dimanche 23 février 2025

Nouvelles considérations sur Musset, "Musset n'a rien su faire", "l'enfant qui n'a su ni mûrir, ni vieillir" !

Quelle était la réputation de Musset en 1871 quand Rimbaud écrivait ses lettres dites "du voyant" ? Banville et d'autres admiraient Musset, mais il y avait le refus de Baudelaire, et puis il y a eu le refus de Rimbaud. Parallèlement à cela, il y avait une crise qui concernait également Lamartine. Alors que Musset s'était excusé auprès de Lamartine d'avoir attaqué les imitateurs du "Lac", Verlaine était plus frontalement critique de la poésie de Lamartine, jusqu'à ce qu'à la fin de sa vie il considère qu'il avait eu un préjugé.
Dans l'anthologie des poètes français du XIXe siècle d'Alphonse Lemerre parue en 1887, les poèmes retenus sont "La Nuit de mai", les stances "A la Malibran", "L'Espoir en Dieu", le sonnet "Le Fils du Titien", un "Impromptu en réponse à cette question : qu'est-ce que la poésie ?", un sonnet d'octosyllabes "Tristesse", un sonnet "A M. Victor Hugo" et enfin des "Stances" des Poésies posthumes : "Je méditais, courbé sur un volume antique, [...]".
Je ne trouve pas cet ensemble fort valorisant, et je remarque aussi l'absence de tout poème du premier recueil Contes d'Espagne et d'Italie.
Quant à la notice, Lemerre qualifie ainsi l'unique roman de Musset : "une longue autobiographie romanesque". Lemerre cite par ailleurs un extrait de poème où il est fait mention de Ninette. Il cite aussi l'opinion en 1840 de Sainte-Beuve qui a l'intérêt de le comparer à Chérubin, mais qui parle aussi de poésie correspondant à un "cri du cœur". Musset avait de la passion et de l'esprit, en héritier plutôt du dix-huitième siècle. Tel est le discours cité de Sainte-Beuve. Lemerre énumère les premiers essais poétiques. Là, il cite le recueil initial Contes d'Espagne et d'Italie, puis met en vedette "Octave", "Rafael", "Rolla" avant de citer un groupe de poèmes perçus comme étant de la maturité : "les Nuits", "l'Espoir en Dieu", "A la Malibran" et la "Lettre à Lamartine". Dans les paroles rapportées de Sainte-Beuve, le premier recueil n'est tout de même illustré que par le scandale de la "Ballade à la Lune".
Lemerre enferme enfin le poète sous ce jugement cassant : "loin d'être un virtuose", "un aimable dilettante persifleur", "l'enfant qui n'a su ni mûrir, ni vieillir". C'est l'éditeur des parnassiens qui parle, un éditeur confident aussi de l'avis des gens qu'il publie, un éditeur qui n'allait pas se mettre à dos ceux dont il faisait la promotion. Cet avis, Lemerre l'avait sans nul doute déjà dans la décennie 1860. Et vous remarquez que les propos coïncident quelque peu avec ceux de Rimbaud et cela jusqu'à la tournure grammaticale, puisque la phrase de Rimbaud : "Musset n'a rien su faire" ressemble en diable à celle de Lemerre : "l'enfant qui n'a su ni mûrir, ni vieillir".
Je rappelle que dans sa lettre Rimbaud fait un sort à Musset peu après la transcription du poème "Mes petites amoureuses", et l'opposition poésie objective / poésie subjective de la lettre à Izambard du 13 mai a elle aussi son écho dans les propos de Lemerre qui prolonge le cliché que Musset jette un cri et il prend la forme des "Nuits". Musset a le mérite pour Lemerre d'être un passionné de la Renaissance qui a échappé à la sclérose du classicisme. Lemerre cite également Henri Heine qui est un poète qui n'a aucune postérité en France, mais qui était une lecture pourtant de Banville, Mérat et Valade à tout le moins. Il est assez clair que Lemerre donne le discours d'un parnassien de la décennie 1860, et on peut mesurer que dans sa lettre du 15 mai 1871 Rimbaud conspuait Musset parce qu'on lui en avait bassiné les oreilles lors de son séjour à Paris, parce qu'il avait pris la température par ses lectures et constaté le discrédit de Musset auprès de la partie qui l'attirait le plus des parnassiens. Notons que en s'opposant à Musset Rimbaud met en avant le concept de "générations douloureuses", ce qui peut correspondre à Lamartine et Musset, mais en insistant sur le fait que cette douleur ne va pas sans visions. Il va de soi que Rimbaud est un peu ridicule de croire aux visions de Baudelaire et de ses continuateurs, mais on comprend du coup les visées des élucubrations de sa lettre du 15 mai.
Rimbaud n'a pu connaître l'anthologie de 1887, mais il a certainement eu accès à celle de Crépet, celle où Baudelaire était en charge de la notice sur Marceline Desbordes-Valmore. Il a pu lire le tome Les Poètes français IV paru en 1862. La notice pour Musset était rédigée par Hippolyte Babou et cela se limitait à une sélection d'un poème seulement : les stances " A la Malibran".
A la fin du XIXe siècle, l'anthologie d'Edouard Fournier privilégie également les stances "A la Malibran", "La Nuit de mai" et "L'Espoir en Dieu" à côté de plusieurs poèmes secondaires, souvent repris aux Poésies posthumes.
J'ajoute que le frère d'Alfred de Musset a participé au troisième Parnasse contemporain de 1876, bien qu'il ne fût pas un versificateur prolixe, et il l'a fait par un poème "A Ninon" qui est une imitation du célèbre poème de son frère, la réponse "A Ninon". Et le poème nous offre l'idée de la personne mûre qui a tourné la page de sa fougue juvénile.
Telle était la toile d'époque.
Le frère biographe, Paul de Musset, raconte, mais on n'est pas obligés de le croire, que Musset pour être publié devait allonger son premier recueil de 400 ou 500 vers, ce qui nous valut le long poème "Mardoche" qui clôt effectivement le premier recueil avec son découpage étrange en dizains de rimes plates pour allonger le nombre de pages pourrait-on dire.
"Mardoche" est avant tout un poème qui fait suite aux bouffonneries de "Don Paez", "Portia" et "Les Marrons du feu". Musset a visiblement regretté ensuite le manque de sérieux des quatre poèmes de son premier recueil, le reste étant plutôt des chansons et des pièces courtes.
Musset poursuivait la veine bouffonne du Cromwell de Victor Hugo. Dans son livre La Syllabe et l'écho, Alain Chevrier fait d'ailleurs remarquer que le "ni" à la rime dans "Mardoche" reprend le "ni" à la rime d'un vers court d'une chanson de fou dans le drame hugolien.
Musset a aussi joué sur le hiatus oral mais non graphique dans ce vers de "Mardoche" :
 
Que celle de monsieur de C***. En politique,
Le hiatus apparaîtrait graphiquement si on transcrivait de la sorte : "de cé. En politique".
C'est l'unique poème de Musset où nous avons à la césure une imitation des césures spectaculaires de Victor Hugo dans Cromwell et Marion de Lorme :
 
Mais une fois qu'on les commence, on ne peut plus
S'arrêter. [...]
L'entrevers qui suit explicite nettement la raillerie de ce franchissement intempestif de la césure.
Il va de soi que les enjambements entre les strophes font aussi partie d'un dynamitage de la mise en forme léchée.
Musset joue avec la censure : "c__u" transcription à peine voilée pour "cocu" et mentionne une date "en l'an mil huit cent vingt" à la manière du premier vers de Cromwell encore une fois.
Les mentions de lectures contemporaines défilent : Hugo, Sainte-Beuve, Journal de Paris, etc.
Je vous passe les digressions et les vers brisés. Tout de même, il ne faut pas en manquer, à nouveau un rejet d'une syllabe du mot "vite" :
 
Ce fut aux premiers jours d'automne, au mois d'octobre,
Que Mardoche revint au monde. - Il était sobre
D'habitude, et mangeait vite. - Son cuisinier
[...]
 
 Je me garde certaines citations pour de futurs articles concernant Lamartine et Baudelaire.
Un second rejet d'une syllabe concerne ensuite un mot proche phonétiquement de "vite" :
 
- Un dimanche (observez qu'un dimanche la rue
Vivienne est tout à fait vide, et que la cohue
 Un rejet de deux syllabes "si vite" se rencontre pas beaucoup plus loin, bientôt suivi d'un placement de "sinon" devant la césure.
Et puis nouveau rejet d'une syllabe avec mise en relief :
 
Ayant donc débarqué, notre héros fit mettre
Sa voiture en un lieu sûr, qu'il pût reconnaître,
[...]
Nous avons aussi à la rime "en sorte" avec la suite "que" qui passe dans le dizain numéroté suivant.
Et nous retrouvons le "comme" à la rime, décidément !
 
Le vieillard, à vrai dire, un peu surpris, et comme
Distrait d'un rêve, ôta de ses lèvres la pomme
[...]
 Il y a pas mal d'enseignements à tirer de mes articles sur les vers brisés des poèmes de Musset. Il faudra évidemment citer les antériorités du théâtre hugolien, mais vous constatez qu'il y a un nombre conséquent de rejets d'une syllabe. Vous constatez que Musset refait des jeux autour des mêmes mots parfois comme avec "vite", et avec "comme" justement", et on voit que Musset cite sans arrêt Hugo.
L'esthétique de Musset peut être rapprochée des auteurs du dix-huitième siècle, pas seulement Voltaire, vu qu'il y a aussi un côté Jacques le fataliste dans sa manière de raconter et digresser. Les poètes du XIXe ont voulu se débarrasser de ce compère à contre-courant.
J'ai relevé des vers déviants sur des mots grammaticaux que les métriciens ont écartés parce que ne formant pas un bel ensemble conséquent, il s'agit d'éléments disparates, mais vous avez la preuve qu'ils manquent à l'histoire du vers. Vous constatez que Musset ignorait la pratique du trimètre, et comme les audaces sont pratiquées à l'identique à l'entrevers vous voyez que la thèse du trimètre comme compensation allant de soi est une absurdité critique de la part de Cornulier, Gouvard et des autres métriciens. Le trimètre a existé comme compensation parce que c'était un fait exprès des initiateurs tels que Baudelaire et parce que le trimètre de Victor Hugo était déjà bien connu comme accessoire récurrent dans la poésie du siècle. En 1829 ou en 1833, Musset ou Borel ne superposaient pas le trimètre aux enjambements audacieux.
L'approche de Cornulier et Gouvard a donné pendant un temps une sorte de réussite scientifique qui a fait croire qu'elle était au-dessus de l'enquête de terrain avec les études au cas par cas. Et là, le retour il est fatal, parce que l'approche métricométrique a pêché par excès de structuralisme, même si elle ne s'en réclame pas vraiment.
Le rejet de "belle" à la césure, Musset le pratique avant Baudelaire bien sûr :
 
La matinée était belle ; les alouettes
[...]
 Musset va mettre un terme à cette pratique du vers brisé. Il fait un dernier pied-de-nez dans "Les secrètes pensées de Rafaël" :
 
Quelques Mémoires sur*** - Essai de poésie...
 Pourtant, malgré ce revirement, les poèmes de la maturité feront également l'objet d'un refoulement de la part de Baudelaire et Rimbaud. Nous y reviendrons. Seulement, Musset était aussi l'auteur de poèmes chansons et bizarrement réduit aux acrobaties et propos sulfureux de sa "Ballade à la Lune", ce Musset-là n'est pas mis en avant par la critique, alors même que c'est un sujet passionnant et qui a fait écrire à Verlaine certains de ses plus célèbres poèmes du temps de son compagnonnage avec Rimbaud.
Ceci sera l'objet de notre prochain article autour de Musset.
Je rappelle que si vous préférez lire mes articles en réaction à la revue Parade sauvage vous avez dû manquer celui où dans le titre il y a Musset et Lamartine. Cet article-là, vous allez vous régaler car il y a justement ce que vous y cherchez. Ce que je dis autour de Lamartine et de Baudelaire, mamma mia ! C'est croustillant !

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