vendredi 7 février 2025

Pour une vraie histoire de l'évolution des alexandrins, le cas de Leconte de Lisle : partie 3/4, à la suite de Baudelaire...

 Voici les liens des deux premières parties de cette étude.
 
 
 
Le premier recueil de Leconte de Lisle Poèmes antiques a une importance particulière à cause de sa préface et aussi parce qu'il est resté dans les mémoires. Leconte de Lisle sera pour la postérité l'auteur des Poèmes antiques et des Poésies barbares, elles-mêmes devenues par alignement sur le premier recueil Poèmes barbares. Le second recueil Poèmes et Poésies de 1855 a disparu en tant que tel.
Par rapport à Rimbaud, il faut comprendre aussi que celui-ci n'a guère repris les thèmes de descriptions de paysages de l'île de la Réunion, ni les poèmes sur des mythologies éparses dans le monde. Leconte de Lisle ne traitant pas comme Hugo, Baudelaire, Banville, Lamartine et tant d'autres de sujets d'actualité, inévitablement l'influence sur Rimbaud s'en ressent. Il s'agit plutôt d'imiter un motif, une manière de faire et les poèmes qui ont pu servir de modèles sont plutôt les poèmes inspirés de la Grèce antique avec une influence sur la composition de "Credo in unam".
Le premier recueil de 1852 Poèmes antiques contient de nombreux poèmes sur des mythes grecs, il apparaît avec évidence comme l'une des lectures privilégiées de Rimbaud en 1870. Et cette imprégnation va s'étendre visiblement à d'autres poèmes. Par exemple, on rapproche depuis longtemps "Le Dormeur du Val" de passages du poème "La Fontaine aux lianes" qui fait partie du premier recueil de Leconte de Lisle en 1852, mais je pense que ça va encore plus loin. Il faudrait prendre le temps de confronter cela à d'autres sources d'inspiration importantes pour Rimbaud à l'époque, mais je cite quelque vers intéressants dans l'absolu à rapprocher.
Vous vous rappelez le début du "Dormeur du Val" et les "haillons / D'argent" :

C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit ; c'est un petit val qui mousse de rayons.
 Sans parler du soleil, rien que les éclats d'argent de la rivière font penser à différents vers du maître parnassien, notamment à ceux-ci de "Thyoné" :
 
Ô Thyoné ! l'eau vive où brille le matin,
Sur ses bords parfumés de cytise et de thym,
Modérant de plaisir son onde diligente
Où nage l'hydriade et que l'aurore argente,
D'un cristal bienheureux baignera tes pieds blancs !
 
 Le verbe "Chantent" et les "faunes moqueurs" suivent quatre et cinq vers plus loin.
 Une mention du "matin argenté" revient dans le poème suivant "Glaucé", puis dans la longue pièce "Hélène", nous avons le modèle originel de "haillons / D'argent" dans tels vers :
 
 L'onde, dans sa fraîcheur, le caresse et l'assiège,
Et sur son corps sacré roule en perles d'argent ;
[...]
 
 A propos du premier vers de "Hélène", j'observe toutefois que Rimbaud s'éloigne de Leconte de Lisle, et c'est plutôt Sully Prudhomme qui s'en est directement inspiré dans sa traduction du début de l'ouvrage traduit de Lucrèce De la nature des choses :
 
 Ô Muses, volupté des hommes et des dieux, ("Hélène", Leconte de Lisle)
 
Mère des fils d'Enée, ô volupté des dieux
Et des hommes, Vénus, sous les astres des cieux
Qui vont [...] (Sully Prudhomme, De la nature des choses)
 
Mère des fils d'Enée, ô délices des Dieux,
Délices des mortels, sous les astres des cieux,
[...]               (Rimbaud, "Invocation à Vénus")
 Le verbe "Implore" apparaît quelques vers plus loin. Et le poème "Hélène" est scandé par une reprise de formules similaires sur sa première moitié.
 
D'autres influences sur Rimbaud sont décelables, la formule "oh la route est amère / Depuis qu'un autre dieu nous attelle à sa croix", peut avoir pour moule ce passage de "Sourya" :
Dans l'air flambant, immense, oh ! que ta route est belle
Pour arriver au seuil de la nuit éternelle !
Il faudra vraiment que je fasse une lecture crayon en main pour noter toutes mes idées et en faire un article, maintenant que Chevrier et d'autres sont au courant.
Pour "Voyelles", je considère que "velu" devant la césure ressemble à du Leconte de Lisle qui procède ainsi avec "velu" et "vêtu", et le tercet des "mers virides" et des "fronts" marqués, c'est un peu similaire à des passages de mythologie édifiante. On a des dieux des mers, des flots qui prolongent d'harmonieux sanglots dans les bois, à la suite de "vertes mousses" qui "paissent" dans "Glaucé". Rimbaud travaille un motif dont Leconte de Lisle fournit des exemples clefs.
Et j'ai envie de citer aussi les vers où il est questions de mouches, par exemple dans "Les Eléphants" :
 
Et bourdonnent autour mille insectes ardents.
 
Je ne vais pas revenir sur les configurations moins régulières mais admises des classiques de ce premier recueil de Leconte de Lisle :
 
La tristesse inquiète et sombre où je me vois
Nous en avons conclu que Leconte de Lisle était, en 1852, un poète à la métrique classique, plus régulier qu'un Hugo et que plusieurs poètes de la période romantique. Il ne pratique pas les enjambements à la Chénier, ou encore à peine, quelques rejets d'épithètes sinon d'attribut du sujet dans "Hélène", et un autre rejet d'épithète dans "Surya", rien de plus :
 
La patrie et le toit natal, l'amour pieux
 Enfant divin, sois-moi favorable ! Attendrai-je
 Garde longtemps le trait profond qui l'a blessé ;
 Les poèmes "Hélène" et "Sourya" sont des poèmes nettement plus longs, et "Hélène" prend une forme dramatique. On dirait que cela favorise l'émergence de vers plus souples. Et bien sûr, il ne faut pas se dire que nous trouvons plusieurs de ces rejets dans deux poèmes, donc il les pratique, puisque ces deux poèmes contrastent avec tout le reste du recueil.
Dans le cas de "Sourya", Leconte de Lisle commence par si je puis dire louvoyer. Je cite un premier vers où on pourrait croire qu'il y a un rejet de l'adjectif "errante", alors que l'unité du second hémistiche a été ménagée moyennant un petit sentiment de lecture sous forme plutôt participiale : "errant au flanc des monts", ou alors il aurait fallu une virgule à la césure pour clarifier la construction grammaticale :
 
Elle trouble la neige errante au flanc des monts ;
A quelques vers d'intervalle, Leconte de Lisle passe à la formule autorisée par les classiques :
 
Qui roulent dans le sein vénérable des bois.
 Et, enfin, un peu plus loin, il fournit un rejet d'épithète en tant que tel :
 
Adieu Sourya. Ton corps lumineux vers l'eau noire
[...]
 Voici un lien pour consulter en ligne l'édition même de 1852 des Poèmes antiques : (cliquer ici / sommaire) 

La version des Poèmes antiques que nous lisons est celle du remaniement tardif pour Lemerre (1886-1891).
Le recueil de 1855 Poèmes et poésies a pour sa part disparu de nos recensements, il passe à tort pour une autre édition des Poèmes antiques, alors qu'il n'a aucun poème en commun avec le recueil de 1852.
Mieux encore, la préface de Poèmes et Poésies est l'occasion pour Leconte de Lisle de revenir sur les critiques qui lui ont été faites au sujet des Poèmes antiques, et notamment de ce refuge illusoire dans les religions anciennes.
En 1855, Leconte de Lisle est définitivement passé à une forme de versification plus souple dans la continuité de Victor Hugo, Gautier, Banville, Musset, etc. Mais Leconte de Lisle va pratiquer aussi deux césures plus audacieuses encore en principe. Le poème "Les Eléphants", son premier quatrain et bien sûr son premier vers sont emblématiques de cette évolution :
Le sable rouge est comme une mer sans limite,
Et qui flambe, muette, affaissée en son lit.
Une ondulation immobile remplit
L'horizon aux vapeurs de cuivre où l'homme habite.
 Ici, en quatre vers, Leconte de Lisle cumule le rejet d'épithète "immobile" et le rejet de complément du nom "de cuivre", effets à la Chénier amplifiés par Vigny et Hugo. Les rares vers de ce profil ne s'enchaînaient bien sûr pas dans le recueil de 1852, où ils étaient tout simplement de rares exceptions. Et, comme si cela ne suffisait pas, les rimes sont un jeu d'équivoque graphique pour la cadence masculine face à la cadence féminin : "lit"/"remplit" face à "limite"/"habite". Et cerise sur le gâteau, le premier vers, donc le vers qui n'a mis en place aucun repère pour le poème, nous refile le "comme" calé devant la césure typique de Victor Hugo qu'il exploitait souvent dans ses vers de théâtre et qu'il venait d'exploiter dans "Force des choses" des Châtiments en 1853, ce "comme" que en cette même année 1855 Baudelaire publie dans la Revue des Deux Mondes en compagnie d'un "comme un" antécésural dans le poème "Voyage à Cythère".
Sur le plan de l'économie du recueil, l'unique réelle audace de césure de Leconte de Lisle dans ce recueil est antérieur à cet emploi de "comme" dans "Les Eléphants". L'audace a été placée au début du recueil dans le très long poème "çunacépa", indice que Leconte de Lisle a tenu compte de la stratégie de discrétion de Victor Hugo qui noie complètement ses césures audacieuses dans des drames en vers très longs (Acte II et Acte V de Cromwell, Marion de Lorme et Ruy Blas). Leconte de Lisle a aussi repéré que dans Marion de Lorme Hugo a placé la préposition "sous" à la rime, ce qu'il déplace à la césure, selon le même procédé de Baudelaire dans "Au lecteur" et "Voyage à Cythère" : "comme une" à la rime des Marrons du feu de Musset passe à la césure, "ni" à la rime de "Mardoche" de Musset passe à la césure, sur le modèle du "comme" à la rime des Tragiques d'Aubigné que Victor Hugo a mis à la césure avant Leconte de Lisle et Baudelaire qui le font en même temps en 1855 en termes de publication.
 Voici le vers à relever, il est vers la fin du poème, et il faut comparer avec le mot "comme". Très souvent, et cela encore par Baudelaire et Hugo, le mot "comme" est en attaque d'hémistiche ou de vers. Leconte de Lisle utilise la préposition "sous" en attaque d'hémistiche ou de vers, et c'est ce qui rend encore plus heurtant de rencontrer l'exception suivante :
 
Quand ils rayonnent sous ta noire chevelure ;
Comme l'a fait remarquer Gouvard dans Critique du vers, Leconte de Lisle emploie la préposition "sous" avant Baudelaire qui va y recourir dans "Le Beau navire" publié plus tard. Mais ça va plus loin, à part le "comme un", Baudelaire ne pratique pas de césure sur proclitiques ou sur prépositions dans ce qu'il publie dans la Revue des deux Mondes en 1855 à l'exception du "quel" du faux trimètre répété : "Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane ?"
 Il s'agit à deux reprises d'un effet sur déterminant. Leconte de Lisle pratique donc avant Baudelaire l'effet sur une préposition, du moins à s'en fier aux dates de publication. Précisons toutefois que Hugo a pratiqué la césure sur les déterminants proclitiques comme sur les prépositions dans six vers de Cromwell, Marion de Lorme et Ruy Blas, ce qui veut dire qu'il n'y a pas de mérite particulier à Leconte de Lisle à s'aventurer sur telle configuration avant Baudelaire de toute façon.
 
 
Je vous conseille aussi de vous reporter à mes articles tout récents sur la série de poèmes des Fleurs du Mal de 1855 dans la Revue des Deux Mondes pour contrôler mes assertions.
De 1855 à 1857, nous allons passer de l'édition de dix-huit poèmes des Fleurs du Mal à l'édition censurée de 1857. L'étude à ce sujet est importante, puisque ce n'est qu'à partir du recueil de 1861 que les césures audacieuses de Baudelaire sont abondantes. Il va falloir évaluer le recueil de 1857 pour lui-même. 1857 sera aussi l'année de sortie des Odes funambulesques avec une unique césure audacieuse dans un poème à forme dramatique. Il faudra étudier l'évolution de Banville, qui publie une deuxième édition de son recueil en 1859, et c'est pour ça que je suis très mécontent du site Gallica de la BNF. Sur un sujet aussi important que l'évolution du vers, il faut pouvoir étudier comment Banville a repris tous ses premiers recueils Les Cariatides, Les Stalactites, Odelettes, Le Sang de la coupe, etc., et a modifié les vers en introduisant en quantité des césures acrobatiques, ce qui était un peu un travail de faussaire, puisque celui qui achetait le volume augmenté des Cariatides en 1864 pouvait croire que Baudelaire et Leconte de Lisle avaient imité Banville, et non l'inverse.
Mais j'en reviens à Leconte de Lisle. Il est en vogue. Il publie un ouvrage tous les trois ans à peu près : 1852 Poèmes antiques, 1855 Poèmes et Poésies, 1858 Poésies complètes, 1862 Poésies barbares. Le volume des Poésies complètes doit nous arrêter pour plusieurs raisons : il vient un an après l'édition censurée des Fleurs du Mal, il contient une section de poésies nouvelles en plus d'une réédition des deux premiers recueils, et il faut évaluer l'évolution éventuelle.
Je n'ai pas cherché à étudier si les vers étaient retouchés. Il semble que non, et cela en tout cas n'impliquerait pas l'apparition ou disparition des césures audacieuses qui nous intéressent.
 

Avertissements à propos du lien précédent :
 
Si vous consultez le lien précédent, vous constatez que le recueil Poèmes et poésies est traité d'état originel des Poèmes barbares, ce qui est faux. La redistribution des poèmes suivra une tout autre logique.
Ensuite, si vous voulez lire les poèmes, cliquez sur les poèmes, mais revenez toujours à la page de sommaire, parce qu'à partir des poèmes vous serez renvoyés à d'autres recueils de Leconte de Lisle.
 
 Admirez la petite section de poésies nouvelles dont je vous énumère les titres, certains vous seront familiers si réellement vous êtes un amateur de poésies du dix-neuvième siècle : "La Ravine Saint-Gilles", "Le Manchy", "Les Plaintes du cyclope", "L'Enfance d'Héraklès", "La Mort de Penthée", "Héraklès au taureau", "L'Oasis", "Hypathie et Cyrille", "La Genèse polynésienne", "La Vision de Brahma", "Le Sommeil du condor".
Vous constatez la présence de plusieurs poèmes sur des sujets mythologiques grecs, d'un poème de mythologie hindoue. Vous vous doutez que le poème "La Genèse polynésienne" n'a pas dû beaucoup inspirer Rimbaud pour ce qui est des thèmes.
Les deux premiers poèmes "La Ravine Saint-Gilles" et "Le Manchy" sont des descriptions impliquant les paysages de l'île de la Réunion. Si Rimbaud ne s'en est pas non plus spécialement inspiré, ils sont tout de même magnifiques et surtout le premier "La Ravine Saint-Gilles" introduit le motif du sonnet "Les Correspondances" de Baudelaire dans son évocation :
 
Ainsi, sur les deux bords de la gorge profonde,
Rayonne, chante et rêve, en un même moment,
Toute forme vivante et qui fourmille au monde
Mais formes, sons, couleurs, s'arrêtent brusquement.
 [...]
 
Pour qui sait pénétrer, Nature, dans tes voies,
L'illusion t'enserre et ta surface ment :
Au fond de tes fureurs, comme au fond de tes joies,
Ta force est sans ivresse et sans emportement.
 
Cette absence d'ivresse fait contrepoint à la chute des tercets du sonnet "Les Correspondances", et je peux citer d'autres extraits avec des mots clefs ou non ("écho", etc.).
Mais ce qui frappe aussi dans cette section de "poésies nouvelles", c'est que loin de poursuivre dans la voie des césures audacieuses, Leconte de Lisle semble même moins souple que dans son recueil de 1855. Rien que pour le poème "La Ravine Saint-Gilles", malgré le travail de reprise sur "Les Correspondances" de Baudelaire, les vers à mentionner comme plus souples sont dérisoires, la césure à la Corneille et Hugo sur "tandis que", un rejet de complément du nom pas très violent :
 
Morne et glacé, tandis que, le long des blocs lourds,
 
 Il agite son dos d'émeraude au soleil.
 Note amusant, le premier hémistiche ne vous rappelle-t-il pas le premier des "Pauvres gens" (paru un an plus tard) et bien sûr le premier hémistiche du coup des "Etrennes des orphelins" ?
 
La gorge est pleine d'ombre [...]
 
Le logis est plein d'ombre [...]
 
La chambre est pleine d'ombre [...]
 Je parlais plus haut des mentions "velu" et "vêtu" volontiers à la césure chez Leconte de Lisle, je viens de remarquer que nous avons les deux dans ce poème :
 
Le cardinal, vêtu de sa plume écarlate,
 
Sans peur du fouet velu se posent par milliers.
 Et nous retrouvons le tournoiement des insectes :
Et, dans un rayon vif, autour des noires ruches,
On entend un vol d'or tournoyer et frémir.
Le poème "Le Manchy" avec sa femme "aux beaux yeux de sombre améthyste", ses "tamariniers" mérite aussi le détour, et pas seulement parce que je vous indique des yeux violets et les indices d'un imaginaire commun sur lequel Leconte de Lisle et Baudelaire pouvaient échanger en connaissance de cause.
Sur le lien que je vous ai fourni, vous ne consultez pas les poèmes dans l'édition de 1858 en général, ce n'est donc pas un point de repère statistique pleinement valable, mais si on constate que les césures sont plus sages, c'est quand même une information qui a de grandes chances de correspondre aux vers publiés en 1858.
Ainsi, pour les césures nouvelles, il faudra se reporter au recueil Poésies barbares de 1862.
Je vous ferai une quatrième partie sur ce recueil, puis sur les publications de Leconte de Lisle jusqu'en 1872.
Il y aura encore des petits points intéressants à souligner.
En conclusion, il y a eu une concertation entre Baudelaire et Leconte de Lisle pour la pratique des césures audacieuses en 1855, mais Baudelaire avait le premier l'initiative et il a continué en ce sens, alors que Leconte de Lisle a laissé reposer l'idée, vu son recueil de 1858.
Cas à part de mises au point à faire au sujet de vers particuliers des Contemplations, il n'y a pas eu de vers déviants publiés en 1856.
Cela confirme l'idée que le vers audacieux de Nerval en 1853 est un écho tardif de la première période d'audace du début de décennie 1830 suite aux drames Cromwell et Marion de Lorme d'Hugo. Cela confirme aussi que la période de latence doit être restreinte à la fenêtre 1857-1861. Leconte de Lisle est l'exception, Banville est l'autre en 1857, mais ils fréquentent Baudelaire de près à l'époque. C'est vraiment le recueil censuré de 1857 qui donne le la pour Villiers de l'Isle-Adam, Glatigny et Madame de Blanchecotte, puis le recueil de 1861 des Fleurs du Mal consacre le procédé par l'abondance et donne la note de la mode nouvelle en poésie lyrique.
Après, il y a un sort particulier à faire au cas hugolien. Je ne parle pas de ses antériorités qui sont indiscutables, mais il pratique des vers particuliers de 1853 à 1859 dans Châtiments, Les Contemplations et la "Première série" de La Légende des siècles, ainsi que dans des inédits comme La Fin de Satan, sans qu'on ne sache à quel point il cherchait à réagir à l'actualité des Fleurs du Mal. Il pouvait y réagit par un "comme si" dans Les Contemplations et par un pronom "me" en suspens dans "Le Mariage de Roland", mais il y a le problème des dates de composition des poèmes concernés, quelques autres excentricités métriques "A, B, C, D du coeur humain", "comme" en poésie non dramatique devant la césure dans ses Châtiments. Pourquoi cette évolution s'amorce-t-elle aussi au même moment dans la poésie lyrique de Victor Hugo ?

mercredi 5 février 2025

Le numéro 35 de la revue Parade sauvage se targuant de découvertes que j'ai déjà exposées !

J'avais repéré sur le site rimbaldien d'Alain Bardel que le numéro 35 de la revue Parade sauvage allait paraître, mais le site de la collection "Classiques Garnier" de l'éditeur ne fournissait aucune page à ce sujet. A partir d'une recherche, j'ai trouvé des sites de pré-commande avec un sommaire du numéro de la revue, et j'ai vu dans la section "Singularités" le titre suivant de Chevrier : "Deux références complémentaires sur Glatigny pour 'Tête de faune' ".
Je précise que j'ai annoncé à plusieurs reprises sur mon blog en 2020 et 2021, mais aussi vers 2021 toujours dans un article paru dans Rimbaud vivant, l'autre revue annuelle consacrée à Rimbaud, que la comédie Le Bois était une source au poème "Tête de faune". Je parlais dans la revue Rimbaud vivant d'une préface de Glatigny éclairant le sens de "Ce qui retient Nina", de la rime "cousine"/"usine" des "Mains de Jeanne-Marie" reprise à la comédie Vers les saules. Sur mon blog, je parlais aussi d'autres poèmes, tels que "Lydia". Je me réservais de revenir ultérieurement sur la comédie Le Bois. Je précise que Chevrier connaît mon blog puisqu'il l'a référencé pour un article obscur dans l'une de ses publications un peu récentes. Il fait partie avec Benoît de Cornulier, Yves Reboul, Jacques Bienvenu, Philippe Rocher, Alain Bardel, Olivier Bivort, des rimbaldiens qui consultent ce blog, donc ! Il y en a d'autres, mais c'est ceux dont je peux être sûr.
A partir de ce 5 février, on peut commander le numéro, ce que je viens de faire (l'achat au détail des articles n'est pas avantageux), et on peut accéder désormais aux "Résumés" et à la première page de chacune des contributions.
Voici le résumé de l'article de Chevrier sur Glatigny :

Lauteur présente un article dEugène Vermersch sur Albert Glatigny qui pourrait avoir servi dintertexte à propos du titre et du cadre de « Tête de Faune ». Il souligne également lintérêt dune confrontation du poème avec la comédie en vers de Glatigny, Le Bois, où il donne de son faune une image à la fois réaliste et ironique. Lauteur termine sur des remarques métriques en rapport avec des poètes de la Renaissance, ainsi quavec Glatigny et Théodore de Banville.

Mots-clés : satyre, bohème, comédie en vers, parodie, intermétricité, taratantara, vers mixtes.

Pour la première partie, je n'ai rien à dire. En revanche, pour la comédie Le Bois, je verrai si je suis évoqué dans le corps de l'article. J'ai pris mes précautions en publiant mon article " 'Tête de faune' dans la comédie Le Bois de Glatigny". Par exemple, je vous fournis la rime "feuille"/"recueille". J'aurais voulu prendre plus de temps, j'étais en train de préparer le sujet, mais j'ai été obligé de prendre de court une revue universitaire dont les agissements à mon égard ne sont pas ce qu'il y a de plus fairplay.
Je citerai ultérieurement tous les passages qui annonçaient ce que j'avais à dire.
Passons à la suite. Là, je ne m'y attendais, mais l'article de Paul Claes sur "la couleur des voyelles" reprend ce que j'avais dit en 2003 dans le numéro 19 de la même revue Parade sauvage, ce qui a été cité par la suite dans la même revue Parade sauvage par Philippe Rocher dans un article assez récent sur "Voyelles" rapproché du poème "Les Phares" de Baudelaire.
Il n'y a personne au comité de lecture pour expliquer à Paul Claes que ce qu'il dit a déjà été formulé dans la revue ?
 
 
 Je vais aussi regarder de près l'article de Christophe Bataillé sur "Les Chercheuses de poux". J'ai annoncé qu'il y avait une importance à lier Baudelaire à Mendès comme sources pour les poèmes "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux", je soulignais tout particulièrement le poème "Un voyage à Cythère". Et peut-être que là c'est le pur hasard, mais je remarque que dans le résumé de cet article sur l'hygiénisme dans "Les Chercheuses de poux"Baudelaire est mis en avant et il est cité dans les mots clefs de l'étude, mais pas Mendès.
Je trouve ça assez curieux que sur la multitude de sujets possibles les rimbaldiens de la revue Parade sauvage ou de volumes collectifs impliquant les mêmes rimbaldiens il y ait cette drôle de convergence avec des préoccupations en cours que j'ai. Je dis qu'il y a quelque chose à découvrir chez Quinet et je produis une étude sur un texte, et ensuite on a un article qui dit la même chose. J'annonce l'importante liaison baudelairienne de "Oraison du soir", "Les Chercheuses de poux" et "Accroupissements", et c'est le sujet d'un article bientôt après. A l'époque, je découvrais les emprunts à Belmontet, l'origine du quatrain "Lys", un début de chronologie des compositions, etc., et d'un coup on avait des publications de centaines de pages sur l'Album zutique.
Ah les coïncidences !

A part ça, je vais m'intéresser aux autres articles de Chevrier, notamment sur le sonnet monosyllabique de Coppée. J'espère au passage qu'il va me citer puisqu'il annonce revenir sur la genèse de cette forme. Le sonnet de Coppée m'intéresse, il a traité Rimbaud de fumiste, et la question est la suivante : qui a lu l'Album zutique disons entre 1872 et le milieu de la décennie 1880. Valade qui le possédait était l'ami de Mérat, ennemi juré de Rimbaud, et il était amusant d'imaginer Coppée lire comme on se moquait de lui. Et le sonnet en vers d'une syllabe paru dans Le Figaro avec des emprunts à "Cocher ivre" de Rimbaud en 1878 et attribué à Baudelaire a été sous-évalué par les rimbaldiens dans l'histoire littéraire de la postérité de Rimbaud.
En principe, le poème "Les Veilleurs", il est passé entre les mains des ennemis déclarés de Rimbaud, non ?

Il y a deux contributions d'Yves Reboul, il revient sur l'idée de l'actualité revendiquée du "Chant de guerre Parisien", ce qui est très intéressant, puisque le poème dans une lettre du 15 mai semble parle de ce qui se passait en avril, mais il faut resserrer cela justement. Il parle aussi de la "vieille boîte à bougies" ainsi que Geneviève Hodin qui fait parfois des apports intéressants.
Le reste sera en principe moins intéressant. Il y a l'article de Bardel qui a l'air d'être le plus long, 16 euros si on l'achète seul, car il fait 67 pages !!!!!!!!!!! Bardel a un blog pour publier, il a publié son essai, et nous voilà avec 67 pages. Il va parler de "autels" et aussi de ce que j'ai mis en avant sur le souvenir du passé, de cette terre-ci et du christianisme. Si on lui accorde une telle tribune, il faut au moins qu'il se soit confronté à tout ce qui a été dit d'intéressant et qu'il en rende compte...
Il ne va pas renvoyer à son seul livre et à l'élite fermée qu'il daigne apprécier, non ?

lundi 3 février 2025

Suite de dix-huit "Fleurs du Mal" dans la Revue des Deux Mondes directement éclairante pour lire Mendès et Rimbaud !

 Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1855

 

Liste des césures et entrevers enjambés de manière « moderne », « romantique », « à la Chénier » :

 

Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent. (I. « Au lecteur ») Admis par les classiques, mais d’époque !

Dans la ménagerie infâme de nos vices, (I. « Au lecteur »)

Quoiqu’il ne fasse ni grands gestes, ni grands cris, (I. « Au lecteur ») Emprunté à une rime de « Mardoche » (Musset)

De lire la secrète horreur du dévouement (II. « Réversibilité »)

Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes, (III. « Le Tonneau de la haine ») Deux jeux proches sur le même adjectif

     A mon bras votre bras poli

S’appuya ; - sur le fond ténébreux de mon âme (IV. « La Confession ») Entrevers, puis césure, deux effets, les classiques pratiquaient par exception ce rejet dans la mesure où ils comprenaient le second hémistiche comme un complément du nom placé devant la césure, ce qui reste tout de même irrégulier en principe)

Il était tard ; ainsi qu’une médaille neuve, (IV. « La Confession ») Admis par les classiques, mais d’époque

Et la solennité de la nuit, comme un fleuve, (IV. « La Confession ») Rejet de complément du nom à la Chénier, Malfilâtre

L’oreille au guet, - ou bien, comme des ombres chères, (IV. « La Confession ») Admis par les classiques, à cause de « bien » à caractère conclusif pour le rythme

Tout à coup, au milieu de l’intimité libre, (IV. « La Confession ») Admis par les classiques, mais d’époque

De vous, - riche et sonore instrument où ne vibre (IV. « La Confession ») Double contre-rejet d’épithètes coordonnés, la coordination d’épithètes en rejet vient de Vigny, pour le contre-rejet pas encore mené mon enquête

Et que toujours, avec quelque soin qu’il se farde, (IV. « La Confession ») Pas admis je dirais, mais pas impossible chez les classiques au vu de certaines configurations chez Racine et d’autres

De la danseuse folle et froide qui se pâme (IV. « La Confession ») Rejet d’une seule épithète de la coordination, admis par les classiques, peut-être parce que la coordination suppose une relance ? Rejet d’adjectif postposé au nom

Et cette confidence horrible chuchotée (IV. « La Confession ») Rejet d’épithète avec une juxtaposition « chuchotée » qui fait enchaînement soudé, le mot « horrible » vient d’évidence d’une connaissance des premiers rejets d’épithètes entre Hugo et Chénier, il vient ici du « Chant du cirque » de Victor Hugo (1824)

S’ouvre et s’enfonce avec l’attirance du gouffre. (V. « L’Aube spirituelle ») Deuxième cas pour « avec » devant la césure

La forme de la plus séduisante des femmes, (VI. « La Volupté » [plus tard « La Destruction »]) Construction suspendue du superlatif absolu, je dois enquêter sur d’autres exemples, il y en a ! Mais antériorité ?

Et, sous de spécieux prétextes de cafard, (VI. Idem, vers qui suit le précédent) Notez que j’hésite à souligner toute l’attaque du groupe prépositionnel

Haletant et brisé de fatigue, au milieu

Des steppes de l’Ennui, profondes et désertes (VI. « La Volupté » [« La Destruction]) Deux effets, césure rejet de complément d’adjectif, puis suspens « au milieu » à la rime à rapprocher du « au milieu » cité plus haut devant la césure. C’est le seul cas en 1855 où Baudelaire se permet un placement de mot grammatical « problématique » à la rime plutôt qu’à la césure

Quelle est cette île triste et noire ? – C’est Cythère, (VII. « Voyage à Cythère » [« Un voyage à Cythère »]) Rejet d’un seul adjectif de la coordination, rejet d’adjectif postposé au nom

Ou du roucoulement éternel d’un ramier ! (VII. « Voyage à Cythère ») Rejet admis par les classiques puisque le second hémistiche soude deux compléments du nom « roucoulement », voir plus haut.

Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès. (VII. « Voyage à Cythère ») Rejet à la Chénier d’un groupe prépositionnel

Chacun, plantant comme un outil, son bec impur (VII. « Voyage à Cythère ») Contre-rejet de deux mots « comme un », repris à la rime des « Marrons du feu » : « Comme une / Aile de papillon », repris donc encore une fois à Musset.

Silencieusement tu souffrais ces insultes (VII. « Voyage à Cythère ») Cas d’adverbe faisant un hémistiche, pas étudié les classiques, Banville, Deschamps et quelques autres ont l’antériorité à tout le moins

Et des péchés qui t’ont interdit le tombeau. (VII. « Voyage à Cythère ») Admis dans l’absolu par les classiques, mais les césures brusques sur auxiliaire avoir et être d’une syllabe sont tout de même d’époque

Je sentis à l’aspect de tes membres flottants, (VII. « Voyage à Cythère ») Admis par les classiques, mais comme le mot est assez peu chargé de sens, c’est tout de même d’époque.

– Pour moi, tout était noir et sanglant désormais, (VII. « Voyage à Cythère ») Rejet de coordination d’épithète attribut du sujet

Hélas ! – et j’avais, comme en un suaire épais ,(VII. « Voyage à Cythère ») Premier mot « comme » à la césure publié par Baudelaire, dans le même poème que le « comme un ». La césure sur « comme » est reprise à Hugo qui l’a pratiqué déjà un grand nombre de fois, surtout dans son théâtre, mais voir les notes plus bas qui précisent que Baudelaire connaissait l’emploi du mot « comme » à la rime par Agrippa d’Aubigné

Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane, (VIII. « A la belle aux cheveux d’or » [« L’Irréparable »]) Cas rare de trimètre corrompu à la Hugo, mais sur une idée originale qui fait qu’il y a une construction ternaire, mais pas du tout de trimètre, alors qu’il est ryhtmiquement concevable chez Hugo, moyennant des césures à l’italienne. Hugo joue dans ses trimètres sur le monosyllabe calé devant la césure, plutôt un mot grammatical. Baudelaire à l’inverse souligne ici un nom monosyllabe en rejet. A noter que je souligne de part et d’autre de la césure les mots en jeu dans l’enjambement. L’allure ternaire ou le trimètre n’étaient-ils pas des moyens de double mise en relief à la césure comme ici avec ce ternaire faux trimètre ?

Dans quel philtre ? – Dans quel vin ? – Dans quelle tisane ? (VIII. « A la belle aux cheveux d’or ») Voir le vers précédent

J’ai vu parfois, au fond d’un théâtre banal (VIII. « A la belle aux cheveux d’or ») Admis par les classiques, mais d’époque

J’ai vu parfois, au fond d’un théâtre banal, (VIII. « A la belle aux cheveux d’or ») Voir le vers précédent

Qu’accompagne l’immense orgue des vents grondeurs, – (X. « Mœsta et errabunda ») Contre-rejet d’épithète, mais notez que je souligne le nom monosyllabe en rejet « orgue » qui est monosyllabe d’une part et plus court que l’adjectif en contre-rejet

De cette fonction sublime de berceuse ? (X. « Mœsta et errabunda ») Rejet encore une fois admis par les classiques à cause de la juxtaposition de deux compléments du nom placé devant la césure

Où dans la volupté pure le cœur se noie ! (X. « Mœsta et errabunda ») Remarquable rejet d’un adjectif postposé, puisque l’adjectif ne fait que deux syllabes, mais surtout n’a qu’une syllabe forte (masculine), ce qui suppose une mise en relief syllabique immédiate après la césure

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve (XII. « L’Ennemi ») Rejet d’épithète moins admis je crois des classiques même si « que je rêve » correspond aussi à une complémentation du nom « fleurs », le rejet est ici emblématique, puisqu’il qualifie « fleurs » en renvoi au titre du « recueil » et c’est le dernier de l’ensemble de cette publication de 18 « fleurs du mal » dans la Revue des deux Mondes. L’adjectif « nouvelles » a aussi du sens comme promotion de la nouveauté de ces dix-huit poèmes.

     Toi qui, comme un hideux troupeau

     De démons, vins, folle et parée, (XVII. « La Béatrice ») Rejet à l’entrevers à la Chénier/Malfilâtre, notez que Malfilâtre est bienvenu ici, quand on songe à son modèle initiale « Troupeaux / De Cée », traduction en vers des Géorgiques de Virgile

 

Remarques complémentaires sur l’intérêt métrique de l’ensemble des dix-huit « Fleurs du Mal » parues dans la Revue des deux Mondes en 1855 :

 

L’épigraphe tirée des Tragiques prouve que Baudelaire a repéré l’emploi du mot « comme » à la rime au tout début du premier livre de l’épopée d’Agrippa d’Aubigné. Baudelaire a donc suivi Hugo en pratiquant le « comme » à la césure, mais il a aussi imité le déplacement d’entrevers à la césure en reprenant à Musset le « comme une » à la rime dans « Les Marrons du feu » et le « ni » à la rime dans « Mardoche ».

 

Cet ensemble de 1855 semble avoir été lu tel quel par Catulle Mendès avant la publication de Philoméla. Comme les poèmes ici présents se retrouvent dans les deux premières éditions en volume des Fleurs du Mal, en 1857 et en 1861, sans oublier l’édition posthume de 1868, il faut comprendre que je veux insister sur des effets d’agencement des poèmes entre eux.

Le premier mot à la rime dans le recueil de Baudelaire est « lésine ». Il le sera aussi dans les trois éditions en volume. Le mot « lésine » se retrouve à nouveau dans au moins un autre poème des Fleurs du Mal de mémoire, mais il se rencontre à deux reprises à la rime dans les poésies de Mendès m’a-t-il semblé, une vérification s’imposerait du côté des Joyeusetés galantes de Glatigny et du côté des poésies de Mallarmé.

Il n’y a pas de rejet du mot « comme » à la césure dans cette édition en 1855 du poème, ni dans l’édition de 1857, ce qui fragilise le discours des baudelairiens qui veulent croire que Baudelaire avait composé plusieurs vers avec un « comme » à la césure bien avant leur publication en 1855, 1857 et 1861. Je ne relève qu’un seul « comme » devant la césure dans l’ensemble de 1855, précisément dans le poème « Un voyage à Cythère », et l’ensemble est timide au plan des audaces métriques si on compare cela à l’abondance de césures audacieuses du recueil de 1861.

L’ensemble ici publié en 1855 lance la mode des quintils qui sont en fait des quatrains allongés d’un vers répété. Le vers répété a parfois des variantes dans la ponctuation, ce n’est que plus tard que nous rencontrerons des altérations de mots dans la répétition de vers. Les poèmes en apparents quintils sont soit de la forme « ABBAA », c’est la première à entrer en scène : II. « Réversibilité », soit de la forme « ABABA » que pratiquera Rimbaud le premier sans répétition de vers : « A la belle aux cheveux d’or » (réintitulé plus tard « L’Irréparable ») et « Mœsta et errabunda ». Cela ne concerne encore que trois poèmes. Sur ces trois poèmes, « Réversibilité » est le moins intéressant, même s’il contient l’expression « poings crispés » que Rimbaud va exploiter à son tour. Le poème « A la fille aux cheveux d’or » est remaquable, puisqu’il exhibe la forme de quintil à partir d’une alternance d’alexandrins et d’octosyllabes, et puisqu’il exhibe le ternaire à rejet exceptionnel « vin », véritable trouvaille au-delà de l’imitation hugolienne, mais le meilleur des trois poèmes en quintils est « Moesta et errabunda » : dans la troisième strophe d’un poème qui en compte six nous avons un effet de changement de voix dans la répétition de vers, plus précisément le poète prête à celle à qui il s’adresse sa propre interrogation. On a un trouble comparable au sonnet « Parfum exotique » quand dans le brouillage des perceptions le poète décrit qu’il ressent le parfum d’une vision qu’il imagine les yeux fermés, ici je trouve le glissement magnifique, reprise qui passe aussi par le réemploi de « loin » :

 

Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate !

Loin ! – loin ! – ici la boue est faite de nos pleurs !

– Est-il vrai que parfois le triste cœur d’Agathe

Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs,

Emporte-moi ,wagon, enlève-moi, frégate ?

 

 La quatrième strophe a des ressemblances grammaticales frappantes avec le refrain de « Invitation au voyage », puis dans les deux derniers quintils, la répétition est superbement utilisée, dans la mesure où Baudelaire ne sépare plus les strophes, mais ici il les fait s’interpénétrer, à tel point que j’ai envie de parler pour les deux derniers quintils d’un mouvement ternaire en quatre, puis deux fois trois vers, deux fois trois vers où noter involontairement sans doute la forme ABABAB des sizains à la Pétrarque de sonnets de Nodier et Mendès (je cite avec l’orthographe « mourans », orthographe d’époque que je n’ai pas respecté dans l’un ou l’autre vers plus haut).

 

Mais le vert paradis des amours enfantines,

Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,

Les violons mourans derrière les collines

Avec les pots de vin, le soir, dans les bosquets

– Mais le vert paradis des amours enfantines,

 

L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,

Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ?

– Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,

Et l’animer encor d’une voix argentine,

L’innocent paradis plein des plaisirs furtifs ?

 

Vous constatez que, pour les répétitions, les variantes de ponctuation ont des incidences plus qu’intéressantes sur l’énonciation et le sens. Vous constatez aisément l’imbrication entre les strophes, puisque le vers répété sur les « amours enfantines » crée une phrase poursuivie dans la strophe finale. Le coup de génie, c’est que cela ne se poursuit pas jusqu’au bout de la phrase finale. Le second vers du dernier quintil a un point d’interrogation qui crée une conclusion décalée par rapport au déroulé des strophes, et cela émiette quelque peu la dernière strophe. Evidemment, dans cette relecture par le découpage des phrases, vous lisez un quatrain ABAB suivi d’un sizain ABABAB. Avant de trouver cela douteux, je vous fais remarquer que vous avez à la rime l’adjectif « argentine » à comparer aux « ongles argentins » des « Chercheuses de poux » poème indiscutablement inspiré du « Jugement de Chérubin » de Mendès. Vous avez des « cris plaintifs » qui peuvent alors correspondre aux « haleines plaintives » du même poème de Rimbaud. Puis vous avez la mention « bosquets » à la rime suivi de la mention « amours enfantines » qui fait écho à l’un des deux « Immondes » que Rimbaud a composés avec des tercets ABA BAB. Je vous cite les tercets du sonnet « Les anciens animaux… » avec son vers final qui contient « bosquets » et « enfance bouffonne » :

 

D’ailleurs l’homme au plus fier mammifère est égal ;

L’énormité de leur membre à tort nous étonne ;

Mais une heure stérile a sonné : le cheval

 

Et le bœuf ont bridé leurs ardeurs, et personne

N’osera plus dresser son orgueil génital

Dans les bosquets où grouille une enfance bouffonne.

 

Malgré l’obscénité, le sonnet a un propos proche de développements des Fleurs du Mal, de Victor Hugo et de poètes parnassiens. L’homme n’est pas ravalé à l’animal, mais il y a une célébration de la sexualité par l’acceptation de la réalité du corps qui s’oppose bien sûr à la morale des temps décriée dans « Credo in unam ». L’expression « dresser son orgueil génital » à l’avant-dernier vers est symétrique de l’expression « Je pisse vers les cieux bruns, très-haut et très-loin, » qui forme le vers 13 de « Oraison du soir », et je note dans les quatrains, la présence à la rime au vers 2 du pluriel « excréments », mot exhibé à la césure du vers 5 de « Oraison du soir ». Et on peut y ajouter la balance « ange ou pource » pour l’occurrence du mot « ange » qui fait écho au vers 1 toujours de « Oraison du soir ». Le dossier n’a de cesse de s’étoffer et je pourrais aller plus loin et parler de l’autre sonnet des « Immondes », mais cela nous mènerait trop loin hors des limites de la présente étude.

Pour le reste, l’ensemble des dix-huit « Fleurs du Mal » de 1855, après les trois poèmes en quintils, est dominé par les poèmes en quatrains et les sonnets.

Quatrains de rimes embrassées pour « Au lecteur » et « Voyage à Cythère »

Quatrains de rimes croisées pour « La Confession », « La Béatrice » (devenu « Le Vampire ») et « L’Amour et le Crâne ». « La Béatrice » est en octosyllabes, mais les rimes croisées coïncident avec l’alternance de vers distincts pour les deux autres poèmes : alexandrins et octosyllabes pour « La Confession » et choix moins habituel octosyllabes et pentasyllabes pour « L’Amour et le Crâne ».

Les sonnets sont au nombre de neuf : « Le Tonneau de la haine », « L’Aube spirituelle », « La Volupté » [« La Destruction »], « La Cloche », « L’Ennemi », « La Vie antérieure », « Le Spleen » (devenu « De profundis clamaui »), « Remords posthume » et « Le Guignon ». Il y aurait une étude à faire sur la gravité inhabituelle à l’époque pour des sonnets. Pour la forme des rimes, je les passe en revue avant de revenir sur le cas particulier de « L’Aube spirituelle » :

 

« Le Tonneau de la haine » : quatrains de rimes croisées, différence partielle de rimes entre les deux quatrains ABAB CACA, puis construction des tercets à l’anglaise selon l’impulsion de Sainte-Beuve : CDC DEE.

 

« L’Aube spirituelle » : quatrains de rimes embrassées, distinctes ABBA CDDC, tercets sur le même principe anglo-beuvien : quatrain de rimes embrassées comme ce qui a précédé avec distique conclusif qui reprend en cadence masculine la rime A initiale (de « -eille » à « -eil ») EFF EGG, avec effet amusant d’inversion du schéma de sizain marotique *AA *BB au lieu de AA* BB*.

 

« La Volupté » (« La Destruction ») : quatrains de rimes croisées distinctes ABAB CDCD et tercets sur le modèle classique EEF GFG.

 

« La Cloche » : quatrains de rimes croisées distinctes et tercets plus anormaux de rimes plates AAB BCC.

 

« L’Ennemi » : quatrains de rimes croisées distinctes et tercets de sonnet classique.

 

« La Vie antérieure » : Même analyse que pour « L’Aube spirituelle », à ceci près que les rimes sont reprises et inversées d’un quatrain à l’autre ABBA devenant BAAB.

 

« Le Spleen » (« De profundis clamaui ») : quatrains de rimes embrassées distinctes et à nouveau des tercets de rimes plates AAB BCC.

 

« Remords posthume » : quatrains de rimes embrassées communes ABBA ABBA et ercets qu’on pourrait rapprocher du modèle beuvien, sauf que nous aurions un quatrain de rimes croisées ne correspondant pas aux deux authentiques quatrains, avant le distique final. Il est plus sensible que Baudelaire a inversé la forme classique du sonnet : CDC DEE, puisque le schéma B*B *AA inverse le modèle AA* B*B traditionnel.

 

« Le Guignon » : sonnet d’octosyllabes, quatrains à rimes embrassées distinctes et tercets en forme marotique classique de sizain AAB CCB.

 

Je reviens au sonnet « L’Aube spirituelle ». On sait qu’avec le découpage en quatrains et tercets, on analyse en général les deux quatrains comme la première moitié du sonnet, et les tercets comme la seconde moitié, malgré le déséquilibre des vers : huit contre six. Baudelaire s’est amusé à créer un découpage phrastique en deux fois sept vers, avec un vers 8 qui enjambe des quatrains aux tercets. Il convient de citer ce sonnet, car son contenu va nous intéresser :

 

Quand chez les débauchés l’aube blanche et vermeille

Entre en société de l’Idéal rongeur,

Par l’opération d’un mystère vengeur

Dans la brute assoupie un ange se réveille.

 

Des cieux spirituels l’inaccessible azur,

Pour l’homme terrassé qui rêve encore et souffre,

S’ouvre, et s’enfonce avec l’attirance du gouffre.

Ainsi, chère déesse, être lucide et pur,

 

Sur les débris fumeux des stupides orgies,

Ton souvenir plus clair, plus rose, plus charmant,

A mes yeux agrandis voltige incessamment.

 

– Le soleil a noirci la flamme des bougies ;

– Ainsi, toujours vainqueur, ton fantôme est pareil,

Ame resplendissante, à l’immortel soleil !

 

Vous avez la description d’un « crépuscule du matin », oui je fais allusion à dessein à cet autre poème, avec une « brute » endormie qui découvre une manière de rédemption et son âme devient à la chute du sonnet comme un soleil, avec une idée d’éternité en prime. La brute devient un ange, n’en déplaise à Pascal ! Et les « cieux spirituels » avec une image d’azur. L’homme est encore pris dans les rêves et souffre. Il faut relever tout de même un ambiguïté, puisque ces « cieux spirituels » ont « l’attirance du gouffre ».

Rimbaud semble inverser ce mouvement dans « Oraison du soir » où le poète se décrit tel qu’un « Ange », ivre pourtant comme une sacrée brute, et compare son jet d’urine causé par les chopes à un rayon de soleil approuvé par les fleurs, par opposition aux « cieux bruns », lesquels ne sont pas d’un « inaccessible azur », mais « gros d’impalpables voilures ». Et à propos de ce même poème « L’Aube spirituelle », on peut estimer que Rimbaud avait identifié que Mendès s’en inspirait dans le poème « Le Bénitier » dans Philoméla. Le poème « Le Bénitier » s’inspire d’autres poèmes de Baudelaire qui ne font pas partie de la publication en revue de 1855, mais il contient l’enjambement de mot sur la forme verbale « terrassé », mot qui qualifie « l’homme » assoupi dans « L’Aube spirituelle », et il est précisément question d’une « aurore » qui vainc la nuit, avec ici une inversion du propos baudelairien, puisque le poète décrit qu’il est toujours la dupe de la manipulation infernale :

 

Et quand l’aurore a terrassé la messe noire,

L’infâme dans mon cœur saignant, saignant toujours,

Afin de compléter le rit blasphématoire,

Trempe son ongle rose et se signe à rebours.

 

Le premier vers valait avertissement en ce sens : « L’enfer, qui donne aux lys le poison des cigües […] ».

C’est ce poème qui contient une des mentions de l’adjectif « chaud » en relief après la césure : « Dans les langueurs chaudes de l’insomnie[.] » Je vous laisse dresser une liste des poèmes de Baudelaire auxquels emprunte « Le Bénitier », cela n’a rien de très difficile. Notez que le poème qui suit « Le Bénitier », « Marmorea » a une forme interrogative proche des poèmes tels que « L’Irréparable ».

Dans l’édition de 1855 pour la Revue des deux Mondes, le sonnet « L’Aube spirituelle » est suivi par le sonnet « La Volupté » qui deviendra le poème « La Destruction » vers le début de la section intitulée des « Fleurs du Mal » du recueil éponyme. Et le poème « Voyage à Cythère » suit immédiatement. Nous avons donc en 1855 une succession de trois poèmes « L’Aube spirituelle », « La Volupté » et « Voyage à Cythère » dont nous ne cessons de montrer qu’ils entrent en résonance avec les deux poèmes sans doute quasi contemporains « Oraison du soir » et « Les Chercheuses de poux » qui ciblent à la fois Baudelaire et le Mendès du recueil Philoméla. Et si on suit le défilement de 1855, nous avons un quatrième poème « A la fille aux cheveux d’or » (« L’Irréparable ») avec l’expression « Terrasser l’énorme Satan » qui fait bien sûr écho à « terrassé la messe noire ». Et notez que dans cette liste restreinte de dix-huit poèmes, vous avez deux fois le mot « voyage » dans un titre et précisément de part et autre du poème « A la fille aux cheveux d’or » : « Voyage à Cythère » et « Invitation au voyage » avec déjà ce balancement du futur poème final de l’édition de 1861 des Fleurs du Mal entre la désillusion des voyages du monde géographique réel et l’espoir dans un inconnu qui a l’air d’une fausse fuite masquant une volonté de mort qu’on ne s’avoue pas complètement, quand bien même le tout prend des airs de « Bateau ivre » entre « Invitation au voyage » et « Mœsta et errabunda ».

Il y aurait encore une très belle étude à faire sur les échos entre poèmes de Baudelaire selon qu’on étudie la série en revue de 1855 ou les trois éditions connues en volume.

Je vais arrêter là, mais on sent bien que je suis en plein dans les enjeux de sens de Philoméla d’un côté et pour les poèmes « Accroupissements », « Oraison du soir », « Les Chercheuses de poux » et « Les anciens animaux… » de Rimbaud, d’autre part, sans oublier l’affinement de notre compréhension de la poésie de Baudelaire lui-même.

 

Prochainement : un article sur l’influence de Glatigny sur Mendès et Rimbaud, voire Verlaine. Je vais peut-être glisser entre la revue des vers de Leconte de Lisle que je devais achever et aussi la revue des recueils importants pour les césures entre 1857 et 1861, en y incluant les éditions de Baudelaire des Fleurs du Mal. Voilà, le programme d’au moins trois bons articles, dont un au moins ne sera pas que sur la versification. J’ai du dossier sur Glatigny, je vais le sortir. Et ce ne sera pas que pour expliquer « Tête de faune », « A la Musique », « Vénus anadyomène » ou « Mes petites amoureuses ».

J’ai renoncé ici à parler de certains effets prosodiques chez Baudelaire : « Tant l’écheveau du temps lentement se dévide », « Aux couleurs du couchant », « Souffre, / Et s’ouvre, et s’enfonce », jeux auxquels je songeais quand je citais « cambrés » et « Gambier ». J’aurai d’autres occasions de le faire, espérons-le.

samedi 1 février 2025

Présentation légendée du sonnet "Oraison du soir" suivie d'une lecture "cythéréenne" du poème !

 

                      Oraison du soir

 

Je vis assis, tel qu'un Ange aux mains d'un barbier,

Empoignant une chope à fortes cannelures,

L'hypogastre et le col cambrés, une Gambier

Aux dents, sous les cieux gros d'impalpables voilures,

 

Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier,

Mille Rêves en moi font de douces brûlures :

Puis, par instants, mon cœur tendre est comme un aubier

Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures.

 

Et, quand j'ai ravalé mes rêves avec soin,

Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes,

Et me recueille, pour lâcher l'âcre besoin :

 

Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes,

Je pisse vers les cieux bruns, très-haut et très-loin,

— Avec l'assentiment des grands héliotropes. 

 

Soulignements appliqués aux comparaisons, ce qui révèle certaines symétries et oppositions : opposition entre "tel qu'un Ange" et "tels que les excréments", mais convergence : "tel qu'un Ange", "Doux comme le Seigneur" et "Doux comme le Seigneur" et "tendre comme un aubier".
Ce relevé invite à renforcer l'attention du lecteur. L'allusion au "Seigneur' n'est lue que dans le cadre blasphématoire du dernier tercet, mais il y a une reprise de "Ange" à "Seigneur" et le mot "aubier" à la rime et amené par une comparaison suggère "aube" quand "héliotropes" impose l'idée du soleil.

J'ai mis en rouge "Je vis assis", parce que c'est l'attaque du poème, et la suite du poème parle plutôt de la consommation de bières. Normalement, après avoir lu "Je vis assis", on s'attend à une justification plus explicite de cette position assise permanente.
 
J'ai souligné en gras, les deux tassements nets à la césure, emploi de la préposition "pour" et effet de "gros" soutenant l'idée de débordement du second hémistiche au vers 4. Je vais ultérieurement comparer ce "pour" à un maximum de vers antérieurs du même profil par d'autres poètes. Pour "gros", comparer avec le vers de "Soleil et chair" : "Et qu'il renferme, gros de sève et de rayons[...]"
.
J'ai mis en italique les nombreux rejets : "Ange" au vers 1 et "chauds" au vers 5 qui qualifie "excréments", puis "bruns" qui qualifie "cieux" : "Ange" et "cieux" du domaine céleste s'opposent à "excréments", tandis que "bruns" suggère précisément "excréments chauds". J'ai souligné aussi "et sombre" qui se rapproche de l'obscurcissement de "cieux + bruns", d' "excréments + chauds", voire de "gros + d'impalpables voilures". J'ai souligné "tendre" qui bien sûr établit un lien de "cœur tendre" à "excréments chauds". J'ai souligné "Aux dents" qui va appeler un relevé des rejets antérieurs de Leconte de Lisle, Mendès et d'autres avec le mot "dents", Rimbaud l'a déjà pratiqué à la césure dans "Les Assis":  "genoux + aux dents".

J'ai surligné en vert et en bleu des éléments qui permettent de relever la chronologie du récit : "Puis, par instants," "Et quand" ainsi que "Mille rêves en moi" et "ravalé mes rêves" qui suppose à la fois une répétition et une évolution du récit. J'ajoute à cet ensemble le surlignement en marron pour les formes participiales : "Empoignant" et "ayant bu".
J'ai souligné une autre répétition "doux" et "douce", et on voit qu'on peut l'allonge avec "tendre", ce que renforce une autre symétrie : "doux comme", "tendre comme".

J'ai souligné la série de mots rares : "hypogastre", "hysopes", "héliotropes", qui donne l'impression d'un travail de Rimbaud à partir des pages à la lettre "h" d'un dictionnaire. Cela fait aussi songer aux "Assis", "hypogastre" est moins rare que "sinciput", mais on est dans le même ordre de recherche lexicale, et comme le rejet "aux dents" est déjà dans "Les Assis" et qu'ici on commence par un "Je vis assis", il est évident qu'il y a une réflexion des implications symboliques anatomiques concernant les deux poèmes.

Par un soulignement en jaune, j'ai mis en avant la technique de reprise, vous avez une répétition du nom "chope", avec passage de la césure à la rime, puis constitution d'une rime sur trois mots. Et je rappelle le cas du sonnet de Nodier sans rime en "-ope", mais avec "hysope" à la césure. Rimbaud a médité cette reprise, soyez-en certains.

Autre point qui me tenait à coeur. Rimbaud crée des échos internes aux seconds hémistiches, vous avez bien sûr l'emploi adverbial "très" au vers 13, ce qui est à lier à l'effet d'hyperbole "trente ou quarante chopes" qui a précédé. Mais vous avez aussi un écho plus subtil entre "cambrés" et "Gambier". Les deux mots ont les mêmes voyelles : "am", "er"/"é". Le "c" de "cambrés" est l'équivalent sourd de la consonne sonore "G" de "Gambier", le "b" est commun aux deux mots dans la deuxième syllabe avec d'un côté la séquence "br" et de l'autre avec prononciation en yod du i la séquence "bi". Ce très fort niveau de correspondance ressemble un peu à une particularité de Baudelaire qui n'a pas le don prosodique d'un Victor Hugo, mais Baudelaire diffuse souvent des échos approximatifs dans les hémistiches. Ce n'est donc pas anodin de relever ce que fait ici Rimbaud avec "cambrés" et "Gambier".
J'ai renoncé à trouver une nouvelle couleur pour souligner l'effet graphique similaire dans "lâcher l'âcre besoin". La différence ici c'est que les lettres ne se doublent pas d'un effet phonétique aussi net, nous avons tout de même l'écho "la", nous voyons que cela est renforcé par les accents circonflexes, puis nous avons au plan graphique un "c", un "e" et un "r" entre "-cher" et "-cre", mais ce n'est qu'un triple écho visuel pas phonétique.
J'aurais pu engager dans le tassement à la césure le mot "col" qui précède au vers 3 le tassement de "gros".
J'ai aussi souligné la répétition de "cieux" à chaque fois devant la césure du premier quatrain au dernier tercet, effet donc de bouclage.
 
Je ne peux pas tout barioler, mais voici d'autres idées :
"fortes cannelures", "impalpables voilures", "âcre besoin", "grands héliotropes", cela fait une liste conséquente de rimes sur un nom avec un adjectif antéposé.
On peut aussi dégager la structure verbale : "Je vis assis" fait le premier quatrain, le deuxième quatrain passe à la troisième personne : "Mille Rêves... font...", "mon cœur... est comme...". Les tercets ramènent le "je" et la dynamique verbale s'accentue : "Et quand j'ai ravalé...", Je me tourne... Et me recueille... Je pisse..."

Je ne commente pas tous ces éléments, j'ai pris l'habitude d'éviter les réflexions dont on va contester la subjectivité. Je préciserai plus tard ma pensée de manière bétonnée. En attendant, voici ce que je relève dans la notice écrite par Candice Nicolas pour le Dictionnaire Rimbaud des éditions Classiques Garniers paru en 2021.

Premier fait problématique : "sonnet composé en 1871". Le sonnet a pu être composé au début de 1872. Sa date de composition plausible est en gros de septembre 1871 à février 1872, avec une préférence pour la période novembre 1871 - janvier 1872, puisque Rimbaud a beaucoup composé de poèmes zutiques avant la mi-novembre, et puisqu'il y a en 1872 des poèmes "Tête de faune", "Voyelles", "Les Mains de Jeanne-Marie", sans oublier "Le Bateau ivre" qui saturent le temps de composition avant que Rimbaud ne quitte Paris vers le début de mars. Oui, il est plausible que le sonnet ait été composé en novembre-décembre 1871, mais l'hypothèse reste ouverte pour janvier, voire février 1872.

La lecture identifie qu'il y a une jonglerie entre le bas-corporel et le religieux, mais il minimise l'influence baudelairienne ("malgré son titre aux résonances baudelairiennes") : je précise que les rimbaldiens n'ont pas identifié comme je l'ai fait que "Oraison du soir" s'inspire de "Un voyage à Cythère". Notez que "recueille" devrait aussi faire songer au titre de poème "Recueillement" des Fleurs du Mal. Une partie de la notice ne fait que répéter le poème. L'enjeu de la lecture serait d'une "sacralisation des fonctions naturelles dans leur rôle d'échange cosmique" selon une citation de Murat et selon une lecture de Cornulier référencée "oraison jaculatoire". Les soulignements ci-dessus tendent à montrer que tous les plans de compréhension ne sont pas atteints. On sent bien que ce n'est pas une sacralisation l'enjeu de la lecture.

La forme du sonnet est déclarée régulière, ce qui est inexact. Les  tercets sont rimés en ABA BAB sur le modèle de Pétrarque qui n'a jamais été pratiqué en France depuis Ronsard, sauf par Charles Nodier à une reprise, et par Catulle Mendès à partir de Philoméla.

Notre poète est présenté comme un "ange" "déchu" qui se donne le "défi d'atteindre la voûte céleste" avec son jet d'urine, ce que tout lecteur a compris à la lecture immédiate au demeurant. On sent que la note subtile du poème n'est pas rendue.

Les liens avec "Un voyage à Cythère" ne sont pas cernés, ni donc avec "Accroupissements", aucun rapprochement non plus n'est effectué avec "Les Assis".

Nous avons une impasse complète sur "aubier" et "héliotropes", une impasse complète sur les rêves et le colombier et sur l'ensemble du second quatrain, rien sur la douceur d'un cœur tendre... Rien sur les "cieux bruns" et les "impalpables voilures". Rien pour éclairer l'image compliquée : "Ange aux mains d'un barbier", pas même de mot pour dire qu'elle est compliquée. Rien sur le fait que la position "assise" suppose que dans les tercets le personnage pisse assis. Levez la main tous ceux qui inattentifs ont lu les tercets en l'imaginant debout !

Rien sur les hyperboles ou agrandissements : "fortes cannelures", "très-haut et très-loin", "Mille Rêves", "trente ou quarante chopes". Rien sur l'atmosphère qui relie l'être organique et le monde ambiant : "cieux gros d'impalpables voilures", "cieux bruns" face à "Gambier / Aux dents", "brûlures", "ayant bu trente ou quarante chopes", "aux mains d'un barbier", etc. Rien sur "l'or... des coulures".

J'ajoute un autre élément. Je disais hier que Rimbaud semblait s'inspirer du poème de la troisième édition des Fleurs du Mal de 1868 : "A Théodore de Banville (1842)", avec la reprise verbale "Empoignant" pour "Empoigné", et je mentionnais que Baudelaire déclinait le mot de "empoigné" à "poignet" d'un vers à l'autre :
Vous avez empoigné les crins de la Déesse
Avec un tel poignet, [...]
 Les mots "empoigné" et "poignet" sont tous deux calés à la césure. Or, prenez le premier quatrain de "Oraison du soir" et appréciez la série lexicale : "mains", "Empoignant" et "impalpables". Cela fait d'ailleurs une amorce pour méditer sur l'image étonnante : "Ange aux mains d'un barbier". Je passe sur "nonchaloir" qui rime avec "Oraison du soir" et sur "crins" qui sera un mot privilégié des Illuminations pour parler d'idoles.
J'avais cité le vers : "Poète, notre sang nous fuit par chaque pore;" en songeant à "l'or jeune et sombre des coulures" du "cœur tendre". Le vers 5 de début de second quatrain : "L’œil clair et plein du feu de la précocité," a aussi un degré de correspondance avec les "douces brûlures" des rêves intérieurs du poète ivre assis.
Le sonnet de Baudelaire emploie la forme verbale "prélassé" qui fait du coup à "prélassements" rimant avec "Accroupissements" dans "Chant de guerre Parisien".
Je reviens maintenant  à la comparaison entre "Oraison du soir" et "Un voyage à Cythère", je rappelle que cette découverte est mienne et inédite, aucun rimbaldien ne l'a développée. Je suis seul à dire que le premier vers de "Oraison du soir" est une citation du "comme un outil" de "Un voyage à Cythère" et à ma connaissance je suis le premier à avoir dit sur ce blog et dans la revue Rimbaud vivant que le premier quatrain de "Oraison du soir" réécrit le premier quatrain de "Un voyage à Cythère", et la notice du Dictionnaire Rimbaud montre assez que ce lien n'est pas connu des rimbaldiens, puisqu'il n'en est absolument pas parlé :
Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux
Et planait librement à l'entour des cordages ;
Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
Comme un ange enivré du soleil radieux. (Baudelaire)
Je vis assis tel qu'un Ange aux mains d'un barbier,
Empoignant une chope à fortes cannelures,
L'hypogastre et le col cambrés, une Gambier
Aux dents, sous les cieux gros d'impalpables voilures. (Rimbaud)
Vous comprenez aisément qu'il y a des inversions puisque "sous un ciel sans nuages" est retourné en "sous les cieux gros d'impalpables voilures", "impalpables voilures" qui fait écho bien sûr à "navire" et "cordages". Or, "vis assis" est une inversion de plusieurs éléments étroitement liés entre eux : "comme un oiseau", "voltigeait", "planait", voire "librement" et "roulait". Notez la rime de "joie" : "joyeux" et "radieux", l'expression "soleil radieux" étant à rapprocher du mot de la fin "héliotropes" dans "Oraison du soir". Les héliotropes sont supposés désirer le soleil radieux et ils acquiescent à un autre cadre joyeux sous les cieux bruns !
Rimbaud a substitué le "je" à l'expression "mon cœur", si ce n'est que le "cœur" domine et est le sujet de la description dans le deuxième quatrain de "Oraison du soir". J'ajoute que si Baudelaire pratique deux comparaisons lancées par le même mot : "comme un oiseau", "comme un ange", Rimbaud reprend donc telle quelle au premier vers la pensée de Baudelaire : son "comme un oiseau" devant la césure devient le "tel qu'un Ange" qui chevauche la césure par équivalence programmée par Baudelaire dans son quatrain entre "oiseau" et "ange". Ajoutons à cela que Rimbaud s'inspire bien sûr du vers qui plus loin place la forme "comme un" devant la césure, vers où il est question d'oiseaux : "Chacun plantant comme un outil son bec impur".
Prenons le deuxième quatrain de "Un voyage à Cythère" et le deuxième quatrain de "Oraison du soir" :

Quelle est cette île triste et noire ? - C'est Cythère,
Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,
Eldorado banal de tous les vieux garçons.
Regardez, après tout, c'est une pauvre terre. (Baudelaire)
Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier,
Mille Rêves en moi font de douces brûlures :
Puis, par instants, mon cœur tendre est comme un aubier
Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures. (Rimbaud)
Rimbaud a repris le rejet de coordination verbale : "et noire" qui devient "et sombre". Je peux parler de reprise facilement puisque Rimbaud vient aussi de reprendre l'expression telle quelle "mon cœur" qui ouvrait "Un voyage à Cythère" et ce rejet est placé après une marque temporelle "Puis, par instants" qui sert à établir un contraste. Or, du premier au deuxième quatrain de "Un voyage à Cythère", le contraste est celui de la joie du poète qui se sent oiseau à bord d'un navire et de la vue d'une île d'apparence triste justement. Et ici, "ensanglante" et "sombre" apporte bien entendu des connotations ambivalentes à la joie de la brûlante ivresse. Rimbaud décrit une joie paradoxale.
Petit ajout qui a son importance : la variante de la version de "Oraison du soir" recopiée par Verlaine remplace l'adjectif "tendre" par justement l'adjectif "triste" !
Les réécritures ne s'arrêtent pas là. Cythère est décrite comme un rêve : "pays fameux dans les chansons" et "Eldorado", donc "Mille Rêves" est la réécriture de ce passage du poème de Baudelaire et admirez le glissement de l'adjectif "vieux" de "vieux garçons" chez Baudelaire à "vieux colombier" chez Rimbaud, sachant que le rêve de garçon fait se sentir oiseau chez l'insouciant Baudelaire du premier quatrain, le "colombier" maintenant la présence de cette métaphore baudelairienne du côté de "Oraison du soir".
Opposé à "vieux", on aura "l'or jeune et sombre des coulures".
Il y a plusieurs quatrains au poème "Un voyage à Cythère", quand il ne reste que deux tercets ensuite pour "Oraison du soir", mais les comparaisons sont malgré à poursuivre. Dans le troisième quatrain de "Un voyage à Cythère", vous avez l'adjectif "doux" rattaché au mot "cœur" : "Île des doux secrets et des fêtes du cœur !" C'est l'idée suivie par Rimbaud : "Doux comme le Seigneur" et "douces brûlures" "en moi" avec "mon cœur tendre" et ses "coulures" d'aubier.
Je passe sur les liens verbaux internes au poème de Baudelaire : "plane" et "roulent" qui ont malgré tout de l'intérêt pour comprendre qu'aucun quatrain n'échappe à la référence dans "Oraison du soir", mais je ne peux manquer de citer le quatrain suivant :
Ou le roucoulement éternel d'un ramier !
- Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres,
Un désert rocailleux troublé par des cris aigres,
J'entrevoyais pourtant un objet singulier !

Ce quatrain est lié au choix de la rime en "-ier" dans les quatrains de "Oraison du soir" : "barbier", "Gambier", "colombier" et "aubier", et il est clairement aussi un modèle à l'origine du vers 5 :
Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier, [...]

Les "cris aigres" sont inversés par les "douces brûlures", et "excréments chauds" inverse "roucoulement", mais aussi s'amuse à dépasser en provocation l'inversion propre au poème de Baudelaire : "terrain des plus maigres", "désert rocailleux". La construction verbale : "n'était plus qu'un" est proche de Rimbaud "mon cœur est comme..." Même la manière d'écrire se rapproche. Et l'aubier est la partie tendre et blanche plus à l'extérieur d'un arbre, par opposition au centre dur de l'arbre. Il y a encore une logique d'inversion finalement.
Je cite maintenant le quatrain suivant de "Un voyage à Cythère" :
Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères,
Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,
Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,
Entre-bâillant sa robe aux brises passagères ;
 Nouvelle symétrie, "ramie" est à la rime du premier vers d'un quatrain comme "colombier" et ici "temple aux ombres bocagères" qu'on considérera sans peine comme un équivalent. Notez ici que "secrètes" rappelle "doux secrets" plus haut dans le poème de Baudelaire, et "secrètes" est raccordé ici à "brûlé" et "chaleurs". Dans son second quatrain toujours, Rimbaud rassemble "chauds" et "douces brûlures". Les cohortes lexicales sont les mêmes. La robe qui laisse passer les brises s'oppose à l'ambiance de plomb dans "Oraison du soir" avec les "cieux gros d'impalpables voilures".
Au quatrain suivant, "voiles blanches" à la rime peut justement faire écho à "voilures" employé par Rimbaud. Je cite aussi ce vers :

Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.
Rimbaud transforme lui les cieux en brun, mais il pratique' lui aussi un rejet à la césure pour le formuler :

Je pisse vers les cieux bruns, très-haut et très-loin,
et la subtilité, c'est que l'urine fait l'effet solaire de cet "or jeune et sombre des coulures" par contraste violent avec les "cieux bruns", ce qui explique "l'assentiment des grands héliotropes".
Je cite maintenant le quatrain suivant qui contient le fameux "comme un" devant la césure et cela se double d'une assonance pour les rimes, puisque nous avons une correspondance de la rime masculine avec la rime féminine : "ure" et "ur". Comme par hasard, c'est une rime en "-ures" qui complète la rime en "-ier" pour les quatrains de "Oraison du soir". Autrement dit, les deux rimes des quatrains de "Oraison du soir" viennent de "Un voyage à Cythère", et on peut parler de citation implicite par les rimes de "Un voyage à Cythère" dans les rimes de quatrains de "Oraison du soir" !
De féroces oiseaux perchés sur leur pâture
Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,
Chacun plantant comme un outil, son bec impur
Dans tous les coins saignants de cette pourriture ;
La qualification "féroces oiseaux" s'oppose aux images précédentes, ces "féroces oiseaux" effraient les autres oiseaux dans "Un voyage à Cythère". Le chevauchement "comme un outil" est repris au vers 1 de "Oraison du soir" : "tel qu'un Ange" qui superpose une reprise des deux comparaisons du premier quatrain de "Un voyage à Cythère" comme déjà dit plus haut. L'adjectif "saignants" a son écho dans "ensanglante" au deuxième quatrain toujours de "Oraison du soir" dont on voit qu'il est à lui tout seul saturé de reprises du poème "Un voyage à Cythère". Et ce rapprochement permet de cerner l'inversion rimbaldienne : "pourriture" contre "l'or jeune et sombre des coulures", puisque le côté négatif de la destruction devient positive dans la volupté des rêves du poème "Oraison du soir".
Je viens de citer "coulures" en le rapprochant de "pourriture", il se trouve qu'au quatrain qui suit la mention "pourriture", Baudelaire emploie la forme verbale "coulaient".
Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses[.]

Baudelaire s'identifie ensuite au pendu qui aurait été tué en punition de ses cultes. Rimbaud ne réécrit pas ces passages-là, mais Rimbaud semble s'identifier à un révolté et son poème désamorcerait toute l'horreur de l'expiation que décrit Baudelaire.
L'inversion est alors des "rêves" qui provoquent de "douces brûlures", le poète rimbaldien ayant mis en avant son "hypogastre" qui plus est, et qui peuvent être ravalés avec soin, face au motif baudelairien fréquent du "vomissement" :
Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes !
Je sentis, à l'aspect de tes membres flottants,
Comme un vomissement, remonter vers mes dents
Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes ;

[...]
Rimbaud crée une transposition, avec inversion pendu contre assis, où les douleurs sont appréciées : "douces brûlures" et où la menace de "vomissement" est vécue comme "Mille Rêves" de la bière qui remue dans le corps. Notez que "vomissements" appuie le suffixe nominal du nom "assentiment" dont la valeur d'acquiescement s'oppose au reflux gastrique désagréable et vous avez le mot "dents" à la rime qui fait écho au rejet "Aux dents" de "Oraison du soir".
Plus précisément, Rimbaud a repéré les mentions "roucoulement" et "vomissement" à la césure dans le poème baudelairien, et il a pratiqué le sien : "excréments", "assentiment" avec une manière de chassé-croisé en plus d'une inversion des valeurs. "roucoulement" est parallèle à "excréments", mais équivaut à "assentiment", tandis que "vomissement" correspond à "excréments" et est parallèle à "assentiments" qui s'y oppose.
Je cite alors les deux derniers quatrains de "Un voyage à Cythère" pour évaluer ce qu'en fait Rimbaud dans "Oraison du soir" :
- Le ciel était charmant, la mer était unie ;
Pour moi tout était noir et sanglant désormais,
Hélas ! et j'avais, comme un suaire épais,
Le cœur enseveli dans cette allégorie.

Dans ton île, ô Vénus ! je n'ai trouvé debout
Qu'un gibet symbolique où pendait mon image...
- Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !
Baudelaire évoque en début et fin de poème l'état radieux du "ciel", Rimbaud fait l'équivalent : il reprend le mot "cieux" du premier quatrain au dernier tercet, sauf qu'il n'est pas dégagé : "cieux gros..." (variante qui existe, je sais) et "cieux bruns". Baudelaire avoue que c'est lui-même qui voit le ciel devenu tout noir suite à la brutale apparition du gibet. Rimbaud fonctionne à l'inverse : les cieux sont bruns, mais lui avec son urine met un rayon de soleil dans le tableau !
Je passe plus vite sur la mention "sanglant" qui avec "saignants" nous vaut le "ensanglante" rimbaldien, mais la coordination mérite aussi une petite attention : "tout était noir + et sanglant", car au vers 8 de "Oraison du soir", il y a "ensanglante" et un jeu de coordination comparable : "l'or jeune et sombre des coulures." 
Remarquez aussi que Baudelaire cherche à trouver quelque chose qui soit debout, mot à la rime, alors que Rimbaud proclame insolemment : "Je vis assis..." Le mot "Seigneur" est une apostrophe qui signifie un moment de prière, ce qui a son écho dans le titre "Oraison du soir", prière du soir en langage courant. Et le mot "Seigneur" avec majuscule est repris par Rimbaud. Il est à l'avant-dernier vers de "Un voyage à Cythère", il passe à l'antépénultième de "Oraison du soir", dernier quatrain face à dernier tercet, et alors que Baudelaire prie le Seigneur de le sauver, Rimbaud s'identifie à un Seigneur qui sauve le décor des uniformément tristes cieux bruns. Ce n'est pas tout, l'avant-dernier vers de "Un voyage à Cythère" couple "la force et le courage" dans le second hémistiche, et sans vouloir faire une allusion anachronique à Coubertin, il semble évident que "très-haut et très-loin" correspondent à cet appel à la force et au courage. Le dernier vers parle de ne pas être dégoûté, c'est bien l'exercice auquel s'adonne Rimbaud dans "Oraison du soir", il positive l'image des "excréments chauds" par exemple. Et cela nous fait bien une capacité à contempler son cœur et son corps sans dégoût : "hypogastre et col cambrés", "douces brûlures", etc.
 Cette lecture que je viens de dresser est inconnue des rimbaldiens, on voit bien qu'il ne faut pas parler uniquement d'influence de Baudelaire sur l'écriture de "Oraison du soir", puisque nous avons une réécriture sensible de "Un voyage à Cythère" en particulier. Et certes si on ne connaît pas "Un voyage à Cythère", si on ne l'a pas à l'esprit, il est difficile de comprendre du premier coup le sens de "Oraison du soir", mais les  liens sont évidents et le sens dégagé est plus poussé que sacralisation du corps qui a besoin d'uriner ou que blasphème d'un jet obscène présenté comme substitut du rayon divin.

**

Complément :

Dans l'édition de 1868 des Fleurs du Mal, "Un voyage à Cythère est l'avant-dernier poème de la quatrième section du recueil, celle qui porte le même titre que le recueil : "Fleurs du Mal". Prenez le deuxième poème de la section "Fleurs du Mal" dans cette édition de 1868, il s'agit du sonnet "La Destruction", vous y trouvez l'adjectif "impalpable" à la rime du deuxième vers pour qualifier le nom "air". Dans "Oraison du soir", le mot "impalpables" au pluriel n'est pas à la rime, mais il qualifie le mot à la rime "voilures" et il figure au vers 4 du premier quatrain, tandis que le mot "air" correspond à la variante pour "cieux" au même vers 4 de l'autre version manuscrite connue de "Oraison du soir" :
 
Aux dents, sous les cieux gros d'impalpables voilures.
 
 [...] une Gambier
Aux dents, sous l'air gonflé d'impalpables voilures.
Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon
Il nage autour de moi comme un air impalpable ;
Je l'avale et le sens qui brûle mon poumon
Et l'emplit d'un désir éternel et coupable.
Le verbe "nage" correspond à "plane" et "roule(nt)" dans "Un voyage à Cythère", l'adjectif "éternel" fait écho à "éternel roucoulement" du même poème. Nous avons l'emploi conjugué "brûle" qui renvoie à "corps brûlé de secrètes chaleurs" dans "Un voyage à Cythère" toujours, mais aussi directement aux "douces brûlures" de "Oraison du soir". Nous avons une absorption comparable à "Oraison du soir" : "Je l'avale et le sens qui brûle mon poumon", avec les mêmes effets, et ici l'explicitation du motif d'un "désir" de nature coupable. Le premier vers "Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon" impose un renvoi à la préface "Au lecteur" du recueil entier, d'autant que le premier poème de la section : "Epigraphe pour un livre condamné" s'adressait comme une préface au lecteur pour l'inviter à se former à la rhétorique de Satan. Je cite les passages qui nous intéressent du poème "Au lecteur" :

La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
[...]

"Oraison du soir" rend la note décomplexée de ce qui est affirmé dans ces deux vers.

C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Ce vers correspond au premier de "La Destruction", mais aussi à l'image d'un "Ange aux mains d'un barbier" :

Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon

Je vis assis tel qu'un Ange aux mains d'un barbier
Le premier vers de "La Destruction" par le mot "Démon" à la rime appelle une comparaison aussi avec le vers suivant :

Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons[.]
Et la suite du poème "Au lecteur" intitulé "Préface" en 1868 consiste en images sur cette pénétration corporelle qui fait le sujet de "Oraison du soir" :
Et quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.
Vous constatez que de "Préface" à "La Destruction", la rime "Démon"/"poumon" est reconduite, mais accordée au pluriel.
Il est question ensuite d'un "bâillement" qui "avalerait le monde", ce qu'inverse l'hyerbole du jet d'urine auquel consentent les héliotropes.
Le poème "La Destruction" nous offre aussi l'image d'une absorption suborneuse par le gosier :
Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.
Au vers suivant, "loin du regard de Dieu" peut faire écho à "Doux comme le Seigneur" et bien sûr à "très-haut et très-loin".
Le vers "Et l'appareil sanglant de la Destruction" qui contient "sanglant" peut être comparé à "l'assentiment des grands héliotropes" pour le blasphème du jet d'urine dorée.
Du poème suivant "Une martyre, dessin d'un maître inconnu", je ne peux manquer de citer le couple de vers suivant :

Dans une chambre tiède où, comme en une serre,
         L'air et dangereux et fatal,
[...]
Accessoirement, je remarque la ressemblance entre "comme en une serre" et "comme en un épais suaire", mais ce que je veux souligner c'est cette caractérisation de l'atmosphère qui est celle de "Oraison du soir", puisque "Un voyage à Cythère" parlait au contraire d'un ciel radieux qui n'était sombre que par la confusion mentale finale du poète à la vue du pendu.
Le poème "Une martyre" a des équivalences avec "Une charogne" et j'y relève le syntagme : "l'essaim des mauvais anges" en écho à "l'essaim blanc des rêves indistincts" des "Chercheuses de poux".
Les blessures sont expliquées par l'attaque rongeante des "désirs", ce qui correspond à "Oraison du soir" où les "douces brûlures" sont savourées.
Le poème suivant "Femmes damnées" contient un quatrain avec mention du nom "bosquets" puis du nom "enfances" à la rime, "enfances" qualifiées de "craintives". On a une confirmation qui se dessine pour dire que "Oraison du soir", "Les Chercheuses de poux" et un des deux sonnets dits "Immondes" ont été écrits à une même époque de méditation de passages précis des Fleurs du Mal, en particulier de la section "Fleurs du Mal". Ce même quatrain contient le vers : "Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux" à rapprocher de l'image du "aubier" dans "Oraison du soir" !
Le poème contient aussi "chercheuses d'infini" qui qualifie de "pauvres sœurs", ce qui fait écho et contraste avec "Les Chercheuses de poux", "deux grandes sœurs charmantes".
La douloureuse soif d'amour que "plaint" le poète qui demande à être plaint du lecteur pourrait être citée ici aussi comme témoignage utile.
Le poème suivant s'intitule précisément "Les Deux bonnes sœurs".
Le poème couple la Mort et la Débauche, mais aussi les mots "alcôve" et "bière" et si j'ai bien compris il y a équivoque possible sur le mot "bière".
Le poème "La Fontaine de sang" développe une introspection où le poète croit pouvoir prendre conscience d'une forte hémorragie. Le poète essaie d'y remédier par l'abus de vin.
La Mort et la Débauche sont convoquées à nouveau dans le poème "Allégorie". Puis le poème "La Béatrice" offre dès son premier vers le décor qui sera celui révélé au poète à la vue de Cythère.
Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure,
[...]
Le poète a une vision qui correspond à celle des cieux gros d'impalpables voilures dans "Oraison du soir", lien que l'emploi de l'adjectif "gros" tend bien sûr à confirmer :

Je vis en plein midi descendre sur ma tête
Un nuage funèbre et gros d'une tempête,
Qui portait un troupeau de démons vicieux,
[...]
Ces démons se moquent alors du poète qui prétend intéresser les gens à ses douleurs : "Oraison du soir" est précisément un sonnet où Rimbaud redit les visions des Fleurs du Mal sans les dénoncer, ni les plaindre.
La "Béatrice" verse "quelque sale caresse" à ces démons qui narguent le poète. Rimbaud s'éloigne de tels cadres de pensée.
Suit le poème "Un voyage à Cythère" sur lequel je n'ai pas à revenir ici.
Le dernier poème de la section "Fleurs du Mal" est "L'Amour et le crâne" avec des vers courts de huit et cinq syllabes, ce qui est un peu comme l'alternance de vers de huit et quatre syllabes avec la "Chanson de Fortunio" ou "Mes petites amoureuses" ou "Ce qui retient Nina", forme rare donc et parlante pour Rimbaud à l'époque. L'attaque du poème est clairement à rapprocher de "Oraison du soir" :

L'Amour est assis sur le crâne
    De l'humanité
[...]
Rimbaud a lancé ainsi son poème "Je vis assis" et son "je" se substitue au "Mon coeur" qui lance "Un voyage à Cythère". De sa position assise, le poète dans "Oraison du soir" reprend à l'Amour sa position de meneur du jeu, inversant en jeu la plainte baudelairienne. Nous avons aussi dans "L'Amour et le crâne" l'appel solaire et la mention de l'or : "songe d'or".
Ce poème précède une section "Révolte", "Oraison du soir" est déjà une révolte contre l'état plaintif baudelairien.
Enfin, à défaut de la rime en "-ope", si je survole rapidement la fin du recueil, j'observe la présence de la rime "soin"/"loin" dans un quatrain du poème final "Le Voyage", ce qui correspond à deux des mots à la rime choisis par Rimbaud : "soin" / "besoin" et "loin".
Il n'y a pas d'autre rimes en "oin" dans les cinq dernières sections du recueil, aucune rime en "-ope(s)", laquelle a pour base le sonnet de Nodier de toute façon.
Ajoutons ceci au dossier. Dans la section "Le Vin", le poème  "Le Vin des chiffonniers" se termine sur un vers qui fait un écho intéressant avec "l'assentiment des grands héliotropes" sous une urine dorée causée par une absorption de quarante chopes de bière : "L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil !" Et à l'audace du dernier tercet de "Oraison du soir" peut correspondre le discours tenu dans les deux derniers vers du "Vin du solitaire" :
[...]
- Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,
Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux.

Il est loin le temps où les rapprochements avec Baudelaire n'engageaient que le titre "Oraison du soir".
A suivre...