jeudi 29 avril 2021

Une prière inutile dans "A une Raison" ?

Cet article complète le précédent et donc ma critique du commentaire du poème "A une Raison" que Bardel vient de mettre en ligne et de signaler à l'attention.
Bardel dit que "la principale difficulté" du quatrième alinéa vient de sa "variation dans le système d'énonciation et la tonalité du texte." Au passage, j'ai le sentiment que la formule est incorrecte : "une variation dans /le système d'énonciation et la tonalité du texte/". Pour moi, la phrase ne passe pas, quelque chose cloche dans sa construction. Mais, peu importe. Bardel parle d'intercesseur, c'est exactement l'expression que j'emploie, je ne sais pas si d'autres rimbaldiens l'ont fait, mais moi je l'ai fait avant Bardel. Pourtant, je ne suis pas cité. Mais, peu importe.
Bardel écrit : "il est généralement admis que "on" reprend "ces enfants" [...]" pour introduire une contestation. le problème, c'est que la contestation est absurde. Le fait de poser la question "qui sont ces enfants ?" ne remet pas du tout en cause le lien de "on" à "ces enfants". Bardel se demande aussi si le pronom "on" est un véritable indéfini ou bien une sorte de pronom "nous", comme si le clivage était fort entre les deux pôles de perception du mot "on". Il impose de croire à une alternative, à tel point que quand j'ai lu la première fois cette opposition je n'ai pas compris ce que je lisais, j'ai dû relire la phrase pour bien comprendre de quoi il retournait. Bardel suppose un clivage notionnel, là où moi je vois un continuum diffus des emplois du pronom "on".
Bardel cite ensuite deux rimbaldiens, Guyaux et Claisse, qui chacun de leur côté lisent d'évidence ce "on" comme un "nous", comme le signe que le poète s'inclut dans la prière des enfants. Mais, pour leur donner tort, Bardel ne fait aucun commentaire grammatical sur le "on". Il passe directement à une critique au plan de l'identification des "enfants". Claisse a rapproché la mention "enfants" du mot "enfance" dans "Guerre", ce que j'ai fait moi-même au passage, et Fongaro avant moi ou Claisse d'ailleurs, Fongaro définissant "A une Raison" et "Guerre" comme un doublon poétique. Les deux poèmes disent la même chose avec des mots différents pour Fongaro. Or, Bardel va opposer à Claisse la mention des "enfants" dans "Matinée d'ivresse" en exploitant contre Fongaro et Claisse ce que Fongaro puis Claisse ont mis en avant dans "Matinée d'ivresse" que la préposition "sous" implique un rejet des enfants et non une adhésion "Cela commença sous les rires des enfants". Bardel soutient qu'une interprétation plus négative des enfants rejaillit sur la lecture de "A une Raison", et quelque part présuppose une opposition entre la notion des "enfants" dans "Matinée d'ivresse" et la notion des enfants ou de l'enfance dans divers autres poèmes des Illuminations, tels que "Guerre", pour prétendre que les "enfants" de "A une Raison" doivent être envisagés comme solidaires du cas de "Matinée d'ivresse" par opposition aux autres emplois rimbaldiens. En clair, l'approche de Bardel est on ne peut plus contre-intuitive. Bardel soutient que "la dénomination "enfants" n'est pas sans comporter, dans ce contexte, un aspect légèrement péjoratif". Mais le contexte dont parle Bardel, s'il se fonde sur l'idée mienne d'un enchaînement à la lecture des textes "A une Raison" et "Matinée d'ivresse", est faussé, dans la mesure où, au-delà du fait que l'idée du péjoratif est présupposée et non clairement établie dans le cas de "Matinée d'ivresse", Bardel fait passer le contexte qu'il suppose correctement interprété de "Matinée d'ivresse" pour le contexte même du poème "A une Raison". Le travers logique est important. Pour soutenir que le contexte est négatif, Bardel utilise un texte qui n'est pas "A une Raison", et à aucun moment Bardel ne montre que le contexte présupposé est le même dans "A une Raison". C'est un peu comme si Bardel mobilisait un document écrit, une attestation de Rimbaud disant ceci : "Moi, Rimbaud, par cette attestation attestante, j'atteste que le poète ironise sur "ces enfants" dans "A une Raison"." Cela n'a aucun sens. L'ironie doit jaillir du seul texte du poème "A une Raison" s'il y a bien ironie. Et l'ironie, ça ne se décrète pas, ça ne se déclare pas. L'ironie, elle vient sur la scène, parce que le discours du poème amène à la ressentir, parce que nos connaissances amènent par pression l'idée que le discours a un double fond. Là, dans le texte de Rimbaud, il n'y a rien de tel. Le quatrième alinéa rapporte au discours direct la prière des enfants. Le poète précise qu'il rapporte leurs propos : "te chantent ces enfants", et il s'y joint par la formule "On t'en prie" où, bien évidemment, le "on" correspond à un "nous". Si le poète avait voulu demeurer en retrait, prendre ses distances, il aurait écrit : "Ils t'en prient." Il a écrit : "On t'en prie" pour s'inclure. Et c'est logique que le poète qui tutoie la divinité en lui expliquant le chant des enfants s'associe à leur prière. Le mouvement énonciatif est uniforme. Certes, il existe des emplois ironiques du "on", mais ce n'est pas le cas ici. Quant aux emplois d'un "on" qui serait du "il" ou du "ils", mais jamais du "nous", c'est un sujet à débattre. Je ne le ferai pas ici. Personnellement, je ne perçois pas l'alternative du "Il" ou du "Nous" au sujet du pronom "On", pas spontanément à tout le moins.
Puis, la précision du sens elle est amenée par l'ensemble du poème. Dans le premier alinéa, le poète n'a pas écrit de façon neutre : "la nouvelle harmonie commence", il a écrit "et commence la nouvelle harmonie". On voit bien que nous n'avons pas affaire à une énonciation ironique. Le poète est exalté. Nous pourrions imaginer une énonciation ironique avec cette inversion verbale : "et commence la nouvelle harmonie", mais cette ironie naîtrait du conflit de ce tour exalté avec d'autres procédés qui finiraient par faire entendre leur fausse note. Ici, il n'y a rien de tel. Il n'y a pas une exagération ampoulée qui ressort pour nous faire sentir un persiflage. Rien de tout ça.
Bardel se met à l'école d'Albertine Kingma-Eijgendael, pour soutenir que la formule "ces enfants" est condescendante. Bardel inclut une propos de Brunel selon lequel les enfants pourraient être des "enfants de choeur". Mais, j'ignore si Brunel prétend que les enfants étant liés à l'église dans cette hypothèse ce serait une mention péjorative. Ce que je vois, c'est que Bardel construit un édifice. Rimbaud n'aime pas l'église et "ces enfants" sont comme être des "enfants de choeur", et raccourci infondé de Bardel ils sont comme donc ils sont peut-être directement des enfants de choeur et à ce titre, nouvelle supputation fondée sur rien, Rimbaud forcément se moque d'eux (rappelons que si tel était le cas la "nouvelle harmonie" serait le discours de la religion chrétienne, mais Bardel veut dire que les enfants de choeur du fouriérisme sont aussi niais que les enfants de choeur du christianisme, sans doute, sauf que c'est de l'échafaudage complètement gratuit en termes d'analyse de poème). Et donc si ce sont des enfants de choeur du fouriérisme on comprend que Kingma-Eijgendael puisse dire que "ces enfants" est une dénomination condescendante. On est en pleine logique ubuesque.
Ce que je trouve dingue, c'est que l'ironie est un moyen de mettre une distance, alors que l'enchaînement de propos rapportés à la forme "on t'en prie" est très précisément le contraire d'une prise de distance !!!
Bardel en arrive à affirmer avec assurance que "ces enfants" ne reprend pas "nouveaux hommes".
Dans le groupe nominal "ces enfants", le déterminant "ces" suppose d'aller chercher le référent. Dans ce qui précède, il a été question d'actions, d'une divinité tutoyée et de nouveaux hommes. Spontanénent, quand on va chercher ce que pointe le déterminant "ces", on ne va pas aller chercher d'autres personnages non mentionnés dans le poème. On pourrait l'imaginer que le poème désigne des personnages non encore introduits, mais on voit bien que le poème ne fonctionne pas sur le mode d'une description par dévoilement progressif. Nous avons un poème ramassé sur son sujet qui nous parle d'une transformation se jouant entre une divinité et des nouveaux hommes, avec le poète au milieu de tout ça. Et en prime, on sait que la reprise ne se fonde pas que sur les déterminants. De "nouveaux hommes" à "enfants", il y a une reprise sémantique. Les "enfants" sont de "nouveaux humains". Le mot "enfants" corrige quelque peu ce que nous pourrions percevoir spontanément dans la mention "nouveaux hommes", mais nous ne sommes pas dans l'opposition entre des adultes et des enfants. Tous les lecteurs comprennent spontanément que les "nouveaux hommes" sont finalement des "enfants". C'est dans la logique de la langue française, il n'y a aucun problème à ce niveau-là.
Bardel est en train de créer une embrouille qui n'a pas lieu d'être.
Et j'en reviens au couple "levée" et "Elève". Le terme "levée" du second alinéa introduit précisément la mention "nouveaux hommes", tandis que "Elève" fait suite à la mention en incise "ces enfants". Or, cela va de pair avec l'autre reprise de "commence" à "commencer". Suivons de plus près cette idée des reprises. Comparons "commence la nouvelle harmonie" et "la levée des nouveaux hommes". En clair, les "nouveaux hommes" vivent la "nouvelle harmonie", et ce commencement est une levée. Et on pourrait prolonger les symétries entre les deux premiers alinéas qui soulignent cette évidence : "Un coup de ton doigt", "Un pas de toi". Mais insistons encore sur un autre point : la divinité est à l'origine d'un commandement qui fait que les nouveaux hommes se sont levés. C'est le fait de frapper du doigt sur le tambour qui permet l'événement de la nouvelle harmonie et c'est la sollicitation du pied de la divinité qui entraîne le mouvement des "nouveaux hommes". Alors, évidemment, on peut se demander si les "nouveaux hommes" sont des marionnettes dirigées par un mouvement du pied ou si c'est un lien par une sorte d'adhésion absolue. J'ai du mal à me représenter des marionnettes manipulées par un pied, il me semble assez évident que c'est l'adhésion qui est suggérée dans le deuxième alinéa.
Passons au quatrième alinéa. Le premier propos rapporté entre guillemets correspond au discours des enfants. Il demande à la divinité de "crible[r] les fléaux", et on peut dire que "crible[r] les fléaux", c'est un peu comme "décharge[r] tous les sons", et si ce rapprochement ne convainc pas spontanément, on a en tout cas la reprise du verbe "commencer" qui confirme pourtant que c'est bien de cela qu'il s'agit, puisque nous passons de "et commence la nouvelle harmonie" à "à commencer par le temps". Il est clair qu'une forme du temps est dénoncée au profit d'une "nouvelle harmonie" qui suppose moins l'abolition du temps que le dépouillement des effets négatifs du temps. Or, ce qu'il faut comprendre aussi, c'est la circularité du poème qui n'est en rien une contradiction, puisque la Raison donne l'ordre aux nouveaux hommes de se lever, et ceux-ci en retour demande à la divinité précisément de les faire se lever. Cette circularité prétend souligner la parfaite fusion des attentes entre la divinité et les nouveaux hommes. Le poète souligne l'absolue adéquation des volontés, tout simplement. La divinité est à l'origine de la levée, et dans cette levée les nouveaux hommes demandent qu'elle ait encore plus lieu : "Elève n'importe où..." Les enfants font une prière, mais la divinité agit déjà en eux. C'est ça le discours du poème. Et pour quelqu'un qui trouve que ce texte n'a rien de compliqué, Bardel a le malheur de passer complètement à côté malgré tout.
Et Bardel, comme à son habitude, fait dans l'intimidation, alors qu'il se trompe sur toute la ligne. Il s'en prend à Brunel de la sorte :
Brunel identifie indûment le point de vue du locuteur et celui qui ressort des propos des "enfants". Il amalgame ce que Rimbaud disjoint, par le moyen des guillemets.
Mais, non, Bardel, ce n'est pas Brunel seul qui fait ce constat. C'est toi, Wy et Kingma-Eijgendael qui êtes à peu près les trois seuls à concevoir une telle disjonction. Tu le dis toi-même que Guyaux, Claisse et bien d'autres ne voient aucune ironie dans ce poème. Et c'est toi qui te trompe en affirmant que les guillemets sont un moyen de disjoindre. Les guillemets rapportent des propos, mais ils ne servent pas à séparer les propos rapportés de ceux du poète. Le "On t'en prie" signifie "Nous t'en prie", il suppose un "Moi aussi, je t'en prie" qui est logique dans le rôle d'intercesseur du poète. On remplace "On t'en prie" par "Moi aussi, je t'en prie", on aura la même séparation par les guillemets entre les propos des enfants et ceux du poète, et pourtant il sera clair comme de l'eau de roche qu'il n'y a aucune disjonction. Il n'y en a pas la moindre dans "On t'en prie". La jonction ou la disjonction elle ne peut pas être dans les guillemets, elle peut être dans le discours tenue, et "On t'en prie", c'est une invitation plus pressante pour que la divinité tienne compte des voeux des enfants. C'est ce que dit le texte en toutes lettres.
Précisons que dans sa notice au poème pour le Dictionnaire Rimbaud de 2021, Hyojeong Wi développe une autre idée encore sur l'ironie possible de la fin du poème. Elle annonce déjà au début de sa notice qu'il y aurait un groupe important de lecteurs qui liraient ce poème serait l'expression d'une "raillerie ironique de la croyance au progrès". C'est déjà complètement absurde. La phrase : "Je crois au progrès !" n'est pas ironique en soi, nous sommes d'accord ! Alors, expliquez-moi par quel tour de passe-passe vous allez soutenir que l'exaltation habile du poème "A une Raison" est ironique. Expliquez-moi comment vous faites ! Mais surtout il faut citer la fin de la notice qui, en tant qu'elle mobilise l'opinion de Brunel et véhicule le mot "tonalité", est à l'évidence derrière l'inspiration critique de la présente copie bardélienne :
Pierre Brunel voit volontiers la chute dans la clausule en remarquant qu'on n'aurait pas besoin de prier pour une "arrivée de toujours" (Brunel 1999 : 467). Il est vrai que la tonalité trop enthousiaste laisse un doute sur la vraie intention de cet éloge, d'autant plus que le mot "toujours" a rarement une connotation positive chez Rimbaud. Dans cette "nouvelle harmonie" et ce "nouvel amour", tout au moins faudrait-il reconnaître une attente nécessairement déçue, puisque l'un comme l'autre sont voués à l'annulation par le principe d'une reprise cyclique, et sans fin.
Il y a plein de raisonnements forcés dans ces quelques lignes. La tonalité serait "trop enthousiaste", mais ça c'est un avis subjectif de lecteur, ce n'est pas une remarque critique de poésie objective pour citer la fameuse lettre. Wi décide d'affirmer que la tonalité est trop enthousiaste. Il reste à étayer l'opinion. Il n'en sera rien. C'est trop enthousiaste, c'est comme ça ! "Ce n'est pas ma vision de Rimbaud, alors je décide de dire que c'est un enthousiasme feint." Autant quand il essaie, sans d'ailleurs lui-même arriver à la démontrer, de montrer que l'enthousiasme est forcé dans "Matinée d'ivresse", Fongaro s'appuie sur des indices qui sont jouables, comme l'excès d'assonance en [s], sauf que l'effet de sens n'est pas programmatique ainsi que le pense Fongaro, autant ici il n'y a aucun indice exhibé. C'est directement l'enthousiasme qui est considéré comme une chose honteuse. On peut penser que l'arrière-plan idéologique, c'est qu'un poète visionnaire ne doit jamais être dupe et que, pour cela, il faut toujours veiller à fuir l'enthousiasme comme la peste. Un poète qui n'est dupe de rien ne fera que singer l'enthousiasme. Mais tout cela, c'est de l'idéologie gratuite des critiques littéraires qui plaquent cela sur leurs interprétations subjectives des poèmes !
Ensuite, Wi parle d'un emploi du mot "toujours" qui aurait "rarement" une "connotation positive" chez Rimbaud. Mais, et alors ? Pourquoi ce poème ne ferait-il pas partie des cas rares puisqu'ils sont concédés ? Et qui a vérifié que l'emploi du mot "toujours" était souvent négatif chez Rimbaud ? Et dans tous les cas, l'interprétation négative doit jaillir de la compréhension du poème lui-même. C'est quoi cette façon de déterminer la manière d'employer un mot par ce qu'on présuppose sans le vérifier des autres textes ? Et Wi ne s'arrête pas en si bon chemin en nous imposant de croire que l'idée du cyclique dans "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout", est contradictoire avec l'aspiration à une autre qualité de vie. Mais, il y a plein de raccourcis dans le raisonnement. Le cycle peut être solidaire de progrès. C'est ce qui est dit dans le tercet du "U vert" de "Voyelles" où la mention "cycles" est compatible avec l'avancée des connaissances des alchimistes. C'est ce qui est dit dans "Génie" où celui-ci voyageant il est question de le guetter, de le prendre et de le renvoyer. Qu'est-ce que c'est que ce présupposé nietzschéen de l'éternel retour appliqué au poème de Rimbaud ? Le poème de Rimbaud parle d'ailleurs plutôt ici d'une circulation et non d'un cycle : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout." Et on comprend mieux maintenant pourquoi plus haut j'ai autant insisté sur l'idée d'adhésion et de circularité, sur les couples "commence"-"commencer" et "levée"-"Elève" qui montrent que l'attente déçue n'a pas lieu d'être et qu'il n'y a pas d'inutilité de la prière.
Brunel s'est trompé en parlant de l'inutilité de la prière, tandis que Wi, Bardel et Kingma-Eigendael sont dans de parfaits contresens. Merci à tous ceux qui leur donnent des tribunes pour bien diffuser un sens erroné sur les poésies de Rimbaud dans les futures éditions courantes et futures éditions scolaires ou universitaires. Merci, merci, merci, merci mille fois !

J'aurais des choses à dire aussi sur la syllabation, la mise en forme du poème et la question de la date de composition. On va s'en garder un peu sous le pied, mais en gros il faut préciser quelques éléments.
Je rappelle que nous ne connaissons pas de poèmes en vers de Rimbaud composés de septembre 1872 à avril 1873. Les candidats existent, mais ils sont peu nombreux : "Honte", "Entends comme brame...", "Ô saisons ! ô châteaux !", "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...", "Mémoire", "Michel et Christine", "Juillet" et "Le loup criait..." Cependant, peu de poèmes de Rimbaud nous sont également parvenus pour la période de juin, juillet et août 1872, et il y a de fortes présomptions que la plupart des poèmes en vers que nous venons de citer datent plutôt de la période juin, juillet, août, septembre 1872 que de la période allant d'octobre 1872 à avril 1873.
Récemment, Bienvenu a émis une hypothèse que je n'avais jamais vue nulle part selon laquelle Germain Nouveau aurait rencontré Rimbaud au début de l'année 1875 à Charleville et que c'est à ce moment-là qu'il aurait recopié les poèmes en prose "Métropolitain" et "Villes" en sa compagnie. Or, l'hypothèse s'est accompagnée de ce que je perçois comme une démonstration définitive. Nous avons désormais la preuve que, en juin 1874, après la période généralement admise de transcriptions avec Nouveau de poèmes en prose, Rimbaud ne bouclait pas encore tous ses "f" comme cela apparaît sur les manuscrits des poèmes en prose des Illuminations.
Cela tend à relancer l'idée que les poèmes en prose ont pu être composés après Une saison en enfer. Il y a en effet deux faits importants à noter. Les copies témoignent d'une certaine désinvolture. Or, dans le cadre antérieur, il était étonnant que Rimbaud ait composé si activement des poèmes en prose de septembre 1873 à mai 1874 pour nous lancer un ensemble manuscrit aussi mal ficelé, aussi aléatoire. Pire, Rimbaud recopiait sans être présent en esprit. Par exemple, dans le cas du poème "Antique", il commence une phrase qui est plus loin dans le poème, puis se reprend. Il me semble assez évident que les copies témoignent déjà d'un certain désintérêt pour les poèmes. Ensuite, il y avait une abondance anormale de poèmes faisant allusion à un cadre anglais, ce qui n'était pas logique en regard du consensus de la critique rimbaldienne. Rimbaud n'est pas en Angleterre de septembre 1873 à mars-avril 1873. Il faudrait croire qu'en avril-mai Rimbaud ait composé soudainement une flopée de poèmes avec des thèmes anglo-saxons, ou bien il faudrait croire qu'il ne pensait qu'à l'Angleterre quand il était en France, à Bruxelles ou à Paris ou à Charleville. Le déplacement de la fenêtre chronologique a une incidence favorable sur l'idée de compositions qui pourraient avoir eu lieu en Angleterre, puisque cette fois nous aurions le cas d'un Rimbaud vivant seul en Angleterre quelques autres mois de l'année 1874.
Ceci dit, je considère que des problèmes conséquents demeurent. Verlaine a connu Rimbaud avant son incarcération, et nous avons un manque étonnant de poèmes de Rimbaud datables de la période septembre 1872-juin 1873 qui est précisément l'époque du compagnonnage de Rimbaud et Verlaine en Angleterre. On nous parle tout le temps du compagnonnage de Rimbaud et de Verlaine, de l'émulation poétique qu'il peut y avoir entre eux. On nous parle sans arrêt de la connaissance intime qu'avait Verlaine des poèmes de Rimbaud, et on a enfin un Verlaine qui prétend avoir publié l'essentiel de l'oeuvre qu'il connaissait de Rimbaud. Et pourtant, selon la thèse de poèmes en prose des Illuminations écrits après Une saison en enfer, Verlaine n'aurait rien à dire sur une quelconque production poétique de la part de Rimbaud tout le temps de leur compagnonnage à Londres (septembre 1872 - juin 1873). Rimbaud a écrit des poèmes en vers "nouvelle manière" en 1872 et puis à partir d'avril 1873 Une saison en enfer. Qu'est-ce que Rimbaud a produit entre le mois d'août 1872 et le mois d'avril 1873 ? Les rimbaldiens sont incapables de répondre à cette question. Je veux bien qu'il y ait des oeuvres perdues. Après tout, Verlaine n'a pas clamé sur tous les toits que Rimbaud écrivait des proses contre-évangéliques dont il avait conservé des brouillons au dos de brouillons d'Une saison en enfer. Mais il y a des limites à l'absence de remarques sur cette période. Rappelons que Verlaine était abonné à la revue La Renaissance littéraire et artistique qui publiait précisément pas mal de poèmes en prose, notamment de Charles Cros ou Judith Gautier. Bienvenu a souligné que la virgule en fin d'alinéa dans un poème en prose est une astuce que Charles Cros s'est accordée avant Rimbaud, et il est question des prépublications de Charles Cros dans La Renaissance littéraire et artistique. Je possède un volume relié fac-similaire de la revue. Ce n'est plus très frais dans ma mémoire, mais j'en ai plein des idées pour lier les poèmes des Illuminations à une influence, du moins formelle, des publications de La Renaissance littéraire et artistique. Le poème "A une Raison" est un des poèmes les plus évidents à rapprocher de la manière d'une Judith Gautier et de certaines publications de la revue dirigée par Emile Blémont. Puis, il y a cette question de la syllabation. Un des objectifs de Rimbaud, c'est sans aucun doute qu'un poème en prose puisse sonner aussi bien qu'un poème en vers.
Cornulier est déterminé à n'étudier que le problème de conformation métrique dans les poèmes en vers. Comme il n'y a pas d'égalité automatique dans les poèmes en prose, il frappe d'inexistence toute proposition d'analyse poétique. Moi, ça me gonfle. Le sujet n'est même pas étudié... Il est mort dans l'œuf ! C'est une gaffe monumentale qui est commise ! Comment dans la prose Rimbaud a-t-il interrogé les ressources de la syllabation ? Personne ne veut en entendre parler, ou très peu. Vous avez plus haut ce que j'arrive à dire sur les effets de sens induits par des répétitions de mots qui structurent un texte : "levée"-"élève", "commence"-"commencer", la série "nouvelle harmonie", "nouveaux hommes", "nouvel amour" et en enrichissant cela d'autres rapports "nouveaux hommes"-"ces enfants", "décharge tous les sons"-"crible les fléaux", on en dit des choses intéressantes avec une solide charpente argumentative. Ici, on ne reconnaît dans "A une Raison" qu'une allusion à l'alexandrin dans le dernier alinéa. C'est comme si vous faites une balade et découvrez un château. Sur une façade du château, il y a une pierre dans laquelle on a sculpté un visage. Et vous êtes là, et vous admirez ce visage sculpté dans une pierre de la façade du château ! Et vous dites à vos enfants : "As-tu le visage sculpté ?" Il n'y a pas d'enrichissement culturel si on n'a pas vu le visage sculpté, et ça s'arrête là, et on repart. La situation de la critique rimbaldienne face aux quelques pseudo alexandrins admis dans les poèmes en prose de Rimbaud, c'est celle-là. C'est celle de la bêtise en famille. Cet alexandrin, il est comme ce visage sculpté. C'est la curiosité qu'il faut avoir vu, et ce ne sera que cela. J'ai le malheur de penser que beaucoup plus est engagé à ce sujet de la part de Rimbaud !

mercredi 28 avril 2021

Une évolution inquiétante du site d'Alain Bardel ("A une Raison" , Bruno Claisse et Cavallaro)

Le 22/04/2021, Alain Bardel a mis en ligne une étude sur "A une Raison" qui a des allures de défi me concernant, puisque ma première publication dans les revues rimbaldiennes et en particulier dans la revue Rimbaud vivant ce fut un article sur le poème "A une Raison". Visiblement, Bardel désavoue Reboul et Murphy pour cette publication dans le numéro 16 de la revue Parade sauvage paru en mai 2000, au siècle passé.
Nous avons une page de panorama critique qui réunit des extraits cités de Michel Murat, Suzanne Bernard, Py (je ne sais plus son prénom), André Guyaux, Pierre Brunel, Wi la collaboratrice du Dictionnaire Rimbaud dont je ne connais aucun travail rimbaldien antérieur, Antoine Adam, Mortier (je ne sais pas qui c'est, ni d'où il sort), Albertine Kingma-Eigendaal (une passante des années 80 dans les études rimbaldiennes si je ne m'abuse).
Nous avons ensuite une page de commentaire, mais une page de commentaire qui rend impertinente la page de panorama critique, au titre si pompeux, puisque les citations sont reprises dans le fil du commentaire. Ce doublon a une solennité très fourbe.
Le commentaire a une introduction en italique où Bardel formule à nouveau l'idée qu'il soumet au sujet de "Voyelles" finalement. Le poème n'est pas très compliqué à comprendre, le vrai défi ce serait d'identifier le dosage de l'ironie dans le poème, ce que Bardel formule maladroitement par le choix du verbe "commencer" qui suggère que l'ironie commencerait à un endroit précis du déroulement du poème.
Le commentaire fait en soi du poème n'est pas inintéressant, il y a des remarques de détail valables, mais évidemment Bardel suit la voie autorisée par les rimbaldiens et notamment le dernier livre de Claisse de ne pas me citer une seule fois sur les poèmes en prose des Illuminations. En plus, j'ai dénoncé l'influence de Bardel en lui déniant une certaine compétence. Donc, il doit n'avoir aucune envie de me citer, et on voit qu'il s'est bien gardé de recenser mon article de mise au point sur l'importance maximale des réécritures des Mémoires d'outre-tombe dans "Vies" où je montrais qu'encore une fois Brunel et Bardel étaient restés à la surface des rapprochements. Il s'agissait pourtant d'une mise au point objective, et on voit à quel point Bardel n'est pas scrupuleux. Il sacrifie définitivement les mises au point objectives et l'équilibre de la recherche à des logiques partisanes, à de l'amour-propre.
Sur "A une Raison", on note tout de même qu'il y a un écho de mon blog quand Bardel rappelle que le poème "A une Raison" précède sur le même feuillet manuscrit la transcription de "Matinée d'ivresse", puisque la thèse de lecture de l'enchaînement des deux poèmes est mienne : c'est ce que j'ai développé sur ce blog, et Bardel le sait. Peut-être sait-il aussi que par exception Licorne et Reboudin a échangé sur ce blog tout récemment au sujet de ce poème. En tout cas, il y a plein de problèmes violents dans le présent article de Bardel. Je passe rapidement sur "Matinée d'ivresse". Bardel compare les "enfants" mentionnés dans les deux poèmes "Matinée d'ivresse" et "A une Raison", et c'est ce qu'il faut faire, mais je ne veux pas commencer un article sur le sujet, car les développements seraient longs. Ce que je veux pointer du doigt, c'est que Bardel affirme qu'il y a allusion au hachisch dans "Matinée d'ivresse" et c'est le cas également de Saint-Amand dans la notice du Dictionnaire Rimbaud de février 2021. Or, moi, Fongaro et Claisse sommes trois à considérer que cette lecture traditionnelle pose problème. Fongaro et Claisse sont deux des lectures les plus estimées par Bardel, et précisons qu'à la différence de Fongaro Claisse laisse entendre qu'il n'y a aucune allusion au hachisch dans "Matinée d'ivresse". En plus, Bardel est devant une des ses contradictions, puisque le rapprochement avec "Matinée d'ivresse" l'oblige à envisager une lecture hachischine du poème "A une Raison", lequel poème est avec plus de raison pourtant rapproché des thèses fouriéristes, citations de Suzanne Bernard à l'appui. Bardel a pourtant prétendu que le poème ne posait aucune difficulté de lecture, en-dehors du dosage de l'ironie.
Quant au poème "A une Raison", c'est bien beau de souligner le rythme binaire. Le binaire et le ternaire, c'est les choses les plus évidentes à rencontrer. Pour des raisons qui, à mon avis, ne sont pas inconcevables, il est plus facile de repérer du binaire ou du ternaire qu'une division par cinq, un fractionnement par sept, un séquencement par onze ou treize. C'est dingue, non ?
Plus sérieusement, malgré les écrits de Licorne et Reboudin sur mon blog, je prétends que le verset central permet bien de créer une sorte de clé de voûte avec de part et d'autre deux autres versets, et je prétends que la symétrie est essentielle entre les deux premiers versets et le quatrième. Remarquer cela, c'est déjà plus subtil que de relever du rythme binaire. Et dans cette symétrie, il y a la reprise du mot "levée" au verbe "Elève" et la reprise de "commence" à "commencer". Et quand on s'interroge sur le glissement de "nouveaux hommes" à "enfants", il faut en particulier s'interroger sur le glissement de "levée" à "Elève" !
Quelque part, il faut comprendre que tout en demandant à la divinité d'intervenir les "nouveaux hommes" qui sont donc des "enfants" s'en pénètrent de la divinité, et ils doivent quelque peu à eux-mêmes l'élévation de leurs fortunes, cette levée est commandée par la divinité, mais c'est bien le corps des "nouveaux hommes" qui agit, qui se lève dans cette commune aspiration. Et dans ce rapprochement, le "n'importe où" est moins incompréhensible qu'il n'y paraît. Ces hommes se sont levés, ils ne sont pas restés assis, après, peu importe les contours de ce qu'il adviendra si l'effet de s'être dressé a porté des fruits pourrait-on dire.
Bardel ne fait donc rien des couplets "commence"-"commencer" et "levée"-"Elève" parce que ce serait cité du Ducoffre. Il ne fait rien non plus de l'unicité de l'adjectif "nouveau" dans le poème, le seul adjectif du poème, puisque même si c'est un fait objectif il faudrait me citer pour l'avoir dit apparemment le premier.
Il y a enfin la question de la syllabation. Cornulier s'est dérobé à ce travail dont il n'a visiblement pas compris l'importance cruciale. Il a publié un article pour réfuter les approximations de Fongaro, mais Cornulier n'a jamais attaqué le sujet réellement. Il s'est réfugié dans le sentiment du nettement perceptible à la lecture. En gros, Cornulier est convaincu qu'il est normal de produire des raisonnements aussi compliqués sur le chahut de la césure dans les poèmes en vers, mais dès que le vers n'est plus là le raisonnement sur la syllabation n'a d'un coup plus lieu d'être, et ni lui ni d'autre ne se demanderont ce qui pourrait s'y substituer, car le poète il a besoin de temps et de repères pour concevoir ses poèmes. On dirait que tout se passe comme si Rimbaud s'était débarrassé entièrement d'une contrainte pesante et mesquine.
Je suis désolé, mais si on écoute Cornulier, ce poème est en prose avec un rythme binaire "gnan-gnan" et se termine par une allusion à l'alexandrin dans une espèce d'à peu-près, vu le "e" surnuméraire du participe passé "Arrivée" : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout."
Cornulier fait le tour de force de considérer que les autres faits troublants n'existent pas car non directement perceptibles, ou plus précisément non formatables métriquement sans reste théorique.
Je prétends moi au contraire que le verset central fait allusion à un doublon d'alexandrins, avec une présence remarquable des suites "-our"/"-tour" qui soulignent l'idée d'hémistiche et soulignent aussi une relation au dernier alinéa ou verset admis en tant qu'approximation d'alexandrin.
Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, - le nouvel amour !
Je prétends que "our" souligne clairement l'allusion à des alexandrins à césure italienne : "Ta tête se détour+ne : le nouvel amour ! Ta tête se retour+ne, - le nouvel amour !"
Et que la fin de la première séquence (rythmiquement) soit plutôt en "ourne" au plan syntaxique qu'en "our", ça ce n'est pas de la contre-argumentation, c'est "peanuts".
Puis, en ce qui me concerne, j'ai pas de mal à cerner l'importance pivotale du radical verbal "tourner", j'ai la chance d'avoir été bien conçu.
Ensuite, y a-t-il ou non un équilibre sensible des masses syllabiques dans le deuxième alinéa ? "Un pas de toi (4). C'est la levée (4) des nouveaux hommes (4) et leur en-marche (4)."
Il va de soi que le "e" de levée joue les trouble-fêtes ainsi que le "-es" dans "nouveaux hommes". Il va de soi que si on met la phrase en prose sans découpage pour l'oralité, on n'aura pas seize syllabes, mais au minimum dix-sept (le "-es"), et jusqu'à dix-huit (le "e" de "levée" plus volontiers élidable). Et dix-neuf syllabes en comptant le "e" final de "en-marche", mais c'est bien le "e" surnuméraire qu'on concédera d'évidence.
Le truc n'est pas parfait, donc il n'existe pas, Rimbaud n'y a pas pensé. Mais vous rendez-vous compte du problème que cela pose ? Du coup, vous admettez des allusions à l'alexandrin qui n'ont aucune signification : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout", pour Cornulier, comme pour les autres, c'est un résultat formel aléatoire. Rimbaud a fait ça, il aurait pu faire autre chose. Là, cet alinéa final, on est bien obligés de le ressentir alors on va concéder du bout des lèvres qu'il y a eu là une allusion, et ce sera tout. C'est complètement vain, et surtout ce n'est pas intelligent, c'est le moins qu'on puisse dire ! C'est l'absence d'intelligence même, puisque c'est une absence de signification prêtée à un fait poétique.

Revenons sur la lecture de "A une Raison" selon Bardel. L'enjeu serait de cerner l'ironie du poème. Mais l'ironie d'un texte ne se déclare pas (ou ne se décrète pas, si vous préférez, mais je veux insister sur le lecteur Bardel qui déclare) ! Pourquoi Bardel et quelques autres veulent-ils voir de l'ironie dans le fait que la formule "on t'en prie" soit en-dehors des guillemets. C'est le contraire de l'ironie bien évidemment. Le poète adhère au discours des enfants et s'inclut en tant qu'enfant. Je ne vois ni ironie ni problème de lecture dans ce "on t'en prie". Je ne vois pas non plus d'ironie dans l'alinéa final : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout." Wi et quelques autres selon le Dictionnaire Rimbaud voient un problème de circularité contradictoire avec l'action sollicitée. Mais on s'en moque d'eux. Ils ne savent pas lire, c'est leur problème. Pourquoi tenir compte d'inepties pareilles ?

Et ce n'est pas tout. L'évolution de Bardel va de pair avec un rejet inquiétant des approches de Claisse qu'il soutenait jadis. Claisse m'a piqué l'intertexte de Leconte de Lisle pour "Soir historique" et il a évité de me citer dans son second ouvrage, ce qui n'est pas joli-joli, mais il n'en reste pas moins que, si je me laisse de côté, Claisse était le seul rimbaldien qui pouvait défendre une lecture articulée d'ensemble d'un poème en prose de Rimbaud. Claisse a commencé les années quatre-vingt, et il a publié un premier livre au début des années quatre-vingt dix. Or, Claisse n'a jamais été reconnu en tant que rimbaldien. Murphy l'a été, mais pas Claisse. Cependant, avant la non reconnaissance de Claisse, il y a eu un épisode important. Todorov a publié un article sur l'illisibilité des Illuminations. Et Todorov avait passé en revue différentes formes d'approches. Cet article a reçu diverses réponses par articles interposés. Il y en a une de Fongaro, il y en a une de Jean-Pierre Chambon qui inévitablement lui mettra les rieurs dans la poche, et ainsi de suite. Le discours de Todorov, pas n'importe qui dans les références universitaires vu l'amour que lui portent bien des gens nés dans les années 1950 et qui ont fait leurs études universitaires dans les années 70 (ce qui n'est bien sûr pas mon cas), s'est effondré sur cette question. Mais, Fongaro était haï parce qu'il se disputait avec franc-parler par articles interposés, tandis que Claisse, qui lui ne rentrait pas dans le lard, fut tout de même rejeté, parce qu'il expliquait les idées de Rimbaud dans les poèmes, quand il n'était question que de lire les poèmes comme des jeux de l'esprit ne portant pas tellement à conséquence. Il est vrai que Claisse avait une déformation. Comme Murphy ou Ascione, il y a un biais marxisant dans son approche, et Murat a reproché à Claisse de faire parler Rimbaud en marxiste et non en poète. Face à cela, Claisse a voulu se donner des gages et il a découvert les écrits de Meschonnic, et il en a fait un maître spirituel, ce qui n'était pas très heureux, mais ce fut ainsi. Claisse continuait à expliquer les idées des poèmes de Rimbaud comme il l'avait toujours fait, mais cette fois il mobilisait une théorie poétique pour justifier ses lectures, théorie malheureusement problématique. Claisse expliquait donc que le travail était poétique. Cela n'a pas séduite non plus.
Toutefois, Claisse a eu une reconnaissance au sein de la revue Parade sauvage. Murphy, Ascione, Fongaro et plusieurs autres considèrent le travail de Claisse comme essentiel et performant. Et c'est aussi le cas de Frémy, codirecteur du Dictionnaire Rimbaud de 2021, c'était le cas de Bardel, c'est aussi mon cas.
Il y a eu en plus une sorte d'âge d'or pour Claisse avec les publications des articles sur "Nocturne vulgaire", "Mouvement" et "Villes" qui furent particulièrement bien estimés.
Claisse s'est retiré des études rimbaldiennes après son dernier livre.
On sait que Murat et Claisse ne sont sans doute pas en bons termes, on a vu plus haut ce qui pouvait se passer, et lors du colloque "Les Saisons", avec le discours d'introduction, on sait que Murat ne cite aucun des deux livres de Claisse comme référence. Il cite le livre de Sergio Sacchi qui en effet analyse le texte, mais qui n'est pas si performant que ça, loin de là. Il cite la thèse d'André Guyaux qui ne relève pas de la compréhension de textes, et il cite son propre ouvrage L'Art de Rimbaud qui ne s'intéresse qu'à des questions formelles et pratiquement pas au sens. Or, cet escamotage est reconduit dans le Dictionnaire Rimbaud de 2021. En-dehors d'Alain Bardel, les notices sur les poèmes en prose sont confiées à des gens sortis de nulle part et puis une notice sur l'herméneutique des Illuminations a été confiée au codirecteur Adrien Cavallaro. Celui-ci n'a jamais publié une grande étude sur un poème de Rimbaud. Il n'a jamais produit une contribution majeure pour l'élucidation du sens d'un poème, que ce soit un poème en prose ou un poème en vers. Il a travaillé sur la critique rimbaldienne de la première moitié du vingtième siècle. Et du coup il a plutôt approfondi sa connaissance d'auteurs de la première moitié du vingtième siècle que sa connaissance du texte de Rimbaud lui-même.
Or, Cavallaro prétend énumérer les profils d'études qui ont échoué, et il enferme Claisse dans une approche idéologique qu'il rejette. Et Bardel a le front de trouver ce qu'écrit Cavallaro génial en parlant le 06 mars 2021 d'une synthèse capitale sur Les Illuminations. Mais ce n'est pas une synthèse capitale, c'est une exécution capitale de Bruno Claisse. Pire encore, la synthèse de Cavallaro, c'est l'article corrigé de Todorov, c'est le même cas de figure en moins maladroit (non pas au plan de la thèse de l'illisbilité ou non du texte, mais au plan du rejet d'approches variées). En plus, quand Cavallaro écrit la notice sur "Being Beauteous" les rares éléments pertinents comme les allusions de rejet au christianisme viennent indirectement de mises au point où Claisse fut l'un des premiers à s'exprimer. Puis, ça ne veut rien dire le discours de Cavallaro selon lequel il y a une méthode de lecture idéologique, etc. C'est du charabia, ça ne fait pas sens. C'est complètement gros sabots. La critique est complètement biaisée de manière à rejeter les seuls travaux critiques qui ont fait avancer la connaissance de Rimbaud.
En fait, la revue Parade sauvage sacrifie Claisse et les Illuminations pour préserver les lectures des poèmes en vers et quelques positions clefs de rimbaldiens de la revue Parade sauvage encore actifs. Pour moi, ce dictionnaire fait date, il acte le suicide de la revue Parade sauvage.

dimanche 25 avril 2021

Retour sur la lecture communarde du "Bateau ivre", l'article de Murphy "Logiques du 'Bateau ivre' "

 Je voudrais revenir sur la lecture communarde du "Bateau ivre". J'ai publié deux articles sur "Le Bateau ivre" en 2006. Le premier article "Trajectoire du 'Bateau ivre' " a été publié dans le numéro 21 de la revue Parade sauvage. Le second a été publié dans le numéro 5 des Cahiers du centre d'études métriques de Nantes et il s'agit plus précisément d'une étude générale sur la versification "première manière" de Rimbaud qui se terminait par une étude plus précise de la versification d'ensemble du "Bateau ivre". Il manque malheureusement le tableau des positions métriques qui n'a pas pu être publié à l'époque. Cornulier l'aurait souhaité, mais c'est moi qui ai dû jongler avec le manque de place, l'article étant particulièrement long.
L'article métrique peut être lu en ligne, voici un lien pour le consulter directement :
Il doit être possible de télécharger une version de l'article de 2006 pour quelques euros sur le site de la revue Parade sauvage.
Mon article sur "Le Bateau ivre" était déjà très avancé en septembre 2004 lorsque j'ai participé à un colloque sur Rimbaud à Charleville-Mézières.
Invité par Yves Reboul à publier un article dans un numéro spécial Rimbaud pour la revue Littératures, l'article de Steve Murphy a été intégralement rédigé en 2006 après lecture de la version définitive de mon propre travail, même si les deux articles ont paru en même temps, et même d'abord celui de Steve Murphy. Celui-ci précise avoir lu mon article dans les notes de bas de page de son étude.
Ma lecture a plusieurs points importants et ils ne sont pas tous repris dans l'étude de Murphy. Il y avait un point que je soulignais, c'était la lecture du pluriel "juillets" comme allusion à des journées révolutionnaires. Je suis bien placé pour savoir que, même si dans l'énorme quantité de choses qui se sont écrites sur Rimbaud il y a bien eu quelqu'un avant moi pour dire que le pluriel "juillets" faisait songer à du "14 juillet", etc., il n'en reste pas moins que c'est à partir de 2004, dans le cercle d'entretiens privés entre rimbaldiens, que l'idée que ce pluriel désignait bien des insurrections s'est fixée véritablement comme une évidence.
Et, tout à fait indépendamment de mes recherches, lors du colloque de Charleville-Mézières, le participant Marc Ascione avait surpris tout le monde au détour d'une étude sur un tout autre sujet en affirmant qu'à l'époque de Rimbaud la presse attribuait à Bismarck cette phrase : "Les Parisiens sont des Peaux-Rouges".
Ce colloque réunissait 25 participants je crois. Je possédais deux tomes des actes de colloque, publication de l'année 2005 en tant que colloque n°5 de la revue Parade sauvage, mais le déluge cannois les a emportés. Comme inévitablement il y eut des conversations privées autour du "Bateau ivre", vous pouvez aujourd'hui consulter l'article fleuve d'Ascione et relever non seulement la citation non suivie de référence "Les Parisiens sont des Peaux-rouges", mais encore une incidente pour dire que les "juillets" du poème sont bien révolutionnaires. Tout le monde aura compris que c'est bien en 2004 et en particulier au moment de ce colloque que l'importance de la signification révolutionnaire du pluriel "juillets" s'est cristallisée dans le milieu des rimbaldiens, du moins du côté de la revue Parade sauvage.
Lors de ce même colloque, il y a eu un autre fait intéressant "Le Bateau ivre". Christophe Bataillé a livré une lecture sur le poème "Les Corbeaux", et comme j'avais été intéressé par la lecture du poème "Roman" par Bataillé j'en attendais beaucoup avant de l'écouter. Mais il a développé une lecture selon laquelle le poème "Les Corbeaux" serait une charge anticléricale. Il paraît que Steve Murphy a amorcé une telle lecture dans son livre de 1986 que je n'ai jamais pu consulter et qui correspond à sa thèse. Or, je n'étais pas d'accord avec la lecture développée, je ne le suis toujours pas. J'ai remarqué que les rimbaldiens liés à Toulouse ne sont généralement pas convaincus par cette lecture : moi, Bardel, Reboul ou Fongaro, aucun des quatre n'adhère à cette lecture. Les autres rimbaldiens ne se prononcent pas, ceux qui y adhèrent ce sont Murphy et Bataillé, puis Vaillant, et apparemment Cornulier dans une publication assez récente. En revanche, lors de ce colloque, après les deux interventions orales des participants, celle de Bataillé et celle de je ne sais plus qui d'autre, il y a eu la séance des questions dans la salle. Et moi, je voulais intervenir parce que j'avais un groupe complet de liens avec "Le Bateau ivre". Or, Marc Ascione, présent dans la salle, plutôt vers les rangs de devant, tandis que moi j'étais plus en haut dans le fond, a pris la parole et a dit un des éléments du rapprochement que je faisais avec "Le Bateau ivre" ou il n'a pas fait de rapprochement avec "Le Bateau ivre", il a peut-être simplement fait le lien avec la Commune pour "fauvettes de mai". Evidemment, je fulminais, je m'étais préparé à mon truc à sensation. En tout cas, on m'a donné la parole ensuite, et j'ai développé tout le rapprochement avec "Le Bateau ivre" : "Mât perdu" pour "bateau perdu" et la correspondance de rime qui ne se limitait pas à la mention de mois, car on avait la reprise "soir charmé" pour "crépuscule embaumé" où "soir" équivaut à "crépuscule" et "charmé" à "embaumé", puis bien sûr la reprise "fauvettes de mai" pour "papillon de mai".
A l'époque, je n'avais pas encore découvert que le dernier sizain du poème "Les Corbeaux" était également proche du dernier sizain de "Plus de sang", le poème anticommunard de Coppée publié en plaquette, à chaud pendant les événements, avec la reprise de rime "chêne"::"enchaîne" et les motifs des oiseaux. Il me semble que l'intervention d'Ascione était tout comme la mienne motivée par une sorte d'incompréhension face à la lecture anticléricale développée par Bataillé.
Murphy prévoyait de publier un article sur "Les Corbeaux" après celui de Bataillé. Seulement, entre-temps, on m'a proposé de publier un article dans la revue Rimbaud vivant et ne me rappelant plus que Murphy prévoyait de publier sur ce poème j'ai proposé une étude sur "Les Corbeaux" où j'ai évidemment développé mes éléments de rapprochement avec "Le Bateau ivre".
Pour précision, malgré les interventions orales parmi l'assistance de moi ou d'Ascione, Bataillé n'a pas intégré ces éléments dans la version écrite de sa conférence, comme l'attestent les actes du colloque parus en 2005.
Lorsqu'il a enfin publié son étude sur "Les Corbeaux" dans son livre Rimbaud et la Commune, Steve Murphy a évoqué ma lecture, mais avec des contresens, et il m'a attribué la découverte des liens avec le poème "Le Bateau ivre". Il semble bien que cela n'avait jamais été cerné auparavant. En plus, j'ai bien développé les liens, j'ai tiré le fil. L'étude sur "Les Corbeaux" de Murphy a toutefois ceci d'étrange qu'elle maintient à la fois la lecture anticléricale et l'idée du lien de la dernière strophe avec "Le Bateau ivre". Ce qui est gommé au passage, c'est que ni moi ni je suppose Ascione ne nous reconnaissions dans la lecture anticléricale du poème. Quand Ascione est intervenu, il y avait quand même un sentiment de perplexité qui perçait.
Plus tard encore, j'ai découvert le lien avec le poème "Plus de sang" avec Coppée, et dans un tel cas de figure je considère que la lecture anticléricale va être tout de même sacrément délicate à défendre, parce qu'évidemment les sources permettent de commenter efficacement le poème et le dernier sizain qui est un peu la chute du poème est saturée par les renvois à nos deux sources. Il n'y a plus vraiment d'espace pour justifier une lecture anticléricale du dernier sizain, et une lecture anticléricale pour les seuls deux premiers sizains, ça me paraît vain.
Mais revenons au "Bateau ivre" avec les juillets et les "Peaux-rouges", et donc son côté d'allégorie de la Commune.
En fait, Murphy adhère à une lecture du "Bateau ivre" en fonction de la Commune, mais il reste réservé. Face à ma lecture qui dit frontalement que le poème est une allégorie de la Commune, il pose un poème qui a plusieurs niveaux allégoriques avec certains de même importance que celui d'une allusion à l'insurrection réprimée dans le sang. Je ne suis évidemment pas d'accord avec cette restriction. Puis, il y a une autre différence majeure. Dans mon article, j'ai mis en avant l'idée d'un dialogue avec Victor Hugo dans une compétition entre les deux poètes qui pouvaient se dire les mages de la société ambiante. Outre que Baudelaire ne traitait pas ainsi de l'actualité, il était déjà mort depuis quelques années en 1871. Lamartine, Sainte-Beuve et Vigny n'étaient plus de ce monde. L'idée est claire : Rimbaud est un romantique tardif, et même si les parnassiens sont eux aussi des romantiques, il faut bien mesurer que dans son approche de la poésie Rimbaud brandit le magistère du poète à la manière de la première génération romantique, et tout particulièrement à la manière de Victor Hugo. Il était déjà connu que le poème "Le Bateau ivre" s'inspirait du couple "Pleine mer" et "Plein ciel" de poèmes de Victor Hugo, mais j'ai identifié des réécritures de vers précis, ce qui, d'après mes recherches, n'avait jamais été fait auparavant. Et parmi les allusions de réécritures de Victor Hugo que j'ai proposées, en tout cas, celles issues des poèmes de La Légende des siècles "Pleine mer" et "Plein ciel" ont clairement été admises comme allant de soi par Murphy, puis Santolini. Mais, dans mon article, je développais toute l'idée d'une affinité métaphorique entre Rimbaud et Hugo pour souligner à quel point finalement derrière un récit imagé on pouvait deviner un jeu de réponses point par point dans le domaine des idées d'un Rimbaud se positionnant face à Hugo. Tout cela est dans mon article de 2006, mais pas dans l'étude de Murphy qui, bien au contraire, insiste sur la filiation baudelairienne avec "Le Voyage".
Je n'ai pas l'article "Logiques du Bateau ivre" de Murphy tel qu'il l'a publié en 2006 sous la main. Mon exemplaire de la revue Littératures a été sauvé des eaux, je l'ai toujours, mais il est rangé dans des cartons, donc je vais avoir du mal à mettre la main dessus. Mais, peu importe, j'ai dans les mains le volume Rimbaud et la Commune qui compile plein d'articles de Murphy dont "Logiques du Bateau ivre". Il y a quelques remaniements mineurs, mais ce n'est pas gênant.
Le texte publié est assez conséquent, il court de la page 499 à la page 582, et cela sans aucune illustration intercalée.
L'article a une introduction sur trois premières pages, puis il est subdivisé en neuf parties. Je relève les neuf titres pour bien montrer qu'il y a une approche de la relation du poème à la Commune qui se dilue quelque peu, et pour montrer aussi qu'il n'y a aucune mise en perspective du dialogue avec Hugo. Par ailleurs, avant 2006, beaucoup de gens avaient déjà écrit sur "Le Bateau ivre" et l'article de Murphy a parfois une allure d'enregistrement automatique de tout ce qui a pu se dire sur "Le Bateau ivre" auparavant.
Voici les neuf titres : 1. Au-delà du Parnasse anecdotique (pages 501-509, on comprend qu'il est surtout question du dépassement d'une certaine idée parnassienne de la poésie), 2. Logiques du délire (pages 509-519), 3. L'Aventure allégorique (pages 519-525, il n'est pas question de la Commune, mais de la pratique imagée du poète qui se veut un poète voyant, et on note au passage la subordonnée suivante : "Puisqu'il n'est pas absolument certain que Le Bateau ivre date d'avant le départ de septembre 1871,...", 4. Le lyrisme à la frontière du satirique (pages 525-531), 5. L'inspiration et ses aliments (pages 532-537), 6. indépendance et conscience (pages 538-546), 7. Le papillon et les pontons : politiques du voyage (pages 546-561), 8. L'aire des intertextes (pages 561-569), 9. Pragmatique de la vision (pages 570-582).
La partie sur la lecture communarde ne vient qu'en septième. Ce n'est pas négligeable, car on comprend qu'il y a une sorte de montée progressive vers cette lecture au cours de l'article, mais elle n'occupe pas si nettement l'espace. On remarque aussi dans le titre qu'elle s'articule très précisément sur les mentions "papillon de mai" et "pontons" du poème. Ma lecture développe de long en large l'idée d'une métaphorisation de l'insurrection. Ici, cette lecture métaphorique va être évoquée également, mais on voit bien que ça reste allusif comme une possibilité du texte qui n'est pas encore pleinement assumée par le critique. La Commune n'est qu'un aspect de la pensée métaphorique du "Bateau ivre" dans cet article. A la fin de la partie 6 de son article, Murphy a cité un élément de ma lecture qu'il considère "brillamment démontré". Le bateau n'est pas revenu en Europe comme on le dit si souvent, il est toujours perdu en mer. Mais Murphy a désolidarisé cet élément de lecture du cadre de récit allégorique communard de mon article et il attribue une psychologie au bateau qui est en contradiction avec ce que j'ai écrit. Mais concentrons-nous sur cette partie 7. Cette partie veut mettre bien en avant les termes clefs du poème qui peuvent faire songer de manière immédiate à la Commune : "papillon" dans le titre pour "papillon de mai" et donc événement de mai de la Commune envolée (contrepoint à la semaine sanglante), "pontons" dernier mot du poème au sens allusif évident, et Murphy développe aussi des considérations sémantiques sur "Peaux-Rouges" et "juillets" Pour le cadre des "cieux de braise", etc., Murphy développe la plausibilité d'une lecture dramatique qui devait être sensible aux esprits marqués par les événements de l'année 1871, mais il en reste à la surface de cette plausibilité.
A la page 555, une note 3 de bas de page, précise que je suis arrivé aux mêmes conclusions, note qui concerne l'analyse de la signification du mot au pluriel "juillets". Et à la page 554, Murphy rapporte l'intervention d'Ascione, et il convient de citer :
   Pour ces Peaux-Rouges, Marc Ascione a récemment proposé une possible confirmation : Rimbaud ferait référence à une affirmation de Bismarck, qui compara les Parisiens aux Peaux-Rouges après l'assassinat du mouchard Vincenzini, saisi par la foule à côté de la colonne de la Bastille et noyé dans le canal Saint-Martin - modèles référentiels possibles des poteaux de couleurs et des fleuves impassibles [2005, 134-136]. Les rapports topiques entre les tribus amérindiennes et les pauvres de Paris - analogie pérenne qui donnera le mot apaches au début du XXe siècle - ne pouvaient que rendre encore plus parlante l'analogie.
Plusieurs rimbaldiens avaient déjà envisagé l'idée d'une allusion à la Commune par le biais de la mention de la couleur rouge dans le nom d'indien. Ici, une source était proposée, sauf qu'il manquait une référence. Je ne suis pas le seul à l'avoir remarqué. Je sais que Jacques Bienvenu était perplexe, peut-être Olivier Bivort. En tout cas, dans les actes du colloque, dans donc le volume colloque n°5 de la revue Parade sauvage, il n'y a aucune référence documentée à cette citation. Murphy l'aurait recensée, il se contente d'un renvoi entre crochets aux pages 134-136 de l'article d'Ascione.
J'aurai mis beaucoup de temps, mais après tout personne ne m'a devancé pendant ces longues années encore une fois, pour trouver d'où provenait cette citation. Je n'ai pas de contact direct avec Ascione et donc je ne lui ai pas demandé directement sa source, j'ai cherché de temps en temps et un jour j'ai trouvé. Il faut d'ailleurs être précis. La source d'Ascione n'avait de valeur que si elle était attestée dans le courant de l'année 1871. Or, je n'ai pas trouvé de périodiques qui en faisaient cas. Si c'était une scie d'époque bien connue, comment se faisait-il que les journaux numérisés sur le site Gallica de la BNF n'en parlait jamais. Apparemment, je n'ai trouvé la solution qu'en 2017. C'est alors que le 17 mai j'ai mis en ligne sur ce présent blog un article avec un titre assez long.


Malheureusement, il y avait des liens à consulter dans cet article qui aujourd'hui ne fonctionnent plus, mais mon article demeure avec l'explication sur le fait que la citation d'Ascione est à la fois inexacte et anachronique.
Et on le voit, je précisais déjà que le poème "Le Drapeau rouge" était la source probable à l'image du premier quatrain du "Bateau ivre". C'était même un rappel d'une hypothèse plus ancienne que je considérais renforcée par la mise à mal de la source proposée par Ascione.
Je précise que dans la partie 7 de l'article de Murphy, partie donc sur la lecture communarde justifiée par quelques mentions clefs, il n'y a donc ni mon renvoi au poème de Fournel, mais je ne l'avais pas trouvé en 2006 sinon je l'aurais mentionné dans "Trajectoire d'un 'Bateau ivre' " et il n'y a pas non plus d'analyse du mot "tohu-bohu".
Le mot "tohu-bohu" est une hyperbole pour dire "désordre". C'est le contraire sémantique du mot "Ordre" qui est la clef du discours versaillais de répression de la Commune. Le parti de l'Ordre, c'est une mention par les versaillais, c'est pas un mot inventé par les communards et ce n'est pas un mot qui s'est développé après l'événement. Le mot "Ordre" il est employé par les acteurs de l'événement communard. Il est placardé sur les murs, il est dans la presse, etc.
Il faut bien comprendre les enjeux. J'ai relevé dans une revue Le Correspondant un poème anticommunard de Victor Fournel qui assimile les communeux à des "sauvages" , à des "panthères", et on a une déclinaison où se rencontre nommément la mention au singulier "Peau-rouge". Nous avons la preuve qu'en 1871 même le terme "peaux-rouges" servait de terme injurieux à l'encontre des communards. Et il ne faut pas croire qu'une injure qui fait le plus mal, c'est forcément du "connard", "salop", "putain", et j'en passe, il va de soi que cette caractérisation s'accompagnait d'une forte tension sur ce que devait devenir la société, sur la perception des uns et des autres. Le mot "peau-rouge" il était mordant. A plus forte raison, après la semaine sanglante, et dans la situation d'impasse vécue par des vaincus qui ne pouvaient même pas répliquer publiquement, ni dans la presse, ni dans la rue.
Or, non seulement j'insiste sur le fait que "tohu-bohu" veut dire "désordre" en ignorant si un rimbaldien a déjà insisté sur le fait que ce mot retourne la mention "Ordre" définitoire du parti versaillais, mais en outre dans la même revue Le Correspondant (que ce soit à Toulouse ou sur Google books, j'ai eu accès à un tome relié pour précision), nous avons à une relative proximité de la mention "peau-rouge", un texte en prose qui parle de la Commune comme d'un "tohu-bohu". J'ose croire que tout le monde a compris que la partie sur la Commune de l'article de Murphy s'articule autour des mentions les plus clairement allusives. Il faut donc ajouter "tohu-bohu" à sa liste, qui était déjà mienne évidemment, et profiter de ce document d'époque pour le cas du mot "Peaux-Rouges".
Evidemment, il faudrait aussi faire tout un développement sur les mentions "troupeau", "drapeau", "panthères" et quelques autres, mais les gens me sont tellement hostiles que ça attendra. Normalement pour le rejet "des yeux de panthères à peaux / D'hommes", je pense aussi à un rejet d'un poème du recueil Philoméla de Catulle Mendès qui a été source pour la production zutique en octobre-novembre 1871, mais aussi dans le cas de poèmes admis composés à Paris par les rimbaldiens comme "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux". Et comme Catulle Mendès est l'auteur d'un livre anticommunard témoignant à chaud sur l'événement, les 73 journées de la Commune, il me faudra relire la prose de témoin historique de Mendès, ce que j'ai fait il y a trop immensément longtemps, pour vérifier si quelque pépite de rapprochement avec "Le Bateau ivre" ne m'a pas échappé.
Au sujet de "tohu-bohu", il faut préciser que cette mention est à cheval à la césure pour mieux manifester la rupture avec l'ordre, mais dans une harmonie de distribution sonore pour le reste, et très précisément nous avons l'exception de deux vers consécutifs d'enjambement de mot à la césure : un enjambement de mot en tant que tel sur préfixe, à condition d'identifier l'étymologie latine du mot "péninsules", et sur trait d'union au vers suivant. Cornulier avait cerné l'effet de sens de l'enjambement de mot dans un article de 1980 mais avait complètement négligé d'en faire état par la suite, jusqu'à ce que Michel Murat le rappelle à l'attention dans son livre de 2003 L'Art de Rimbaud et que j'en fasse moi-même grand cas. Le mot "péninsule" signifie "presqu'île", et le tohu-bohu en brisant la péninsule emporte une île avec lui. Et le bateau sera "presque île", autrement dit, si on m'excuse mes précisions laborieuses, non pas une "presqu'île" mais une sorte d'île flottante emportée par le "Poème de la Mer".
Je courus. Et les péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohu plus triomphants.
Le poète parle explicitement d'un triomphe du désordre, donc d'une défaite du parti de l'Ordre versaillais, une défaite qui eut lieu le 18 mars 1871, suite à une insurrection populaire, ce que Chénier, Hugo, Rimbaud et d'autres métaphorisent en mer qui se soulève.
J'ai par ailleurs développé une lecture métaphorique commune aux poèmes "Le Bateau ivre" et "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." qui souligne l'idée d'une attaque de la terre par les flots.
Bien sûr, tout ça n'a aucun droit de cité dans le Dictionnaire Rimbaud paru en février 2021. Est-ce qu'un tel déni est concevable ? Moi, j'ai le malheur de penser que Rimbaud n'aurait pas du tout apprécié ce refoulement, mais alors pas du tout. Je ne sais pas pourquoi ? C'est une intuition que j'ai, mais je ne sais pas pourquoi je l'ai avec un tel sentiment d'évidence. C'est dingue, hein ! les convictions personnelles !

lundi 19 avril 2021

Pourquoi le poème de Fournel est-il important en regard du "Bateau ivre" ?

Je ne sais pas si l'activité volcanique islandaise s'est réveillée le 19 mars pour commémorer les 150 ans de la Commune, mais cela nous fait de jolies coulées de lave extravagantes. Voilà qui est joliment dit, mais peut-on dire que je serais capable d'y croire pour autant ? Une des impasses de la critique rimbaldienne est d'oublier que Rimbaud parlait en poète. Depuis bien longtemps, je ne comprends pas le blocage des rimbaldiens au sujet de la lecture de "Voyelles", à moins qu'ils considèrent que, malgré toutes mes précisions sur l'emploi des métaphores pour former une idée belle en tant que poétique, ils soient définitivement persuadés que je ne fasse qu'engager une lecture définitivement et résolument occultiste, ce qui pourtant ne saurait me concerner, vu le mépris évident que j'ai pour la charlatanerie ésotérique. Les lecteurs sont contre l'idée que Rimbaud crée des systèmes poétiques pour parler du réel, qui, en tant que systèmes poétiques, ont une certaine gratuité, mais qui permettent d'engager un discussion et un rapport de force dans les idées avec un certain consensus de la société à un moment donné. Les lecteurs rejettent alors tout à la fois le système, mais aussi l'identification du réel dans le poème, à partir du moment où il n'a pas été expressément identifié par la masse des premiers lecteurs.
Prenons cette fois le cas du "Bateau ivre".
Ce poème est une allégorie du poète qui traverse l'événement majeur qu'est la Commune jusqu'à la Semaine sanglante. Rimbaud a quelque peu resserré le projet de Victor Hugo qui allait bientôt publier son recueil L'Année terrible, puisqu'il ne parle pas de la guerre franco-prussienne, mais se concentre sur l'événement de la Commune. Et Rimbaud développe par la même occasion des idées sur le renouveau de la poésie.
Ce premier constat n'est pas fait par beaucoup de lecteurs, et certains qui acquiescent à cette idée ne le font qu'avec des restrictions, avec des réserves. C'est ainsi le cas de la lecture de Steve Murphy qui maintient tout le monde content avec l'espoir d'une lecture sur plusieurs plans allégoriques. Non, le dernier mot du poème est "pontons". Cela doit suffire à régler la question. S'il est vrai que le poème traite de la nouveauté des visions du poète, il le fait strictement dans un cadre de récit allégorique de l'expérience de la Commune vécue par le poète.
Etrangement, les lecteurs vont s'empresser d'accepter les signes les plus évidents des allusions à la Commune pour rejeter le plus fermement possible toute tentative d'approfondir la réflexion sur le sujet. Delahaye sera éternellement crédité de la découverte de l'allusion aux prisonniers communards au dernier mot du poème pour mieux ne considérer l'idée que comme une espèce de proposition incidente. On va admettre l'allusion du bout des lèvres pour la mention de "mai" et on va très vite noyer dans la généralité la signification potentielle du pluriel "juillets".
Pour le reste, défense de lire des métaphores dans le poème, défense de lire des métaphores permettant de comprendre les allusions du récit à la Commune ou à un peuple en révolution identifié à une mer, défense même de lire des métaphores tout courts pour ne surtout pas permettre aux lecteurs de sentir qu'à un moment donné on sera ramené à la pertinence de l'arrière-plan d'une lecture communarde.
Parmi les termes clefs de la lecture communarde, nous avons bien sûr les "Peaux-Rouges". Pour Reboul, Murphy, moi-même et d'autres, la couleur rouge impose l'idée d'une insurrection de communeux, la révolution rouge au drapeau rouge. En 2004-2005, Marc Ascione, d'abord dans le cadre d'une conférence pendant un colloque, ensuite sous la forme d'un article dans un volume de la revue Parade sauvage, a proposé d'identifier là une allusion à une phrase que Bismarck aurait prononcé à l'époque et qui aurait été propagé dans la presse et serait devenue célèbre : "Les Parisiens sont des Peaux-Rouges !" Le problème, c'est qu'Ascione ne donnait aucune attestation d'époque. La citation n'était même pas référencée. Or, avec internet, il est facile de constater que cette phrase n'est pas du tout célèbre, elle n'apparaît pas dans les journaux qui peuvent être consultés en ligne et elle n'est même pas rapportée dans des ouvrages d'historiens visiblement. En réalité, Ascione a exploité un des nombreux ragots du livre anticommunard de 1878 de l'ami de Flaubert, Maxime du Camp. En revanche, il demeure intéressant que le terme "Peaux-Rouges" sert d'insulte contre les communards. Il s'agit d'une variante à l'idée de sauvages ou barbares. Le poème de Victor Fournel "Le Drapeau rouge" publié dans Le Correspondant a lui-même l'intérêt de montrer, et cela à l'époque même de la composition du "Bateau ivre" que le terme "Peau-rouge" sert à accabler les communards. Fournel use de toute la ribambelle de termes calomnieux dans son poème, puisqu'il traité également de "sauvages", de "barbares", etc., les insurgés parisiens. Il les traite également de "panthères". Et, comme Versailles représentait le parti de l'Ordre, en termes explicites, pendant les mois cruciaux de mars, avril et mai, l'expression "tohu-bohu" du "Bateau ivre" s'oppose terme à terme à l'idéologie des vainqueurs de la semaine sanglante. De deux choses l'une ou Rimbaud a de lui-même l'idée de soutenir un principe inverse, ou bien il reconduit le terme servant à fustiger les communards à l'époque. On le voit avec notre citation d'un autre texte paru dans le journal Le Correspondant que, de fait, l'expression "tohu-bohu" était publiquement utilisée pour fustiger la Commune : "Je passe aussi sur le tohu-bohu des premiers jours du règne de la Commune,..." (Souvenirs d'un étranger pendant le règne de la Commune). L'expression "règne" est évidemment tendancieuse, mais l'auteur du Correspondant réécrit finalement l'expression connue aujourd'hui de "triomphe du désordre", et nous ne pouvons qu'apprécier nettement le fait que Rimbaud réécrive en poète le poncif déblatéré par les versaillais : "tohu-bohu plus triomphants", c'est les désordres les plus triomphants qui aient jamais été.
Il est des gens assez simples d'esprit pour penser que quand je signale l'importance de textes de la revue Le Correspondant pour éclairer le sens du poème "Le Bateau ivre", je me parle à moi-même, cette "importance" ne serait qu'une illusion de mon narcissisme daubant la fin de non-recevoir des rimbaldiens. Ben, non, j'ai raison ! Vous ne voulez pas qu'on vous prenne par la main et qu'on vous explique par le menu toute la signification prosaïque du poème de Rimbaud, mais alors prenez-vous en charge ! Apprenez à lire ! Posez-vous déjà la question : "Qu'est-ce que lire ?" Et quand on vous livre une information, essayer de sérier tous les niveaux de pertinence avant de tout rejeter d'un bloc. Vous n'êtes pas bons ! Il faut que vous le sachiez ! Vous n'aimez pas Rimbaud, vous le découvrez ! Ou... vous refusez de le découvrir. C'est bon ? on peut continuer ?
Passons à la comparaison des deux poèmes. Le poème de Fournel se veut grandiloquent. Il affiche cela par le recours aux ïambes à la manière de Chénier. Il ne s'agit pas ici d'une grandiloquence conditionnée par les effets rythmiques de l'alternance d'alexandrins et d'octosyllabes. Cela ne saurait avoir aucun sens. Il s'agit bien évidemment d'une allusion à un poème célèbre et à une rareté de présentation typographique le concernant. Il y a des blancs qui permettent de diviser des séquences dans le poème de Fournel, mais il n'y a pas une strophe quatrain ou une strophe sizain. En même temps, la pièce a une signification consensuelle qui ne pouvait pas échapper à Rimbaud. Les ïambes sont des pièces satiriques virulentes dans le fond, et, pour la forme, nous avons une alternance d'alexandrins et d'octosyllabes avec des rimes croisées. Un lecteur du Correspondant ouvre les pages du périodique et découvre un poème intitulé "Le Drapeau rouge" avec une présentation qui visiblement suppose l'alternance d'alexandrins et d'octosyllabes, il n'a même pas besoin de lire le premier vers, ni un quelconque passage du poème, un simple regard d'ensemble et le titre suffisent à lui indiquer qu'il va lire une charge violente contre les communeux. Peu importe qu'on puisse exploiter cette alternance pour des poèmes lyriques, etc. L'important ici, c'est que le lecteur qui a une culture sait d'emblée où on veut le mener.
Lors de la guerre franco-prussienne, la gravité de l'événement a pu parfois être désamorcée par la préférence pour des poèmes en vers de huit syllabes. Il va de soi que dans le cas de "Chant de guerre Parisien" le recours aux vers de huit syllabes ne s'explique pas par le fait d'imiter un modèle en vers de huit syllabes qui est le "Chant de guerre circassien" de François Coppée. Il faut bien évidemment comprendre que Rimbaud aurait pu imité d'autres poèmes. Si Rimbaud parodie le "Chant de guerre circassien", c'est parce qu'il a été composé sans actualité triturant le poète Coppée dans sa chair et parce que sa forme de quatrains en vers de huit syllabes en faisait un modèle des poèmes d'actualité de Bergerat ou des Idylles prussiennes de Banville, mais dans un temps de paix réel pour la France qui pouvait justifier une telle légèreté. Rimbaud écrit un titre "Chant de guerre Parisien" pour un poème en quatrains de vers de huit syllabes, il faut bien comprendre tout ce que ça implique. Rimbaud est en train de dire qu'après la guerre franco-prussienne qui a été perdue par la France la révolution communarde va elle tenir face à l'ennemi et le poète peut donc répliquer avec humour et un persiflage léger à la menace versaillaise. C'est un peu plus compliqué que cela. Le poème est envoyé par lettre le 15 mai 1871 à Demeny et dans ce courrier Rimbaud précise que les insurgés meurent atrocement sous l'action militaire des versaillais. Mais il n'en reste pas moins que le recours aux vers de huit syllabes accompagne le traitement du sujet qui consiste à tourner en dérision la menace des versaillais. Et la référence à un poème de Coppée permet non pas de faciliter l'effort de l'inspiration, mais permet de renforcer l'impact moqueur de la création rimbaldienne.
Le poème "Le Drapeau rouge" de Fournel n'est pas en quatrains d'octosyllabes. Quelque part, c'est un poème versaillais qui se prend au sérieux, c'est une charge qui veut faire une deuxième semaine sanglante par les mots. Le poème fait également deux cent vers, ce qu'aucun lecteur ne remarquera sauf s'il fait l'effort de les compter (vu l'alternance, on peut les compter deux par deux, ça va plus vite). Il est difficile de ne pas songer que Rimbaud a volontairement répliqué par cent vers à une charge de cent alexandrins et cent octosyllabes tressés en un tout de deux cent vers. Il faut d'ailleurs insister sur le fait que, même si on veut jouer les gens d'une prudence superbe qui pensent que l'allusion à Fournel n'est ni prouvée, ni évidente, il n'en reste pas moins que Rimbaud a composé son poème en cent vers. Il va de soi que Rimbaud ne songeait pas à quelque chose d'aussi dérisoire que la limite pensée par Baudelaire et Poe de l'effet poétique. Ce serait même contre-productif. Le poème nous soulèverait, mais un détail formel révélerait que le poète a eu peur d'excéder la mesure du possible poétique. Il faut quand même être conscient qu'on lit le poème du départ en mer, de la confrontation à l'infini. Il est vrai que l'expérience rencontre une limite, puisqu'elle finit mal, mais la limite des cent vers est bien mesquine si ce n'est que pour exprimer cela. Ici, on a une signification de réplique satirique qui se dessine, c'est à mon sens plus valorisant pour la production poétique de Rimbaud.
Ensuite, le poème "Le Bateau ivre" est en quatrains. Pour ceux qui ne veulent pas s'arrêter à la comparaison avec Fournel, il n'y a rien à en tirer de cette information. C'est la preuve que les deux poèmes n'ont rien à voir. Pourtant, on peut être plus subtil.
Les quatrains d'alexandrins, c'est la forme minimale et banale de la poésie au dix-neuvième siècle, mais c'est aussi une forme d'un très grand rendement. Rappelons que, moyennant un passage qui fait exception, le poème "Le Lac" de Lamartine est en quatrains d'alexandrins avec un quatrième vers de six syllabes, mais plusieurs poèmes de Lamartine sont ensuite en quatrains d'alexandrins, et cette forme connaît une fortune avec Victor Hugo, Baudelaire et plusieurs autres, puisqu'au dix-neuvième siècle les strophes complexes et longues reculent. Vigny exploite encore une strophe de sept vers dans plusieurs de ses poèmes ("La Maison du berger", mais pas que !). Les poèmes en quintils ne sont pas fort abondants non plus. Or, si on écarte l'idée d'une allusion aux ïambes de Fournel, on en restera à l'idée de banalité des strophes du "Bateau ivre", l'essentiel sera ailleurs. En revanche, si on envisage qu'il y a une telle réplique, il est franchement intéressant d'apprécier la modalité lyrique de la réponse. Le poète se soustrait à la logique satirique des ïambes, et ce satiriste confirmé et réputé tel qu'est Rimbaud passe à un mode de critique lyrique assez feutrée. Fournel refait la charge de la semaine sanglante dans son poème. Il s'indigne, il est tout entier dans la confusion satirique forme et fond de son sujet, il est dans la poésie subjective, il déblatère. Déblatérer signifie critiquer, dénigrer violemment, mais le verbe désigne aussi une certaine prolixité mal venue, à tel point que de nos jours le verbe est parfois employé sans idée de violence comme j'ai pu le remarquer au quotidien. Fournel s'est senti très fier et très heureux d'écrire dans le moule satirique déjà illustré si brillamment par Chénier. Je suis cultivé, j'ai une satire violente et d'actualité à faire, j'écris en ïambes, et je dégorge les figures rhétoriques appropriées. Je mobilise tout ce qui m'a été enseigné sur les bancs scolaires. C'est un peu comme un collégien de ces deux dernières décennies qui remplit un cahier des charges (trois métaphores : un point, deux comparaisons : un point, une hyperbole : un point, j'identifier une phrase nominale et je la paraphrase pour dire son effet de sens : un point, j'emploie cinq adjectifs : deux points, etc., etc.). Ce que fait Fournel, ce n'est pas aussi ridicule, mais, dans la mesure où il se pense un grand poète en opérant de la sorte, ça s'en rapproche. Rimbaud va prendre le contrepied du système ïambique de Fournel. Qu'on songe à une interview du joueur de tennis Henri Leconte qui disait en substance ceci : "Je n'étais pas mauvais. Wilander était plus en forme que moi et il m'a fait mal jouer, et à ce jeu-là il est très fort !"  Au-delà de la mauvaise foi qu'on pourrait supposer à la réponse de Leconte, on peut comprendre qu'ici Rimbaud endosse le rôle de Mats Wilander. Il montre que Fournel a mal joué la partie, a été un poète trop grossier. Rimbaud dresse la poésie objective de l'événement. Sa colère, il l'exprimera dans "Paris se repeuple", mais ici il ne laisse pas filtrer cette raillerie subjective, il se contrôle. Il ne pratique pas le déversoir de haine à la manière de Fournel. Il ne tombe pas dans le piège de la querelle de chiffonniers. Non, Rimbaud va raconter l'événement et le symbole du drapeau rouge, à sa façon, en évitant d'être à tu et à toi avec l'ennemi, même sur le mode de l'injure. Son drapeau rouge est dignité. Et cette poésie objective n'est pas pour autant impersonnelle, car le titre du poème n'est pas "Le Drapeau rouge", mais la parole du poème se désigne elle-même comme sujet, le titre du poème "bateau extravagant" ou "bateau ivre" désigne l'instance qui emploie le "Je" dans les vingt-cinq quatrains d'alexandrins. Et dans le choix du titre décisif "bateau ivre", outre l'idée d'altérité par l'ivresse, on sent que, par la suggestion de couleur, nous passons de l'idée du drapeau rouge à un être qui est lui-même le drapeau rouge. Tout est pensé, jusqu'à l'emploi inhabituel du mot "bateau" dans la grande poésie littéraire, emploi du mot "bateau" qui figure dans le titre et dans un des vers du poème "bateau perdu". Verlaine a transcrit la variante "Le Bateau extravagant" ("Lebateau extravagant" pour la leçon manuscrite exacte, mais c'est sans importance) et quand il réclamera une copie du poème à Valade en 1881 il aura conscience que l'adjectif "ivre" a supplanté la leçon "extravagant", mais il me semble qu'il lui demande une copie du "Vaisseau ivre". Bref, tout est pesé dans le poème de Rimbaud qui emploie le mot pratiquement enfantin "bateau" pour un petit navire qui va vraiment naviguer (chanson du petit navire déjà évoquée dans le "Chant de guerre Parisien", tout comme le motif de l'extravagant figurait déjà dans "Ce qu'on dit au Poète..." avec des "Oises extravagantes" répliquées à Banville, cours d'eau qui figurent précisément l'inversion de la formule "fleuves impassibles" à la rime au premier vers du "Bateau ivre". Nous avons bien une jonction dans le titre entre la réplique politique à Fournel et le plan de l'exigence créatrice nouvelle du poète.
La poésie objective va être ici le fait d'un objet moyen de transport qui a accepté l'événement, qui l'a apprécié et qui l'a observé en poète. Le bateau va souffrir en lui-même le martyre de la mer qu'il a accompagnée, mais, outre qu'il va éviter d'entrer dans l'invective, le bateau ivre va réexploiter des termes que Fournel et d'autres ont employé avec un sens fort de l'indignation rhétorique pour en faire des termes d'exaltation lyriques, dont la valeur satirique vaudra en tant que contrepoint. Or, s'il va de soi que les allusions au poème de Fournel seront ponctuelles et céderont la place à un dialogue d'images avec d'autres auteurs et tout particulièrement avec une masse conséquente de poèmes de Victor Hugo, un point de rencontre important n'est autre que l'action de clouer au pilori. Dans ses Châtiments, Victor Hugo parlait de planter assez de piloris pour faire une épopée. Dans "Le Drapeau rouge", Fournel s'inspire inévitablement du modèle fourni par Hugo en 1853 : "Cartouche a mis la main sur la ville endormie," "Braves, devant lesquels tremblent enfant et femme", "Le meurtre est le drapeau de notre république," "Oh ! l'homme s'épouvante et doute de lui-même," etc. Il va de soi que Fournel essaie de singer le grand poète et ces vers que j'ai cités au hasard il n'est pas difficile d'aller vérifier au cas par cas le patron pris dans l'original des Châtiments. Chénier ne composait pas de la sorte. Et, comme Fournel fait adhérer mécaniquement la forme et le fond, à la fin du poème, il exprime lourdement que l'avenir va mettre au pilori les communeux. La question qui se pose ici, c'est celle de la prime au discours poétique de Fournel. Il singe ce qui a déjà été fait et sa publication fait suite à une répression de la Commune, dont l'action n'a pas consisté à frapper d'infamie, mais à massacrer. Fournel est persuadé que comme Hugo son poème sort grandi d'ainsi dresser une allégorie de l'avenir, de prédire l'avenir en vers, etc. Le problème, c'est qu'il n'y a pas de message. Les communeux ont été massacrés, et Fournel enrage encore à leur encontre. Il n'y pas de surplus de sens à la rhétorique du poème de Fournel.
Face à cela, Rimbaud va reprendre l'idée de clouer au piloris, et la reprise qu'il fait au poème de Fournel n'est en rien un acte de plagiat dégradant. Au contraire, Rimbaud prend l'image du poteau placée à la fin du poème de Fournel et il la met au début de son "Bateau ivre". Rimbaud ne va pas parler ici de l'avenir, il le fait dans "Paris se repeuple", et là, comme Hugo dans Châtiments, il le fait à contre-courant de l'actualité. Or, dans "Le Bateau ivre", en ce qui concerne l'image des piloris, Arthur n'a pas besoin de parler de l'avenir, puisque si les haleurs sont cloués dès le début la suite du poème raconte cet avenir dont ils sont exclus. L'intelligence de composition de Rimbaud ne s'arrête pas là. Loin de s'indigner, le poète exprime son indifférence. Le sort des haleurs lui est accessoire. L'essentiel est ailleurs, alors que Fournel n'écrit son poème que pour enfoncer plus de clous dans la chair des survivants du martyre de la semaine sanglante. Les différences sont énormes, et elles font la valeur sublime du poème de Rimbaud. Et ce n'est pas tout. Les haleurs sont cloués à des poteaux de couleurs. Il n'est pas dit explicitement qu'ils sont morts, si on veut pinailler, mais dans tous les cas le poème insiste sur la beauté colorée de l'événement. L'acte libérateur et esthétique est mis en avant. Et cela s'appelle : voir les visions au-delà de la gaze. Fournel n'a rien su voir. C'est ça qu'est en train de dire le persifleur Rimbaud dans les deux premiers quatrains du "Bateau ivre".
Il y aurait encore tout un développement à faire sur une question de rime avec les mots "drapeau", "troupeau", etc., mais j'ai envie de m'arrêter ici. Moi, ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est le problème de conformation de vos cerveaux qui fait que vous n'arrivez pas à voir l'essentiel d'un dialogue poétique rimbaldien dans ce qu'il écrit. Je me dis : "Mais quand vous lisez Rimbaud, Rimbaud n'existe pas, son monde n'existe pas. Vous étudiez parfois par cœur des vers de Rimbaud, mais tout ce qui existe, c'est votre chambre, votre salon, vos murs, votre nombril, vos chaussures, vos pantalons ou vos jupes, votre ami favori pour parler de Rimbaud, votre ennemi favori pour catalyser vos rancœurs, etc., etc., puis toute votre philosophie à deux balles et vos rêves bien subjectifs. Le texte de Rimbaud n'a d'existence que pour ce qui en est dit, mais ce que Rimbaud peut dire, pour vous, ça n'existe pas, et ça ne doit surtout pas exister." Et ça, je n'arrive pas à m'y faire. Je ne comprends pas votre blocage. Je sais seulement que je n'ai aucune envie d'être plus heureux en vous ressemblant, je veux rester ce que je suis. Je n'ai pas à me poser la question.
Et, enfin, l'idée que le poème a été composé à Paris en fonction de lectures abondantes dans la presse réengage les perspectives de compréhension du poème, mais permet aussi d'espérer un renouveau de l'identification des sources à ce célèbre poème.

mercredi 14 avril 2021

Tohu-bohu : Commune et composition du "Bateau ivre"

Jacques Bienvenu a mis en ligne le mardi 13 avril 2021 un article intitulé "Les 150 ans du Bateau ivre" qui ironise sur les tentations de commémoration de la composition du poème en 1871 en avançant des arguments pour dater plus volontiers le poème soit de l'extrême-fin de l'année 1871, soit du tout début de l'année 1872.


C'est l'opinion que j'ai moi-même et je vais ajouter quelques arguments.
Pour le journal Le Rappel, il faut préciser qu'un membre du Cercle du Zutisme, Camille Pelletan, faisait partie de l'équipe qui publiait régulièrement dans cet organe de presse hugolien. Et Albert Glatigny, poète apprécié tant par Verlaine que par Rimbaud, poète aussi en vue avec la représentation de ses pièces de théâtre à Paris de novembre 1871 à mars-avril 1872, publiait tout comme Hugo des poèmes inédits dans ce journal. Bernard Teyssèdre l'a exploité ainsi que Le Figaro dans son ouvrage Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, mais il n'en a pas compris l'importance, il n'en a fait qu'une valeur-témoin et l'a sous-exploité. J'étais moi-même conscient qu'il y avait des poèmes importants, encore inédits à l'époque, de Victor Hugo dans le journal Le Rappel, je prévoyais une mise au point à ce sujet depuis des années déjà. Et il va de toute façon falloir procéder à une grande étude de synthèse sur le sujet.
Il faut préciser que la pièce Fais ce que dois de François Coppée fait également partie des sources littéraires et du coup théâtrales probables à la composition du "Bateau ivre".

Un autre argument est à mobiliser. Dans sa liste de titres de poèmes de Rimbaud, Verlaine fait un dénombrement de tous les poèmes de la suite paginée qui sera transmise à Forain puis Millanvoye, en précisant le nombre de vers pour chaque composition, mais il laisse de côté certains titres de poèmes sans même dénombrer leur quantité de vers. Parmi ceux-ci figure "Le bateau extravagant". Ce n'est pas un argument suffisant pour dire que le poème était une composition toute récente. En revanche, le titre du poème "Le bateau extravagant" ne correspond pas aux deux versions qui nous sont parvenues et au titre final désormais célèbre "Le Bateau ivre". Verlaine a utilisé un manuscrit de provenance inconnue et aussitôt disparu pour établir la version publiée dans Les Poètes maudits en 1883. Une autre version manuscrite du poème nous est parvenue au vingtième siècle, elle a été possédée par le politique Louis Barthou. Il s'agit d'une copie de la main de Verlaine, mais paresseusement nous tendons à l'assimiler à un manuscrit en provenance du dossier Forain-Millanvoye, sauf que le poème ne fait pas partie de la suite paginée et que le cheminement du manuscrit demeure quelque peu une énigme.
La liste de titres par Verlaine peut avoir été confectionnée du temps où il a fallu éloigner Rimbaud de Paris. C'est l'hypothèse la plus plausible, puisqu'elle permet d'expliquer la présence de "Tête de faune", le remaniement des "Mains de Jeanne-Marie", les ajouts tardifs au poème "L'Homme juste", les problèmes d'accès à certains manuscrits qui ne peuvent pas s'expliquer avant mars 1872, l'absence du poème "Les Corbeaux" probablement pas encore écrit lors du premier établissement de la suite paginée, etc. Cela coïncide avec la remarque d'une lettre de Verlaine, vers la fin avril 1872, selon laquelle Forain a mis en sécurité les manuscrits de Rimbaud.
Notons que les remaniements ont dû avoir lieu en mai 1872. En effet, dans le cas de "L'Homme juste", la rime "daines"::"soudaines" semble reprendre une rime d'O'Neddy citée par Banville dans la revue L'Artiste en mars 1872, quand Rimbaud est éloigné de Paris et Verlaine a corrigé le nombre de vers du poème, preuve que les deux quintils ont été ajoutés ultérieurement à un ensemble paginé déjà constitué.
Le passage du titre "Bateau extravagant" au titre "Bateau ivre" pourrait être bien tardif (mai 1872).
Cela coïncide avec le lancement fin avril de la revue La Renaissance littéraire et artistique dans laquelle Verlaine et les autres connaissances de Rimbaud vont rapidement publier, mais pas Rimbaud lui-même.
Plusieurs poèmes de Rimbaud n'étaient guère publiables dans la revue. Les audaces métriques de "Tête de faune" et des poèmes "nouvelle manière" auraient inévitablement posé problème, surtout pour un début littéraire. Or, Rimbaud ne pouvait pas publier des poèmes explicitement communards, ni des poèmes obscènes ("Oraison du soir"). Les candidats étaient peu nombreux : "Les Effarés", "Voyelles", "Les Corbeaux", "Le Bateau ivre", "Les Chercheuses de poux" et "Les Douaniers". Il va de soi que, pour moi, "Voyelles", "Les Corbeaux" et "Le Bateau ivre" sont des poèmes communards, mais le voile métaphorique permettait d'affronter la naïveté générale du public. Après tout, le poème "Les Corbeaux" fut publié qui demandait d'avoir une pensée pour les morts de la semaine sanglante, en des termes voilés, mais pas tant que ça. Au moins à cause de l'allusion aux "pontons", la publication du "Bateau ivre" était sans doute elle-même risquée, mais on ne peut pas exclure que les manuscrits du "Bateau ivre", celui inconnu utilisé pour Les Poètes maudits, celui possédé par Barthou, viennent de Blémont ou de Valade, sinon d'un autre membre actif de la revue, sinon bien sûr de Charles Cros et Théodore de Banville, à moins que, pour sa part, le manuscrit de Barthou n'ait réellement provenu du dossier Millanvoye.
Une composition de poèmes comme "Le Bateau ivre", "Voyelles", "Les Corbeaux", "Tête de faune", "Les Mains de Jeanne-Marie" et quelques autres en 1872 a l'intérêt de montrer que nous nous faisons une illusion quant à l'absence de compositions pour les quatre premiers mois de l'année 1872.
Notons également que, dans son article "Les 150 ans du Bateau ivre", Bienvenu précise que la mention "l'autre hiver" suppose un lien entre un hiver de composition du poème et un hiver auquel il serait fait allusion dans le poème à condition de lui prêter un substrat biographique, ce que pour notre part nous faisons sans hésiter. Or, l'hiver va du 21 décembre au 21 mars en gros, donc Rimbaud semble dire qu'il écrit le poème au début de 1872 en faisant référence aux premiers mois de l'année 1871. Et, bien évidemment, le 18 mars, date d'insurrection qui va précipiter la Commune, se situe à l'extrême fin de l'hiver.
Il se trouve que la mention d'un "hiver" coïncidant avec la composition du poème est également mobilisée dans le poème "Les Corbeaux" dont j'ai montré qu'il avait dans sa conclusion plusieurs éléments communs avec "Le Bateau ivre": "mât suspendu" et très précisément toute la rime "soir charmé"::"fauvettes de mai" qui reprend "crépuscule embaumé"::"papillon de mai" à l'un des derniers quatrains du "Bateau ivre", car la reprise ne se limite pas aux mentions "mâts" et "mai". J'ai aussi montré que la fin du poème "Les Corbeaux" reprenait le dernier sizain du poème "Plus de sang" de Coppée, avec la notamment la rime "chêne"::"enchaîne", quand le poème "Le Bateau ivre" raille quelque peu l'allusion à la devise de Paris "nec fluctuat mergitur" telle qu'elle est évoquée dans la pièce tout autant anticommunarde Fais ce que dois du même Coppée. Cela fait beaucoup de points de convergence.
Mais ce n'est pas tout. Je dis depuis longtemps que le poème "Le Bateau ivre" s'inspire du poème "Le Drapeau rouge" de Victor Fournel publié dans la revue Le Correspondant en novembre ou décembre 1871.
Très souvent, Steve Murphy répète que "Le Bateau ivre" compte cent alexandrins, et que c'est précisément la limite maximale pour faire tenir un effet poétique selon Baudelaire et Poe. L'avis de Baudelaire, n'en déplaise à son génie, n'a aucune valeur. Il est quantité de poèmes époustouflants qui font plus de cent vers, à commencer par des poésies de Victor Hugo. Et il faudrait parler des tragédies qui sont en alexandrins et approchent les deux mille vers. Et il faut même aller plus loin : il est des vertiges de la poésie qui ne s'envisagent que dans des pièces de longue haleine. L'avis de Baudelaire retranche des possibilités d'invention aux poètes.
Mais, au-delà de l'impertinence du propos baudelairien, on ne voit pas en quoi Rimbaud aurait trouvé pertinent de faire allusion ici à cette longueur maximale. Murphy met sans doute cela en relation avec le poème "Le Voyage" de Baudelaire. Il s'agit de nous imposer l'équation habituelle : "Voyelles" répond au sonnet "Correspondances", et "Le Bateau ivre" correspond au poème "Le Voyage", tout cela au détriment des références hugoliennes explicites des deux poèmes rimbaldiens. Notons au passage que "Le Voyage" compte 36 quatrains et donc 144 alexandrins. Baudelaire n'a donc pas respecté la limite qu'il se fixait, et la relation de quantité entre "Le Bateau ivre" et "Le Voyage" n'a aucun sens concret : 100 contre 144 alexandrins, en dépit qu'il s'agit à chaque de poèmes distribués en quatrains.
En revanche, en novembre-décembre 1871, Victor Fournel a publié un poème "Le Drapeau rouge" en 200 vers, une alternance d'alexandrins et d'octosyllabes, ce qui nous fait 100 alexandrins et 100 octosyllabes. L'idée qui se dessine, c'est que le recours au nombre rond n'est pas un coup de génie de Rimbaud, mais une idée à laquelle un anticommunard a tenu, et le nombre rond employé par Rimbaud aurait une fonction de réplique sarcastique.
Le nombre rond de Fournel a sans doute une implication épique, une sorte de précision carrée dans la grandiloquence. Précisons que la forme adoptée par Fournel est celle des "ïambes" à la manière de Chénier. Chénier n'était pas hostile à la Révolution, mais il a été décapitée sous elle et certains poèmes ont été écrits à ses derniers instants pour dénoncer ses bourreaux. Au dix-neuvième siècle, Chénier est un poète que les réactionnaires sont tentés de reprendre à leur compte, au mépris des nuances historiques réelles sur la politisation d'André Chénier. Et il va de toute façon de soi que Fournel imite un poème dénonçant les abus de la grande Révolution française, celui qui se finit par le célèbre vers : "Toi vertu, pleure si je meurs." Le poème de Victor Fournel a un cadre strophique très précis, très particulier. Il avait une signification agressive extrêmement forte. Rimbaud y a répondu par des quatrains, il n'a pas joué la réplique par les ïambes, et cela est volontaire et significatif, mais il a répliqué à un poème en 200 vers par un poème en 100 vers.
Le poème de Victor Fournel dénonce les communards comme sinon des peaux-rouges du moins des sauvages, il dénonce les panthères.
Et cela ne s'arrête pas là. Il faut que je vérifie si, comme le journal Le Rappel a un lien au Cercle du Zutisme à travers Camille Pelletan, le journal Le Correspondant n'en a pas un par l'entremise d'Albert Mérat. Les pré-originales de poèmes des Villes de marbre, et même des pièces inédites, ont été publiées dans la presse par Mérat avant 1871. Je me demande si ce n'est pas dans le journal Le Correspondant. Mais, on peut lire aussi les autres articles du journal Le Correspondant, notamment ceux qui parlent de la Commune. Il se trouve que le poème "Le Drapeau rouge" est précédé, dans l'économie de ce gros volume, par quelques publications et notamment, le 10 novembre 1871, des "Souvenirs d'un étranger pendant le règne de la Commune", et dès la première page, vers le début, nous lisons ceci :
Je ne dirai rien de la journée du 18 mars et des assassinats des généraux Lecomte et Clément Thomas, non plus que des massacres de la rue de la Paix, dont certains détails ont été racontés ici d'une manière si touchante. Je passe aussi sur le tohu-bohu des premiers jours du règne de la Commune, parce que, comme tout le monde, je n'en ai vu et ne pourrais en peindre que la confusion. [...]
Et quelques lignes plus loin, il est question de "l'insurrection triomphante".

Il est aussi question "des jours de calme au milieu des plus grands cataclysmes".
J'ai cité des extraits de la première partie, mais la deuxième partie précède directement la publication du poème de Victor Fournel.
Verlaine souligne le mérite de l'attaque du poème rimbaldien, avec cette sorte d'expression désinvolte d'une incidente : "Comme je descendais..." L'attaque du poème de Fournel est quelque peu similaire si pas au plan du style au plan d'un relatif dispositif des idées narratives : simultanéité et agression : "Ainsi, lorsque la France... Râlait... / Ils ont saisi son corps meurtri..." Le bateau ne fait que dériver sous le contrôle des haleurs, mais nous avons bien une action en cours interrompue dans les deux poèmes par une action violente, et s'il n'est pas question de "Peaux-rouges", il est d'emblée question d'un "troupeau" : "troupeau de fils scélérats". Précisons que si le mot "troupeau" (vers 6) n'est pas à la rime dans le poème de Fournel, il suit immédiatement la rime "drapeau"::"tombeau" des premiers octosyllabes (vers 3 et 4). Le poème de Fournel serait d'ailleurs à comparer à "Paris se repeuple", composition que je pense bien plus tardive que ce qui nous est soutenu : "la France, étendue et gisante", "Râlait avec effort, victime agonisante," "Ils ont saisi son corps...", "Feignant de le baiser, l'ont couvert de morsures," "les flancs déchirés", "Ils ont fouillé, cherchant pareils aux cannibales, / Avides d'un hideux butin, / Son coeur [...]" Je devrais en citer encore bien d'autres extraits à rapprocher de "Paris se repeuple". Je confirme l'allusion animale et la répétition du mot "sauvages" : "les panthères de nos faubourgs", "les sauvages du progrès", et l'emploi du mot "barbares" : "regardons les barbares" à la rime avec "fanfares". Et, en fait, même la mention "peau-rouge" est présente : "Comanche de Pantin, Cafre de Belleville, / Peau-Rouge des Buttes-Chaumont[.]" Il est aussi question, selon une citation de Proudhon qui nous est rappelée, de "crapule en délire", d'une "Mixture de poison, de sang, de vin, de fange[.]" Inévitablement, la rhétorique de Fournel amène aussi à songer à celle des Châtiments de Victor Hugo et vers la fin du poème de Fournel, le mot "poteau" à la rime apparaît dans une image dont le premier quatrain du "Bateau ivre" offre l'inversion de certaines modalités rhétoriques précisément : "Les cloue à l'infâme poteau !" Rimbaud ne joue pas de la sorte l'indignation quand il parle des "poteaux de couleurs".


Voilà, le sujet est à suivre, il y a d'autres éléments à développer.