vendredi 21 février 2025

Quand Musset pratiquait le vers brisé (Portia et Les Marrons du feu)

 J'ai déjà parlé de "Don Paez", il est temps de traiter des autres poèmes aux vers brisés du premier recueil de Musset en 1829.
Je commence par le cas du poème Portia. C'est un poème assez long sur un sujet italien, vénitien même. Une histoire de jalousie et de sacrifice dans l'amour.
Le poème offre de nombreux cas de vers brisés à la manière de Chénier et bien sûr de Victor Hugo dans Cromwell et Marion de Lorme. Nous sommes dans le ressort mélodramatique également, et comme Corneille est à la mode et que Musset est fraîchement sorti du lycée nous avons naturellement des pastiches de vers des tragédies classiques. Ils sont mois évidents que dans "Don Paez", mais cela apparaît dans les propos vifs que s'échangent Portia et son mari.
Les premiers vers offrent d'emblée des vers brisés et cela au milieu de noms de personnes. Par moments, la versification est plus régulière, par moments les vers brisés dominent, ce qui est le cas en particulier lors des dialogues. Par moments, les vers brisés refluent nettement, c'est sensible vers la fin du poème et lors du récit que fait l'amant de ses origines humbles de pêcheur.
Il y a pas mal de rejets et contre-rejets à la Chénier, mais il y a deux faits importants à mettre bien en relief. Premièrement, Musset emploie le "comme" à la rime et la rime est avec le mot "homme", il s'agit donc d'une citation évidente de la rime au début des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné, et il s'agit d'un clin d’œil aux vers hugoliens où le "comme" est à la césure, mais avec aussi cette démangeaison de faire savoir à tous qu'on sait d'où Hugo a tiré son inspiration.
Deuxièmement, même si, à part le cas de la rime "l'homme"/"comme" que je viens d'évoquer, cela n'apparaît que vers le milieu du poème, après son premier tiers à tout le moins je pense, Musset va glisser plusieurs rejets ou contre-rejets intéressants d'une seule syllabe, et cette fois nous n'aurons pas comme dans "Don Paez" une série homogène de quatre rejets de vers d'une syllabe. Ici, nous avons des contre-rejets d'une syllabe aussi et la nature grammaticale des mots mobilisés est plus étendue, même si "vite" adverbe était un adjectif lui aussi à l'origine il me semble. Je n'ai pas cité les rejets de deux syllabes, mais ils s'accumulent de manière à préparer le terrain aux effets plus instables des rejets et contre-rejets d'une syllabe évidemment.
 
Pourquoi ne pas le dire ? il était jaloux. - L'homme
Qui vit sans jalousie, en ce bas monde, est comme
Celui qui dort sans lampe : [...]
 
 Je me permets de citer aussi le vers suivant qui ne correspond pas à un rejet de "voir", mais la construction prosodique et grammaticale du premier hémistiche est suffisamment heurtée que pour en suggérer l'idée malgré tout :
 
Qui ne trouve de quoi voir son plus dur chagrin
 Et cela vaut pour les vers suivants avec le même verbe mis en relief :
 
                         [...] - Frère, si vous avez
Par le monde jamais vu quelqu'un de Florence,
Et de son sang en lui pris quelque expérience, [...]
Alors qu'un classique travaillerait l'euphonie pour souligner la construction acceptable du vers, Musset renforce le sentiment de crise autour de l'enjambement. Comparez d'un vers à l'autre, comment "pris" passe mieux que "vu" en tant que tête de second hémistiche.
 
 Et puis, on bascule pleinement dans le rejet audacieux :
 
"Voici la clef ! allez jusqu'à ce mur, c'est là
Qu'on vous attend ; allez vite, et faites en sorte
Qu'on vous voie. - Merci," dit l'étranger. - La porte
Retomba lentement derrière lui. "Le ciel
Les garde !" dit la vieille en marchant à l'autel.
Vous remarquez à quel point la prégnance des autres vers brisés participent à la naturalisation de l'audace la plus violente sur "vite", vous remarquez aussi la répétition "allez" en fin de deux premiers hémistiches qui participent aussi de l'effort pour transformer le rejet en fait rhétorique exprès identifiable par le lecteur. Vous comprenez le calembour métrique, l'effet de vitesse à la césure bien sûr... Et si vous avez un tant soit peu la sensibilité d'un lecteur de poésies en vers vous remarquez aussi que Musset se permet de compter pour deux syllabes la forme verbale au subjonctif "voie", ce qui arrivait au XVIe siècle, mais était évité par les classiques, malgré un verbe "joue" ou "jouent" en deux syllabes chez Corneille. Ici, il y a l'appui d'un yod dans "voie" ce n'est pas un "e" tout seul qui fait syllabe, mais cette terminaison verbale faisant syllabe était évitée par les classiques. Nul doute que Musset veut faire archaïque aussi dans son vers. Il sait que son "voie" n'a pas l'encens classique. Vous pouvez être sensible aussi à l'art de Musset qui fait après les dialogues un peu pressés retomber la mesure "Retomba lentement", mais avec un enjambement allongé plus souple "derrière lui", et par à-coups Musset rythme la retombée de l'angoisse dans l'action pour la faire passer dans un dernier état critique dans la prière de la complice : "Le ciel / Les garde !" J'espère que vous appréciez...

Ici on aime le rythme : The Go-Go's - We got the beat (live)

Musset passe ensuite au contre-rejet quelques vers plus loin, encore qu'on peut distinguer s'il y a rejet ou pas vu l'unité possible du premier hémistiche :

Entre ces barreaux, douce et faible comme un rêve ?
 Je pense que "Ô vieillards décrépits" est une allusion à la célèbre tirade de Don Diègue.
Au milieu de mon relevé des monosyllabe en rejets ou contre-rejets, je ne peux manquer l'occasion de relever la balançoire suivante :
 
Il prit donc d'une main le cadavre, l'amante
De l'autre, [...]
 Hugo joue de pas moins de deux balançoires dans "Le Sacre de la femme" en 1859. Sauras-tu les trouver ?
 
Au plan du récit, la suite du poème n'est pas pleinement convaincante. L'homme va seulement avouer à la belle qu'il n'est qu'un pêcheur. La belle aurait dû être un peu dégoûtée, le récit aurait été plus intéressant, mais Musset choisit de la montrer amoureuse et acceptant la misère. Ceci dit, outre que l'époux avait été un débauché avant de l'épouser, l'amant est ici assez problématique, il prend l'ascendant viril en parlant de manière cassante à la belle, mais il lui impose un faux choix, puisque la belle est désormais coupable d'adultère et de meurtre. On ne voit pas très bien à quel choix il la soumet pour sauver sa dignité. La chute du poème n'est pas sur l'amour de la belle qui aurait une faille, mais sur le fait qu'elle parle d'être réuni en Dieu quand ils mourront tous deux, et lui se tait parce qu'on apprend au dernier vers qu'il n'est pas croyant. J'ai toujours trouvé cette chute sur l'impiété de l'amant un peu sotte. C'est un pied de nez complètement raté au plan narratif.
L'amant jette au visage de la belle une premier amour et les courtisanes. Mais c'est Portia qui prend en charge le nouveau rejet d'une syllabe à la césure :
 
Quoi ! De n'être pas noble ? Est-ce que vous croyez
Que je vous aimerais plus quand vous le seriez ?
 Blessé d'être démasqué dans sa médiocrité morale et vilenie, l'amant la rembarre brutalement : "Silence !" Parce que je ne partage pas l'impression de lecture que certains pourraient avoir qu'il fait passer à la belle l'épreuve de la grandeur d'âme amoureuse, tout ce que je vois c'est un comportement mesquin qui la manipule. Il est clairement lui-même préoccupé par ce manque d'argent.
Les derniers mots du poème sont "il ne croyait pas". On peut penser que la subtilité, c'est qu'il va devoir encaisser de tromper la belle sur son impiété, mais le fait qu'il coince sur cette idée et que ce soit le mot de la fin je ne peux m'empêcher de penser qu'il ne croit même pas en son amour pour elle, ni à son amour d'elle pour lui. J'y perçois le tour absolu du gars qui ne croit en rien, pas seulement en Dieu, même si Musset semble n'avoir écrit explicitement que le problème posé à cette foi amoureuse par l'athéisme de l'amant.
Enfin vous remarquez vers la fin du poème un "sans cesse" à la rime dans une situation de ballottement, c'est un peu lointain à rapprocher des "Chercheuses de poux", je vous l'accorde, mais dans le déroulement des rimes celle-ci "dort"/"d'or". Musset y revient dans de nombreux poèmes, signe que Rimbaud a beaucoup lu Musset avec intérêt avant de le dénigrer si violemment dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871, et on fera le relevé de cette rime dans un prochain article où je me concentrerai sur les vers de chanson de Musset :
 
[...]
Dont l'ombre est saluée, et dont aucun ne dort
Que sur un toit de marbre et sur un pavé d'or.
 Un denier mot sur le fait de ne pas croire. Le romantisme a eu des débuts avec des poètes royalistes, dont certains ont évolué : Hugo et Lamartine, mais Vigny et Lamartine ont plus d'une fois exposé une pensée athée qu'il refoulait difficilement. Lamartine n'a eu de cesse de donner le change en bon chrétien, mais il a laissé percer un évident manque de foi en Dieu dans ses Méditations poétiques, et pas seulement dans la pièce intitulée "Le Désespoir". Musset a suivi cette voie, et Baudelaire l'a suivie à son tour. Malgré le mépris de Baudelaire pour Musset le poète, il faut mesurer à quel point Lamartine, Musset et Baudelaire sont reliés entre eux au plan du soufre de leur impiété romantique !
Passons maintenant à la comédie Les Marrons du feu. Cette comédie se réclame de Molière, mais parmi les sources d'inspiration on a le Dom Juan en prose et de nouveau cette idée d'impiété centrale à la pensée poétique de Musset. Je relève aussi la rime "Molière"/"ma portière", songeant aux parents portiers de l'héroïne des "Premières communions" de Rimbaud, le mot "portier" étant à la rime dans d'autres poèmes de Musset.
Le rejet d'une syllabe y est exhibé plus violemment encore grâce à la découpe des vers en répliques de personnages :
 
[...] Jean, sais-tu qui demeure
Là ? [...]
 Cela recommence un peu plus loin, je mets un C pour Camargo un R pour Rafaël :
 
 (C)
- Quel était près de vous ce visage étranger,
Dans ce yacht ? (R) Dans ce yacht ? (C) Oui. (R) C'était, je suppose,
Laure. - (C) Non. - [...]
J'évite de vous citer les vers où des phrases d'une syllabe sont à la césure ou à la rime "oui", "non", "hein ?", procédé admis des classiques, surtout dans la comédie, et amplifié par Hugo vers la fin de son Cromwell.
Soudaine, une césure sur le pronom relatif sujet "qui", mais portée par un "et" :
 
Bonne lignée, et qui vous aime fort aussi.
 J'en ai déjà pas mal dit sur le "comme une" à la rime coincé dans une série conséquente de comparaisons :
 
Cousu d'or comme un paon, - frais et joyeux comme une
Aile de papillon [...]
 Mais Musset a repéré chez les poètes de la Renaissance les élisions sur l'enclitique qui suit un verbe et il s'en sert ici à la césure :
 
Comme Arlequin. - Gardez-le, il vous fera peut-être
[...]
 En clair, Musset a cherché les excentricités métriques de la Renaissance que Victor Hugo n'avait pas exploitées dans Cromwell et Marion de Lorme. Et vous racontez que Musset daubait Hugo...
Musset s'amuse à y faire écho avec l'élision qui suit au nom "Garuci" : "Crains mon amour, Gartuc', il est immense [...]".
Et j'en profite au passage pour citer ces vers que Victor Hugo améliorera dans un poème je crois du recueil Les Rayons et les ombres, à moins que ce ne soit dans Les Contemplations :
 
[...] Le front des taureaux en furie,
 Dans un cirque, n'a pas la cinquième partie
De la force que Dieu met aux mains des mourants.
 
 Je relève aussi l'un des plus précoces rejets du groupe prépositionnel "de dents" :
 
Deux ans de grincements de dents et d'insomnie,
[...]
 Et puis ce mignard petit rejet d'une syllabe d'un vers à l'autre, du torsadé :
 
Qu'elle porte un amour à fond, comme une lame
Torse [...]
 La lame s'entortille comme un lierre autour de sa proie : "à fond", "Torse", c'est bien écrit, non ?
 Je ne relève pas tout évidemment.
La fin de la scène 2 s'emballe avec de multiples vers brisés. La scène 3 a inspiré à Verlaine des poèmes des Fêtes galantes avec l'abbé amoureux et les notes de sérénades "fades".
 Après le "comme une" à la rime, Musset nous offre le "comme si" à la rime, citation évidente du poème "Mon enfance" de Victor Hugo" et preuve qui achève de relier le "comme un" à la césure de Baudelaire au "comme si" de Victor Hugo.
Houla ! j'ai froissé la susceptibilité des baudelairiens.

[...] Vos gens s'ensauvent comme si
La fièvre à leurs talons les emportait d'ici.
 
Et j'y tenais, j'arrive à un enchaînement de mots grammaticaux d'une syllabe à la rime ou devant la césure, le "si" que je viens de citer, et le "quand" dans la même réplique de Rafaël :
 
Assurément que, quand il pleut, une catin
 Il faudrait encore un "Dont" et ce serait parfait.
Mais je parlais du superbe rejet de "vin" dans un faux trimètre de Baudelaire récemment. Le rejet du monosyllabe "vin" vient de ce vers des Marrons du feu, Baudelaire s'inspirant sans vergogne du Musset qu'il méprise tant :
 
Donne-nous ton meilleur vin et ta plus jolie
Servante [...]
 Je soupçonne ce vers d'être un écho d'un vers CP6 de Cromwell ou Marion de Lorme, vous ne pensez pas ?
 
Avance et se la pousse au cœur jusqu'à mourir.
 
 On appréciera le contre-rejet suivant (A) pour l'abbé et (R) pour Rafaël :
 
 
(R) De Notre-Seigneur. (A) - Triste ! oh ! triste, en vérité! -
 Je relève la conjugaison en deux syllabes "noient" également.
Et puis ce rejet d'une syllabe qui risque de passer discrètement si l'acteur n'y met du sien :
 
(A) Cette Camargo, vous l'aimiez fort ? (R) Oh ! très fort - et puis,
 Le même comporte un "et puis," à la rime, ce qui est déjà à l'époque une citation de Victor Hugo si je ne m'abuse, il faut vérifier dans ses Odes et ballades.
Et justement, ça le reprend Musset, de nouveau il met un "comme" à la rime dans un des poèmes de son premier recueil, il en veut le Musset ! Dans le poème même où il a exhibé à la rime "comme une" et "comme si" :
 
Un petit sentier vert, - je le pris, - et, Jean comme
Devant, je m'en allai l'éveiller dans son somme.
 Le "et puis" revient à la rime quelques vers plus loin dans une séquence avec rejet de "pipe" (Rimbaud) et de "tous les pavés" (Baudelaire) :
 
Ainsi je vais en tout, - plus vain que la fumée
De ma pipe, - accrochant tous les pavés. - L'année
Dernière, j'étais fou de chiens d'abord, et puis
De femmes [...]
 La succession "d'abord, et puis" est particulièrement insolente.
Et signe d'une volonté, Musset pratique après deux "et puis", le "mais" à la césure :
 
[...] La poésie
Voyez-vous, c'est bien. - Mais la musique, c'est mieux.
Un rejet d'une syllabe qui risque d'être discret :
 
Ce soir même. - Ecoutez bien : - elle doit m'attendre
 Preuve d'une réflexion sur les audaces hugoliennes, ne manquons pas de citer l'inversion suivante qui annule ce qu'en principe le "on" devant césure a de choquant :
 
(Laetitia) Oui, madame. (Camargo) Et qu'a-t-on répondu ? (Laetitia) Qu'il viendrait.
 
 On retrouve le rejet d'épithète d'une syllabe :
 
Un malheur, quand on est riche ! [...]
 Et on enchaîne avec un rejet d'une syllabe à la Corneille (je songe à un cas précis, lequel ?) :
 
Au secours ! ce n'est pas lui ! [...]
 Et justement nous avons ensuite l'interruption de parole sur le "si" en fin de premier hémistiche, comme faisaient Corneille et Molière :
 
De vous offenser, si - [...]
 Je relève un emploi verbal de bleuir, je le fais comme ça, parce que je réfélchis à la genèse de "bleuisons", "bleuités" chez Rimbaud. Les classiques jouaient sur les suffixes en "-âtres", comme "bleuâtres" ce qu'on retrouve au dix-neuvième un certain temps, il y a le "jaunissant" aussi, mais je n'ai pas encore l'historique pour "bleuités" et "bleuisons", je cherche !
 
 Que ma joue et mes mains bleuiront comme celles
 Revenons à nos moutons, Musset semble faire exprès de collectionner les singularités, même si celle-ci est admise naturellement par les classiques, quoique refoulée :
 
La gorge, et tire-le par les pieds jusqu'ici.
 Et justement Musset après ce "e" graphique à la césure élide le "e" du même pronom dans la foulée et cela pour la deuxième fois dans sa pièce :
 
 
Coupe-le en quatre, et mets les morceaux dans la nappe ;
 On parodie à nouveau Corneille, puis nouveau rejet d'adjectif d'une syllabe :
 
Demain ! et si j'en meurs ? - Si je suis devenue
Folle ? [...]
 
Et nouveau "mais" à la rime...
Il n'y avait pas un "dont" aussi chez Musset à la césure ?
 
Ah ! la jolie
Jambe.
 
Je suis Hamlet aux genoux d'Ophélie.
 
 Un "sinon" à la rime, mais pas de "dont".
Un hémistiche d'interjections façon Molière : "Hola ! hé ! hohé ! ho !"
Deux fois le "Certe" à la rime dans cette brève comédie...
Le "en somme" est aussi à la rime, faut que je vérifie si Hugo ne l'a pas employé avant.
Un vers qui scande "et puis ?" à la césure et à la rime.
 
Le ciel
Tourne.
Un verre
D'eau
 Du "Non, mais" à la rime.
A trois vers de la fin un "mais" à la césure, ça fait beaucoup.
Mais cela n'intéresse pas les études métriques. Jamais !
 
 
 Il nous reste à parler de "Mardoche" et des "Pensées de Rafaël", puis des vers de chanson.
Baudelaire, Verlaine et Rimbaud lisaient ces vers et s'intéressaient à toutes les césures que j'ai exhibées. Pourquoi pas vous ?

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