Musset est un poète un peu particulier au plan de l'histoire littéraire. Il est considéré comme le quatrième grand romantique aux côtés d'Alphonse de Lamartine, Victor Hugo et Alfred de Vigny, tandis que Théophile Gautier et Gérard de Nerval sont considérés comme faisant partie de la génération suivante, quand Théophile Gautier est catalogué poète de l'art pour l'art et de manière inexacte parnassien, quand Gautier et Nerval sont même considérés comme petits romantiques ou romantiques mineurs.
Reprenons la chronologie.
Lamartine a publié ses Méditations poétiques en 1820, et cela correspond à la première publication d'une œuvre romantique au détriment de Chateaubriand qui, de manière peu claire, reste donc dans la phase de transition avec Rousseau. Vigny et Hugo ont bientôt rejoint Lamartine. Vigny a fait paraître premier poème dans une revue en 1820 et a publié son premier recueil de poésies en 1822, recueil qui contenait alors la pièce "Héléna" avec les premiers rejets d'épithètes romantiques et les premiers rejets à la Chénier/Malfilâtre d'un poète romantique. Son poème "Eloa" date de 1824. Victor Hugo primé depuis 2019 par l'Académie des jeux floraux de Toulouse a publié son premier recueil en 1821, mais Hugo est alors le moins novateur des trois grands romantiques initiaux. Malgré une influence mal connue de nos jours de la poésie du dix-huitième siècle, Lamartine a produit un premier recueil plein d'un esprit nouveau en poésie, et il cite une influence décisive telle que Byron dans son poème "L'Homme". Plusieurs motifs du recueil initial de Lamartine seront retravaillés par les successeurs, et notamment plusieurs poèmes d'Hugo et quelques-uns de Musset et de Baudelaire sont nés de l'émulation provoquée par le recueil initial de Lamartine, ce dont les universitaires actuels se contrefichent éperdument de toute façon. Vigny a impliqué la versification à la Chénier dans le devenir de la poésie romantique. Il publie très tôt un roman historique Cinq-Mars sur le modèle des succès de Walter Scott et son poème "Eloa" qui fera faire par Hugo plein de poèmes dont La Fin de Satan est un peu né aussi de l'influence du Paradis perdu de Milton, et l'absolu des visions et pensées dans les poèmes métaphysiques de Lamartine et Vigny n'avaient pas encore leur équivalent dans la poésie hugolienne. Il faut dire que Victor Hugo est encore très jeune, il a quatre à cinq ans de moins que Vigny, onze à douze ans d'écart avec Lamartine.
Rappelons que Vigny a publié ses premiers textes dans Le Conservateur littéraire, le journal dirigé par les trois frères Hugo. Vigny a publié un article sur les Oeuvres complètes de Lord Byron, en 1819, voilà qui fait écho au poème "L'Homme" de Lamartine, et il a publié donc son premier poème "Le Bal" la même année. En octobre 1823, la revue des frères Hugo, Le Conservateur littéraire, va avoir la primeur de publication du poème "Dolorida" qui, comme "Héléna", pratique le rejet d'épithète. Il y en a plusieurs dans "Héléna" et notez que dans le premier recueil de Leconte de Lisle, le seul poème aux césures à la Vigny/Chénier qu'il s'autorise s'intitule justement "Héléna". Il n'y a qu'un seul rejet d'épithète dans "Dolorida", mais il est accueilli par les frères Hugo dans leur revue, et comme par hasard à partir de 1824 Hugo se met à pratiquer le rejet d'épithète dans son poème "Le Chant du cirque", explore la forme "comme si" calée devant la césure dans le poème "Mon enfance" un peu après, tandis que Lamartine pratique trois rejets d'épithètes en la seule année 1825 avant d'y renoncer. Deux se trouvent dans un poème inspiré de Byron : Le Dernier chant du pèlerinage de Lord Harold, et le troisième figure dans une pièce de circonstance mais longue Le Chant du sacre. Le poème "Eloa" semble contenir le premier trimètre romantique, mais immédiatement non soutenu par des répétitions et symétries, et surtout le premier trimètre romantique indiscutable avec des répétitions et symétries figure dans son brouillon d'époque sur un "Satan". Faute de publication, la découverte romantique est définitivement passée entre les mains de Victor Hugo qui les a exhibés pour la première fois dans son Cromwell avant d'en saupoudrer parcimonieusement ses œuvres en vers ultérieurs, puis de les augmenter significativement en se permettant des petits jeux de virtuose.
Lamartine n'est pas un poète régulier. Après ses Méditations poétiques, il ne publiera comme oeuvres essentielles que "La Mort de Socrate", les Harmonies poétiques et religieuses, le mitigé Jocelyn et quelques poèmes marquants, mais épars. Vigny publie assez peu rapidement pour sa part. Sur quinze ans, il remanie le même recueil qui ne forme pas un volume bien épais à la fin Poèmes antiques et modernes. Il sera plus en retrait par la suite, ses Destinées étant un recueil posthume, même si certains poèmes ont paru en revue. Son roman historique n'est plus prisé de nos jours. On mentionne avec réserve son Stello. Il a surtout pour autres titres de gloire une pièce en prose Chaterrton et les récits enchaînes de Servitudes et grandeurs de la vie militaire. Hugo va complètement les éclipser à partir du milieu de la décennie 1820, même si le souvenir du premier recueil de Lamartine aura une gloire permanente. Hugo, bien classique encore dans ses Odes, est plus romantique dans ses ballades, mais en 1828 elles sont peu nombreuses, même s'il y brille l'intérêt pour le vers court d'une ou trois syllabes. Le triomphe de Victor Hugo, c'est la création du drame Cromwell. Comme les universitaires n'aiment pas trop lire, ils n'en retiennent que la préface pour les débats d'idées, alors que le drame est l'oeuvre littéraire importante elle-même. Hugo a enchaîné avec un premier recueil majeur en poésie : Orientales. Il va enchaîner rapidement avec quatre recueils importants encore de 1830 à 1840 : Les Feuilles d'automne, Les Chants du crépuscule, Les Voix intérieures et Les Rayons et les ombres. Vous remarquerez que les titres, surtout les deux premiers, sont en écho à Orientales. L'automne contre l'orient, un crépuscule qu'on ne sait dire ni aube ni couchant. Le titre Les Feuilles d'automne est une double citation des succès de Chateaubriand (perçu comme romantique) et Lamartine, les "orages désirés" de René et le "emportez-moi comme elle, orageux aquilons !" Hugo a persévéré dans l'écriture de drames qui ont contribué à sa notoriété : il y a eu la bataille d'Hernani et Ruy Blas est aujourd'hui célèbre, mais il y a plusieurs drames en prose et en vers nous avons eu Le Roi s'amuse qui est devenu Rigoletto un opéra de Verdi et Marion De Lorme qui a inspiré un nom de personnage à Sainte-Beuve si je puis dire.
Or, Musset est né pour sa part en 1810. Il est d'une bonne génération d'écart avec Lamartine, il est nettement plus jeune que Vigny, et même que Victor Hugo. Musset est en revanche très proche de Gautier et Nerval, nés respectivement en 1811 et en 1808, Labrunie étant même plus âgé que Musset !
Musset n'a pas pu publier avant ses dix-neuf ans, mais vous noterez le rapprochement à faire entre Banville et Musset, tous deux avaient à peine dix-huit, dix-neuf ans qu'ils étaient salués par un succès triomphal de leur premier recueil de poésies. Le triomphe fut plus large pour Musset, toutefois. Donc, en 1829, Musset a publié son recueil Contes d'Espagne et d'Italie. Musset va visiblement s'autodétruire au plan intellectuel par sa vie de débauché alcoolique, mais il produit une œuvre conséquente en une décennie, tout cela avant ses trente ans. Il est toujours réputé de nos jours pour son drame Lorenzaccio, pour ses comédies et proverbes, il a quelques récits en prose intéressants et il a réussi l'ouverture de son roman La Confession d'un enfant du siècle à défaut de l'avoir réussi tout entier. Enfin, malgré le rejet de Baudelaire, Rimbaud et d'autres poètes sa poésie a toujours une réputation élevée, des partisans admiratifs. Et il est indéniable qu'il a plus de facilité pour écrire en vers qu'un Baudelaire, anormalement surestimé par les universitaires qui bizarrement ne voient pas à quel point Baudelaire a une écriture parfois poussive et mécanique pleine d'effets de manche. Oui, Musset a en revanche un problème avec les visions comme disait Rimbaud, mais Baudelaire avait-il des visions ou des parodies de visions, pourra-t-on aussi rétorquer !
Il est de bon ton aujourd'hui de mépriser Musset quand on jure par Baudelaire ou Rimbaud, comme les admirateurs de Musset aiment à dauber Victor Hugo. Mais allons voir ce qu'il en est réellement.
En 1829, Musset a pour connaissance de son âge le beau-frère même de Victor Hugo, Paul Foucher, lequel était désireux de gloire précoce. La pièce Amy Robsart de Victor Hugo, qui a échoué, serait un remaniement par Hugo de la pièce de l'adolescent Paul Foucher. Vous voyez venir les liens ? Mélange de comédie et drame, importance du théâtre, lien avec la genèse de Cromwell, et surtout grâce à Paul Foucher Alfred de Musset assistait aux réunions du "Cénacle". Musset était bien placé pour connaître en avant-première les œuvres de Victor Hugo, voire des inédits. Biberonné par Hugo, Musset va publier en 1829 des poèmes saturés de références à Corneille. Vous lisez Marion de Lorme écrit en 1829, vous avez sans arrêt des allusions à Corneille, le cadre s'y prête, mais cela se retrouve dans les vers. La même année, le poème "Don Paez" de Musset cumule les pastiches des vers de Corneille. Le modèle cornélien était déjà omniprésent dans Cromwell avec aussi des pastiches de Molière évidemment.
Musset accentue le côté chansonnier dans ses poèmes publiés en 1829, et certains poèmes musicaux célèbres de Verlaine viennent de la lecture de Musset : "J'ai dit à mon cœur...", "Marco" et d'autres encore. J'ai d'autres subtilités sous le coude, car Musset a eu aussi une influence en retour sur Hugo, au moment des Contemplations par exemple, et pas seulement pour les chansons amoureuses, je crois même que l'image de la force des bras d'un bébé qui est mort pour tirer une mère dans la tombe vient d'un vers de Musset qui esquisse autrement l'idée, mais je ne l'ai pas noté quand je l'ai remarqué.
Musset raconte des contes désinvoltes, ce qui le lie au dix-huitième siècle, à Diderot sinon Voltaire, ce qui le lie aussi quelque peu à Byron, mais je pense quand même que la tradition française prédomine, mes lectures de Byron ne m'ont pas semblé aussi désinvoltes et bouffonnes.
Ici, je ne suis pas préparé à parler de Musset selon tous les angles critiques imaginables, je vais me concentrer sur la versification. Parmi les premiers lecteurs et connaisseurs de Cromwell, de Marion de Lorme et des Orientales, Musset est un disciple pour la versification de Victor Hugo et même de Vigny. Les spécialistes de Musset s'amusent à répéter que le jeune Musset ne faisait pas volontiers la révérence au maître Hugo, mais ils n'ont pas l'air de comprendre la psychologie' humaine. Musset daube ce que ce carnaval de la révérence a de répugnant, mais il est sur un plan d'émulation qu'il ne veut pas avouer publiquement par fierté. Musset est un disciple d'Hugo. Sans Hugo, nous n'aurions jamais eu de toute façon Musset tel qu'il a été.
Au plan de la versification, le poème "Don Paez" est emblématique. Je précise que je vais citer des césures que Musset ne pratiquera pas dans la suite de sa carrière, des césures qu'il ne pratique que dans un petit nombre de poèmes ou comédies en vers : "Don Paez", "Les Marrons du feu", "Mardoche", "Portia" et "Les Secrètes pensées de Rafael", et puis c'est tout.
Le poème "Don Paez" ouvrira le recueil remanié intitulé Premières poésies. Il est emblématique et date de 1829.
L'écriture bouffonne est clairement dans l'esprit de l'attaque de Cromwell de Victor Hugo, nous retrouvons les pastiches de Corneille avec cette mise en avant des mêmes motifs d'honneur défendu par duel ou mépris de la mort, de fidélité en amour, de vantardise dans les exploits avec les femmes, avec l'épée... Musset sortait de l'école et on sent les pastiches d'un jeune sur des modèles enseignés en classe. Et l'évidente influence scolaire n'est pas le signe de la médiocrité du poème, que nenni ! Au contraire, comme pour Rimbaud, il est logique que le conditionnement scolaire doublé par celui du Cénacle, mette Musset dans des conditions d'aisance impeccables pour donner toute la mesure de son génie naturel.
Dès le rejet au quatrième vers, le ton est donné, c'est un génie qui se lève :
Je n'ai jamais aimé pour ma part, ces bégueulesQui ne sauraient aller au Prado toutes seules,Qu'une duègne toujours de quartier en quartierTalonne, [...]
La suite du vers est moins belle, j'ai évité de la citer pour que vous constatiez la puissance verbale du rejet. Le choix du verbe "Talonne" à une époque où les rejets d'épithètes à la Chénier/Malfilâtre ne font que se mettre en place, sous l'impulsion exclusive de deux poètes Hugo et Vigny, c'est du très haut niveau de méditation littéraire. C'est recherché, subtil en terme de calembour métrique. Il n'a pas choisi le premier jeu de mot venu sur l'idée d'enjambement...
Au vers 11, Musset place à la rime la conjonction "Mais" que Corneille place deux fois à la césure dans Suréna, celle qui contient le plus célèbre des deux trimètres de Corneille. Et c'est le geste inverse de celui de Victor Hugo qui mettait à la césure le "comme" à la rime d'Agrippa d'Aubigné dans Cromwell.
Vous êtes des milliers à lire les vers de Musset, vous avez vu ces allusions en lisant ces premiers vers ? Si oui, pourquoi aucun universitaire n'en parle. J'ai raté les bonnes lectures de critique littéraire ?
Elles n'ont pas de sang et pas d'entrailles. - Mais
Hugo emploie "Puis" comme équivalent de "Mais", et il emploie le "Mais" à la césure ou à la rime dans Cromwell, donc Musset reprend à la fois Corneille et Hugo.
Même si cela est mieux admis des classiques, admirez le suspens du pronom "celles" à la rime deux vers plus loin :
Qu'elles valent encor quatre fois mieux que cellesDont le temps se dépense, en intrigues nouvelles,[...]
Pour le rejet de complément de verbe à la césure, Musset fait dans le calembour simple, mais efficace, avec la petit touche d'érudition du côté de Pygmalion :
Réchauffer de baisers un marbre ; mieux vaudrait[...]
Ah oui ! les universitaires, ils n'étudient que le sens des vers, que ce qu'on peut étudier chez un poète classique. Etudier les rejets, c'est dérisoire, ça ne se fait pas, c'est inutile, personne n'aime ça. Il n'y a que les métriciens qui font ça ! Quoique ? Pourquoi ils ne publient pas sur les vers de Musset, du coup ?
L'entrevers suivant est typique de Musset et typiquement hugolien en même temps :
- Certes, l'Espagne est grande et les femmes d'EspagneSont belles [...]
Il est suivi par le tout aussi théâtral "Dans sa main" à propos de la petite taille d'un pied, ce qui est suivi par cet autre un peu facile "De ses pieds" (procédé d'insistance métrique par à-coups), Musset ayant des fantasmes peu ragoûtants sur les pieds pas finis. Mais cela n'est pas le plus intéressant. Musset est reparti sur une versification normale, il y aurait des choses à dire car elle est souple et il y a un art de l'enjambement même au sein des limites du vers classique, sinon personne ne lirait Corneille, Racine et Molière, ni Ronsard et du Bellay, mais ce qui nous intéresse ici c'est la nouveauté.
On a ensuite droit à la description de l'état physique d'une femme ayant consommé l'acte sexuel, cela revient à d'autres reprises dans les poésies de Musset et aura une influence sur Baudelaire et d'autres.
Musset maîtrise déjà les balancements hugoliens, balancement qui concerne à la fois la métrique et l'idée :
Sur quoi le jouvencau courut en un moment,D'abord à son habit, ensuite à son épée ;[...]
Comment vous faites pour ne pas voir les liens évidents avec la manière de Victor Hugo ? Vous les opposez ? Ah bon !
La bouderie de la belle qui suit est tout aussi hugolienne dans le traitement, ce qu'accentuent les répliques brèves théâtrales échangées entre les personnages.
Sur deux vers consécutifs, on constate comme Musset médite aussi l'art admis des classiques, mais chez eux occasionnelle, avec lequel faire passer une structure verbale un peu à cheval sur la césure :
- Ma charmante, allez-vous me faire une querelle ?Ah ! je m'en vais si bien vous décoiffer, ma belle,[...]
Parfois, Musset est un peu paresseux dans sa recherche d'enjambements :
Il jeta son manteau sur sa moustache blonde,Et sortit [...]
Mais c'est là qu'est le piège, car si je cite en intégralité le deuxième vers l'intérêt est ailleurs :
Il jeta son manteau sur sa moustache blonde,Et sortit ; l'air était doux, et la nuit profonde ;[...]
C'est le deuxième rejet d'épithète du poème et c'est un monosyllabe "doux" dans un vers fragmenté au plan de l'énoncé en trois parties qui ne cadre pas avec les hémistiches : trois, quatre, cinq syllabes au des unités grammaticales.
Le premier rejet concernait la "jument + anglaise" quelques vers seulement auparavant et le rejet "étalon + rétif" suit de peu.
Musset se permet aussi une mise à chevale d'une locution subordonnée, à la suite d'un rejet à la Chénier :
N'y manquent pas. - Pendant que l'un fait, après boire,[...]
Le rejet d'épithète "chancelant" suit dans une description de gens avinés.
Musset revient sur une forme prépositionnelle de plus de trois syllabes à partir d'un mot qui conserve tout de même un sens précis :
Voici donc qu'au milieu des rixes, des injures,
et vous me répliquez déjà que ce n'est pas ce que vous attendiez. Heu ? Vous avez l'adjectif monosyllabique "doux" en rejet et un "Mais" à la césure, et vous voyez comment un poète affine un art qui est nouveau pour lui.
Mais Musset vous écoute, après la rime "injures"/"gageures", attentive à la vraie prononciation de ce dernier mot, il monte encore d'un cran. Il pratique un nouveau rejet d'épithète, mais l'épithète faisant quatre syllabes il émiette deux monosyllabes en fin de vers, dans la continuité de ce qu'a fait Hugo dans les derniers actes de son Cromwell où il y a énormément de jeux sur les monosyllabes à la rime ou autour de la césure, le "Moi" à la rime est en contre-rejet phrastique :
Mais Musset vous écoute, après la rime "injures"/"gageures", attentive à la vraie prononciation de ce dernier mot, il monte encore d'un cran. Il pratique un nouveau rejet d'épithète, mais l'épithète faisant quatre syllabes il émiette deux monosyllabes en fin de vers, dans la continuité de ce qu'a fait Hugo dans les derniers actes de son Cromwell où il y a énormément de jeux sur les monosyllabes à la rime ou autour de la césure, le "Moi" à la rime est en contre-rejet phrastique :
Braves gens, cavaliers volontaires. - Bon. - Moi,[...]
Musset enchaîne en découpant un nom à la césure à la manière hugolienne aussi, en mimant l'orgueil de celui qui parle :
Sont celles de dona Cazales de Séville,[...]
Les rejets à l'entrevers ne sont pas toujours des traits de virtuose, mais ils rythment l'ensemble, ainsi du rejet "Souriait" qui suit.
Nous repartons dans une joute verbale hugolienne, bien rythmé malgré l'absence de césures à noter pour notre étude.
Et comme je citais l'entrevers "Souriait" vous avez le rejet à la césure "l'entendit" : Don Paez souriait de leurs prétentions amoureuses, il pensait à sa belle qui vaut mieux, et là sa belle est jetée dans la conversation. Vous l'aviez compris cette liaison de rejets de "Souriait" à "l'entendit" chaque fois que vous lisiez ce poème ? Une vague intuition, sans plus... Soit !
Je passe le rejet "Se trompe", je souligne rapidement l'évidente citation du Cid de Corneille : "dis-tu" devenant à la rime "Sais-tu bien" et je continue.
On admire aussi comment les apostrophes, mais Corneille le faisait déjà, passent après ou avant la césure :
- Ma main est jeune aussi, frère, et rude à sentir.- Que je la sente donc, et garde que ta boucheNe se rouvre une fois, sinon je te la boucheAvec ce poignard, traître, afin d'y renfoncerLes faussetés [...]
Nouveau rejet d'un mot de la famille "belle" avec un suspens adverbial intéressant à la rime :
Et quand avons-nous vu la belle ? JustementCette nuit ?[...]
Je relève le rejet "Qu'une flèche" pour la forme, ainsi que celui sur l'adverbe "Debout" plus significatif dans l'économie du poème. Nous sommes clairement dans un pastiche de Victor Hugo pastichant Corneille avec les propos d'honneur de deux futurs duellistes.
Signe que Musset est encore pris dans la tradition scolaire, je ne peux manquer de citer la comparaison développée suivante qui vient clairement de l'enseignement en classe des longues comparaisons d'Homère, genre de comparaison qui appartient à la vie adulte d'un Ronsard, mais qui trahit la jeunesse des écoles au dix-neuvième :
Comme on voit dans l'été, sur les herbes fauchées,Deux louves, remuant les feuilles desséchées,S'arrêter face à face et se montrer la dent ;La rage les excite au combat ; cependant,[...]
Cela s'enchaîne brusquement avec un rejet et un suspens d'adverbe.
Je passe sur le rejet "S'observent", j'en ai marre de les relever, vous avez compris que Musset s'approprie ici la manière de Chénier après Vigny et Hugo.
Musset varie avec un contre-rejet :
[...] Le murLe soutient [...]
Hugo se souvenait-il de "Don Paez" en écrivant "Le Mariage de Roland" ? Il faudrait étudier le sujet. Notez la ressemblance dans l'idée : "Voyant qu'à ce métier, ils n'en finissaient pas :" "Alors chacun saisit au corps son ennemi, / Comme après un voyage on embrasse un ami"...
Et c'est là que Musset glisse un autre fait métrique essentiel, la conjonction "si" à la rime :
Où chacun, en mourant, regardait l'autre, et si,En le faisant râler, il râlait bien aussi ;
Il est banal chez les poètes classiques de placer une virgule après "si", ce qui veut dire qu'on peut ménager une pause. Toutefois, chez les poètes classiques, cela ne permet jamais d'avoir le mot "si" à la césure. Ils s'y refusaient. Ce n'était donc pas qu'une question de repos dans le vers. L'exception chez les poètes classiques, c'est quand la parole est interrompue. Molière a employé le procédé, on trouve chez lui un ou deux vers avec une interruption sur le mot "si", et il y en a un autre cas soit dans la première comédie de Corneille, soit dans une pièce de Racine, Les Plaideurs ou Athalie. Dans Athalie, il y a l'interruption sur la préposition "pour". Molière doit y recourir dans L'Etourdi et sinon Les Femmes savantes ou L'Ecole des femmes. Excusez-moi d'oublier.
Or, Hugo a pratiqué le "comme si" à la césure dans le poème "Mon enfance" du recueil Odes et ballades, audace antérieure à celles de son drame Cromwell ! Et j'en ai déjà parlé comme origine pour le "comme un" à la césure de Baudelaire qui reprend le "comme une" à la rime dans Les Marrons du feu de Musset, et j'ai souligné qu'il s'agissait d'une construction sur deux mots qui excluaient tous deux chez les classiques que la césure suive immédiatement. Ici, Musset fait une construction sur deux mots "et si" où nous avons le "si" du "comme si" de Victor Hugo et le "et qui remplace le "comme", et passage de la césure à la rime.
A force, vous ne parlerez plus de coïncidences, vous admettrez qu'Hugo a lu les classiques et que Musset et Baudelaire l'ont parfaitement compris et en ont fait autant.
Je vais vous épargner pour la suite le relevé mécanique des enjambements : "déserte", "sans porte". Je vous conseille de lire cette suite numérotée III, un peu précurseur du poème "Albertus" de Gautier l'année suivante. Il y a des vers qui font penser à Rimbaud : "Sinon un pauvre enfant fouettant un maigre chien ;" "S'accroupir versd le soir de vieilles filandières," "Faibles, sur leur genou laissent choir leur menton;" "Ici, deux grands bahuts, des tabourets boiteux," etc. Parmi les enjambements que je passe, je ne peux manque de mentionner celui-ci pour le mot "prise" et sa sonorité globale :
La misère aujourd'hui l'a prise. - Les alcades,[...]
Musset exhibe alors le rejet classique de l'apostrphe, mais d'un vers à l'autre ce qui est plus rare, et surtout avec une seule voyelle stable :
[...] Quatre mots seulement,Vieille. [...]
Les rejets se multiplient avec une fonction expressive évidente, dont un de couleur "Bien blonds", et justement soudain nous avons le retour du rejet de l'adjectif monosyllabique, et c'est un adjectif de couleur justement :
Ce flacon de couleur brune, où trempe une branche ?
- Oh ! c'est un truc inventé par Baudelaire !
- Mais oui, mon petit baudelairien, va manger ta panade et puis t'iras au lit !
Au passage, je me demande si le "Tout cassés / Qu'ils sont" des "Sept vieillards" de Baudelaire ne vient pas de vers de "Don Paez" sur des "vieillards" "tout cassés".
Et le pastiche de Corneille trouve des moments insolites où se glisser : "As-tu si peu de cœur ?" clame la vendeuse de poison.
L'enivrement favorise les rejet à la césure : "comme pris + de vin".
Et le troisième rejet d'épithète monosyllabique est en liaison avec le deuxième, le rejet est d'un vers à l'autre et concerne l'usage du flacon :
[...] Le flaconVide [...]
Evidemment, si vous êtes enseignant au lycée et que vous faites étudier le poème, n'allez pas leur parler de la liaison entre le rejet de "brune" et le rejet de "Vide", vous allez les perdre et l'éducation nationale a horreur de ces choses intéressantes pour les poètes.
Même s'ils sont très beaux, je ne cite pas la suite des vers qui défilent, je vais directement au quatrième rejet d'adjectif monosyllabique du poème :
Faite de ce métal faux dont sont fabriquésLa mauvaise monnaie et les écus marqués.
Le poème se termine sur une union sexuelle voilée qui à cause du poison tourne en meurtre et suicide, idée que Musset traite avec un personnage masculin scélérat dans "Suzon", mais avec une chute qui vaut châtiment.
Cet article aura une suite, parce que je dois traiter les poèmes annoncés plus haut, mais je veux aussi citer des éléments qui intéressent la critique rimbaldienne, les occurrences à la rime "or" et "dort", les occurrences de l'expression "sans cesse", il y en a une dans "Don Paez", mais je songe à un autre poème et à la paresse bien sûr.
A suivre !
Note en fin de soirée :
Pour rappel, voici la table des matières pour le premier recueil Contes d'Espagne et d'Italie :
Don Paez
Les Marrons du feu
Portia
[section Chansons et fragments :]
Barcelone [rebaptisé "L'Andalouse" ensuite]
Le lever
Madrid
Madame la marquise
Fragment [rebaptisé "A madame B."]
Au Yung-Frau
A Ulric G.
Venise
Stances
Sonnet
Ballade à la Lune
[Fin de la section]
Mardoche
Variantes [il s'agit de deux variantes pour deux hémistiches, cela ne change pas notre étude métrique]
Vous voyez clairement que "Don Paez", "Les Marrons du feu", "Portia" et "Mardoche" sont les quatre grands poèmes du recueil initial. La comédie Les Marrons du feu a fini par disparaître de l'édition des poésies de Musset... Ce qui est dommageable pour l'histoire de la versification.
La Ballade à la Lune était tronquée dans l'édition originale. Quelques strophes sont ajoutées dans l'édition des Premières poésies.
La section "Chansons et fragments" est reproduite dans le même ordre dans les Premières poésies. part le poème liminaire, le recueil des Premières poésies, quand il édite "Les Marrons du feu" offre le recueil Contes d'Espagne et d'Italie dans l'ordre. Après "Mardoche", il s'agit donc de poèmes qui ont suivi : "Suzon" est d'ailleurs en écho à "Don Paez" et "Les Secrètes Pensées de Rafael" renvoie au héros des "Marrons du feu". "Octave", "Les Voeux stériles", "Namouna", les deux comédies "A quoi rêvent les jeunes filles" et "La Coupe et les lèvres", "Le Saule", il s'agit de pièces nouvelles, et nous avons aussi tout un lot de nouveaux poèmes courts souvent chansonniers.
Vous comprenez qu'il y a donc eu une période initiale de forte influence métrique du Cromwell de Victor Hugo, mais comme Hugo n'a pas pratiqué des audaces aussi nettes dans ses recueils lyriques, Musset a également assagi sa versification après 1829.
Je prévois un article encore sur les poèmes longs des Premières poésies de Musset et un article sur les vers plus chansonniers. Il y a encore pas mal de choses à dire.
Je ferai ultérieurement un article sur le recueil des Poésies nouvelles.
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