jeudi 8 juin 2023

La Danse de Carpeaux et "L'Etoile a pleuré rose...", un lien insoupçonné ?

Permettez-moi une introduction en forme de digression sur mon enquête actuelle au sujet de Veuillot. Je me penche sur les situations bloquées et j'ai annoncé un article à venir sur Veuillot pour essayer d'évaluer d'éventuels réécritures dans "Accroupissements" et "Vu à Rome", et j'essaie de donner dans un premier temps une priorité aux vers mêmes de Veuillot, j'ai plutôt un dossier sur la bande avec Baudelaire se moquant dans un poème de Veuillot, avec les documents fournis par Murphy, mais je cherche une réponse de vers à vers, une allusion à des vers précis de Veuillot dans les vers de Rimbaud. J'étudie aussi l'organisation des rimes. Tout cela va me prendre du temps. Je ne possède pas d'exemplaire des Satires de Veuillot de 1863 et je travaille à partir d'éditions ultérieures des poésies dans un autre ordre. Ce n'est pas évident. Même si je devais échouer à montrer des réécritures précises de Veuillot, l'exercice a beaucoup d'intérêt. Par exemple, Veuillot épingle Gautier en exhibant le fameux adjectif "abracadabrant", cela renforce l'idée que "abracadabrantesques" dans "Le Coeur volé" est lu comme un fait d'écriture de Gautier, évidemment avec une déformation et une surenchère puisqu'on fond en un mot-valise les adjectifs "abracadabrant" et "abracadabresque" de Gautier. Cela a déjà été fait par le douaisien Mario Proth dont il est légitime de penser par la logique économique du rasoir d'Occam qu'il a influencé Rimbaud pour la composition du vers : "Ô flots abracadabrantesques !" Mais donc, "ô flots abracadabrantesques", cela veut dire de toute façon que Rimbaud parle en bouffon revendiqué du Parnasse disciple d'un Gautier pour répondre à l'hostilité d'un Barbey d'Aurevilly, d'un Daudet, voire d'un Louis Veuillot. Le mot "abaracadabrantesques", il n'est pas employé pour faire joli, il fait songer aussi par rime à "Odes funambulesques". On est bien dans un écrit de revendication parnassienne face à la troupe des Belmontet, Pommier, Veuillot, Daudet et Connétable des Lettres. Je remarque aussi la très forte tendance de Veuillot à associer la rime et les couleurs dans ses railleries contre le Parnasse, et on repense aux propos de Banville lui-même, et à "Voyelles" bien évidemment. La métaphore du bateau est aussi présente au moins dans les poésies de jeunesse de Veuillot, et j'ai déjà souligné son importance au début du romantisme avec Hugo et Lamartine. Il y a bien dans "Voyelles" une idée d'être un parnassien non pas archétype Belmontet, mais communard et au-delà de ce que peuvent supporter les Veuillot, les Daudet et les Barbey d'Aurevilly. Je vais mettre tout ça par écrit. Il y a dans "Le Bateau ivre" une métaphore de soi en bateau qui voyage face à des épreuves en ramenant des visions de poète qui sont au-delà des manières autorisées. Tout ça est à travailler. Maintenant, les rimbaldiens sont un peu bêtement réticents à envisager qu'il est aussi question de la Commune et tout au long du "Bateau ivre" et viscéralement dans l'ensemble du sonnet "Voyelles". J'ignore comment on peut se dire intelligent et ne pas voir le lien extrêmement étroit entre les mentions de "Voyelles" et celles de "Paris se repeuple" et des "Mains de Jeanne-Marie". Moi, à un moment donné, et d'autant plus que j'ai rien à ménager, je n'hésite plus à le dire. Si vous ne comprenez pas que les "strideurs" du clairon se répondent de "Voyelles" à "Paris se repeuple", c'est que vous êtes bêtes. Il y a un moment, il faut arrêter le cirque. Moi, je trouve ça grave d'être aussi aveugle.
Et donc nous savons que "Voyelles" et "Le Bateau ivre" furent composés à Paris, après le florilège des contributions rimbaldiennes à l'Album zutique. Le titre "Cocher ivre" annonce le titre "Le Bateau ivre". Le sonnet "Paris" a des éléments de ressemblance formelle avec "Voyelles", et puis l'enchaînement sonnet et quatrain du "Sonnet du Trou du Cul" et de "Lys" a eu une suite zutique avec Pelletan et Valade, puis un pendant rimbaldien avec "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose..." Et comme "Lys" est une parodie déclarée d'Armand Silvestre dont j'ai moi-même identifié les sources, les réécritures, le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." est facile à rapprocher de vers d'Armand Silvestre et de fil en aiguille, on découvre que les rimes de "Voyelles" entrent facilement en écho avec les deux mêmes minces recueils du sieur Silvestre.
Les rimbaldiens : - Mais non, tu ne comprends rien, tu peux pas dire ça, tu n'as rien prouvé, c'est de l'imagination, et gnagnagna et gnignigni, et vive le livre de Paul Meurice, ah non Guillaume Cosmos, et gnagnagna et gnignigni, aga agah !
Quelle misère, ces rimbaldiens ! Ils n'ont même pas l'élan d'essayer les idées en esprit... Ils sont nuls.

Enfin, bref !
Une autre piste s'ouvre à nous en étudiant la question de l'Album zutique. Il y a pas mal d'éléments obscènes dans "Le Bateau ivre", des allusions aux pets, etc. Il y a une veine zutique qui passe dans le poème supposé exclusivement sérieux.
Or, dans le cas d'une liaison du principe sonnet et quatrain, on a d'un côté deux performances obscènes et de l'autre deux poèmes qui a priori ne le sont pas. Ceci dit, dans "L'Etoile a pleuré rose..." on a un caractère érotique exacerbé. Et au dernier vers, on a une image de piéta, de douleur sacrée de la déesse pour l'homme avec ce paradoxe que le sang noir n'est pas le sien, mais celui jeté en gerbe par l'homme, et au passage avec ma cruauté acide habituelle pour tous ces rimbaldiens qui ont décidé de bien m'empêcher de m'imposer je fais remarquer que dans l'enchaînement "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose...", comme nous avons déjà des liens de rimes, d'images et de mots entre "Voyelles" et "Les Mains de Jeanne-Marie", nous avons le saignement des doigts en l'hommage de la Jeanne-Marie qui est en écho au fait d'avoir saigné noir sur un flanc souverain.
A un moment donné, le discours selon lequel ce n'est que des coïncidences, il ne marche plus, non ?
Or, dans l'Album zutique, Camille Pelletan ne faisait pas partie des mentionnés pour le premier "Propos du Cercle", à moins que Miret (lequel se dit journaliste) soit un pseudonyme pour Pelletan. Or, Pelletan a écrit le sonnet qui fait vis-à-vis au Sonnet du Trou du Cul et peu après la grande série de transcriptions rimbaldiennes poursuivies par de faux Coppée, un monostiche de Ricard, on a eu un poème de Pelletan décrivant la sculpture La Danse de Carpeaux. Et la page a été éclaboussé d'encre et l'auteur a ajouté un dessin de phallus en érection en l'accompagnant de mentions du genre "marque de mon doigt". Cette encre épaisse a eu une incidence sur plusieurs compositions, ce qui m'a déjà amené à reconsidérer la chronologie des transcriptions sur les premières pages.
En fait, Pelletan ne fait pas qu'allusion à cette sculpture, mais il fait référence au scandale qu'elle a suscité et à un événement précis.
Alors, posons un cadre.
Carpeaux est un sculpteur originaire de Valenciennes, ville de Watteau, peintre si apprécié de l'auteur des Fêtes galantes, c'est aussi un disciple de Rude et Carpeaux souffrira de cette filiation qu'on lui reproche en disant des aménités du genre : "Carpeaux est encore plus rude que ses sculptures." Ce n'est pas le mot exact, mais je ne l'ai pas sous la main. Carpeaux est un artiste proche du pouvoir impérial, du salon de la Princesse Mathilde, et s'il est en Angleterre au moment de la Commune et de la composition ensuite de l'Album zutique, Carpeaux est anticommunard, regrette la chute de l'Empire et dessine la Madone de Strasbourg voilée au moment de la défaite et de l'annonce de l'annexion de l'Alsace-Moselle par la Prusse. Mais, en même temps, c'est un artiste tapageur qui ne fait pas du tout dans l'académisme. Sa "Danse" était une oeuvre de commande partagée entre quatre artistes. les trois autres contributions sont fades et rigides, et voilà que Carpeaux se permet un luxe de personnages, de l'invention, et bien sûr de l'obscène. Il n'est pas du tout en harmonie avec les trois autres oeuvres, mais en plus il les humilie. Le fait qu'il ne soit pas dans le rang est une partie du scandale, et l'obscénité, toute relative, en est une autre. Et au passage, dans la sculpture "La Danse", il y a en plus des personnages une tête de faune intégrée et grimaçante. Décidément ! Mais surtout, comme la scène représente des bacchantes dénudées en train de danser, quelqu'un qui ne sera jamais identifié a envoyé tout un saut d'encre sur la hanche prononcé par sa pose sur le côté d'une bacchante et les éclaboussures ont même gagné d'autres figures, mais le gros de la tache était sur la hanche d'une seule bacchante.


La tache a été par la suite nettoyée, mais elle a fait jaser tout Paris. Et il va de soi que l'encre déversée sur le feuillet manuscrit contenant le poème de Pelletan est non pas une maladresse de zutiques excités, mais un fait exprès qui reproduit le geste du jet d'encre, mais non pour censurer, plutôt pour accentuer l'obscène, et cela jusqu'au dessin de phallus avec "marques du doigt".
Je vois mal comment Rimbaud n'aurait pas eu cette référence à l'esprit en composant "L'Etoile a pleuré rose..." avec ce sang noir jeté en don érotique sur un flanc souverain... Pelletan a composé un sonnet à côté du couple "Sonnet du Trou du Cul" et "Lys" et son poème sur La Danse de Carpeaux est à peine quelques feuillets plus loin et pourrait avoir été transcrit à la même date que le sonnet mis en regard du "Sonnet du Trou du Cul".
Et je n'ai jamais eu le temps de le faire, mais Pelletan étant un journaliste au Rappel, il faudra un jour un recensement complet de tout ce qui est écrit dans ce journal de la fin de 1871 au milieu de 1872. On peut se demander si le journal ne parle pas de Carpeaux, etc. Il y a déjà des poèmes d'Hugo et de Glatigny, des articles de Pelletan qui est un zutiste. Il faudra forcément en faire un dépouillement systématique de ce périodique...
Carpeaux a déplu lui aussi à Barbeay d'Aurevilly, mais j'ai des documents pour une oeuvre postérieure en 1872. Donc il y a sans doute encore des petites choses à mettre en lumière.
Voilà, ce sera tout pour cette fois.

dimanche 4 juin 2023

Un prochain article prévu ! Rimbaud et les vers de Veuillot, pourquoi chercher dans cette direction ?

Pendant plusieurs années, Rimbaud a écrit en vers avant de passer à la prose. Ce qui veut dire aussi que non seulement il a été un grand consommateur de pièces de vers de 1869 à 1872, puisqu'il devait évaluer ses pairs et trouver des modèles, mais il lisait sans doute quantité de pièces en vers bien avant 1869. Cela a dû accompagner toute sa jeunesse. Il vivait sous le toit maternel ce qui n'était pas sans incidence sur ses possibilités de lectures, sachant que sa rébellion politique semble bien comme l'a soutenu Delahaye n'avoir pris forme qu'en 1868. Il faut ajouter que beaucoup de poèmes éphémères étaient diffusés dans les périodiques. N'oublions pas que "Les Etrennes des orphelins" vient de là. Rimbaud a fait publier "Comédie en trois baisers" dans un journal satirique en août 1870 et Rimbaud, même s'il pouvait chercher à privilégier des lectures plus virulentes et pré-communardes, subissait le poids de la société, lisait sans doute ce qu'il y avait à prendre dans les cafés, les lieux publics, et il s'en faisait un baromètre auquel s'opposer. C'est pour cela que les études littéraires sur Rimbaud manquent cruellement de grands recensements des poésies, articles et tout simplement périodiques qu'il pouvait lire et parcourir. Je l'ai déjà dit, le titre "Les Soeurs de charité" a l'air original de la part de Rimbaud si on s'est contentés de lire les classiques de la poésie française : Hugo, Musset, Lamartine, Vigny, Baudelaire, Gautier, Nerval, Banville, Leconte de Lisle, Verlaine et quelques autres, alors que ce titre renvoie à une pratique de poète amateur du dix-neuvième siècle. Le poème "La Brise" dans Un coeur sous une soutane amuse énormément le lecteur et on pense que c'est fortement au détriment de Banville quand on constate que ce sont des vers de Banville qui ont servi de modèle au persiflage, sauf que la création de Banville est elle-même un cliché puisqu'une poésie de jeunesse de Louis Veuillot s'amuse déjà à organiser les mêmes mots et la même phrase autour de la rime des mots "haleine" et "plaine".
J'aurais d'autres rencontres à souligner dans le cas des poésies de Louis Veuillot, je dis bien "rencontres" et non "sources". Je prévois de mettre au point tout cela dans un prochain article, car sans transition j'en suis donc arrivé à l'annonce de l'article futur. Outre qu'il y avait les poésies éphémères de la presse, il y avait des poètes de second ordre, parfois pas tout à fait reconnus, mais qui avaient une certaine notoriété. Amédée Pommier faisait partie de ces gens, mais il y a aussi Louis Veuillot. Celui-ci est plus spécifiquement connu en tant que prosateur, mais il s'adonnait régulièrement à la poésie en vers. Il a publié un recueil en 1869 Les Couleuvres que Rimbaud semble avoir lu, mais il a surtout commis pour premier recueil Les Satires, recueil paru en 1863 et dont le titre annonce un contenu intéressant, puisque le satirique Rimbaud pourrait bien avoir réagi plus d'une foi aux attaques sarcastiques d'un Louis Veuillot. On sait que Veuillot est soupçonné par Steve Murphy d'être ciblé quelque peu dans les poèmes "Accroupissements" et "Vu à Rome", mais aucun lien ne semble avoir été établi avec les écrits en vers de Veuillot lui-même. Je suis en train de chercher à débloquer cette situation. Par exemple, Veuillot dans ses Satires s'attaque aux parnassiens et à un culte de la rime au détriment du contenu. Et parmi les poèmes en question, il en est un qui s'intitule "Le Poète de chambre". Le poème "Accroupissements" parle d'un nez tourné vers le ciel à la lumière de la Lune, ce qui correspond à certains éléments des poésies de Veuillot. Le verbe "Mijoter" retient également mon attention. En plus, si Rimbaud s'intéresse effectivement à Veuillot quand il compose "Accroupissements", cela peut ne pas être sans conséquence sur les lectures des "Soeurs de charité" et des "Premières communions", voire des "Pauvres à l'Eglise". "Accroupissements" est un prétendu "cantique pieux" envoyé à Demeny le 13 mai 1871, le manuscrit des "Soeurs de charité" est daté de "Juin 1871" et "Les Premières communions" est daté sur plusieurs manuscrits de juillet 1871, ainsi que "L'Homme juste". Il me semble assez évident qu'il y a quelque chose à chercher de ce côté-là. Les sizains du début des "Premières communions" sont à rapprocher des quintils baudelairiens de "Accroupissements" et le sujet traité peut prendre le contrepied de certaines pièces édifiantes de Veuillot où il est question de personnes similaires vivant leur foi. En outre, j'ignore un peu où en sont les mises au point sur certains aspects de la manière zutique. Je ne me rappelle plus ce qu'il y avait dans les articles des autres rimbaldiens, mais la mention "Pour copie conforme" est très ancienne et le titre "Binettes rimées" de Vermersch appartient lui aussi à une tradition. Ainsi, en 1854, dans Le Tintamarre, nous avons une rubrique "Binettes..." avec un entrefilet en prose qui fait un sort au polémiste Veuillot avec une caricature de sa tête en écumoire accompagnant le texte et l'article signé d'un certain "Joseph Citrouillard" est suivi de la mention "Pour copie conforme. Comerson."
Et je rappelle que je prétends pressentir que les lettres du "voyant" et les poèmes inclus portent la trace de premières soirées zutiques parisiennes vécues entre le 25 février et le 10 mars, quand Rimbaud rencontrait André Gill et cherchait à être mis en contact avec Eugène Vermersch. Les rimbaldiens s'étonnent que parlant de renouveler la poésie pour la forme comme pour le fond leur poète compose dans la forme ancienne du triolet, forme tout de même liée aux Odes funambulesques, ou qu'il s'amuse à persifler son travail en écrivant dans la marge "quelles rimes !" Le débat sur la rime permet de penser à Banville, mais au-delà de Banville à des polémiques littéraires ambiantes qui concernent aussi les ennemis du Parnasse, Barbey d'Aurevilly, Daudet et Veuillot notamment ! La présence d'allusions à Daudet dans les lettres dites "du voyant" est trop flagrante pour n'être qu'anodine, et pensez à tout ce que cela implique : si les lettres "du voyant" n'hésitent pas à se nourrir de propos polémiques issus de précédentes soirées zutiques, voilà qui remet sur la table l'idée d'une enquête possible du sens profond de "Voyelles" et du "Bateau ivre" comme des méditations longues mûries à partir des exploits antérieurs : "Sonnet du Trou du Cul", "Paris" et "Cocher ivre", et du coup on se retrouve par le truchement de "Cocher ivre" à méditer comment "Le Bateau ivre" pourrait être une réplique aux satires d'Amédée Pommier. Il faut au moins enquêter sur Veuillot, Pommier et quelques autres pour voir si cela ne permet pas de réenvisager la gestation profonde de grandes pièces poétiques "Bateau ivre" ou "Voyelles".
Pour l'instant, je vais essayer de débloquer la situation autour de Louis Veuillot. J'espère y arriver.