XVIe au XIXe siècle, l'essentiel de l'introduction des plantes américaines, asiatiques et dans une moindre mesure africaines en Europe vient quasi exclusivement des anglais, des américains, des néerlandais et des français. Les anglophones dominent nettement le sujet par leur vaste empire,  par leur prolongation de peuplement en Amérique du nord et par une littérature abondante. Les créations de jardins furent une  préoccupation au départ plutôt italienne, avec les modèles de la Renaissance, même si les italiens ne rapportaient pas des plantes du monde entier chez eux. Les jardins à la française ont pris le relais avec l'art de Le Nôtre à Versailles et le fait de jouer sur la profondeur en décorant plus minutieusement ce qui est immédiatement sous les yeux et en allégeant ce qui est au loin pour le regard. Les jardins à la française sont passés également de distributions des parterres fleuris en carrés (ou "carreaux") à des broderies florales. Les plates-bandes se développent et les buis en tant que plantes persistantes sont couramment utilisés pour les bordures.
Toutefois, dès le XVIIIe siècle, l'influence anglaise reprend la main et en France on parlera de deux types de jardins à partir de modèles britanniques, des jardins anglais d'un côté et de l'autre des jardins paysagers.
Les kiosques présents dans les parcs relèvent de l'influence anglaise.
Pourquoi parler de tout ça ? Parce que je pense à la description du parc royal de Bruxelles dans le poème "Juillet". Rimbaud y fait mention du "buis" en songeant en même temps aux escargots qui consomment cette plante et deviennent dès lors un poison pour l'être humain. Rimpbaud parle de plates-bandes et de buis, donc le parc roy a l de Bruxelles est quelque peu à la française, mais avec une touche de jardin anglais, puisqu'on y trouve un kiosque à musique et un kiosque du Vauxhall pour des représentations théâtrales de plein air. On y trouve aussi des volières et on a un mélange pour les sculptures entre le côté jardin à la française et jardin anglais ( les jardins anglais privilégiant des sculptures à l'apparence de ruines, de pièces, etc.).
Mais pourquoi je parle de ce poème "Juillet" ? Est-ce que je fais un lien shakespearien entre "Juliette" et  le côté Songe d'une nuit d 'été de "Fairy" ?
En fait, c'est la mention du "silence" qui fait qu'assez spontanément j'ai envie de rapprocher les deux poèmes. Notons que quelques mois après la composition de "Juillet" par Rimbaud (juillet ou août 1872) Verlaine compose un poème où il se dit "las" du "luisant buis", poème adressé à Rimbaud.
Pour moi, "Juillet" décrit pince-sans-rire un décor froid de nature artificielle. Et  c'est la même ironie que j'entends dans l'oxymore "sèves ornamentales" à proximité des "ombres vierges". Je n'ai pas pu effectuer une recherche lexicographique, mais je pense que l'expression en français "plantes ornementales" vient du modèle anglais "ornamental plants". Je note également qu'en espagnol et en italien l'adjectif "ornemental" pr e nd la même forme qu'en anglais "ornamental", sans doute l'ancienne forme française récupérée au Moyen Âge par les anglais, et en  espagnole le pluriel est du coup identique à la forme rimbaldienne "ornamentales". Je rappelle que les adjectifs sont invariables en anglais. Mais, bref ! L'expression "plantes ornementales" est lexicalisée de nos jours et j'ignore l'ancienneté de l'expression, j'imagine qu'elle s'est développée au dix-neuvième siècle. Les rimbaldiens n'ont pas cru bon d'amener des précisions à ce sujet, ils partent donc du principe que l'expression était déjà courante à l'époque, déjà lexicalisée ou non. Toutefois, il y a une deuxième expression lexicalisée voisine, celle de "graminées ornementales". Et dans "graminées", j'entends "graines" et je me rapproche de "sèves". Rimbaud a choisi le mot "sèves" pour une bonne raison. Oui, pour faire un oxymore ! Mais le choix du mot a dû être influencé par des éléments déclencheurs. On peut penser à "semences", on peut imaginer l'idée de "semences" pour produire des "plantes ornementales", et on aurait le raccourci "semences ornementales". On peut envisager puisqu'anglicisme il y a que Rimbaud a lu un texte en anglais et qu'il a traduit "ornamental plants", ce qui montre au passage l'intérêt de préciser à quelle époque l'expression "plantes ornementales" s'est développée en France, et Rimbaud aurait pu choisir le mot "sèves" en fonction des mentions "seed" d'un texte anglais qui parlait de "gazon" ou que sais-je encore ? Après, on peut imaginer que Rimbaud a été frappé par la présence du mot corrompu "ornamentales" dans un texte en français qu'il nous resterait à débusquer.
En clair, l'expression "sèves ornamentales" est au cœur du poème et jamais la moindre élucidation lexicale n'en a été véritablement tentée, élucidation du côté des "plantes ou graminées ornementales" pour nous éviter de perdre du temps avec "flèches" et "ornamenta" bien sûr.
L'idée de jardin a son importance dans un poème où des bûcheronnes abattent une forêt et laissent place à des "steppes" où le cri s'oppose au "silence astral". L'onomastique "Henriette", " Juliette", "Hélène" permet d'envisager que les jardins sont les départs de la rêverie évocatoire des "Juillet" et "Fairy". Le poème "Fairy" a également avec ses quatre alinéas le profil d'une équivalence de sonnet dans le domaine de la prose, ta nd is que le poème "Fleurs" avec ses trois alinéas serait l'équivalent d'un poème en trois quatrains, et ce poème "Fleurs" décrit précisément des fleurs ornementales artificielles.
Je n'ai pas les réponses, mais c'est un  peu ma bouteille à la mer pour réorienter les futures approches du poème rimbaldien "Fairy".

jeudi 23 novembre 2023

Une attestation de la mode parnassienne des "yeux de chinois" dans la revue L'Artiste, sonnet hérédien de 1868

Il existait une mode des poèmes sur la Chine à l'époque où Rimbaud a ajouté les deux quintils au poème "L'Homme juste" avec cette fameuse remarque "J'exècre les yeux de chinois" qui est couplée à  une variante des yeux de biche : "- Ô j'exècre tous ces yeux de chinois ou daines[.]" Au plan politique, le chinois représente un certain conformisme, et cela est illustré par le poème "Un bon bourgeois dans sa maison" des Châtiments de Victor Hugo, ce que Marc Ascione a déjà signalé à l'attention à propos du poème "L'Homme juste" dans l'édition du centenaire Oeuvre-Vie dirigée par Alain Borer de 1991. Il va de soi que la signification est plus liée à la représentation sociologique étant donné l'accouplement au regard effarouché des daines, même si l'intérêt sur la forme du regard est présente en arrière-plan.
Rimbaud reprend la rime "daines" / "soudaines" à un poème Ernest d'Hervilly, et plus précisément il reprend la rime à un passage de ce poème tel qu'il est cité par Banville dans la revue L'Artiste lors d'une recension dans une livraison datée de mars 1872. Il va de soi que Rimbaud lisait les revues et notamment la revue L'Artiste. Il parcourait au moins les revues et lisait au minimum les poèmes et ce qui se rapportait à  la poésie. Il était aussi bien placé pour être au courant des publications de Banville. Rimbaud a été éloigné de Paris pour une période d'environ deux mois. Nous ne pouvons pas la dater avec des bornes chronologiques trop précises. On ne sait pas exactement quand il a quitté Paris au début du mois de mars, il est sans aucun doute resté quelques jours encore après le dîner des Vilains Bonshommes du 2 mars et il est revenu aux environs du 7 mai 1872. Peu importe ! Selon toute vraisemblance, Rimbaud a lu la recension de Banville à son retour à Paris, en mai. Eventuellement, Verlaine a pu lui en toucher un mot par courrier, mais rien n'est moins sûr, et surtout Verlaine n'aurait pas envoyé par la poste l'intégralité du texte de Banville et recopié dans la foulée le poème d'Ernest d'Hervilly. En clair, Rimbaud a pris connaissance du texte de Banville de parution récente à son retour en mai 1872, et il a dû composer les deux quintils ajoutés à "L'Homme juste" le même mois de mai 1872, éventuellement en juin, mais pas au-delà de sa fugue vers la Belgique, puis l'Angleterre à partir du 7 juillet 1872.
Il est certain que Rimbaud cible une rime incluse dans un poème exhibé par Banville, il ne s'agit pas d'une lecture du recueil d'Ernest d'Hervilly avec pour coïncidence que Banville et Rimbaud citent la même rime chacun à leur manière.
Le fait de citer cette rime répond à plusieurs motivations. Rimbaud épingle la solidarité hypocrite d'ensemble du milieu parnassien, il dénonce bien le groupe des "Justes" dans les quintils ajoutés, le pluriel élargissant la cible du poème originel. Il va de soi que Rimbaud s'attaque au refus d'engagement politique des parnassiens qui se refont une vie sociale après la Semaine sanglante et cette respectabilité sociale qu'il soigne est un événement contemporain pour Rimbaud des procès des communards emprisonnés, puis déportés, comme l'atteste le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" qui s'inspire d'un poème " Etudes de mains" du recueil Emaux et camées d'un maître de référence du Parnasse Théophile Gautier, lequel exprimait publiquement son mépris des communards et son seul intérêt pour les morts de la guerre franco-prussienne au début de son ouvrage de tourisme sordide Tableaux du siège fraîchement paru au début de l'année 1872 . Notons que, dans le portefeuille paginé où Verlaine a recopié les poèmes de Rimbaud, "L'Homme juste" et "Les Mains de Jeanne-Marie", non loin l'un de l'autre, ont en commun d'avoir été remaniés au retour de Rimbaud en mai 1872. Des quatrains ont été ajoutés aux "Mains de Jeanne-Marie" et deux quintils à "L'Homme juste", poème plus ancien pourtant.
D'évidence, la famille Mauté de Fleurville a dû détruire tous les manuscrits autographes correspondant au recopiage par Verlaine, puisqu'on ne les a jamais retrouvés, mais ce n'est pas le sujet ici. Il va de soi que Rimbaud a montré à Verlaine ses propres manuscrits, et avant le 7 juillet 1872 il n'est pas retourné à Charleville les déposer dans un foyer maternel à la sécurité toute relative. Passons !
Rimbaud cite Ernest d'Hervilly, sans doute à cause de la concurrence imposée par la recension de Banville, concurrence qui d'une façon ou d'une autre lui est désagréable, tant il a conscience que son génie devrait exiger une reconnaissance immédiate comme celle qui lui est acquise au moins de la part de Verlaine. Rimbaud constate le manque de lucidité de celui qu'il prenait pour un maître, rôle que ne jouaient pas Leconte de Lisle, ni Gautier. Rimbaud se devait d'être reconnu par trois noms : Hugo, Banville et Verlaine. Malgré une certaine bienveillance, Banville n'a pas compris le génie de Rimbaud, à moins que les frasques du jeune ardennais aient été assez violentes pour créer une gêne irrépressible à le vanter. Rimbaud n'a visiblement pas pu rencontrer Hugo, les animosités ambiantes, qui de plus partaient de Rimbaud, ne favorisaient pas l'événement. Rimbaud semble aussi en vouloir personnellement à Ernest d'Hervilly, si on en croit la rumeur qui prétend que le poète des Baisers ait prétendu intervenir au cours du scandale entre Rimbaud et Carjat au dîner des Vilains Bonshommes. Rimbaud aurait répondu au poète vanté par Banville dans la revue L'Artiste : "Ferme ton con, d'Hervilly !" Ce qui rend plausible que Rimbaud ait ainsi insulté ce poète, c'est que la publication du recueil Les Baisers était toute fraîche et Rimbaud, auteur de "Conneries" dans l'Album zutique, semble si le mot est authentique insulté le parnassien en l'assimilant au titre de son recueil en train de voir le jour. Fermer son con, c'est arrêter de s'offrir à des baisers obscènes. En 1904, Han Ryner publiera un ouvrage intitulé Prostitués où il s'amuse à épingler quantité de poètes morts ou vivants, et notamment parnassiens, parmi lesquels Verlaine, Heredia, Coppée, etc. Il n'est pas difficile d'imaginer que derrière "Ferme ton con, d'Hervilly ! " Rimbaud ait la méchanceté de pratiquer la même critique malveillante qu'Han Ryner trois décennies plus tard. La recension de Banville en mars 1872 implique aussi un poète anticommunard Paul Déroulède, et derrière la revue il y a toute l'ombre d'Arsène Houssaye. Armand Silvestre ayant été lié familialement à des Houssaye, je n'ai jamais su si c'était directement la famille d'Arsène Houssaye, je me  permets de le dire au passage, puisqu'à cause de sa réputation sulfureuse Armand Silvestre a plutôt été mis à l'écart par la famille Silvestre et il a été enterré à Toulouse dans un caveau familial au nom Houssaye. Arsène Houssaye mettait en avant des poètes dans ses revues et cela non sans retombée pour sa personne, avec les cas de Nerval et Gautier notamment. La revue L'Artiste est de toute évidence au cœur des relations mondaines parisiennes entre poètes avec un souci de respectabilité. Et il faut être nuancé, Rimbaud ne dénonce pas les poètes qu'il fréquente d'être anticommunard. Le photographe Carjat était lui-même communard. Rimbaud cible plutôt les compromis et compromissions. Et je pense qu'il faut bien cerner dans sa précision le climat général qui consiste à pleurer les morts de la guerre franco-prussienne et à taire toute pitié pour les massacres des communards. Le poème "L'Homme juste" le dit explicitement, c'est le travail de pitié qui pose problème, problème de "pitié douce" qui s'apparente aux "larmes de crocodile". Les morts de la Commune n'étaient rien pour François Coppée, comme le montre sa pièce Fais ce que dois, immédiatement brocardée lors de ses premières représentations par le Cercle du Zutisme d'octobre-novembre 1871.
Je n'ai pas creusé la question des opinions d'Ernest d'Hervilly sur la Commune, mais ce poète sera publié dans le  troisième numéro du Parnasse contemporain et il y fera figurer deux poèmes intitulés "Pendant le siège". On retrouve cette idée de commémorer le patriotisme de défenseur du pays ou de la République à la fin de l'année 1870 qui fait toujours entendre l'ellipse de l'événement communard, ce qui est précisément le sujet du poème "Les Corbeaux" qui fustige un devoir de mémoire où les "morts d'avant-hier" supposent la négation des morts d'hier enfermés dans une "défaite sans avenir".
En ce qui concerne Ernest d'Hervilly, lire ses quelques poèmes parus dans le Parnasse contemporain reste assez plaisant. Il a une versification souple, il introduit des mots d'anglais, des mots pas habituels au discours poétique, et ça se retrouve à la rime. Que ce soit les poèmes du second numéro de 1869-1871 ou du troisième numéro de 1876, on peut apprécier la plume du poète. Il montre aussi qu'il ne se prend pas au sérieux, par des traits d'humour, même si son art de la chute n'est pas non plus éblouissant. En revanche, la lecture du recueil Les Baisers offre une expérience de douche froide. C'est de l'insignifiant et de l'insipide à tout va. Contrairement à ce que dit Banville, il y a peu de choses intéressantes à prendre dans le recueil, tant au plan des idées qu'au plan formel. Moi, mon sentiment personnel, c'est que j'apprécie les poèmes publiés dans les livraisons du Parnasse contemporain, alors que sa mince plaquette je lis ça rapidement en estimant perdre mon temps.
Bref !
Cependant, c'est le passage sur les "yeux de chinois" qui m'intéresse. Rimbaud doit faire une allusion à un texte que nous n'avons pas encore débusqué, et nous savons au moins qu'outre l'aspect politique ("Un bon bourgeois dans sa maison") la mention dénonce la mode d'un exotisme frelaté des parnassiens. Nous avons les attestations par Jules Arène, le frère de Paul, préfaçant des poèmes chinois d'Emile Blémont, une quinzaine d'années plus tard (1871-1888, écart de 17 ans plus précisément), qu'il existait une mode parnassienne des sujets chinois, dont Paul Arène, l'ami d'Alphonse Daudet, et un opposant aux Parnassiens était lui aussi porteur.
Il se trouve qu'en 1868, dans la revue L'Artiste elle-même, José-Maria de Heredia a publié un sonnet sur un motif chinois. Ce poème a été publié dans le premier volume du trimestre 1868, page 253. Je consulterai plus tard la revue, je tiens l'information d'une bibliographie du début du vingtième siècle consultable en ligne.
Il s'agit du sonnet "L'écran" qui figure dans les compléments des éditions modernes du recueil Les Trophées.
J'expliquerai après pourquoi il est intéressant de se plonger dans les publications en revue des poèmes du parnassien cubain (ou espagnol), je termine sur mon sujet en citant le poème en question :

                     L'écran

C'est un écran bizarre au parfum exotique,
En soie, où sont brodés des kiosques et des bois,
Et l'on y voit voguer sur un lac fantastique
Dans une jonque d'or des élégants chinois.

Sous un parasol vert s'abrite le minois
D'une jeune Lettrée au pied microscopique,
Qui regarde, en riant d'un air tendre et sournois,
Deux mandarins ventrus que son silence pique.

Ils dévorent des yeux de l'amour méconnu
 Ses ongles effilés et ses bras rose et nu
Qu'elle laisse tremper dans les ondes de moire.

Elle est charmante ainsi, jouant de l'éventail,
La petite Chinoise à figure d'ivoire,
Aux longs yeux retroussés avivés par l'émail.
Pas mal de singularités qu'il faut aller "ivoire" à la loupe dans ce sonnet. Il se termine sur une mention des yeux séduisants de la femme chinoise avec un mot final "émail" très parnassien qui pourrait bien être un volontaire clin d'œil à Emaux et camées de Gautier. C'est sa fille qui écrira un Livre de jade, Judith Walter de son nom de plume, l'épouse de Catulle Mendès. Le premier quatrain impose une référence évidente au "Lac" de Lamartine avec des mots clefs "lac", "voguer" et même "jonque" pour "barque". Notons que le "lac" est qualifié de "fantastique", adjectif à la rime qui fait songer du coup à Banville et pour nous encore à Rimbaud.
Le second quatrain fait d'ailleurs nettement songer à "Roman" dudit Rimbaud : "Sous un parasol vert" en attaque de second quatrain fait songer à la découverte de l'ombrelle de la demoiselle, le regard jeté en riant sur les amants fait songer à celle qui trouve drôle les transes du jeune de dix-sept ans, le "pied microscopique" fait songer à la course des "petites bottines", et les "mandarins ventrus" font songer si pas directement au "faux-col effrayant" du père de la demoiselle, en tout cas aux bourgeois ventrus de "A la Musique", au roi "assis sur son ventre" du "Forgeron", et les "mandarins ventrus" font passer au chinois du poème "Un bon bourgeois dans sa maison" également.
Voilà, j'en ai terminé avec la partie consacrée à constater la mode chinoise et au soubassement de règlements de compte avec la société mondaine hypocrite des poètes dans les quintils ajoutés à "L'Homme juste". Vous pouvez arrêter votre lecture là, mais je vous invite à une deuxième étude amusante. A vous de voir.

***

J'ai encore deux remarques à faire sur ce sonnet en fonction de Rimbaud. Il y a un sujet sur lequel je reviendrai plus loin : l'organisation des rimes du sonnet "L'écran" est remarquable et s'éloigne de la régularité des sonnets des Trophées.
Mais, parlons d'abord de ce fait troublant qui implique directement un rapprochement avec Rimbaud : le premier vers du sonnet hérédien a une forme grammaticale similaire au premier vers du "Dormeur du Val" : "C'est un écran bizarre au parfum exotique [...]", "C'est un trou de verdure où chante une rivière [...]". Il faudrait que je lance une recherche des poèmes parnassiens, de préférence des sonnets, qui commencent par le gallicisme "C'est..." et que Rimbaud a pu connaître avant octobre 1870. Mais voulez-vous un petit rapprochement amusant ? En 1890, dans le tome 99 de la Revue des deux mondes, Hérédia (pourquoi on n'écrit pas son nom à la française ?) a publié sa série de "Sonnets antiques", reprise ensuite dans son recueil des Trophées de 1893, et le premier vers du premier sonnet ressemble encore de plus près au premier vers du "Dormeur du Val", il est vrai poème déjà paru en 1888 apparemment, trois avant l'édition du Reliquaire. Ceci dit, je me faux. Hérédia n'a pas repris telle quelle la série des "Sonnets antiques", il a redistribué les poèmes et il a modifié les titres. Dans la Revue des deux mondes, le sonnet dont je vais citer le premier vers rimbaldien  s'intitule "Nymphée", et dans Les Trophées le titre " Nymphée" est réservé à un autre  poème et notre  pièce est réintitulée "Le Bain des nymphes".


Le poème s'intitule "Nymphée" et après une épigraphe en latin, citation de Martial, nous avons le coup d'archet qui jaillit d'un bond sur la scène :

C'est un vallon sauvage abrité de l'Euxin ;
[...]
Etonnant, n'est-ce pas ?
Je rappelle que le premier quatrain du "Dormeur du val" est encadré par deux constructions similaires :

C'est un trou de verdure où chante une rivière
[...]
[...] c'est un petit val qui mousse de rayons.
Fascinant, non ?
On pourrait soutenir que c'est le poète espagnol qui s'inspire du sonnet de Rimbaud récemment publié. Toutefois, c'est s'exposer à un risque de démenti. Je n'ai pas encore épluché toute la bibliographie  pour savoir si jamais Hérédia avait déjà publié auparavant ses sonnets antiques. Je remarque que le poème a été redistribué dans la section "Artémis et les Nymphes". Or, celle-ci s'ouvre par deux poèmes déjà publiés dans le premier Parnasse contemporain de 1866. Le poème "Artémis" fait partie du lot de sonnets correspondant à la contribution de l'artiste cubain, tandis que le poème "La Chasse" fait partie de la sélection finale où la plupart des poètes reviennent pour un sorte de "rappel" chacun tour à tour livrant la performance d'un sonnet. Le poème "La Chasse" faisait partie du bouquet final pour le dire simplement.
Et ce qui est frappant, dans Les Trophées, c'est que l'un à côté de l'autre les poèmes "La Chasse" et "Nymphée" , commencent tous deux par la mention "Le quadrige...", et étant donné que le vers de "La Chasse" a été remanié entre 1866 et 1893 , cela nous vaut trois vers différents commençant par la mention "Le quadrige..."
Le poème "Nymphée" est-il un poème contemporain du premier Parnasse contemporain ? Ou bien ne fait-il que dater d'une période de remaniement tardive des poèmes "La Chasse", etc., déjà publiés dans des revues ?

Le quadrige divin, en de hardis élans [...] ("La Chasse", version de 1866, premier Parnasse contemporain)
Le quadrige, au galop de ses étalons blancs [...] ("La Chasse", version de 1893, Les Trophées)
Le quadrige céleste à l'horizon descend, [...] ("Nymphée", 1893, Les Trophées)
Je m'empresse de rappeler qu'il ne faut pas comprendre ce sonnet "Nymphée" avec celui qui portait ce titre en 1890 et qui est devenu "Le Bain des nymphes". Ce que je veux souligner, c'est que, dans l'absolu, on ne peut pas improviser selon notre sentiment une datation des compositions d'Hérédia (Non, je n'écrirai pas "de de Heredia"). Il faut enquêter à ce sujet.
Reprenons la citation du sonnet "Le Bain des nymphes", vous allez voir que les perspectives troublantes vont plus loin en fait de rapprochement avec Rimbaud :
C'est un vallon sauvage abrité de l'Euxin ;
Au-dessus de la source un noir laurier se penche,
Et la Nymphe, riant, suspendue à la branche,
Frôle d'un pied craintif l'eau froide du bassin.

Ses compagnes, d'un bond, à l'appel du buccin,
Dans l'onde jaillissante où s'ébat leur  chair blanche
Plongent, et de l'écume émergent  une hanche,
De clairs cheveux, un torse ou le rose d'un sein.

Une gaîté divine emplit le grand bois sombre.
Mais deux yeux, brusquement, ont illuminé l'ombre.
Le Satyre !... Son rire épouvante leurs jeux ;

Elles s'élancent. Tel, lorsqu'un corbeau sinistre
Croasse, sur le fleuve éperdument neigeux
S'effarouche le vol des cygnes du Caÿstre.
Je viens de citer le sonnet dans la version finale des Trophées, celle que vous connaissez tous. La version de 1890 est précédée de l'épigraphe en latin  tirée de Martial. En-dehors de  variantes dans la ponctuation, le texte du sonnet lui-même est identique, je ne vous reporte donc que la seule épigraphe, un extrait des Epigrammes qui cite directement une célèbre comparaison de l'Iliade d'Homère :
Sic niger, in ripis errat quum forte Caystri,
Inter Ledoeos ridetur corvus olores. 
Le Satyre remplace l'africain de la citation latine.
Rimbaud a-t-il connu une version antérieure de ce sonnet "Nymphée" devenu "Le Bain des nymphes" ? Le sonnet fait songer pour les "deux yeux" à "Tête de faune", et on  peut y ajouter que s i Hérédia joue rarement avec la césure acrobatique, nous avons ici le pronom "Tel" en suspens. Premier hémistiche : "Elles s'élancent. Tel," où Dominicy et Verluyten pourraient faire des remarques métriques sur la ponctuation forte et le "e" féminin en cinquième syllabe, et deuxième hémistiche : "lorsqu'un corbeau sinistre" qui maintient le suspens du pronom sujet "Tel", le verbe se faisant attendre.
L'emploi du mot "Tel" (pronom, adjectif, déterminant ou tête de locution conjonctive) et toujours en liaison avec des "yeux" de divinité est quelque peu fréquent chez Rimbaud avec un recours remarquable dans le dernier alinéa du poème en prose "Fleurs" des Illuminations : "Tels qu'un dieux aux énormes yeux bleus et aux formes de neige [...]", et cela se retrouve  a u dernier quatrain de "Tête de faune", malgré la variation grammaticale : "tel qu'un écureuil" et "tel un écureuil".
Il est certain que  dans "Tête de faune" Rimbaud traite un poncif parnassien sinon romantique qui intègre des clichés de composition. On pourrait dire  que le sonnet de 1890 et  1 893 est une confirmation a posteriori. J'en reste tout de même à l'idée qu'il faut enquêter sur la genèse d'ensemble des Trophées.
Non seulement, "Le Bain des nymphes" fait songer au "Dormeur du Val" pour son premier vers, à "Tête de faune" pour quelques éléments, mais je rappelle que dans "Le Dormeur du Val", le poète est allongé dans l'eau, la "nuque baignant dans le frais cresson bleu". Le premier quatrain décrit également une rivière personnifiée au débit rapide qui correspond à des ébats joyeux d'une nymphe des eaux !

[...] où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent [...]
Et la Nature est invitée à réchauffer le poète étendu dans un lit saturé d'une eau inévitablement froide.
Les échos sont toujours là avec le sonnet hérédien : "la Nymphe" "frôle d'un pied craintif l'eau froide du bassin", et surtout nous avons une "onde jaillissante où s'ébat leur chair blanche" avec de "l'écume". Et se mêle à cette dernière image des échos pertinents avec "Vénus anadyomène" de Rimbaud :

Ses compagnes, d'un bond, à l'appel du buccin,
Dans l'onde jaillissante où s'ébat leur chair blanche
Plongent, et de l'écume émergent  une hanche,
De clairs cheveux, un torse ou la rose d'un sein.

Et il sera question plus bas du "fleuve éperdument neigeux", avec un hémistiche "éperdument neigeux" qui coïncide avec le maniérisme de Rimbaud pour "horrible étrangement", "Belle hideusement" et dans une moindre mesure "Accrochant follement". Dans "Vénus Anadyomène", Rimbaud exploite tout comme Hérédia le rejet à la césure d'une conjugaison du verbe "émerger", "émergent" pour Hérédia, "émerge" pour Rimbaud. Et nous avons un temps d'attente entre sujet et verbe comparable entre Rimbaud "Une tête [...] émerge" et Hérédia "Tel [...] croasse".
Les rapprochements n'impliquent pas que Rimbaud ait lu nécessairement le sonnet hérédien. Les ressemblances peuvent s'expliquer par le fait qu'Hérédia était un parnassien formé par l'exemple revendiqué de Leconte de Lisle, et les effets pratiqués par Hérédia étaient communs à quantité de poètes parnassiens, avec Glatigny, etc.
Qui plus est, les poètes reprenaient souvent tels quels des tours employés par des poètes antérieurs.
Il y a une recherche à faire pour mieux déterminer les sources des poèmes "Vénus anadyomène" et "Le Dormeur du val".
Je vais étudier les sommes bibliographiques sur Hérédia pour vérifier s'il est possible d'aller plus loin de toute façon. J'ai un ouvrage disponible que j'ai entamé et que je dois continuer.
Ceci dit, les sonnets d'Hérédia permettent de constater à quel point la manière de Rimbaud est héritière des modèles parnassiens. Il y a une continuité prévisible dans "Tête de faune", plus surprenante dans "Fleurs" et au-delà des modèles parnassiens on se prend à rapprocher "Vénus anadyomène" et "Le Dormeur du Val", en constatant que ce sont deux formes d'allusion au motif de la divinité décrite au moment du bain.
Le poète Hérédia appelle d'autres commentaires intéressants.
Le recueil Les Trophées date de 1893, mais plusieurs poèmes furent publiés des décennies auparavant et quelques-uns furent nécessairement connus de Rimbaud. C'est le cas des sonnets publiés dans le premier numéro du Parnasse contemporain, mais aussi du long poème fragment "Les Conquérants de l'or" du second Parnasse contemporain et du tout célèbre sonnet "Les Conquérants", d'ailleurs cité par Verlaine dans sa rubrique Les Hommes d'aujourd'hui, quand le recueil Les Trophées n'avait pas encore été publié !
Je prétends que "Les Conquérants de l'or" et le sonnet "Les Conquérants" sont une source au poème en vers libres "Mouvement" avec le passage "Ce sont les conquérants du monde / Cherchant la fortune chimique personnelle." J'estime que les quatre séquences de "Mouvement" peuvent être comparées à l'organisation des deux quatrains et deux tercets du sonnet "Les Conquérants".
Enfin, Hérédia est emblématique de la définition de la poésie parnassienne avec Leconte de Lisle et Théophile Gautier, alors même que son unique recueil est arrivé si tardivement sur la scène.
C'est ici que c'est intéressant de constater l'évolution formelle même du poète cubain, car ça engage une réévaluation de la régularité formelle de la poésie parnassienne.
Dans Les Trophées, Hérédia respecte une organisation scrupuleuse des rimes. Les quatrains sont conçus sur les deux mêmes rimes et les rimes sont embrassées. Les tercets optent pour les deux leçons traditionnelles en fait de distribution des rimes.
Ce n'était pas le cas avant la publication du sonnet "Les Conquérants" dans le volume collectif Sonnets et eaux-fortes. Les sonnets hérédiens publiés dans le premier volume du Parnasse contemporain en 1866, mais aussi ceux publiés dans diverses revues dans la décennie 1860 n'avaient pas une organisation régulière des rimes. Hérédia pouvait faire le choix de tercets sur deux rimes ou bien opposer l'organisation des rimes entre quatrains, l'un à rimes croisées, l'autre à rimes embrassées.
Pour les poèmes qui ont été repris dans le recueil de 1893, on constate aisément que le poète espagnol a remanié les poèmes pour avoir l'organisation canonique, c'est sensible dans le cas des deuxièmes quatrains des sonnets concernés. Malheureusement, un lecteur qui n'ira pas lire les versions antérieures bien différentes des sonnets ne constatera pas qu'Hérédia fut irrégulier à l'origine et à l'époque de vraie dynamique du Parnasse, puis régulier après l'année terrible, au moment du conservatisme puriste du troisième Parnasse et au-delà quand en 1893 la poésie parnassienne commençait à passer pour ringarde.
On pourra tout de même le constater minimalement dans la section de poèmes en complément, avec, par exemple, la citation de "Prométhée" et "Les Scaliger" non repris dans Les Trophées.
Autre point important, Hérédia n'a pratiquement jamais pratiqué de césure acrobatique sur des déterminants ou prépositions, il y a tout de même des exemples, avec notamment le déterminant "leurs". Et, comme les vers hérédiens connus de la décennie 1860 ne sont pas nombreux, la régularité des césures d'Hérédia demeure sensible. Même quand il prenait ses aises, il n'était pas le plus audacieux. Toutefois, Hérédia a pris soin de faire disparaître les césures acrobatiques du recueil de 1893. Il est  vrai que je souhaite aussi étudier si le recueil a été plusieurs fois remanié de son vivant... Mais j'ai bien l'impression  que les césures acrobatiques sont rejetées bien avant 1893. Bref, là aussi, le poète s'est imposé une régularité formelle plus proche du classicisme.
Et j'en arrive enfin à ma considération finale sur la versification du poète cubain. Il était donc plus timoré que son modèle Leconte de Lisle en fait de versification, mais en fait la versification d'Hérédia est une versification passéiste qui correspond à un modèle précis, la phase romantique de 1825 à 1828, avant l'explosion hugolienne. Hérédia a fait une note au début du vingtième sur les vers de Vigny, et c'est exactement ce qui correspond à sa conception du vers. Hérédia est un héritier d'André Chénier  et du premier Alfred de Vigny, avec des poèmes à sujet myhologique qui ne sont pas du tout traités à la manière ni d'un Ronsard, ni d'un Racine, ni d'un classique du dix-septième siècle. H érédia écrit sur des sujets mythologiques à la manière de Chénier et Vigny, et le thème du bain des nymphes trouve là son origine. Et cela se confirme au plan des enjambements. Hérédia fait un usage modéré, très sobre, des rejets  d'épithètes. Il y a bien au moins un rejet  d'une mention monosyllabique "noir(s)" après la césure dans un sonnet de 1860, un tour parnassien que Rimbaud fera sien, mais dans l'ensemble c'est parcimonieux et sage. Et en fait de modernité des enjambements  H érédia retient surtout le tour de Chénier clairement repris par Vigny des rejets de verbe ou de quelques membres syntaxiques,  avec une phrase qui se termine en milieu d'hémistiche et permet les suspens emphatiques d'éléments ainsi décrochés. On le voit au plan des verbes dans "Le Bain des nymphes" : "Plongent", "Croasse". 
C'est une versification qui était un peu dans le jeu tout en étant sur la réserve dans la décennie 1860, et même si H érédia n'a pas eu à beaucoup se réprimander pour une  versification plus rigide il est devenu nettement rétrograde au milieu de la décennie 1880. 
Et c'est pour cela que tout au long du vingtième siècle on a abusivement interprété la poésie parnassienne comme respectueuse du classicisme sans s'apercevoir de la modernité criante des vers parnassiens des années  1860.
Je ferai des relevés exhaustifs de tout cela, c'est prévu, et je reviendrai du coup sur le problème de repérage des publications anciennes du poète cubain. Quant à mes remarques sur l'organisation des rimes des sonnets, elle s'inscrit dans le débat sur l'appellation "sonnet libertin". Benoît de Cornulier trouve que cette appellation pose problème, dans la mesure où, au-delà du cas bien connu de Baudelaire, la plupart des poètes parnassiens et aussi romantiques (Musset, Sainte-Beuve, etc.) n'adoptaient pas les schémas plus contraignants et rigoureux des poètes du XVIe et du XVIIe siècle. Toutefois, je montre par les faits une évolution hérédienne qui consiste à refouler le modèle relâché de sa jeunesse parnassienne. Donc le sujet n'est pas à jeter avec l'eau du bain.

Edit (15h43) : il y a quelques nuances. Il y a bien quelques enjambements audacieux dans le recueil en 1893, et la césure sur "leurs" fait partie des créations tardives. Je ferai un relevé systématique. J'ajoute que le sonnet "Pan" lui peut clairement avoir été lu dans une revue par Rimbaud avant la composition de "Tête de faune". Le sonnet "La Dogaresse" est à rapprocher d'un poème de Verlaine.
Il y a même des organisations de rimes particulières sur les tercets de sonnets publiés dans Les Trophées, alors que sur les quatrains de mémoire ils sont tous sur deux rimes communes embrassées.
Je dois citer un sonnet des Trophées qui a les rimes ABA BAB du modèle Pétrarque-Catulle Mendès-Oraison du soir-Stupra. J'ai aussi un sonnet L'Héliotrope sensuel que Rimbaud a pu connaître et qui peut soulever un début de rapprochement suggestif avec "Oraison du soir".
Je vais faire un dépouillement systématique bientôt.


Voilà, et n'oubliez pas : "Lisez des vers", sauf si vous êtes un universitaire spécialiste d'un poète ultra connu, car vous vous n'en avez pas besoin, ça va sans dire !

lundi 20 novembre 2023

Réponse à l'actualité : "Les Cahiers de Douai", un recueil imaginaire...

Au programme du baccalauréat de français en 2024 et légèrement au-delà figure un recueil de Rimbaud Les Cahiers de Douai.
Ce recueil n'existe pas, ni même les prétendus cahiers. En septembre-octobre 1870, Rimbaud a remis au fur et à mesure à Paul l'élite de ses compositions personnelles. Il s'agit d'une anthologie de ses compositions connues pour l'année 1870, on peut parler de recueil au sens neutre du terme, mais certainement pas d'un recueil au sens d'un livre organisé en vue d'une lecture par un public.
Ce programme du baccalauréat est l'occasion d'une réédition d'un ouvrage ancien de Pierre Brunel : Arthur Rimbaud, Projets et réalisations, qui date de 1983. On peut penser que le choix de cette partie de l'œuvre au programme est un moyen de saluer les quarante ans de l'ouvrage jadis publié par Pierre Brunel.
Avant toute chose, je précise que j'ai publié sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu le 19 juillet 2010 un long article intitulé "La Légende du Recueil Demeny" qui dément avec des arguments nombreux l'idée que Rimbaud ait composé un quelconque recueil. Je ne fais pas que le démentir, je cite avec leurs références de nombreux documents de l'histoire de la critique littéraire. Je précise que le premier a avoir parlé de recueil n'est pas Brunel en 1983, mais Bouillane de Lacoste en 1939 qui opte alors pour le titre recueil Demeny. J'explique que l'idée d'un recueil vient de la croyance selon laquelle les poèmes étaient recopiés dans deux cahiers à partir d'une impression trompeuse du fac-similé du dossier publié par Messein en 1919. Il a fallu attendre une étude de Steve Murphy en 1991, lequel avait étudié les manuscrits conservés à la British Library à Londres pour qu'on apprenne enfin que les poèmes étaient recopiés sur des feuillets volants non paginés par Rimbaud.
Brunel parlait d'un "Cahier de Douai" en 1983, mais il ne s'agit ni d'un cahier ni de deux, il s'agit de feuillets manuscrits. Steve Murphy et Claude Jeancolas ont étudié ces manuscrits en rapportant la présence de pliures, en portant témoignage des différences d'encre, voire de crayon, et il n'y a pas une différence de deux types de papier utilisés, il y en a au moins trois.
Malgré sa moisson, Steve Murphy restait enfermé dans l'idée qu'il s'agissait d'un recueil.
J'ai passé en revue tous les indices et j'ai publié un article de bon sens pour mettre fin à cette légende. J'ai cité bien évidemment les témoignages d'Izambard, de Rimbaud et de Demeny eux-mêmes.
Je viens de relire cet article à haute voix, cela m'a pris une heure et douze minutes. Il s'agit d'une vraie expertise particulièrement dense, et il est sans aucun doute souhaitable de lire cette étude de longue haleine en se reportant à un fac-similé disposé à côté de l'écran de l'ordinateur.
Il n'existe aucune étude plus savante que celle que j'ai fournie sur cet ensemble de feuillets manuscrits, ce qui est aisément vérifiable puisque je cite les études antérieures et épluche le sujet sous un nombre d'angles assez considérable, avec des énigmes locales que je m'efforce de résoudre.
Voici le lien pour consulter cet article, je vais ensuite revenir sur quelques points qui ne me satisfont pas pleinement quant à mon article, et enfin j'assénerai quelques nouveaux arguments en me reportant à une publication en ligne de quelques pages du livre de 1983 de Pierre Brunel.


Mon article a été parmi les premiers publiés sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu et il était à l'époque signalé à l'attention par Alain Bardezl dans sa recension des sites consacrés à Arthur Rimbaud sur la toile. Notez que si vous consultez mon article en ce mois de novembre 2023 vous avez sur le côté  droit du blog une liste de liens renvoyant à des entretiens avec quelques rimbaldiens connus, et  vous pourrez donc lire mon article avec les mentions d'André Guyaux, de Jean-Luc Steinmetz, de Yoshikazu Nakaji, de Jean-Baptiste Baronian, d'Oliver Bivort et enfin de Pierre Brunel. Ils connaissent donc tous l'existence de ce blog et ont pu le parcourir et avoir connaissance de mes contributions. Steve Murphy est remercié pour avoir répondu à certaines de mes questions à la fin de mon article, ce qui veut dire qu'il connaît lui aussi à tout le moins les grandes lignes de l'étude en question. Jacques Bienvenu lui-même invite le public à la considérer avec attention dans les commentaires et c'est lui-même qui a choisi de la publier, malgré sa longueur conséquente.

Je précise aussi que dans cette étude je rapporte des arguments pour contester l'idée que ce soit un recueil qui n'étaient pas de moi, mais de gens qui acceptant l'hypothèse consensuelle du recueil ne s'empêchait pourtant pas d'émettre une réserve. Par exemple, je citais une remarque de Jean-Jacques Lefrère qui, dans sa biographie parue chez Fayard, trouvait incompatible avec l'idée d'un recueil que Rimbaud ait signé systématiquement chaque composition.
La réunion des arguments en un tout permet et l'historique qui souligne les erreurs initiales ayant permis l'émergence d'une telle hypothèse font de mon article un ensemble difficilement réfutable.
Je rappelle tout de même la force des témoignages des trois intéressés eux-mêmes que furent Izambard, Rimbaud et Demeny. Demeny ne parle pas à Darzens d'un recueil de Rimbaud, Izambard ne parle pas d'un recueil que préparait Rimbaud, il recopiait des poèmes. Il existe parfois des éditions allégées du livre Rimbaud tel que je l'ai connu d'Izambard. Vous remarquerez que j'ai pris la peine de me référer aux articles initialement publiés dans la presse par Izambard et que j'ai cité un ouvrage où ne manquaient surtout pas les notes de bas de pages et bien sûr les dates de cachets de la poste faisant foi. Ces précisions sont indispensables pour bien prendre la mesure du témoignage d'Izambard quarante ans après les faits dont il cherche à se souvenir.
Il est quelques points sur lesquels j'aimerais revenir quant à mon article.
Sur l'emplacement du "Dormeur du Val" son emplacement initiale dans l'agencement des manuscrits est définitivement inconnu.
Ensuite, pour une partie de mon raisonnement, j'ai argumenté à partir d'un paradoxe. Les rimbaldiens comme Murphy et Brunel qui prétendent que Rimbaud a composé un recueil parlent d'une transmission en fonction de deux séjours douaisiens, tandis qu'André Guyaux qui ne croit pas qu'il y ait composition concertée d'un recueil parle d'une seule transmission en octobre. Mon article s'appuie sur le fait, admis par Murphy et Jeancolas à partir des pliures des manuscrits, que Rimbaud a remis ses poèmes en plusieurs fois, et plus de deux. Et, en tout cas, vu les pliures, les différences d'encre et les papiers utilisés, il y a eu plus de huit séances de recopiages. Peu importe alors les transmissions, les pliures ne sont pas compatibles avec l'idée d'un recueil, puisque les feuillets n'étaient pas paginés et les ensembles pouvaient être mélangés, et l'enquête montre qu'ils l'ont été, et qu'ils l'ont été au-delà de la remise des manuscrits par Demeny à Darzens.
Toutefois, mon remords vient de ce qu'il est possible que toutes les copies aient été faites en octobre seulement. L'étude pourrait être à éprouver à cette aune. Un sonnet en particulier "Rages de Césars" peut inviter à penser que tous les poèmes ont été remis à Demeny en octobre seulement, puisqu'il semble contenir une allusion à l'incendie du château de Saint-Cloud le 14 octobre par les prussiens comme l'a fait remarquer Marc Ascione dans une notice au poème dans l'édition du centenaire dirigée par Alain Borer et publiée sous le titre l'Oeuvre-vie en 1991. Rimbaud parle de vers remis à Demeny en citant "mon séjour à Douai". Cet emploi du singulier invite à considérer que Guyaux et Ascione ont plutôt raison. Le premier passage à Douai fait suite à une libération de prison, le terme "séjour" convient mieux à la seule seconde fugue d'octobre. Toutefois, Rimbaud peut éviter avec le singulier "mon séjour" de s'appesantir sur les rebondissements des deux fugues.
En tout cas, même dans l'optique d'un recopiage lors du seul second séjour, les différences de papier utilisé, les encres, le recours au crayon, la mention "Soleil et Chair (suite)", le mot d'adieu à Demeny et bien sûr les pliures permettent d'affirmer avec certitude que Rimbaud remettait ses poèmes au fur et à mesure qu'il les recopiait à Demeny sans se soucier de la composition d'un recueil. Notons aussi que dans le cadre d'un recopiage par étapes lors du seul mois d'octobre, une étude graphologique s'imposerait pour déterminer si les sept sonnets du prétendu deuxième ensemble ne furent pas au contraire les premiers recopiés, puisque le recopiage au crayon d'une partie de "Soleil et Chair" et des mentions en tête du "Forgeron" inviteraient alors à penser que "Soleil et Chair" et "Le Forgeron" furent les deux derniers poèmes copiés pour Demeny et non "Le Dormeur du Val", "Ma Bohême", etc. Et surtout, ce recopiage au crayon signifie que les dons manuscrits cessent parce que Rimbaud doit partir et non parce qu'il a terminé un recueil.
J'ai pu faire d'autres découvertes. Demeny aura un enfant neuf mois après la composition de "Roman" et le mot d'adieu "Bonne espérance" laissé sur le manuscrit de "Soleil et Chair", ce qui veut dire que "Roman" persifle sous les traits d'un jeune de dix-sept ans, Paul Demeny, lequel courtise une femme qui a en effet dix-sept ans, et le mot "bonne espérance" est probablement lié à ce mariage prévu par Demeny, sachant que le 17 avril 1871 Rimbaud fait mine de le féliciter d'avoir trouvé sa "sœur de charité".
Je vais revenir aussi sur la lecture du "Dormeur du Val" d'ici quelques jours, pas pour modifier ma lecture du sonnet, mais pour mieux préciser ma pensée sur ce poème face à un consensus.
Maintenant, je vais vous offrir le lien d'une page internet qui cite, en remerciant l'éditeur de l'autorisation, quelques pages du livre de 1983 de Pierre Brunel, et précisément les pages qui affirment que Rimbaud avait achevé un recueil. Je citerai ensuite quelques extraits et commenterai le caractère péremptoire problématique de l'argumentation.


Brunel parle d'un manuscrit et non de feuillets manuscrits, et il fait précisément état d'un "recueil poétique complet", avant même de procéder à l'analyse !
Il admet qu'il manque un titre et une table de matières, mais c'est pour se proposer d'y suppléer.
L'analyse est divisé en sous-parties aux titres éloquents : "Un recueil achevé", "Un recueil cohérent". En fait de recueil cohérent, l'ensemble nous fait passer sans arrêt à des thèmes variés, parfois bien distincts, sans s'interdire des retours, et les formes sont variées. Qu'on m'explique la méthode pour définir la cohérence de l'ensemble, cohérence au sens de matière organisée !
Brunel affirme sans raison et en passant que Rimbaud a supprimé "Les Etrennes des orphelins" considéré comme périmé. Oui, le Rimbaud qui se promène dans la tête de Pierre Brunel a très bien pu penser ainsi et procéder de la sorte. Pourquoi pas ? Et pourquoi pas autre chose ?
Brunel parle de "variantes mineures", comme s'il s'agissait d'un argument pour définir un établissement définitif du texte. Mais Rimbaud a toujours effectué de menues variantes quand il a recopié ses poèmes à plusieurs reprises. Les variantes sont mineures donc Rimbaud admettait l'état de quasi perfection du poème "Trois baisers" publié dans La Charge, et si un poème a de nombreuses variantes, on soutiendra tout aussi aisément que c'est la preuve qu'il compose un recueil, il prend le temps de refondre "Credo in unam" en "Soleil et Chair". Le présupposé d'une préparation de recueil biaise clairement l'analyse. Les variantes mineures ou nombreuses ne prouvent rien ni en faveur du recueil, ni en défaveur du recueil. C'est des variantes. Point.
Brunel parle d'un véritable "scrupule d'écrivain" à "corriger" tous ses poèmes et il salue le fait que toutes les versions remises à Demeny sont systématiquement meilleures que les versions remises auparavant à Banville, Izambard et la revue La Charge. En-dehors du poème "Les Effarés", les versions remises en 1870 à Demeny sont systématiquement les plus récentes de l'artiste, les plus fraîchement remaniées, et Rimbaud est pour l'histoire de la littérature véritablement entré en poésie en 1870 : en partant de là, le discours sur l'amélioration des versions va de soi et ne prouve bien évidemment pas l'élaboration d'un recueil. Rimbaud a composé ses poèmes avec le plus grand investissement dès leurs compositions initiales. Il les améliore parce qu'il mûrit, et Brunel prend un très mauvais exemple en comparant les versions du poème "Le Forgeron", puisque la version remise à Izambard était inachevée. La version manuscrite du "Forgeron" remise à Izambard est incomplète, ce qui indique que la composition était encore en cours à ce moment-là. Brunel tire argument de la comparaison pour soutenir que la première transcription est pleine de faiblesses désinvoltes et les améliorations de la version remise à Demeny viendraient du soin plus grand à apporter en vue d'une publication. Est-ce que Pierre Brunel sait ce que c'est que de composer des poèmes, et surtout ce que c'est que la première année de labeur d'un poète précoce ?
Brunel prétend que la preuve de l'achèvement du recueil vient de ce que Rimbaud n'a plus jamais retouché ses poèmes, sauf "Les Effarés". Les poètes, Baudelaire et Banville compris, ont publié des recueils à plusieurs reprises, en remaniant leurs poèmes dans le temps. Si l'argument de Brunel est à prendre en considération, il faut revoir les dates de maints recueils de l'histoire de la poésie française. Et c'est pareil pour les romans, il existe deux versions du roman de Stendhal Le Rouge et le Noir. Rimbaud n'a pas lu le recueil Les Cariatides de 1842, mais celui de 1862 postérieur aux Odes funambulesques de 1857, à moins qu'il n'ait jamais lu les Odes funambulesques avant la version remaniée de 1873 flanquée d'un commentaire. En réalité, Rimbaud a renié ses poèmes en demandant à Demeny de les brûler. L'argument de Brunel n'aurait d'intérêt que si plusieurs jeux manuscrits postérieurs nous étaient parvenus et qu'aucune variante n'apparaissait. Le poème "Les Effarés" est tout de même dans ce cas, et ce que Brunel admet comme une exception est précisément la preuve que Rimbaud remanie ses poèmes à chaque fois qu'il les recopie, indépendamment de toute idée de publication d'un recueil.
Il y a des poètes qui n'aiment pas de retoucher leurs productions, ce n'est pas le cas de Rimbaud. C'est la seule conclusion à tirer.
Brunel prétend que les poèmes sont rangés dans un ordre chronologique, ce qui est faux, puisque Brunel lui-même précise que le dossier s'ouvre par le poème publié en août dans la revue La Charge : "Trois baisers" devenu "Première soirée". Les poèmes envoyés à Banville en mai ne sont pas en tête du dossier et sont même éparpillés dans l'ensemble. Les sonnets ne sont pas rassemblés, les sonnets satiriques contre Napoléon III et la guerre franco-prussienne ne sont pas rassemblés non plus. Ni au plan de la chronologie, ni au plan des thèmes abordés, nous n'avons affaire à un recueil organisé.
La cohérence de création que relève Brunel n'est pas celle de l'organisation en recueil, mais elle relève d'une évidence d'un autre ordre. Tous ces poèmes ont été composés à une même époque avec des préoccupations littéraires qui n'ont pas été bouleversés, encore que la guerre franco-prussienne ait ouvert la voie à une nouvelle expansion thématique. Il s'agit de poèmes composés sur un espace de huit mois, peut-être six si on écarte les deux quatrains de "Sensation". Certains poèmes sont datés, d'autres non, et datés du 20 et du 29 septembre "Les Effarés" et "Roman" ne sont pas rassemblés.
Brunel affirme une cohérence et les exemples qu'il commente amènent tout un lot de preuves contradictoires qu'il ignore superbement ou minimise sans vraisemblance logique.
Affirmant avoir affaire à un recueil, Brunel ponctue son analyse par une interrogation sur le bouclage du premier au dernier poème du dossier :
   En plaçant Première soirée au début du Premier Cahier et Ma Bohême à la fin du second, Rimbaud voulait-il affirmer, malgré les injustices de l'histoire et les malheurs du temps, la permanence de son credo et la victoire d'une insouciante souriante ?
Comment une étude qui est signalée à l'attention pour avoir établi que les manuscrits remis à Demeny correspondaient à une organisation concertée de recueil peut-elle se terminer par une pareille question ouverte ?
Il va de soi que la démonstration aurait permis à Brunel de répondre à sa propre question. Cette question est la preuve même que la démonstration fait défaut.
Parler des "Cahiers de Douai" en 2024, ça pose le problème de l'imposture intellectuelle. Et c'est très grave, puisque les lycéens sont invités à penser l'ordre des manuscrits en tant que recueil. Les enseignants leur parlent de deux cahiers. Je vais citer les publications actuelles des poèmes de 1870 avec le titre Les Cahiers de Douai, dont une édition de référence de Jean-Luc Steinmetz encore en lui en Garnier-Flammarion, en collaboration avec Henri Scepi qui est lié aussi à la préparation des concours d'Agrégation de Lettres.
Moi, je lance le mot, il y a un  gros problème qui est en train d'enfler et qui relève de l'imposture intellectuelle. Oui, on peut être naïfs, avoir cru sincèrement à un recueil. Les non spécialistes de Rimbaud se font avoir parce qu'établissent comme discours relais les rimbaldiens, mais depuis que j'ai mis en ligne l'article "La Légende du Recueil Demeny" en 2010, qu'on m'explique comment on peut officialiser le titre encore plus erroné "Les Cahiers de Douai" en 2023 ?