lundi 29 janvier 2018

La chambre de Rimbaud rue Victor Cousin est-elle identifiable ?

Jacques Bienvenu vient d'annoncer sur le blog "Rimbaud ivre" un "Entretien avec Pierre Brunel dans la chambre de Rimbaud" : il s'agit de la chambre rue Victor Cousin dans l'hôtel de Cluny, où Rimbaud a logé en juin 1872. Cette chambre est très proche de la Sorbonne où enseigna Pierre Brunel. J'ai moi-même cherché à identifier l'endroit. Un employé de l'hôtel m'a fait visiter une chambre dont il a pu dire que c'était, d'après tous les recoupements possibles, celle-là même où avait emménagé Rimbaud. C'était en plein jour et les rideaux étaient tirés, mais le mobilier et l'apparence étaient résolument modernes. Je ne pouvais qu'imaginer être entré dans un espace confiné qui aurait été à une époque occupé par Arthur Rimbaud lui-même. Par la fenêtre, j'ai observé la cour intérieure qui ne correspond plus à ce qu'a connu Rimbaud, des murs ayant été démolis, la cour ayant été agrandie. C'est le discours qui m'a été tenu. J'en ai rendu compte sur ce blog. Mais j'ai exprimé aussi un doute dans un second temps, toujours sur ce blog.
En effet, rien ne prouve que ce soit bien la chambre même de Rimbaud. Et pour comprendre mes réserves, il faut reprendre la célèbre lettre à Delahaye de "jumphe 72".
Lorsque Rimbaud rédige cette lettre, il habite effectivement "Rue Victor-Cousin, Hôtel de Cluny", c'est l'adresse qu'il mentionne à la suite de sa missive. Cependant, les courriers à son ami carolopolitain, ou plutôt à son ami macérien, se sont espacés, et, dans sa réponse, Rimbaud ne décrit pas une chambre où il a vécu, mais deux.
Au début de la lettre, Rimbaud prend le contre-pied de plaintes de Delahaye contre la vie en province, car ces jérémiades supposaient une envie de monter à Paris. Rimbaud admet que l'existence dans "le cosmorama Arduan" ne vaut pas grand-chose, mais il précise qu'il ne faut pas pour autant se faire d'illusions sur Paris : il réplique "ce lieu-ci : distillation, composition, tout étroitesses" ou "le beau temps est dans les intérêts de chacun". La leçon que veut donner Rimbaud à Delahaye est celle même que l'expérience lui a envoyé en plein visage, puisque un an auparavant, au même mois de juin, mais en 1871, Rimbaud écrivait dans sa dernière lettre connue à Demeny : "Je veux travailler libre : mais à Paris, que j'aime." Il parlait alors de "la ville immense". La lettre de juin 1872 est un aveu de désenchantement. Rimbaud développe ensuite de manière fort littéraire l'idée que sa soif qui aurait pu trouver à s'étancher dans "les rivières ardennaises et belges", dans les "cavernes" sinon, a découvert tout de même un remède magique à Paris. Il assimile l'ivresse procurée par l'absinthe à un habit "délicat", image qu'éclaire une autre métaphore : "Mais pour, après, se coucher dans la merde !" L'alcool apporte une échappatoire, mais l'illusion n'a qu'un temps. Et la conclusion est que Paris et les Ardennes se valent quelque peu : "Toujours même geinte, quoi !"
Rimbaud répond ensuite à une autre question de Delahaye, lequel semble décidément vouloir flatter Rimbaud. Par déduction, nous comprenons que Delahaye avait critiqué les Ardennes pour célébrer la montée à Paris de son ami et qu'ensuite il avait témoigné d'une envie de lire et de marcher. Rimbaud lui répond sans assurance : "peut-être que tu aurais raison de beaucoup marcher et lire." Ceci dit, nous retrouvons la pensée toujours très suivie de Rimbaud sur de tels sujets. Le projet est paradoxal, puisqu'il s'agit de s'abrutir loin des "bureaux" et "maisons de famille". Il s'agit d'un programme d'évasion, car le problème c'est la pilule amère de la vie tant à Paris que dans le "cosmorama Arduan". Rimbaud avoue toutefois son échec : "je suis loin de vendre du baume" et, sans que nous ne sachions s'il a eu connaissance du travail de Félix Ravaisson sur l'habitude comme seconde nature, ce qui reste intéressant à comparer avec bien des propos sur la transformation de soi du "voyant", d'autant que Ravaisson est un philosophe autrement pertinent que le célèbre Victor Cousin qui donne déjà son nom à la rue, il ajoute : "je crois que les habitudes n'offrent pas des consolations, aux pitoyables jours."
Et, enfin, alors qu'il annonce travailler la nuit, Rimbaud se lance dans la description successive des deux dernières chambres parisiennes dans lesquelles il a logé. Il commence par décrire la chambre du "mois précédent", celle de la "rue Mr-le-Prince" où noter l'abréviation à l'anglaise "Mr" pour "Mister" et non "M." pour le français "Monsieur" (il est vrai toutefois que je n'ai jamais trouvé absurde d'abréger "Monsieur" en "Mr" comme le font les anglais pour "mister"). Cette description est la plus longue et la plus poétique, la plus précise aussi :
Le mois passé, ma chambre, rue Mr-le-Prince, donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis. Il y avait des arbres énormes sous ma fenêtre étroite. A 3 heures du matin, la bougie pâlit : tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres : c'est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, première du matin. Je voyais les dortoirs du lycée, absolument sourds. Et déjà le bruit saccadé, sonore, délicieux des tombereaux sur les boulevards. - Je fumais ma pipe-marteau, en crachant sur les tuiles, car c'était une mansarde, ma chambre. A 5 heures, je descendais à l'achat de quelque pain ; c'est l'heure. Les ouvriers sont en marche partout. C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi. Je rentrais manger et me couchais à 7 heures du matin, quand le soleil faisait sortir les cloportes de dessous les tuiles. Le premier matin en été et les soirs de décembre, voilà ce qui m'a ravi toujours ici."
Le but n'est pas de décrire la chambre. J'ai rappelé tout ce qui précédait dans la lettre et on apprécie ici le passage poétique qui fait pour partie la célébrité de ce courrier à Delahaye. A cette époque-là, Rimbaud compose des poèmes qu'il assimile volontiers à des "prières" et ce qui nous est servi dans cette prose c'est le témoignage autobiographique d'un ravissement. Alors qu'il travaille en tant que poète, et oserions-nous encore dire en tant que "voyant", Rimbaud se voit imposer un moment de communion par la Nature. L'aube est au cœur de son sacerdoce. Rappelons qu'il est question d'une aube et non d'un couchant dans le poème qu'il a écrit en mai, bien moins d'un mois auparavant : "L'Eternité". Rappelons que, dans un témoignage de Verlaine sur Rimbaud, "Aube" et "Veillées I" sont présentés comme des extraits de la poésie et des préoccupations de Rimbaud au moment de la fugue vers la Belgique et l'Angleterre, époque à laquelle Rimbaud était rejeté du tout Paris littéraire en somme à cause de son comportement sulfureux.
La chambre que vient de décrire Rimbaud se situe à l'Hôtel de l'Orient devenu Hôtel Stella. Cet hôtel existe encore aujourd'hui, tout comme le restaurant Polidor, qui a juste cessé d'être une crèmerie. De l'autre côté de la rue, Forain et Jolibois ont logé à la même époque, voisins immédiats de Rimbaud qu'ils semblent avoir été (une meilleure précision dans les dates étant toujours à envisager pour ma part).
La mansarde dont parle Rimbaud ne donne pas sur la rue, mais sur une cour intérieure ou plutôt un jardin que l'hôtel partage donc avec le lycée Saint-Louis, un des grands lycées parisiens qui donne sur le boulevard Saint-Michel. Le fait que Rimbaud loge au niveau du toit favorise l'écoute des tombereaux qui passent sur les boulevards, et plus précisément sur le récent boulevard Saint-Michel tout proche. Aujourd'hui, les chambres de l'Hôtel Stella ont été démansardées à cause de directives administratives, il est donc impossible d'apprécier la chambre dans l'ordre dans lequel Rimbaud l'a connue. En revanche, Rimbaud revendique un vis-à-vis avec les dortoirs du lycée Saint-Louis. Aujourd'hui, vous regardez par la fenêtre de la chambre de Rimbaud et vous avez en face de vous, de l'autre côté d'une assez petite cour, la façade du lycée Saint-Louis, façade sans aucun charme avec centrées, étage par étage, des fenêtres. Rimbaud ne voyait pas le lycée en longueur ni un peu loin, il avait un vis-à-vis, pas brutal mais presque, avec une largeur du bâtiment scolaire. Rimbaud était dans une mansarde. Même si la "fenêtre étroite" a disparu, il n'est question que de se rendre au plus haut étage, au niveau du toit. Il suffit ensuite de repérer la chambre la mieux centrée par rapport aux fenêtres du lycée Saint-Louis. Le rimbaldien avisé prendra alors une photographie pour donner à voir cette façade du lycée Saint-Louis telle qu'elle est aujourd'hui, pour montrer cette cour et ce qu'elle est devenue. Moi, je sais ce que Rimbaud a vu, je n'en ai plus des représentations libres dans mon esprit, ce qui peut être éventuellement regrettable.
Passons maintenant à la chambre rue Victor-Cousin. Bien qu'il la qualifie de "jolie", Rimbaud ne semble pas lui donner la même importance. Il se plaint d'étouffer, de ne pas voir le matin, de se contenter de l'eau pour ses soifs nocturnes. Mais, surtout, puisqu'il est question d'identifier la chambre précise où Rimbaud a logé en juin 1872 à l'hôtel de Cluny, il faut noter que, cette fois, nous n'avons aucune précision sur l'étage où le poète a dormi. Il ne parle pas de mansarde. Or, à l'Hôtel de Cluny, la chambre qui m'a été présentée comme celle de Rimbaud se situait au dernier étage, alors qu'objectivement les chambres des étages inférieurs donnent tout autant sur la cour intérieure. Sur un flanc de l'immeuble, c'est un couloir qui donne sur la cour intérieure, mais il n'en reste pas moins que plusieurs chambres peuvent correspondre à la description faite par Rimbaud. Et, enfin, je vais citer la description du lieu dans la lettre à Delahaye, en insistant sur un détail que j'ai déjà soumis à l'attention quelques lignes plus haut. Le poète se plaint de ne pas voir le matin et en même temps de ne pas dormir. Ce n'est pas qu'il manque le matin parce qu'il finit par s'endormir, c'est en réalité que la chambre ne permet pas d'apprécier la venue du matin. Certes, la cour semble avoir été élargie, mais la chambre du plus haut étage n'est pas celle où la lumière a le plus de peine à venir. Il me semble donc plus que probable que Rimbaud habitait une chambre d'un étage inférieur, la vue de la fenêtre étant gâchée par les façades voisines, ce qui est assez classique dans les habitations en ville.

Mais, en ce moment, j'ai une chambre jolie, sur une cour sans fond mais de 3 mètres carrés. - La rue Victor-Cousin fait coin sur la place de la Sorbonne par le café du Bas-Rhin, et donne sur la rue Soufflot, à l'autre extrtém. - Là, je bois de l'eau toute la nuit, je ne vois pas le matin, je ne dors pas, j'étouffe. Et voilà !
A mon avis, Rimbaud logeait plutôt au premier étage qu'au niveau des toits dans ce nouvel appartement. C'est par confusion avec l'autre description qu'on se persuade qu'il était à nouveau tout en haut à l'Hôtel de Cluny. Il dit clairement : "je ne vois pas le matin". La cour est dite sans fond et quand j'ai visité l'endroit, j'ai aperçu une sorte de toiture avec une fenêtre. Ce n'est pas une cour asphaltée, il y a une espèce de toit au niveau du sol. Je n'ai pas pu m'attarder et mieux comprendre. Il y a un bâtiment dans le sous-sol en gros.
Rappelons qu'à l'heure actuelle nous connaissons plusieurs adresses parisiennes où Rimbaud a logé, mais personne ne précise jamais la fenêtre qui fut celle de Rimbaud dans l'appartement prêté par Banville rue de Buci, l'emplacement exact des locaux de Charles Cros rue Séguier, la salle même où eurent lieu les réunions zutistes à l'Hôtel des Etrangers. Ceux qui suivent régulièrement ce site savent peut-être qu'il existe pourtant des descriptions détaillées dans des documents d'époque pour l'Hôtel des Etrangers et pour les locaux de Charles Cros, rue Séguier. Je ne sais pas si je peux citer ici la personne avec laquelle je travaille sur ce sujet, mais je pense que quand ce sera mûr il y aura une publication à cet effet.

Post scriptum : je me suis permis de réagir par anticipation à un article annoncé, dans la mesure où une réaction après-coup serait moins évidente à contrôler diplomatiquement. Même s'il n'a guère été un biographe avisé, Jean-Jacques Lefrère dans sa biographie Rimbaud parue chez Fayard en 2001, considérait le document daté "Parmerde, jumphe 1872" comme un "lettre de solitude" et il précise dans une note 37 ne pas porter crédit aux affirmations du gérant selon lequel la chambre de Rimbaud était au sixième étage, numéro 62 : "Aux Rimbaldiens de passage, le gérant fait visiter la chambre qu'il a attribuée au poète : elle est au sixième étage et porte le numéro 62. C'est, selon le gérant, la seule chambre correspondant à la description que donne Rimbaud : "une chambre jolie, sur une cour sans fond mais de 3 mètres carrée [sic]"".
Les réticences me semblent devoir aller de soi, et ce que mon présent commentaire apporte, c'est que les deux descriptions de chambres dans la lettre à Delahaye de juin 1872 sont construites sur une opposition. Comme souvent chez Rimbaud, la mention "jolie" est retorse. Rimbaud peut apprécier le matin dans la mansarde de l'hôtel Stella, mais pas dans la chambre agréablement aménagée de l'hôtel de Cluny où le jour parvient difficilement, puisque la cour intérieure ne fait que trois mètres carrés (au passage, je parle de cour intérieure aussi pour l'Hôtel Stella, alors qu'il s'agit, même sous forme de lieu clos, de jardins appartenant au lycée). S'il ne voit pas le matin, c'est que le poète occupe une chambre de l'un des cinq étages en-dessous. Apparemment, une unique façade permet à chaque étage d'avoir une chambre qui donne sur la cour, puisque, par rapport à la cour intérieure, seules deux façades actuellement appartiennent à l'Hôtel de Cluny, et  pour la plus longue des deux façades, en tout cas à l'heure actuelle, étage par étage nous avons un couloir le long des fenêtres donnant sur la cour. Il n'y a pas de couloir sur l'autre façade, à chaque étage, vous n'avez droit qu'à une seule chambre. L'erreur du gérant évoqué par Lefrère, c'est surtout d'avoir contaminé la description de la chambre de l'hôtel de Cluny par l'idée de mansarde, de logis dans les toits. Rimbaud ne dit pas qu'il habite au sixième étage, au dernier étage. L'idée de "cour sans fond" n'implique pas non plus qu'il ait une vue vertigineuse du haut des toits. Rimbaud habitait probablement l'une des chambres des quatre, sinon trois premiers étages. Enfin, le gérant est sans doute très fier de pouvoir présenter une chambre où Rimbaud a logé en la qualifiant de "jolie". La personne qui m'a fait visiter la chambre du sixième étage parlait d'un jour la décorer pour bien signifier que Rimbaud y était passé. Il peut être délicat de l'inviter à revoir ses prétentions à la baisse quelques étages plus bas, dans la mesure où le perfide Rimbaud se plaint d'étouffer, de ne pas voir le matin, par opposition au charme de la mansarde du mois précédent. Et nous ne saurions pourtant trop insister sur cette opposition qui a beaucoup de sens auprès du public rimbaldien. La chambre de l'hôtel de Cluny a favorisé l'exaspération du mois de juin qui a débouché sur le départ du 7 juillet 1872 des compères Rimbaud et Verlaine, les horaires déréglés du mois de mai vécus comme agréables et alcoolisés ont abouti à une impossibilité physique de bien dormir, tandis que les ressources s'étouffent : le poète ne boit plus que de l'eau. Rappelons que la série "Fêtes de la patience" comporte quatre poèmes, trois datés du mois de mai et un du mois de juin. Les "prières" que sont "Bannières de mai", "Chanson de la plus haute Tour", "L'Eternité" et "Âge d'or" sont à mettre en relation étroite avec le discours sur la soif de la lettre à Delahaye, ce qui invite à d'autres rapprochements avec les poèmes "Comédie de la soif" ou "Larme". La lettre est amère, mais le ravissement pour la première heure du matin évoque aussi une foi originale que le poète met en pratique dans ses poèmes. La jolie chambre au sixième étage pose le problème de sa gracieuseté qui fait contresens avec le discours à considérer à la lettre du poète en "jumphe 1872".
Je n'ai pas commenté la fin de la lettre qui montre que Rimbaud s'attache à répondre point par point à une lettre pour nous inconnue de Delahaye. Il est question de faire droit à une réclamation de Delahaye et enfin, comme l'attaque de la réponse de Rimbaud consistait à discréditer l'opposition entre les Ardennes et Paris le poète ne manque pas de se féliciter d'avoir évité les gens de Charleville montés fièrement dans la capitale. Nous ne nous attarderons pas ici sur l'énigme qui veut que Pakenham, Lefrère et Teyssèdre soient convaincus de trouver là une allusion au futur romancier populaire Jules Mary, c'est de l'extrapolation pure et simple, jugez-en : "J'ai évité jusqu'ici les pestes d'émigrés Caropolmerdés." Notre présente mise au point s'est accompagnée de remarques ponctuelles sur la signification poétique profonde de cette lettre, où il convient de ne pas s'arrêter exclusivement à la description enchantée de deux lieux de résidence rimbaldiens, le second lieu n'étant même pas précisément enchanteur dans l'opinion délivrée par Rimbaud.
Une dernière remarque peut-être. Rimbaud insère une parenthèse à l'aide des tirets allongés dans sa description de la chambre de l'Hôtel de Cluny. Il faut rappeler que Delahaye a visité Rimbaud à Paris en novembre, et Rimbaud a l'air de supposer que Delahaye a retenu l'emplacement de la Sorbonne, de la place "attenante" qui en porte le nom, du café du Bas-Rhin, de la rue Soufflot, voire peut-être du lycée Saint-Louis et de la rue Monsieur-le-Prince. Son seul souci est de préciser la localisation de la rue Victor-Cousin qui ne devait rien rappeler du tout pour Delahaye. Cela n'est peut-être pas inutile à relever, cela éclairerait indirectement les balades parisiennes de Rimbaud et Delahaye à la fin de l'année 1871.

dimanche 28 janvier 2018

"Voyelles" et la fin d'un monde

Le sonnet "Voyelles" a fait couler beaucoup d'encre. Dans les années 1960, des livres pouvaient lui être exclusivement consacrés. Le numéro spécial d'une revue "Avez-vous lu Rimbaud ?" a fait beaucoup de bruit il y a cinquante ans. Pourtant, alors que son auteur Faurisson s'était montré capable d'un travail universitaire avec une lecture du "Bateau ivre", cette revue n'offrait rien d'autre que des fariboles : pour l'essentiel, une lecture sexuelle du sonnet "Voyelles" fondée sur des allégations aléatoires qui n'étaient même pas reliées au contenu, c'est-à-dire aux groupes nominaux formulés explicitement par Rimbaud ; pour l'anecdote, une redistribution folle et sans loi des lettres qui, le plus gratuitement du monde, transformait les noms propres à rallonges de "Dévotion" en phrases obscènes à souhait. Etiemble a publié un livre entier sur les quatorze vers de Rimbaud en se fendant d'un titre illusoire Le Sonnet des Voyelles, et nous appelons cela illusoire parce qu'Etiemble n'élucide en rien le sens du poème, l'ouvrage portant en réalité sur les nombreuses lectures déjà proposées du sonnet. Etiemble ne faisait que renvoyer une abondante littérature critique au néant.
Les lectures de "Voyelles" sont devenues rares depuis cette époque, même si la notice consacrée au sonnet dans les éditions courantes reste un moment important. A la fin des années quatre-vingt, Peter Collier a tenté une mise au point qu'il a voulue discrète puisqu'elle ne figure que dans les bulletins plus confidentiels de la revue Parade sauvage. Au milieu des années quatre-vingt-dix, Marie-Paule Béranger a pu proposer une longue analyse du sonnet dans la mesure où son ouvrage relevait d'une approche para-scolaire ou para-universitaire.
Ma lecture a eu les honneurs en 2003 d'une publication dans la revue d'études rimbaldiennes de référence Parade sauvage, ce qui atteste déjà d'un appui majeur, celui de Steve Murphy, responsable de cette publication. Cette longue étude avait quelques défauts, en partie elle n'était pas habilement rédigée, en partie des conceptions importantes de la lecture devaient encore être corrigées. Elle n'a eu aucun écho par la suite. Seul Steve Murphy a ponctuellement indiqué que j'avais désormais engagé une lecture communarde de "Voyelles" et qu'il était lui-même convaincu du bien-fondé d'une telle approche, il proposait ses propres solutions pour les "mouches", etc. J'ai refondu ma lecture en prévision d'une conférence au café Procope qui s'est déroulée en décembre 2010. La conférence a plu au public, mais la publication qui a suivi dans la revue Rimbaud vivant a été désastreuse. Mon texte a paru avec de nombreuses erreurs de frappe, de nombreuses fautes d'orthographe ou de grammaire, fautes ou coquilles qui n'étaient pas du tout miennes, qui ne venaient pas du fichier que j'avais envoyé. Je n'ai jamais eu d'explication pour ce caviardage étonnant, mes courriels n'ont pas reçu la moindre réponse. Parallèlement, Yves Reboul s'est cru en mesure de publier une lecture de "Voyelles" dans son livre Rimbaud dans son temps en 2009. Publiant à la même époque son livre Rimbaud et la Commune, Steve Murphy avait cru bon d'annoncer qu'il n'allait pas traiter de "Voyelles", mais il renvoyait à la lecture de Reboul dont il ignorait tout, puisqu'il croyait que c'était une étude qui allait fixer la dimension communarde du propos enveloppé dans ces quatorze célèbres vers.
Depuis 2010, j'ai publié sur ce blog même maints articles de mise au point et de perfectionnement sur ma lecture de "Voyelles". Bien qu'il ait recensé plusieurs de mes articles, Alain Bardel n'a jamais signalé à l'attention une quelconque de mes lectures de "Voyelles". Tout se passe comme si cela n'avait aucune importance criante.
Il y a quelques années s'est tenu enfin un colloque à Venise où étaient présents comme conférenciers Michel Murat et Yves Reboul. Michel Murat a proposé une conférence qui réfutait toute la lecture d'Yves Reboul, lequel entre-temps, lors d'une conférence pour la revue Rimbaud vivant dont témoigne un compte rendu écrit, avait énuméré les études de son livre Rimbaud dans son temps qui lui tenaient le plus à coeur, en omettant significativement de mentionner son chapitre sur le sonnet "Voyelles". Pour en revenir à la conférence vénitienne, la surprise fut que, pour contester l'ironie supposée par Reboul au sonnet, Murat s'est appuyé sur les articles que j'ai publiés sur ce blog. Toutefois, Murat n'évoque qu'allusivement celles de mes études qu'il a pu parcourir et il ne prend même pas la peine de se positionner, fût-ce en note de bas de page, par rapport à la thèse que défendaient ces études auxquelles il donnait une première publicité auprès d'un public de chercheurs et universitaires.
Yves Reboul n'a jamais répondu publiquement ni à ma lecture, ni à la contestation de sa propre lecture par Michel Murat. La lecture d'Yves Reboul a elle-même eu peu de succès. Steve Murphy n'est jamais revenu que je sache sur les raisons qui l'avaient incité à la mentionner à l'attention en tête de son ouvrage Rimbaud et la Commune. Tout de même, alors qu'aucun compte rendu de ma lecture n'a vu le jour, nous avons une fin de non-recevoir d'un article de Michel Murat qui doute qu'il suffise de lire "Voyelles" en imaginant un simple dispositif ironique permettant de se retourner contre la métaphysique affichée du poème.
Ces jours derniers, je constate qu'Alain Bardel a établi un lien vers un compte rendu des Actes du colloque vénitien. Cela étonne quelque peu. Ce volume a déjà été publié il y a quelques années, puisque, croyant l'avoir perdu dans l'inondation cannoise, je l'ai racheté par erreur, me retrouvant avec deux exemplaires du volume collectif intitulé Rimbaud poéticien. Ce compte rendu figure sur le site "Fabula", un portail universitaire lié à la Sorbonne si je ne m'abuse. Je suis allé le consulter, et ce qui me sidère c'est la constance avec laquelle la réflexion sur le sonnet "Voyelles" ne saurait avoir aucun avenir devant elle.
Donc, le compte rendu d'un certain David Galand s'intitule "Rimbaud poéticien ou la force des formules" (Cliquer ici pour le lien). Une première sous-partie plus courte intitulée "Rimbaud & les autres" évoque rapidement les contributions de Reboul et Mortelette sur les liens de Rimbaud au Parnasse, et notamment à Albert Mérat. Je ne parlerai pas ici de la troisième sous-partie qui ne concerne pas notre sujet "A l'écoute des Illuminations". En revanche, dans la deuxième sous-partie au titre ronflant et peu intelligible "Pour une lecture 'dans tous les sens' du corpus métapoétique", si quelques autres interventions sont envisagées, celles d'Olivier Bivort, d'Henri Scepi, de Dominique Combes, d'Adrien Cavallaro, de Jean-Luc Steinmetz, de Seth Whidden et d'Aurélia Cervoni, nous avons droit, dans la foulée d'un compte rendu allusif pour un article de Yoshikazu Nakaji, à une mise entre parenthèses étonnante de l'étude même de Michel Murat. Il convient de citer cet emboîtement qui fait songer aux poupées russes : "[...] on retiendra notamment l'étude de Yoshikazu Nakaji sur le rapport entre geste autocritique et mise en fiction, qui fait dialoguer certaines propositions de Steve Murphy et de Michel Murat pour montrer que la 'poétique du voyant' est représentée 'comme une expérience qui s'achève, avec une modulation dramatique', inscrivant les vers orientés par l'idée de folie dans un 'geste conjuratoire' (p.99) qui n'équivaut pas pour autant à un reniement. Cette approche est discutée par M. Murat lui-même - auteur, par ailleurs, d'un article sur l'ironie rimbaldienne (p. 105-117) - dans une "Note après-coup" (p. 100-103) qui permet de poursuivre la réflexion."
Murat est cité pour des études antérieures auxquelles Nakaji fait référence, puis pour une "note" ajoutée à l'étude de Nakaji, mais l'étude sur l'ironie devient elle-même accessoire.
Je suis désolé, mais j'observe encore une fois la constance avec laquelle la lecture de "Voyelles" est vouée à retourner au néant : elle n'a pas de place dans la discussion. L'empêchement est radical et les actes manqués se plieront en quatre pour compenser le contrepoids d'études malheureuses qui enfin ont essayé d'y revenir.
Je me demande ce que les lecteurs pensent quand ils lisent "ivresses pénitentes". Est-ce qu'ils ne pensent rien, ne lisant que mécaniquement un poème dont l'hermétisme doit demeurer une énigme sacrée pour le confort des conversations en soirée ? Que pensent les gens qui dressent des portraits de Rimbaud un peu partout sur des façades d'immeubles ou dans des ouvrages politiques ? Il y a un mystère qui m'échappe quelque peu. Parler autant du mystère Rimbaud pour ne rien en faire, en affirmant que rien n'est aussi important : c'est étrange.
Au passage, j'en profite pour indiquer que la signification de "Voyelles" a des liens intéressants avec les poèmes en vers irréguliers de l'année 1872. Les "Fêtes de la patience" ont à voir avec le questionnement de la religion prise dans ses cadres métaphoriques. La moisson dans "Chanson de la plus haute Tour" est liée à un thème chrétien. L'homme doit entretenir son champ de blé, son coeur, le monde, en écartant l'ivraie. La moisson attendue est celle du Seigneur. Le poème de Rimbaud consiste en un repositionnement par rapport à cette patience de celui qui a la foi. Dans "Mémoire", la rivière n'arrive pas à s'imposer en reflet du ciel et échoue dans la mention interrogative finale "à quelle boue ?" Opposer notre monde de boue à la pureté du ciel, c'est une base métaphorique de la méditation chrétienne. Qui plus est, alors que nous avons observé de près que "Voyelles" reprend le discours de "Credo in unam" en l'infléchissant à la mesure de l'expérience du martyre, "Mémoire" partage avec "Credo in unam" un certain dispositif dualiste entre l'exil dans l'ici-bas dont la dérive se termine en boue et l'appel d'un ciel pur surplombant et solaire.
Malheureusement, tout cela n'intéresse pas du tout les lecteurs de Rimbaud qui préfèrent en rester à la surface des choses. Je ne sais pas pourquoi. Je suis d'autant plus désespéré que les prochaines générations de lecteurs ne seront pas en mesure d'apprécier Rimbaud comme le sont les gens de la mienne ou des générations antérieures, puisque, à peu de choses près, même les premiers de classe ne savent ni lire, ni écrire, ni orthographier, ni enchâsser plusieurs propositions dans une phrase, ni apprécier des nuances syntaxiques, ni accepter de réfléchir longuement avec un sentiment d'impasse avant de trouver la réponse à un problème qui leur est posé. 
J'espère que, quand la culture reprendra, mes textes auront été préservés et que les gens pourront accéder à mes mises au point, ne fût-ce que sur la lecture de "Voyelles". Je n'écris pas pour le temps présent, ça ne sert à rien. Tout est déjà mort, sans feuille sur les branches, sans promesse de fleurs, sans sève, sans appétit ni désir de croissance.

dimanche 21 janvier 2018

Prochainement

Je m'absente quelques jours, mais prochainement je vais lancer ma série sur la versification. Je commencerai donc par une étude sur André Chénier. Je le considère comme important. C'est un génie du rythme. Même dans le cadre d'une métrique régulière, j'aurais plein de choses à commenter. Il a eu une influence décisive via Vigny sur la versification romantique et donc de tout le dix-neuvième siècle, mais je voudrais aussi dégager son influence sur Hugo. Je me bats pour qu'on admette un peu mieux la valeur d'Hugo et son influence décisive sur des romanciers comme Zola ou des poètes comme Rimbaud, mais Hugo doit lui-même énormément à ce qui l'a précédé, dont Shakespeare ou Chénier. Je pressens que la souplesse de versification hugolienne doit beaucoup à celle de Chénier, et que cela ne peut pas se cerner par une étude des critères de déviance à la césure.
D'autres articles sur la versification sont à venir, j'en ai déjà annoncé et précisé un peu le profil. Il y a aussi un plan important. Les études métriques ont parfois l'air de partager des arguments dont on dira volontiers que finalement ils sont tombés dans le domaine public. L'histoire des études métriques est un peu compliquée à comprendre dans la nuance. Face à l'étude de Roubaud qui pose une métrique une fois pour toutes, les études de Martinon, Morier et Cornulier relèvent plus d'une approche évolutive de l'histoire métrique. Je dois encore méditer la manière d'en rendre compte sur ce blog. Il faut aussi que je fasse une mise au point importante sur la question du semi-ternaire. Au fur et à mesure de ses écrits, Cornulier a renoncé à l'argument du semi-ternaire, mais il n'y a pas de date à ce renoncement. Cependant, comme la notion était présente dans Théorie du vers, beaucoup de travaux se réclamant de son exemple continuent d'évoquer le semi-ternaire ou bien un aspect de la théorie du semi-ternaire. C'est le cas notamment de Jean-Michel Gouvard dont la thèse a été publiée sans changement des années après sa soutenance sous la forme d'un livre universitaire de référence intitulé si je ne m'abuse Critique du vers. Je voudrais rendre aussi compte de tout cela, mais ce n'est pas évident de trouver la formule pour en parler. L'important, ce sont mes thèses déjà bien étayées. Verlaine n'a jamais renoncé à la césure même quand elle semble indécelable. Rimbaud n'a pas renoncé à la césure dans le cas des alexandrins et des vers de dix syllabes. Je me prétends en mesure d'en donner la preuve. En revanche, je n'arrive pas à une démonstration complète pour les vers de onze syllabes, même si une exception pour cette seule mesure paraît forcément improbable. J'ai quelques arguments. Partant de l'idée que la métrique n'est pas la même pour tous, je considère que le trimètre parmi les alexandrins est devenu autonome, mais qu'il ne l'est que dans des cas singuliers avant 1885, par exemple une citation maladroite de Wilhelm Ténint dans son livre sur la versification romantique. Ce n'est qu'à partir de la fin du dix-neuvième siècle que sont apparus chez des poètes franchement secondaires des trimètres et aussi ces fameux semi-ternaires, cette fois authentiques, dans la mesure où une nouvelle génération de poètes n'a pas compris la logique des audaces parnassiennes et s'est sentie emportée par la radicalité des audaces de Rimbaud, du dernier Verlaine et des décadents ou symbolistes. Et très vite, on a eu ensuite le vers de douze syllabes qui n'avait ni les deux hémistiches de six syllabes, ni la forme d'un trimètre ou d'un semi-ternaire. Le vingtième siècle a vécu sur un anachronisme. L'interprétation des vers de Rimbaud en 1872 et du Verlaine plus tardif a été faite en fonction des conceptions des poètes les plus libérés des contraintes de versification du premier tiers du vingtième siècle. Du coup, la césure était connue, mais devenait même accessoire dans les vers déviants précoces d'un Baudelaire ou d'un Banville.
Sur "Voyelles", je viens de publier un article que je considère comme très fort. Une suite est à venir également. Je dois revenir sur le mot "vibrements" et sur le mot "cycles". L'article que je viens de mettre en ligne se concentre sur un cycle qui va du "A noir" au "I rouge", avec cette beauté de déploiement : embryon du "A noir", éclat sur la frêle coquille ou fleur blanche, éclosion d'un oeuf plein de sang ou transformation de la fleur en fruit rouge. Le mot "tentes" est sans doute métaphorique pour la couverture générale, mais même au sens premier la délicatesse de choix du mot "tentes" permet d'envisager cette fantastique structure d'élaboration de la vie en trois étapes : embryon, don de lumière sur l'enveloppe matricielle et jaillissement de l'être ou du fruit. Mais l'embryon naît de la mort et les images du "I rouge" y retournent. En ce sens, on peut parler d'un cycle. C'est alors que le sonnet bascule dans les tercets avec une reprise du mot "cycles". Un ami, auteur de l'étude décisive sur "Credo in unam" dans la revue Parade sauvage, convaincu que ma lecture de "Voyelles" relève d'une certaine évidence, m'avait très tôt indiqué cet aspect des choses. Du "A noir" au "I rouge", un cycle s'effectue, puis le "U vert" nous fait passer à un plan plus ample de reprise avec le pluriel "cycles". Là, je viens donc de peaufiner l'idée embryon, lumière externe sur l'enveloppe et fruit qui gicle, la liaison aussi entre les "ivresses péntientes" et le jugement dernier entre quatrains et tercets (ça je l'avais déjà dit, mais peu importe), et enfin en méditant sur l'idée de reprise sur l'idée de "cycle", j'ai brutalement réalisé l'idée toute simple qui m'avait échappé jusqu'à présent. Les animaux paissant dans les pâtis sont l'image amplifiée et apaisée des mouches qui paissent sur les corps en décomposition. Avec ce que je viens de dire, tous les lecteurs sont en mesure de comprendre que je suis définitivement celui qui a su lire le sonnet "Voyelles". L'étude complémentaire sur le tercet du "U vert" viendra en son temps.
Voilà.

vendredi 19 janvier 2018

Un parallèle à faire entre la prétention de Zola au naturalisme et celle de Rimbaud à la dimension de "voyant"

J'ai découvert Zola quand j'étais au lycée. Tout a commencé en classe de seconde, époque où j'ai aussi découvert les volumes de poésies de Rimbaud, Verlaine, Baudelaire et Hugo. Il nous fallait lire Germinal de Zola. J'étais un élève très particulier à l'époque, je ne travaillais pas une seconde du tout pour l'école. Les professeurs prétendaient que, si je me mettais à travailler, je pourrais aller loin, etc., mais la crise que je traversais alors était bien trop radicale. En tout cas, je lisais les livres avec passion. J'ai lu Germinal, puis au lieu de travailler j'ai lu pas mal d'autres classiques de la Littérature française, ainsi qu'un grand nombre de romans policiers. Comme j'avais été charmé par la lecture de mon premier Zola, j'ai continué avec L'Assommoir, La Bête humaine, La Débâcle, La Terre, Le Ventre de Paris, Au bonheur des dames et Thérèse Raquin. Passé à l'université, j'ai lu moins assidûment les romans de Zola, mais j'en ai lu d'autres : La Faute de l'abbé Mouret, Nana, Une page d'amour, des recueils de nouvelles mais pas ceux créés par Zola lui-même. Et j'ai lu pratiquement tous les Rougon-Macquart. Il me manque Pot-Bouille uniquement. J'ai lu le volume des Soirées de Médan, mais aussi des recueils d'articles critiques Mes haines ou Le Roman expérimental.
Je suis en train de relire les Rougon-Macquart les uns après les autres et là j'ai fait une parenthèse pour découvrir le roman Madeleine Férat. Ce roman qui ne fait pas partie des Rougon-Macquart a été publié en 1867 en feuilleton et je crois en 1868 en un seul volume. Il fait donc partie d'un horizon de lectures possibles pour Rimbaud, mais, si j'ai déjà lu dix chapitres sur treize, j'ai surtout retenu un passage avec des projections à l'imparfait que je compte mettre en relation avec "Les Reparties de Nina", sachant qu'il est suivi d'un passage qui m'intéresse pour méditer sur "Les Etrennes des orphelins" comme poème romantique initial de l'oeuvre de Rimbaud.
Maintenant, il y a une prétention de Zola qui m'a toujours dérangé. IL aurait créé un mouvement littéraire nommé le naturalisme, un mouvement qui serait distinct du réalisme et un mouvement qui aurait dans son projet théorique une quelconque validité littéraire.
Rimbaud a bien eu le projet de se "faire voyant".
Deux choses me dérangent profondément. Premièrement, je ne vois aucune différence entre le réalisme et le naturalisme. Dans le mouvement du réalisme, on inclut Balzac, Stendhal, Flaubert, Champfleury, Duranty, les Goncourt et Maupassant, mais pas Prosper Mérimée, ni George Sand. Les contours de cet ensemble ne sont déjà pas très clairs, d'autant que personne ne lit les romans de Champfleury ou Duranty. La notion de naturalisme est étroitement associée au nom de Zola, mais parfois on y inclut les frères Goncourt. Passons sur Huysmans, dont le roman que je goûte fort peu A rebours est de toute façon postérieur à son bref passage dans l'école zolienne. Ce qui reste comme autre problème, c'est le cas de Maupassant dont on ne sait plus trop s'il faut le classer parmi les écrivains naturalistes ou parmi les écrivains réalistes. Cela peut s'aggraver encore si on s'intéresse à la littérature étrangère : Theodor Fontane en Allemagne, Verga en Italie, quelques autres dans le domaine anglo-saxon.
Pour moi, je ne vois aucune différence entre le réalisme et le naturalisme, aucune, pas même le plan du déterminisme des sens eux-mêmes dont on pourrait prétendre que le poids en est plus marqué dans les romans zoliens. Ce critère de différenciation n'est pas déterminant du tout.
Le deuxième problème que me pose le naturalisme, c'est que Zola a prétendu s'appuyer sur des thèses scientifiques. Zola avait sans aucun doute les capacités pour réussir, d'autant qu'il était le fils d'un important ingénieur d'origine italienne, mais il se trouve qu'il a échoué au bac et qu'il a pris une voie spécifiquement littéraire. Bref, la relation d'amour que Zola a eue avec la science est celle sublimée par la frustration d'un amant éconduit. Or, la grande faute de Zola est au-delà de la notion même de naturalisme, c'est sa prétention au roman expérimental qui m'a toujours indigné. En effet, la méthode expérimentale de Claude Bernard a une signification précise. Le mot "expérimental" implique que, suite à une hypothèse qu'il a formulée, le scientifique va élaborer tout un protocole d'analyse pour vérifier son hypothèse. Or, comment un roman pourrait-il être expérimental ? Je ne vois qu'une solution logique. Le romancier fait une hypothèse sur la réalité, écrit un roman qui déploie ce qu'il estime les lois naturalistes et il cherche ensuite à vérifier si son histoire s'est déroulée telle quelle dans la réalité. J'ai écrit cela dans des dissertations, mais si en général j'avais de bonnes notes dans le monde universitaire, mon raisonnement n'a jamais plu. Il faut savoir que les professeurs d'université en lettres ne se posent même pas la question de ce que peut être un roman expérimental, ça ne les intéresse pas, ils ne trouvent même pas normal, ni légitime de coincer Zola dans ses contradictions. Nous avons juste droit à un compte rendu assez vague du tollé des écrivains et journalistes contemporains de Zola qui trouvaient que celui-ci exagérait, puis une sorte d'avis à ventre mou qui se contente de dire que le naturalisme n'a pas fait ses preuves scientifiquement, ce qui ne veut rien dire de précis. J'ai toujours été scandalisé par l'hypocrisie avec laquelle on prenait quand même au sérieux le discours de Zola et c'est ce qui peut expliquer que je me sois pas mal détourné de sa lecture pendant tant d'années. Ce dégoût pour ce qu'on m'a enseigné sur Zola ne devrait que s'aggraver, car, désormais, les lycéens subissent un enseignement pervers auquel j'ai échappé en tant qu'élève, mais que j'ai vu mettre en pratique quand moi-même j'étais un collègue enseignant.
Accrochez-vous ! Nous savons que, depuis quelque temps, les contrôles écrits consistent pour l'essentiel à répéter une formule de cours qui passera pour de l'analyse. L'élève doit identifier de la sixième à la troisième les cinq étapes d'un schéma narratif artificiellement plaqué sur n'importe quel récit, à la condition que celui-ci soit conduit selon la chronologie des faits. En réalité, c'est un enseignement est problématique pour plusieurs raisons. Ce schéma oppose en réalité une situation de départ et une situation finale à l'enchaînement des actions proprement dit. La deuxième étape est la première action, la quatrième étape est la dernière action du récit. Bref les cinq étapes aux noms dérangeants : situation initiale, élément perturbateur, péripéties, élément de résolution, situation finale, cachent un schéma simpliste : plage d'introduction avant l'action, première action, série des autres actions, dernière action, plage de conclusion du récit après l'action. Quelqu'un d'intelligent comprendra donc que l'exercice ne consiste qu'à identifier le lancement de l'action et la fin de l'action dans un récit. Il suffit de repérer deux passages et vous avez dégagé vos cinq étapes du schéma narratif. Or, la présentation schématique est à ce point indigeste et étrange que les élèves peinent tout au long de leur scolarité à identifier ces cinq étapes. On a oublié de leur préciser que ce qu'ils ont à faire est parfaitement dérisoire ! Et, du coup, prenant cela très au sérieux, ils n'y arrivent pas pour la plupart d'entre eux. Ceux qui y arrivent ont des beaux points, des félicitations pour leur capacités, voire pour leur assiduité et leur travail. Je ne sais pas si vous réalisez bien la situation dans laquelle nous nous trouvons. Cela ne s'arrête pas là. Comme il n'est pas question d'admettre que le schéma narratif est quelque chose de simpliste, nous avons droit à des définitions où la première action est présentée comme une perturbation et la dernière action comme le dénouement de l'intrigue. Mais un tel raisonnement est spécieux. Passons sur les récits qui nous plongent directement, sans introduction, dans l'intrigue, ou passons sur les récits qui n'ont pas de conclusion au-delà de l'action. Citons simplement un exemple : dans le conte "Le Petit chaperon", si nous écartons la morale en vers, le récit se clôt sur la dernière action : le loup mange la petite fille. Les théoriciens du schéma narratif seraient trop heureux de nous présenter un modèle tronqué avec une réduction de cinq à quatre étapes. Ce qui est plus gênant, c'est que la première ou la dernière action soient considérées comme le début et la fin d'un problème. En effet, si nous avons un récit avec un prince qui rêve d'une princesse. Est-ce que le problème du conte viendra de la première action ? Non, pas du tout. Nous apprendrons dans l'introduction que le prince est amoureux. La première action sera sans doute moins une perturbation, un problème à résoudre, que la mise sur les rails d'une action pour résoudre le problème posé dans l'introduction. Là, je ne peux pas poser plus clairement le problème grave que pose l'application sans discernement du schéma narratif à tout type de récit chronologique. On habitue les élèves à confondre le problème qui sous-tend l'intrigue avec l'action même du récit, déformation intellectuelle qui s'explique peut-être par l'influence des théories sur l'action au théâtre, mais qui n'a pas à s'appliquer aux récits connus des enfants, aux contes, etc. La dernière action d'un récit est présentée un peu rapidement comme un dénouement, mais est-ce défendable ? Non ! La dernière action peut concerner un point secondaire de l'intrigue. Pire encore, un récit centré autour d'un héros peut nous emporter dans une suite d'aventures. La première action pour le héros a pu consister à défendre le royaume, la suivante à retrouver son chemin dans un monde où il s'est perdu, la dernière à sauver une princesse qui deviendra sans qu'il l'ait prévu son épouse. Dans un tel cas de figure, il est un peu artificiel de considérer que le mariage avec la princesse résout le problème initial de mise en péril du royaume par une armée dont nous n'aurions plus entendu parler après le premier tiers du roman.
Les élèves sont également habitués au plan grammatical à répéter des évidences. En cinquième, ils apprennent que les adjectifs servent à décrire et ils produisent des rédactions où les dragons sont visqueux, horripilants, etc., les copies les plus faibles étant notées avec indulgence pour des dragons tout simplement verts et méchants.
Prenez des annales du brevet des collèges : vous y admirerez un nombre conséquent de questions sur les phrases sans verbes et l'effet que produit alors une phrase nominale. L'élève n'a qu'à répondre mécaniquement que cela met en relief l'idée des mots employés.
Or, au lycée, ils vont devoir lire un roman de Zola et on leur apprendra non pas le schéma narratif, mais le schéma du roman expérimental. L'introduction du roman, c'est l'hypothèse du chercheur, l'action c'est le protocole expérimental et le dénouement ou la fin du roman c'est le résultat de l'expérience. Je peux vous garantir qu'on enseigne cela sans ciller dans les classes de lycée, ça ne pose aucun problème. Il y a quand même un problème majeur, c'est que du début à la fin le roman est écrit par un auteur. Celui-ci ne lâche jamais la plume et donc il n'y a pas à proprement parler une expérience sous ses yeux qui échapperait à son contrôle, qui serait autonome et dont il n'aurait qu'à tirer une confirmation ou une infirmation relativement à ses thèses. Claude Bernard évitait que ses intentions n'influent sur le résultat de l'expérience, ce qui n'est pas possible au sein d'un roman. C'est pour cela que je considère qu'un roman ne peut être expérimental que s'il est confronté, comparé à la réalité, ce qui de toute façon reste bien sûr utopique.
Mais, il faut revenir au problème que pose Zola. Cet auteur s'est prétendu naturaliste, c'est-à-dire d'un réalisme plus abouti que ses prédécesseurs. Le problème, c'est que les thèses scientifiques sur lesquelles il s'appuie ne sont pas défendables. Les enseignants se contentent de considérer comme non valides les théories scientifiques auxquelles adhérait Zola, les lois sur l'atavisme, l'hérédité, etc. Nous venons de voir ce qu'il en était de la méthode expérimentale, point sur lequel il est honteux que les professeurs d'université se soient interdits de tirer à boulets rouges, honteux.
Mais ce n'est pas fini. Se considérant dans le nec plus ultra de la mouvance réaliste, Zola s'est réclamé de l'autorité de certains maîtres tels que Balzac, Stendhal, Flaubert et les frères Goncourt, tandis qu'il a pu rejeter le romantisme et donc le romancier Victor Hugo, lequel est rejeté par les lycées et les universités qui sont tous acquis à la problématique du réalisme ou naturalisme. Je ne dis pas qu'ils sont acquis au réalisme ou au naturalisme, je dis qu'ils sont acquis à la problématique. Ils étudient en quoi les oeuvres sont réalistes ou naturalistes, en quoi ils sont intéressants pour cela, en quoi ils se sont trompés. C'est là encore une fois que le bât blesse. En réalité, même les auteurs supposés appartenir au réalisme ou au naturalisme ne sont pas intéressants en fonction de cette problématique.
Mais, dans le cas de Zola, c'est bien pire. Zola est un auteur poétique et romantique qui s'est fait passer pour un réaliste. Le réalisme a caché à tous que Zola avait des techniques d'écriture d'un romantique, à ceci près qu'il fait partie des romantiques non dupes de la sentimentalité romantique, ce qui était déjà le cas mine de rien des écrivains romantiques eux-mêmes : Musset et Sand évidemment, mais aussi Hugo dont la complexité de traitement doit être bien perçue dans le cas des Misérables, etc., sans parler de l'ironie de traitement de Phébus dans Notre-Dame de Paris.
Dans Le Ventre de Paris et La Faute de l'abbé Mouret, Zola se permet d'abondantes pages descriptives aux allures encyclopédiques, mais, moyennant un traitement réaliste, il fait concurrence à Victor Hugo dans des romans tels que Les Travailleurs de la mer. Les descriptions de Zola sont fournies en images poétiques, en métaphores, en symboles, et témoignent d'une influence prépondérante de Victor Hugo. D'ailleurs, dans La Faute de l'abbé Mouret, j'ai relevé l'influence de la poésie en vers hugolienne ou parnassienne, rien qu'avec une phrase se terminant par l'adverbe "formidablement" ou par une répétition ternaire simple, à l'aide je crois du présentatif "voilà" qui inévitablement faisait songer à un trimètre hugolien, la précision de la mesure syllabique en moins.
Zola procède par visions amplificatrices à la manière d'Hugo, et les universitaires empressés à mettre des cloisons entre réalisme et romantisme se retrouvent dans une situation bizarre où ils veulent imposer à la pensée des gens que Zola doit plus à la lecture de Balzac, de Flaubert, des frères Goncourt qu'à celle de Victor Hugo ou d'un quelconque romancier aimant les péripéties romanesques. C'est complètement aberrant comme façon d'étudier l'histoire littéraire. Les gens manquant d'intuition, l'anomalie ne semble devoir sauter aux yeux de personne, à part moi-même. Zola a certes été un génie poétique malgré ses théories, malgré lui en quelque sorte, mais ce qu'il faut trancher une fois pour toutes c'est que le naturalisme est une imposture intellectuelle et une filouterie de la part de Zola. Il n'existe pas de méthode d'écriture naturaliste. En réalité, le naturalisme de Zola n'est rien d'autre que la mise sous contrainte du récit pour ne pas comporter d'élément fantastique ou merveilleux, pour ne pas sembler un pur produit de l'imagination. Ce n'est rien d'autre qu'un système contraignant au plan de la vraisemblance. Même sur ce plan-là d'ailleurs, Zola est inférieur aux Goncourt; à Stendhal et à Flaubert, car il est aussi romanesque que Balzac et il y aurait beaucoup à dire sur le réalisme et la vraisemblance du roman La Faute de l'abbé Mouret. Le roman Madeline Férat était-il naturaliste pour Zola ? C'est ce que je dois encore vérifier, mais en tout cas ce n'est en rien un roman réaliste, puisque l'intrigue est fondée sur un tissu extrêmement resserré de coïncidences fâcheuses, coïncidences qui faussent d'ailleurs ce que Zola pensait peut-être une analyse psychologique' habile de ses personnages, car il y aurait beaucoup à dire sur la cohérence psychologique des personnages et mieux encore sur l'écart entre les réactions que Zola leur prête et les explications qu'il donne de telles réactions.
Maintenant, nous en arrivons au coeur du problème justement. Quel intérêt un écrivain peut-il avoir de se réclamer ainsi de la science ou de la vraisemblance ou du réalisme ? Ce problème concerne Balzac et Zola, quelque peu Stendhal, les Goncourt et Flaubert, voire Maupassant. En fait, le réalisme n'est pas un objectif pour le génie littéraire, c'est un système de garantie artificiel. L'auteur veut faire croire qu'il est scientifique pour qu'on admire la conduite du récit et la finesse de description des interactions entre les personnages.
Le réalisme est un masque qui permet au romancier de se prémunir contre les attaques. Il veut que son roman soit perçu comme rigoureux et non abandonné à la liberté de l'imagination. L'exigence de vraisemblance et de réalisme qui s'étend sur plusieurs siècles ne tient qu'à l'idée de défendre la valeur artistique du traitement. C'est un paradoxe contre-intuitif, dans la mesure où pour un enfant une intrigue réaliste a moins de mérite qu'une invention compliquée avec du fantastique, de l'énigme échevelée, des situations impossibles à dénouer, etc. Le réalisme peut être perçu comme une plate imitation du réel par l'enfant ou le quidam, alors que pour bien des romanciers il s'agissait finalement de justifier la finesse des touches, la délicatesse de traitement, la précision de la vue d'artiste, etc.
Quand, à la suite des poètes romantiques, Rimbaud prétend qu'il veut être "voyant", il est dans une recherche de posture d'écrivain fort similaire à celle d'un Zola. Il y aurait encore beaucoup à méditer sur le sujet. Voilà ce que je voulais confier, cette digression zolienne s'achève là pour l'instant. Pour des raisons que j'ignore, ce que je dis ne déclenche pas les passions, n'est pas pris au sérieux. Je constate une absence lourde de réaction à mon analyse sur "Voyelles", à ce que je dis ici sur Zola, à ce que je dis sur la crise grave de l'enseignement de la littérature et du français. Mais, je vais être cruel. D'habitude, il faut se contenter d'exposer ses idées et laisser les autres juger. Moi, j'ai passé ce cap-là, je joue encore un peu le jeu, d'où certains malentendus, mais ce que je sais c'est que je vis dans le monde de la bêtise sans en faire partie, parce qu'à un moment donné l'absence de réaction, d'émotion, ça va quoi ? L'époque est rongé par un niveau de connerie extrêmement glaçant. Enfin, si les gens sont heureux d'être bêtes, il est certain que je ne changerai pas grand-chose au monde ambiant. Mais que ça pue, mais que ça pue !

dimanche 14 janvier 2018

Mise au point sur le célèbre sonnet des couleurs...

Lecture du sonnet « Voyelles »

Le sonnet « Voyelles » est composé de deux vers d’introduction et de cinq parties consacrées chacune à une voyelle de couleur. L’introduction énumère les cinq briques qui permettent de construire tous les spectacles de l’univers. Il s’agit d’un système clos. Il ne faut pas chercher d’autres voyelles, ni d’autres couleurs. Les cinq voyelles A, E, I, O, U, sont les cinq voyelles de l’alphabet en tant que code écrit, à l’exclusion du « Y ». Mais cette restriction est courante, à plus forte raison à l’époque de Rimbaud. Il est donc clair que le poème ne s’intéresse pas aux voyelles en tant que phonèmes et que nous n’aurions pas à allonger la liste des voyelles avec le « ou », le « au », le « an », le « on », les deux « eu », etc., malgré l’exemple du « Sonnet des sept nombres » que Cabaner a composé en retour pour répondre à son ami Rimbaud. Il est question du code écrit, de l’alphabet, donc du langage. Les cinq voyelles ne sont pas distribuées dans l’ordre. Les places du U et du O sont interverties. La conséquence nette, c’est que nous avons une allusion à l’idée de totalité : il s’agit d’un parcours de l’alpha à l’oméga avec référence à l’alphabet grec. L’occurrence de la mention grecque « Oméga » confirme que nous avons affaire à un alphabet du monde. Les cinq voyelles sont les cinq éléments primordiaux pour expliquer le monde. Chaque voyelle est associée à une couleur. Les deux premières couleurs forment un système : l’opposition du blanc et du noir, opposition de la lumière à l’absence de lumière. Les trois couleurs : rouge, vert et bleu, supposent à leur tour un système clos. Il ne saurait être question d’imaginer en suspens l’évocation du jaune, du brun, de l’orangé, etc. L’idée, c’est que toutes les couleurs doivent jaillir d’un mélange du noir, du blanc, du rouge, du vert et du bleu. Les peintres font sortir toutes les couleurs à partir de trois couleurs primaires : le rouge, le jaune et le bleu, mais il s’agit d’un mélange à partir des pigments utilisés en peinture. Les couleurs primaires d’une télévision sont bien en revanche le rouge, le vert et le bleu. Rimbaud n’a pas connu l’invention du cinéma en couleurs, mais dans les années 1860 il a pu lire des articles en français, par exemple dans la Revue des deux mondes, sur le savant allemand Helmholtz. Celui-ci a découvert que la vision humaine recomposait toutes les couleurs à partir du rouge, du vert et soit du bleu, soit du violet. En effet, l’homme possède trois types de cônes pour recomposer l’infinie variété des couleurs. De premiers cônes sont sensibles à des longueurs d’ondes assez courtes, ce qui crée le bleu ou violet. De seconds cônes sont sensibles à des longueurs d’ondes moyennes, ce qui va avec la couleur verte, et de troisièmes sont sensibles à des ondes plus longues, ce qui correspond à la couleur rouge. Il n’est pas besoin de compétences scientifiques pédantes pour aborder le poème. Rimbaud pouvait connaître les travaux de Helmholtz à son époque, et pas seulement par l’entremise du savant Charles Cros, et donc avoir connaissance des trois couleurs primaires pour la vue que sont le rouge, le vert et le bleu. Helmholtz hésite avec le violet pour ce qui est du bleu, et précisément le sonnet « Voyelles » témoigne d’une telle variation du « O bleu » du premier vers à la mention « rayon violet » au vers 14, vers 14 qui se termine par un mot « Yeux » dont la majuscule initiale évoque la dernière voyelle de l’alphabet latin. Difficile de ne voir là que des coïncidences, et tout ce qui importe c’est que la théorie de Helmholtz appuie ce que la lecture fait sentir comme évident : les cinq lettres associées chacune à une couleur forment un système à l’origine de toutes les représentations. Le poète se promet de nous en dire plus sur l’origine de ces cinq éléments primordiaux, mais son poème va s’en tenir à une célébration.
Nous allons traiter chaque série d’associations l’une après l’autre, mais précisons qu’à ses débuts Rimbaud a célébré le pouvoir universel de l’Amour dans le poème « Credo in unam », œuvre qui se révolte contre la religion chrétienne en célébrant une philosophie païenne : un principe d’amour travaille la Nature selon la métaphore lucrécienne dont Rimbaud s’inspire. Toutefois, l’allégorie de Vénus n’a qu’une dimension apéritive dans le texte de Lucrèce, lequel veut exposer la pensée matérialiste des philosophes grecs Démocrite et Epicure. Rimbaud s’écarte de Lucrèce, puisque la divinité a la part belle, d’autant que Rimbaud intègre de manière retorse les éléments d’un dualisme platonicien pour signifier notre exil paradoxal dans la misère chrétienne.

Le soleil, le foyer de tendresse et de vie
Verse l’amour brûlant à la terre ravie ;
Et quand on est couché sur la vallée, on sent
Que la terre est nubile et déborde de sang :
Que son immense sein, soulevé par une âme,
Est d’amour comme Dieu, de chair comme la Femme,
Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons,
Le grand fourmillement de tous les embryons !

Et tout vit ! et tout monte !... – Ô Vénus, ô Déesse !
Je regrette les temps de l’antique jeunesse,
[…]
Je regrette les temps de la grande Cybèle
Qu’on disait parcourir, gigantesquement belle,
Sur un grand char d’airain les splendides cités !....
Son double sein versait dans les immensités
Le pur ruissellement de la vie infinie.
L’Homme suçait, heureux, sa Mamelle bénie,
[…]
Je crois en Toi ! Je crois en Toi ! Divine Mère !
Aphrodité marine ! Ô ! la vie est amère,
Depuis qu’un autre dieu nous attelle à sa croix !
Mais c’est toi la Vénus ! c’est en toi que je crois !
[…]
Oh ! les temps reviendront ! les temps sont bien venus !
Et l’Homme n’est pas fait pour jouer tous ces rôles !
Au grand jour, fatigué de briser des idoles,
Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux,
Et comme il est du ciel, il scrutera les cieux !....
[…]
Nous ne pouvons savoir ! – Nous sommes accablés
D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères !
Singes d’hommes tombés de la vulve des mères,
Notre pâle raison nous cache l’infini !
Nous voulons regarder : - le Doute nous punit !
[…]

La pensée mènera l’Homme vers Vénus qui lui apportera en retour une « Rédemption sainte ». Rimbaud se sert de la métaphore de l’harmonie des sphères pour poser la déesse de l’Amour en lien universel qui anime le monde :

Et tous ces mondes-là, que l’éther vaste embrasse,
Vibrent-ils aux accents d’une éternelle voix ?

Et le baiser qu’apporte la Vénus doit renforcer ce lien :

Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers
L’Amour infini dans un infini Sourire !
Le monde vibrera comme une immense lyre
Dans le frémissement d’un immense baiser !
– Le monde a soif d’amour ! tu viendras l’apaiser !...

Le vers final du sonnet « Voyelles » correspond bien à cette idée d’apaisement : « – Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! »
Cette note exaltée du poète visionnaire, nous la retrouvons dans les lettres dites « du voyant », notamment celle à Demeny du 15 mai 1871. Cependant, quinze jours après cette missive, la réalité tourne au cauchemar pour le poète qui a adhéré à la révolution communaliste. Poème d’avenir, « Credo in unam » ne prenait pas en charge le présent d’une répression telle que celle de la « Semaine sanglante ». En juin 1871, Rimbaud écrit un poème nettement plus sombre « Les Sœurs de charité ». A Paris, à la fin de l’année 1871 ou au début de l’année 1872, Rimbaud écrit un splendide poème sur les visions, mais un poème qui parle alors du passé : « Le Bateau ivre ». Il y est question de « l’autre hiver », c’est-à-dire du 18 mars 1871, toute fin de l’hiver et début de l’insurrection des communeux. Comment intégrer le drame de tous ces martyrs à la poésie du voyant ? Plusieurs poèmes tels que « Le Bateau ivre », « Les Corbeaux », « Paris se repeuple » ou « Les Mains de Jeanne-Marie » illustrent cet infléchissement moral du poète. Œuvre de célébration, le sonnet « Voyelles » doit intégrer la mort à la métaphysique du poème « Credo in unam ». Les associations du « A noir », du « I rouge » et du « O bleu » portent ainsi les stigmates de l’événement récent et réorientent le discours philosophique du poète. Les visions du « E blanc » et du « U vert » conservent en revanche une plus grande part du discours premier de dévouement à la divinité d’amour. Nous allons maintenant observer les cinq séries d’associations l’une après l’autre, mais précisons encore que la forme du sonnet permet de constater l’élaboration par recoupements de deux autres séries. Les associations du « A noir », du « E blanc » et du « I rouge » forment un premier groupe de six vers inclus dans les quatrains, celles du « U vert » et du « O bleu » forment un second groupe au plan des tercets.

Le « A noir » : « noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles, // Golfes d’ombre ; […] »
Nous n’avons que deux associations. La seconde est assez lisible : « Golfes d’ombre ». Le noir est protégé dans une sorte d’enveloppe. Nous envisageons le noir comme un mystère intérieur qui se développe au sein d’une matrice. L’autre association confirme l’idée, puisqu’il est question de « corset », corruption courante pour le corselet d’une mouche. L’association part d’un détail, le corselet d’une mouche, mais il s’agit d’un faux singulier, puisque les mouches sont nombreuses et surtout c’est le cadre qui retient l’attention. Nous avons l’évocation d’un charnier, avec un ou plusieurs corps en putréfaction. L’érotisme de la mouche vient de ce qu’elle travaille sur des corps morts dégageant une odeur pestilentielle. Le caractère inquiétant de la scène représentée est appuyé par la mention « velu » et par l’idée même de « Golfes d’ombre ». Les mentions « bombinent » et « éclatantes » évoquent non seulement le réalisme de mouches se délectant sur des immondices ou des corps putrides, mais encore la destruction des corps comme à la guerre : « bombes » et « éclats » s’entendent dans ces deux mots. Toutefois, il n’en reste pas moins que la mention « corset » et le cadre de célébration de tout le poème nous invitent à envisager une lecture plus positive. La putréfaction est la matrice d’une nouvelle vie, et, agents de ce procès, les mouches sont tout de même associées à la lumière par l’adjectif « éclatantes ». Notre lecture ne tient que par la compréhension littérale des mots et images du poème. Songeons que certains lecteurs pensant que le « A noir » désigne de manière cryptée une page d’un abécédaire pour enfants. Faurisson pense que Rimbaud voulait évoquer, et avec un certain abandon érotique qui plus est, un pubis féminin. De telles lectures sont irrecevables. La comparaison avec la « charogne » de Baudelaire est la seule défendable de toutes les lectures proposées des vers 3 et 4 du sonnet « Voyelles ». Enfin, n’étant pas structuraliste, nous n’interdisons pas aux vers d’un poète l’allusion à certaines réalités qui l’ont marqué. Le sonnet « Voyelles » a été composé avant le mois de mai 1872, donc même pas un an après les massacres de la semaine sanglante. La presse était pleine de récits sur les événements récents : guerre franco-prussienne et Commune de Paris. Cela se retrouve dans d’autres poèmes de Rimbaud contemporains du sonnet « Voyelles » : « Les Mains de Jeanne-Marie », « Paris se repeuple » (antidaté de mai 1871), « Les Corbeaux », « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… », etc. Les « puanteurs cruelles » reçoivent ainsi un cadre historique.

Le « E blanc » : « E, candeurs des vapeurs et des tentes, / Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ; » variante de la copie antérieure de la main de Verlaine : « E, frissons des vapeurs et des tentes, / Lances des glaçons fiers, rais blancs, frissons d’ombelles ! »
La leçon « rais blancs » a l’intérêt de souligner l’importance de la lumière dans ce poème. Cette mention de la version recopiée par Verlaine semble entrer en résonance avec la mention « rayon violet » du dernier vers. Toutefois, la ressemblance graphique entre « rois » et « rais » peut faire songer à une probable coquille « rais » pour « rois », leçon authentique du manuscrit rimbaldien. Je ne dirai rien des deux variations de l’extrait suivant : « Lances des glaciers fiers », « Lances de glaçons fiers ». Pour le « E blanc », nous avons donc apparemment un plus grand nombre d’associations. Nous pouvons énumérer des « vapeurs », des « tentes », des « glaçons » ou « glaciers », des « rois » ou « rais blancs », des « ombelles ». Toutefois, comme le poète insistait sur « corset » et « golfe », enveloppes matricielles, dans le cas du « A noir », le poète insiste ici sur « frissons », « candeurs » et « lances ». La première idée du poète était de privilégier la répétition du mot « frissons », ce à quoi il a finalement renoncé. La répétition « frissons » n’était pas une faute d’inattention ou une erreur de transcription, puisque, sur le manuscrit autographe, la mention « frissons » figure au vers 5, mais est biffée au profit de la nouvelle leçon « candeurs ».
Les rimbaldiens ont essayé de s’expliquer cet ensemble d’images. Ils ont rapproché notamment les mentions « rois blancs » et « tentes », et ils ont supposé qu’il était question de vie dans le désert et d’émirs enturbannés, ce qui crée un problème d’hétérogénéité des renvois, puisqu’il est aussi question d’ombelles et de « glaciers fiers ». Qui plus est, nous imaginons mal le communard Rimbaud célébrer un équivalent de pouvoir oppresseur seigneurial, fût-il exotique. Le terme initialement répété « frissons » a le mérite de nous indiquer une piste. C’est un cliché de la poésie exaltant la vie de la Nature. Le mot « frissons » est bien présent dans la poésie de Lamartine, dans celle de Victor Hugo et dans « Credo in unam ». C’est un poncif tant romantique que parnassien pour célébrer la vie universelle dans la campagne, dans les forêts, etc. Les « frissons des vapeurs » et les « frissons d’ombelles » correspondent bien à cette idée et la proximité de l’expression « Lances des glaciers fiers » ne dépare pas. Nous avons cette fois un axe de lecture beaucoup plus homogène. Le terme « candeurs » qui remplace l’une des occurrences « frissons » suggère la couleur blanche par son étymologie, mais aussi une opposition à la religion, ce que confirme un poème envoyé à Banville en août 1871, « Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs », avec les deux vers :

Exalte-nous vers des candeurs
Plus candides que les Maries…

Il est donc question d’une religiosité de la Nature sous la lumière du jour en opposition à la religion chrétienne. Nous retrouvons le discours du soleil qui verse l’amour sur la terre dans « Credo in unam » et nous pensons inévitablement à l’aube, rapprochement que favorise la mention « vapeurs » au vers 5. Il est assez évident que les frissons blancs des ombelles viennent de ce que la lumière du jour atteint les fleurs. La même idée prévaut pour l’élan des glaciers qui sont au haut des montagnes. L’hésitation entre « glaçons » et « glaciers » s’explique par la volonté de désigner les pics neigeux. Les « rois blancs » que Verlaine percevait si peu comme des humains qu’il les a assimilés à des rayons de lumière sont en apposition à « glaciers fiers ». « Rois blancs », même « rais blancs », c’est une image à appliquer aux « glaciers fiers », tout simplement. Quant au mot « tentes », il ne s’agit pas simplement d’envisager que la lumière de l’aube éveille aussi la vie dans les habitats humains. En effet, ce mode d’habitat n’a pas vraiment sa place dans ce poème s’il sert à évoquer l’activité humaine. En revanche, comme le mot « rois » est appliqué métaphoriquement aux pics montagneux, le mot « tentes » est une expression métaphorique pour le sommet du monde végétal exposé à la lumière du jour qui se lève. Les métaphores « voûte » ou « tente » sont volontiers utilisées par les poètes, et nous imaginons très bien des « tentes » de forêts à côté de l’évocation des hautes montagnes et de petites fleurs.
Le lecteur, trouvant suspecte l’idée d’une lecture communarde du poème, peut se dire que l’évocation militaire se limite à l’expression « Lances des glaciers fiers », mais il faut remarquer que Rimbaud a pris soin de faire s’interpénétrer les valeurs du « A noir » et du « E blanc » aux vers 5 et 6 de son poème. La dernière association du « A noir » est exprimée en rejet au début du vers 5, ce qui permet au sein du premier hémistiche d’opérer un basculement du « A noir » au « E blanc », basculement orchestré par l’élision du « e » final du mot « ombre » par la lettre « E » en majuscule. Cette interpénétration est confirmée par un autre effet de bouclage : la mention « ombre » au début du vers 5 revient fugacement dans la mention à la rime du vers 6 « ombelles ». Le poème « Mémoire » reconduit le procédé, témoignant de la volonté expresse d’un rapprochement de la part de l’auteur des deux poèmes. Or, le mot « ombelles » est à la rime avec « tentes ». Les « ombelles » et les « tentes » sont touchées par la lumière du soleil, mais elles forment un écran protecteur pour ce qu’elles abritent. Nous parlions de « corset » et de « golfe » comme des enveloppes matricielles au sein desquelles se trouve le « A noir ». Les associations du « E blanc » concernent à nouveau des enveloppes protectrices : tentes, corps des ombelles, dimension des montagnes où sont renfermées, sinon dans la pierre, au moins dans les creux et vallées, bien des mystères de vie. Le « E blanc » communique avec le « A noir » pour encourager la vie. Ce rapport entre l’intérieur et l’extérieur permet de donner du sens au premier groupe complémentaire de couleurs : le noir et le blanc. Toutefois, le « I rouge » a été rattaché à ce premier couple, et nous allons voir qu’il s’agit bien d’un fait exprès de la part du poète.

Le « I rouge » : « I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes ; […] »

La couleur pourpre impose à nouveau l’idée de royauté, ce qui vient dans le prolongement de la mention « rois blancs ». Mais il s’agit cette fois d’une puissance en acte avec la mention « sang craché ». Il est assez net que les associations du « A noir » et du « E blanc » déployaient des valeurs matricielles et faisaient songer à la maturation d’œufs, à la maturation d’embryons protégés mais en contact avec la lumière. Or, les associations du « I rouge » font éclater la coquille par les mentions « sang craché » et « rire ». La vie éclot sous nos yeux. Partant toujours d’une idée d’associations fragmentées, les lecteurs du sonnet ont souvent cherché à élaborer une compréhension des mentions brèves du genre « sang craché ». En détachant l’expression du poème, ils s’aventurent dans des réflexions hypothétiques : quelqu’un qui crache le sang, c’est plutôt un tuberculeux, etc. Ou bien, plus avisés, ils constatent que le « sang craché » voisine avec un « rire des lèvres belles », ce qui les a parfois amenés à une théorie sur l’érotisme sadique du poète. Les rapprochements sont alors faits avec la lèvre sanglante du faune qui baise la nymphe sous la feuillée dans « Tête de faune ». Toutefois, la lecture en fonction des éléments avoisinants aurait dû les amener à prendre en considération deux autres mots au moins « pourpre » et « pénitentes ». Le « sang craché », si nous nous contentons de lire le poème comme il vient, nous comprenons qu’il s’agit d’un crachat volontaire et généreux, comme pour un défi, comme par acceptation du combat avec sa part de risques. Le « rire » est certes celui de « lèvres belles », mais il correspond à deux situations délicates : la colère, autrement dit la révolte, et les « ivresses pénitentes ». Dans ce dernier cas, il s’agit d’une alliance de mots déconcertante, d’un oxymore même. Songeons que les communards étaient assimilés à des ivrognes et que Rimbaud a repris l’idée dans son poème « Le Bateau ivre » où la mention finale « pontons » prouve qu’il est question d’un hommage à la Commune. Rimbaud a intitulé l’un de ses poèmes « L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple » pour répliquer à un article « L’Orgie rouge » de Paul de Saint-Victor paru en juin 1871 dans Le Moniteur universel et dans Le Monde illustré pour fustiger sans délai les révolutionnaires vaincus et massacrés dans les jours précédents. Même en ne nous référant pas d’emblée à la Commune, les « ivresses pénitentes » se comprennent nécessairement comme une religion de dévouement et de délivrance qui consent aux souffrances. Le paradoxe du « I rouge », c’est que son éclosion de vie tourne au tragique, à la dimension épique d’un affrontement avec le réel : « sang craché » et « rire » de belle révolte et souffrance, la base du « I rouge » est donc l’expression libérée de la parole qui sort de l’être et bondit sur la scène, mais qui connaît l’affrontement.

Le « U vert » :

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

Les images du « U vert » s’étendent sur un tercet. Le mot rare « vibrements » qui vient de Théophile Gautier doit entrer en résonance avec nos citations plus haut de « Credo in unam » où figuraient les mentions « vibrera » et « vibrent ». Il est question des « cycles » de la Nature et du cycle des marées en particulier, de la régulation cosmique de la Terre en quelque sorte. Et l’image est assez frappante qui entre en résonance avec la grande métaphore du « Poème de la Mer » dans « Le Bateau ivre », métaphore qui, comme pour Chénier et Hugo, désigne le peuple devenant flot révolutionnaire. Toutefois, les deux autres vers associés au « U vert » font prédominer une impression de « paix », le mot étant répété deux fois, tandis que nous nous intéressons aux animaux qui paissent dans la campagne et à la vieillesse de personnes contemplatives. Le poème déborde l’aspect communard. L’allusion des « mers virides » est suffisante ici. Ce qui importe, c’est l’unité de sens du tercet du « U vert » qui apporte la confiance dans la plénitude universelle pour ceux qui souffrent dans les « puanteurs cruelles » ou les « ivresses pénitentes ». Le « U vert » offre l’expression d’un élargissement de l’horizon humain avec les plans terrestres, la mer et la Nature. La vision des sages fait alors figure de transition dans le passage du monde d’ici-bas au ciel.

Le « O bleu » :

O, Suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
– Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Le tercet du « O bleu » développe clairement un propos métaphysique, c’est le plan d’un jugement dernier. Le « suprême clairon » est la trompette du jugement dernier, Rimbaud a précisément adapté l’expression « clairon suprême » qu’Hugo a employé dans la « première série » de La Légende des siècles de 1859, une fois dans « Eviradnus », une fois dans le poème final « La Trompette du jugement ». La rime « étranges » :: « Anges » appuie clairement une gradation métaphysique ou mystique. Il ne s’agit pas de lire cet élan mystique au premier degré, il est question ici d’une conception esthétique de poète. Ce qui est étonnant, c’est de voir combien les lecteurs refoulent le caractère explicite de cet occultisme de poète. Ils ont peur que de l’admettre n’engage à toute une adhésion de lecteur à une science ésotérique. Ils voudraient y répondre en considérant que le poète ne peut pas écrire cela sans ironie, sauf que le sonnet n’offre aucune prise à une lecture ironique. Un illuminé n’écrirait pas autrement. Il suffit de comprendre que Rimbaud joue en poète avec l’exaltation mystique. En revanche, ce jugement dernier en lien avec l’affrontement à la vie du « I rouge » (« sang craché », « colère », « ivresses pénitentes »), fin du second quatrain, en lien avec le sentiment étouffant des « puanteurs cruelles », fin du premier quatrain, permet bien d’envisager un hommage aux martyrs de la Commune dans l’idée qu’un jugement ultime pourrait être rendu au sein de la Nature étrange. Il s’agit quand même d’un poème d’allégeance au plan politique, d’un poème de refus de la fatalité d’une semaine sanglante dans laquelle s’éteindrait la foi en l’avenir. Le poème se termine clairement sur la foi en « Vénus » quand la route est rendue plus amère par les événements. Il s’agit bien d’exprimer une foi en l’amour et en la vie. Il s’agit très simplement d’entretenir la flamme.

Le sonnet peut se lire comme une affirmation de vie contre les épreuves sanglantes indépendamment de la Commune. Après tout, quelqu’un qui ne connaît pas la Commune ressentira des choses à la lecture de ce sonnet. Pour ces gens, notre lecture peut se conserver en estompant les références trop précises à l’actualité communarde qui était encore celle de Rimbaud au début de l’année 1872. Toutefois, Rimbaud envisageait sans doute à l’époque que les lecteurs liraient dans un seul ouvrage l’ensemble des poèmes contemporains, et notamment « Paris se repeuple » et « Les Mains de Jeanne-Marie ». Rimbaud a volontairement créé des passerelles entre ses poèmes. La rime « étrange » :: « ange », cette fois au singulier, est l’avant-dernière rime du poème « Les Mains de Jeanne-Marie », comme elle est l’avant-dernière rime du sonnet « Voyelles » au pluriel. Le néologisme, tiré du latin, « bombinent », apparaît dans le poème des « mains » associé à des « diptères », tandis que c’est le « sang noir » qui « éclate » en ces mains. Et c’est sur ces mains que viennent se poser en tremblant les « Lèvres jamais désenivrées » du poète et des siens., l’oxymore « clairs anneaux » à la rime faisant écho à l’expression des « ivresses pénitentes ». Rimbaud ne pouvait ignorer que les meilleurs de ses lecteurs seraient sensibles aux images communes de « Voyelles » et des « Mains de Jeanne-Marie ». Il ne pouvait ignorer qu’il nouait le dernier tercet de « Voyelles » aux deux alexandrins externes d’un quatrain de « Paris se repeuple » :

L’orage a sacré ta suprême poésie ;
[…]
Amasse les strideurs au cœur du clairon lourd.

Les « puanteurs cruelles » sont exprimées dans « Paris se repeuple » et associées à la « suprême poésie » précisément :

Quoique ce soit affreux de te revoir couverte
Ainsi ; quoiqu’on n’ait fait jamais d’une cité
Ulcère plus puant à la Nature verte,
Le Poète te dit : « Splendide est ta Beauté ! »

Et ce « rire des lèvres belles dans la colère » ne pouvait-il manquer d’être reporté à l’image suivante de Paris : « Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères », à l’expression « Cité belle » ? Le « rayon violet » du regard de la divinité ne se rencontrait-il pas dans les « prunelles claires » de la ville d’où émanait « Un peu de la bonté du fauve renouveau » ? Le lecteur n’était-il pas capable d’identifier la source de l’association des mots « strideurs » et « clairon » dans des vers du poème « Spleen » de Philothée O’Neddy, où il était question de la gloire héroïque d’une mort au combat : « Oh ! l’éclair des cimiers ! le spasme du courage ! / La strideur des clairons, l’arôme du carnage ! - / Quelle sublime fête à mon dernier soupir[…] » ?
Pour nier la présence du motif communard dans « Voyelles », le lecteur doit, avec une certaine arrogance, contester deux idées naturelles. Premièrement, il doit contester la pertinence de rapprochements suggestifs entre images. Deuxièmement, il doit nier que le poète, auteur d’une mince œuvre, ait pu lui-même envisager qu’il avait laissé derrière lui des passerelles favorisant une lecture de « Voyelles » par confrontation aux poèmes « Paris se repeuple » et « Les Mains de Jeanne-Marie ». Combien de lecteurs pensent encore que la lecture du sonnet doit s’éparpiller entre des émirs enturbannés (« rois blancs »), des tuberculeux (« sang craché »), un jugement dernier, un érotisme sadique de lèvres sanguinolentes, des mouches sur des immondices ou cadavres, avec un motif aussi aléatoire que l’association gratuite et non motivée d’une lettre à une couleur ? Quelle autre lecture que celle développée ici vous éclaire le sens de l’alliance de mots « ivresses pénitentes » ? Quelle lecture ésotérique ou autre justifie mieux que nous ne le faisons ici la présence du mot « tentes » ? Qui veut croire que les « mouches », « puanteurs cruelles », « sang craché », trompette de jugement dernier, ont été inspirés par la lecture d’un abécédaire pour enfants ? Qui peut songer un instant que tous ces éléments s’expliquent par des lectures ésotériques, plutôt que d’admettre l’emploi ludique, sinon métaphorique, du terme « alchimie » dans le premier tercet ?
Il ne faut pas refuser de lire, et l’interprétation du poème que nous soutenons ici s’en tient à une approche du sens littéral des expressions du sonnet, tandis que nous soulignons des points d’articulation patents du discours, comme le rapprochement de « corset » et « golfe » pour signifier que le « A noir » est une matrice, comme la reprise de « Golfe d’ombre » à « ombelles », comme la série qui va du recueillement intérieur (« Golfe d’ombre ») à l’exposition de l’enveloppe à la lumière (« frissons des candeurs et des tentes ») pour laisser éclore une vie pleine de sang comme un fruit (« sang craché »). Le traumatisme de la querelle ayant opposé entre autres Etiemble et Faurisson, critiques dont les lectures de « Voyelles » sont plus que dérisoires, c’est que le sonnet ne doit plus jamais être lu par personne jusqu’à la fin des temps… Mazette !