vendredi 17 novembre 2023

Pistes de réflexion : Bonne pensée du matin chez Gounod et Rameau, Mon rêve familier de Veuillot

Il est clair qu'au printemps 1872 Rimbaud, éloigné de Paris, cumule un certain nombre de lectures en vers du côté de la chanson et même du côté du dix-huitième siècle avec Favart.
Etant donné qu'il est question de certains "airs", il m'est déjà arrivé de me demander si le poème "Fairy" ne s 'inspirait pas du livret "La Belle Hélène" avec des bûcheronnes et un "cri des steppes" qui avaient de quoi nous faire chavirer dans un opéra-bouffe. On débat si Rimbaud lisait le mot anglais "Fairy" en abusant de l'effet phonétique pour y reconnaître le français "féerie" ou s'il le lisait tout simplement comme "fée", son véritable sens en anglais. Je pense que Rimbaud emploie le mot au sens de "fée" pour désigner Hélène. Quant au cri des steppes, il suppose très clairement une allusion aux hordes barbares, en principe plutôt les Huns que Gengis Khan, même si les deux références sont liées aux steppes. Pour moi, le cri des steppes, c'est le déferlement des Huns à la fin de l'empire romain et Hélène est une figure de l'antiquité grecque, et l'empire mongole est bien évidemment le dernier grand cas d'invasion de l'Asie et d'une partie de l'Europe par des cavaliers nomades considérés comme non civilisés.
Mais, la piste de "La Belle Hélène" ne donne rien puisque le livret raconte plutôt l'enlèvement d'Hélène par Pâris de manière déformée.
Récemment, j'ai montré que plusieurs des "ariettes oubliées" de Verlaine dans la première section des Romances sans paroles démarquaient des poèmes précis de Marceline Desbordes-Valmore, laquelle en tant qu'actrice nous ramenait encore à Favart et au dix-huitième siècle, en plus de nous amener à considérer une poésie littéraire fortement marquée par la chanson et les sujets populaires d'opéras.
Et puis, il y a les poèmes de Rimbaud qui s'apparentent si manifestement à des chansons : les quatre "Fêtes de la patience", "Fêtes de la faim", "Ô saisons ! ô châteaux !..." et aussi "Bonne pensée du matin".
Pour "Bonne pensée du matin", on pense de nouveau à Offenbach à cause de ce mélange de vie bourgeoise et de mythologie grecque, à cause de ce traitement polisson autour de Vénus, mais ça n'a toujours pas l'air d'être la bonne voie.
En tout cas, je suis convaincu que le poème a des modèles du côté des vers de chansons, d'ariettes, etc.
On connaît le débat alimenté par Antoine Fongaro sur l'expression "Dont l'âme est en couronne". Fongaro a essayé de lire de manière forcée plusieurs poèmes du printemps et de l'été 1872 comme de joyeuses gauloiseries avec des obscénités cryptées.
Il est certain que dans la poésie de Rimbaud il y a des obscénités voilées. Les gens cultivés connaissent l'histoire du moineau des poésies de Catulle. Cela fait plusieurs siècles et même millénaires que des gens nient l'évidente allusion obscène du moineau avec lequel joue sa maîtresse. Il s'agit bien évidemment d'une métaphore habile pour désigner le sexe masculin, et tout au long de l'histoire de la Littérature des auteurs ont nié cette obscénité, tandis que d'autres l'ont explicitée, dont Verlaine, Maupassant et quelques autres. A cette aune, on peut se poser la question d'un recours à cette métaphore sexuelle à la fin de "Credo in unam" avec l'oiseau qui fait son nid au pied d'un temple adressé aux dieux.
Mais, Fongaro soutient son explication de manière forcée et en arrive à expliquer que le mot "âme" a un sens spécifique auquel personne ne penserait spontanément.
Et Fongaro de rire de ceux qui croient que l'expression "Dont l 'âme est en couronne" peut avoir un sens spirituel.
Personnellement, je pense que le mot "âme" veut dire ce qu'il dit d'habitude en littérature et que, de toute façon, ce sens-là doit absolument être envisagé en surface d'emploi par Rimbaud. Les amants se rêvent couronnés et ils sont en joie de cela, je ne vois pas pourquoi je m'interdirais ce niveau de compréhension-là.
Evidemment, ce serait bien de conforter une lecture normale du syntagme à partir d'exemples littéraires antérieurs plus simples à comprendre.
Or, dans le roman Claudine à l'école, nous rencontrons le début d'un air de Rameau qui sonne étrangement proche du poème de Rimbaud. Ce roman a été écrit essentiellement par  Colette, c'est même  son premier roman publié, mais il l'a été au nom de son mari Willy qui du coup l'a spoliée de ses droits d'auteur. Le roman est particulièrement polisson. Claudine est une fille de quinze a ns dans une école pour filles, elle est quelque peu effrontée et les préoccupations des filles sont assez  portées sur le sexe. Claudine avec ses quinze ans prend au début du roman l'ascendant sur une assistante de l'institutrice qui n'a que dix-neuf ans et on sent s'affirmer une certaine atmosphère saphique. Et la vraie surprise, c'est qu'au fur et à mesure de la lecture, on découvre les frasques des adultes qui loin d'être des éducateurs n'arrêtent pas de donner aux élèves des témoignages involontaires de leurs esprits débauchés. L'institutrice et son assistante ont des relations saphiques pendant les cours, en s'absentant, un politique s'intéresse de près aux jeunes de quinze qu'il serre de près, et ça va plus loin encore. Puis, les filles surprennent bien des confidences des adultes qui ne font décidément attention à rien.
C'est amusant de voir comment ce roman entre en résonance avec certains poèmes de Rimbaud. Volette  est née en 1873, ce qui ne fait que 19 ans d'écart avec Rimbaud, et on relève les façons de parler avec le pronom "ça" pour des personnes,  le goût des filles pour séduire, les emplois du mot "garces" ou d'équivalents, le fait de rédiger une copie sur les étrennes avec joujoux, bonbons, et une pensée pour les pauvres, etc., etc. Et du coup, en classe de chant, on a droit à un extrait d'un choeur de Rameau. L'inspecteur attribue le morceau à Gounod, ce qui surprend Colette et la fait rire.
En réalité, il s'agit d'un air de Rameau de sa tragédie lyrique "Castor et Pollux" de 1737, mais Gounod a effectivement réadapté ce morceau sur une partition de 1857. Colette transcrit "Dans cette asile", au lieu de "En cet asile". On voit bien que c'est flottant, mais le morceau est connu visiblement, il a un regain d'intérêt avec un arrangement de Gounod de 1857, ce qui permet d'envisager que Rimbaud ait connu la partition de Gounod lui-même. En 1853, Gounod a composé un autre choeur qui s'intitulé "L'Eternité", titre d'une des "Fêtes de la patience" de Rimbaud, mais je n'ai pas encore mis la main dessus. Les poèmes "L'Eternité" et "Bonne pensée du matin" sont tous deux datés de mai 1872.
Il va de soi que je n'affirme pas l'évidence de ma source, ce que je veux faire sentir c'est que visiblement il y a une perspective de recherches résolument pertinente de ce côté-là. Rimbaud n'a pas repris la rime "asile" / "tranquille", il a préféré une rime "ville"/"tranquille", mais la partie de la ville a des airs d'asile pour les amants, et l'idée d'un amour couronné est commune aux deux poèmes si je ne m'abuse :

Dans ces doux asiles
Vos voeux seront couronnés
Venez
Aux plaisirs tranquilles
Ces lieux charmants sont destinés.

Je relève aussi l'emploi de l'adjectif "charmants", je songe à un poème quasi contemporain de Verlaine, "Simples fresques II" des "Paysages belges", et j'ajouterais "Walcourt".
Il existe des variantes "En cet asile", "Les sages seront couronnés".
Je n'ai pas encore tout dépouillé, mais j'aime bien publier sans perdre de temps.
Je viens de citer un extrait du livret entier, et ce qui précède et ce qui suit permet aussi des commentaires de prolongement.
Je verrai ultérieurement ce que je peux tirer comme parti de cette piste de réflexion actuelle.

***

Et pour finir, j 'ignore si le rapprochement a déjà été envisagé, mais je vous cite le début d'un récit de Louis Veuillot. Le volume s'intitule Historiettes et Fantaisies et voici le début du premier récit intitulé "L'Epouse imaginaire - 1735", et qu'est-ce que ça ressemble à "Mon rêve familier" de Verlaine, du  moins le début du premier paragraphe ici cité en intégralité :

   Je ne vous connois pas, Mademoiselle : je ne vous ai point vue, jamais peut-être je ne vous verrai ; je ne sais pas même quel nom vous donner. Etes-vous de visage doux ou sévère, brune ou blonde, grande ou de taille mignonne ? Je n'en sais rien. Si je vous rencontrois quelque part, serois-je frappé de votre aspect ? Je l'ignore. Peut-être vous ai-je rencontrée et me suis-je retourné pour vous voir, sans que je puisse néanmoins, si je vous revois, me rappeler que déjà mes yeux se sont une fois arrêtés sur vous ; peut-être même que, vous ayant considérée, vous ne m'avez point plu, sans que j'aie seulement pensé que vous ne me plaisiez pas.

A noter que dans le second paragraphe Veuillot utilise le cliché des "mille rêves" qui s'éveillent en lui, cliché avec lequel joue Rimbaud dans "Oraison du soir" :
[...] ici mille sentiments et là mille rêves s'éveillent, comme une pierre lancée dans un buisson en agite toutes les feuilles, et fait soudainement envoler une multitude d'oiseaux. [...]
Il y a peut-être aussi des recherches à faire sur les mentions érotiques des "hysopes" en littérature.
Mais ce sera tout pour cette fois.

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