mardi 30 novembre 2021

Sympathie pour les "Voyelles"

 
Sympathie pour les « Voyelles »
 
Il va être question ici d’un retour sur les articles de Bardel concernant « Voyelles ». Aujourd’hui, je traite de sa page de commentaire et je fais quelques remarques sur son « Panorama critique ». Ultérieurement, je prévois de parler aussi de sa recension sur le blog de Lauren Malka et bien évidemment de son entrée dans le Dictionnaire Rimbaud de 2021. Et je ne vais pas m’arrêter là. Les rimbaldiens ont décidé de m’ignorer sur « Voyelles », moi je perds patience, on va nettoyer les écuries d’Augias. J’en ai grandement ras-le-bol !
Retour sur l’interdiction de lire « Voyelles » :
 
Ne cherchons pas autre chose dans ce bel et célèbre sonnet qu’un ingénieux protocole de création poétique : les cinq voyelles, paradigme propre à épeler l’alphabet de la création et formule magique, si l’on en croit la référence au pouvoir créateur du Verbe facétieusement suggérée par les deux premiers vers du poème !
Les correspondances entre voyelles et couleurs n’ont visiblement intéressé Rimbaud que comme prétexte à certaines associations d’idées (à invention, pour reprendre le mot utilisé par l’auteur dans Alchimie du verbe : « J’inventai la couleur des voyelles. »)
 
Pourquoi ne pas chercher ? Qu’est-ce que c’est que cette injonction ? Surtout, comprenons-nous ce que peut être un « ingénieux protocole de création poétique », pardon un bel et « ingénieux protocole de création poétique » ? Pas même ! Quelle est la définition du mot « protocole » ? Je suppose que Bardel songe à un « ensemble de règles à suivre ». Où est le détail des règles à suivre dans ce sonnet ? Je ne sais pas. Et la définition n’est même pas complète, le protocole est une « instruction détaillée » en vue d’un objectif précis : quel est ici l’objectif ? Quelle est l’opération, quelle est l’expérience que nous parvenons à mesurer dans la performance du sonnet « Voyelles » ? Le double point introduit une sorte d’explication, mais ni les cinq associations du premier vers, ni les associations des vers 3 à 14 ne correspondent à une littérature protocolaire. Le premier vers affirme le plus sommairement du monde cinq unités indissociables : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu » ou, selon la version antérieure recopiée par Verlaine : « A, noir ; E, blanc ; I, rouge ; U, vert ; O, bleu[.] » Est-ce suffisant pour parler de protocole ? Je ne crois pas, et des vers 3 à 14 les cinq voyelles sont associées à diverses illustrations selon le même principe d’affirmations sommaires, péremptoires. Où voyez-vous là-dedans l’exposition d’une méthode à suivre ? Moi, je ne la vois nulle part. Et ce ronflant adverbe « facétieusement », qu’est-ce qu’il implique ? Le poème est une facétie, rien de plus ? Coppée triomphe : Rimbaud serait un fumiste ? Dans le second paragraphe, le soulignement du nom « correspondances » impose un renvoi au sonnet de Baudelaire. Quitte à citer Baudelaire, ne serait-il pas plus judicieux, au lieu de parler d’une méthode pour poète de bac à sable, d’identifier le penchant à la « sorcellerie évocatoire » des vers 3 à 14 ? Personnellement, je n’ai aucun besoin d’exégèse pour faire la différence entre un « protocole de création poétique » et une « sorcellerie évocatoire », et je range bien évidemment le sonnet « Voyelles » dans cette deuxième catégorie. Mais, pourquoi dire que les associations entre voyelles et couleurs ne sont qu’un prétexte à des associations d’idées ? Cela n’a pas le sens commun : Rimbaud associe la lettre A à la couleur noire, ce qui lui permet d’imaginer autour du A des images où domine la couleur noire. Je ne comprends pas l’idée. Il associe une lettre à une couleur, ce qui serait nécessaire pour légitimer des associations d’idées. Je ne comprends toujours pas le raisonnement. Pourquoi aurait-il besoin de ce prétexte ? Quel est le lien nécessaire entre le fait de réunir la lettre « A » à la mention du « noir » et le fait d’écrire une image où domine l’impression de la couleur noire, couleur mentionnée dans l'image mise en mots par peur sans doute que l’association ne soit pas comprise : « noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles » ? Je ne comprends pas. Oui, certes, l’association des cinq voyelles à cinq couleurs est, d’un côté, un prétexte, de l’autre, une décision aléatoire d’un individu poète. Mais, dire que leur association n’est qu’un prétexte, c’est nier le discours des quatrains et des tercets. C’est le thème et le sujet du poème. Il faut réfléchir à son caractère essentiel, et non l’escamoter. Enfin, le terme souligné « invention » permet à son tour d’insister sur la gratuité du prétexte. En effet, c’est une citation de la section « Alchimie du verbe » : « J’inventai la couleur des voyelles. » On nous accuserait sans doute d’être de mauvaise foi si nous rappelions le sens ancien de découvrir du verbe « inventer » : « Christophe Colomb a inventé l’Amérique », ce qui est d’autant plus piquant dans le cas de Colomb qu’il est mort en 1506 en étant persuadé d’avoir découvert le Japon, des îles avoisinantes et un peu de la côte asiatique. C’est Amerigo Vespucci qui a inventé l’Amérique en 1503 si on veut tenir compte de l’évolution du sens du verbe « inventer ». Mais il y a un autre problème. Dans « Alchimie du verbe », le poète ne croit plus à ses pouvoirs et à sa science. Il est normal qu’il admette alors que les couleurs des voyelles étaient de sa propre invention. Certes, il est bien conscient quand il compose « Voyelles » que tout cela naît de son imagination, mais Bardel mobilise une citation de manière anachronique. Rien ne permet de prétendre qu’à la lecture de « Voyelles » nous devons nous considérer comme prévenus que l’invention des couleurs est une affectation libre de l’auteur, présentée comme telle. Il semble au contraire assez évident que la lecture perd beaucoup de son intérêt et de son charme s’il doit en être ainsi.
Après ces deux paragraphes d’entrée en matière complètement désastreux, le commentaire se ressaisit quelque peu et fournit des informations plus profitables aux lecteurs. Toutefois, il faut veiller à chaque détail de l’expression. Sans arrêt, par des petites remarques assassines en passant, Bardel n’a de cesse de discréditer l’intérêt légitime que nous pouvons trouver à ces quatorze vers.
Pour la distribution irrégulière des « voyelles » : AEIUO, il écrit : « Sans reposer véritablement sur un discours, l’ordre choisi produit un certain sens. On y décèle des logiques symboliques, renvoyant à l’univers personnel de Rimbaud ou, du moins, à l’univers culturel qui était le sien. » Mais que doit-on comprendre à pareille restriction : « Sans reposer véritablement sur un discours » ? Le propos est élastique. Il est certain que la suite AEIUO n’est pas un discours au sens convenu du mot, mais ce n’est pas cela que veut signifier Bardel, puisque c’est une évidence en soi. Ce que veut signifier Bardel, c’est que l’ordre produit un sens, sans être pour autant un discours. Mais qu’est-ce que ça veut dire : « produit un sens, sans être pour autant un discours » ? Je me doute que tout un chacun nous arrivons à comprendre intuitivement les contours du propos de Bardel, mais, en réalité, c’est quand même assez choquant de prétendre que ça « produit un certain sens », sans être pour autant un « discours ». De la production de sens à un discours oratoire, il y a un continuum. Sur quelle base, Bardel peut-il produire un hiatus, un clivage, entre une production de sens, un effet de sens, et un discours, surtout si on prend en considération que cette production du sens n’est pas à un seul endroit du poème, mais concerne le premier vers, puis l’ensemble du mouvement du vers 3 au vers 14. Treize vers sont directement concernés par cette production de sens et le vers 2, qui vient après l’énumération du vers 1, est pris finalement dans cet ensemble. Le dernier vers, Bardel le déclare ailleurs, c’est la pointe du sonnet, et ce dernier vers formule explicitement la dernière lettre de l’alphabet grec : « Oméga », seule mention explicite dans tout le sonnet que l’ordre AEIUO auquel nous étions suspendu tout du long n’est pas anodin. Au passage, en français, les expressions correctes sont plutôt « avoir du sens » ou « prendre sens ». Je ne vais pas jeter la pierre, j’emploie moi-même le calque de l’anglais : « to make sense », « faire sens », parce que j’y trouve mon compte et parce qu’à l’université j’ai apprécié de parler d’effets de sens pour les figures de style et les tours littéraires que j’analysais en classe. J’ai employé l’expression « faire sens » dans mon dernier article paru en octobre 2021 dans le numéro 60 de la revue Rimbaud vivant. Mais je ne peux m’empêcher de relever ici une variante à cet anglicisme qui a un fort relent technique, ou un fort relent mécanique (du sens au fil de l'eau, en gros) : « produit un certain sens ». Et bien évidemment, je sursaute face à cette modalisation « un certain sens ». Qu’est-ce que c’est que cette restriction et concession du bout des lèvres ? Bardel met le paquet pour ne pas que nous prenions au sérieux le discours d’ensemble du poème. Il démine le terrain pour neutraliser complètement la lecture !? Mais pourquoi fait-il ça ?
Le discours dédaigneux se poursuit :
 
On y décèle des logiques symboliques, renvoyant à l’univers personnel de Rimbaud, ou du moins, à l’univers culturel qui était le sien.
 
Le sens de « déceler » est de « découvrir des vérités cachées », mais je ne sais pas pourquoi j’ai l’impression que quand on emploie ce verbe il y a une intention péjorative. Quand on est convaincu, on emploie d’autres verbes, comme bien sûr « découvrir », « repérer », « remarquer », « identifier », que sais-je encore ? mais, quand on doute, quand on a des réserves, on emploie le verbe « déceler ». Je le sens cauteleux et fielleux cet emploi verbal. En tout cas, quoi qu’on pense de l’emploi du verbe « déceler », ce qui choque vraiment, c’est la dévaluation des « logiques symboliques ». Pourquoi la symbolique renverrait-elle spécifiquement « à l’univers personnel de Rimbaud » ? Le seul sonnet « Voyelles » nous serait parvenu, on ne pourrait pas le lire ? C’est ça que ça veut dire ! Puis, de toute façon, Bardel fait partie des nombreux rimbaldiens qui daubent superbement les liens lexicaux sensibles de « Voyelles » avec les poèmes communards : « Paris se repeuple » et « Les Mains de Jeanne-Marie ». La « colère » des « lèvres belles » n’est pas à rapprocher de Paris qui danse si fort, « cité belle », dans les « colères ». Nooon ! Nooooooôôn ! Non ! oh non oh non oh non ! (à partir d’ici avec un chevrotement de grand-mère : « oh non ! oh non ! oh non ! » Les « mouches » « bombinent » dans « Voyelles » et les « diptères » « bombinent » dans « Les Mains de Jeanne-Marie », mais défense d’y voir un point commun, c'est deux univers personnels de Rimbaud qui ne convergent point. Et non, pitié, ne rapprochez pas non plus les avant-dernières rimes de « Voyelles » et des « Mains de Jeanne-Marie » : « étranges » / « anges ». Noôôôn, nohon, nohon, nâonh, nooon ! C’est une rime banale, voilà ! La rime de Rimbaud, elle est banale, elle deux fois banale, oui, elle est banale, mais géniale, mais banale ! Et surtout ne trouvez pas du sens au compagnonnage rare « suprême », « strideurs » et « clairon » dans « Voyelles » et « Paris se repeuple ». Dans « Paris se repeuple », le lien du « clairon » et des « strideurs » est explicitement fait avec la Commune : « L’orage a sacré ta suprême poésie ! » ou « L’orage t’a sacré suprême poésie » (avec licence grammaticale). Noon, nooon, nooon ! Bardel fait partie de ceux qui crient « non » à tous ces rapprochements. De quoi parle-t-il donc quand il parle de déceler des logiques symboliques appartenant à l’univers personnel de Rimbaud. Mallarmé, prof d’anglais et coup de dés, « can you help me ? » Fais-moi un poème graphique :
 
                  ???                                                       ???
        ?                       ?   ? ?                 ????
?                 ??                  ,,,,       ???          !? ???               ?
                                                                                                  ?
                ?? , ??                                 ??              ?
??   ….                  ?                     ??                       ?
 
Magnifique, merci Mallarmé, cet alignement, on dirait de l’hébreu comme de juste.
Le mouvement restrictif m’a surpris lui aussi quelque peu dans le raisonnement de Bardel, les symboles appartiendraient à « l’univers personnel de Rimbaud », mais le critique se reprend et corrige son propos : « du moins, à l’univers culturel qui était le sien. » Personnellement, je considère qu’il est plus courant qu’un symbole soit compris d’une communauté, d’un « univers culturel » si on veut, que réservé à la sphère privée du poète. Le mouvement restrictif m’apparaît du coup quelque peu étrange. Puis, l’intention est affligeante. Les symboles du sonnet ne sont pas admis comme transcendant les époques. Et ce serait moins bien que les symboles appartiennent à une communauté d’époque plutôt qu’à Rimbaud seul. Je ne comprends pas !?
Je ne comprends pas non plus cette idée d’une « vision du monde connue, structurée par grandes oppositions » qui ne débouche que sur un recensement par le critique qui sépare les éléments opposables. Quel est le gain pour le lecteur ? Il y a du sublime dans le sonnet (exemple tant et tant) et de l’immonde (exemple tel et tel). Il y a du pur, et il y a de l’impur. Il y a la violence et il y a la paix. Hier, je regardais une vidéo sur les dialogues d’Audiard dans le cinéma français, et à un moment donné cela a tourné en revue de figures de style : il y a des chiasmes, des allitérations, des anacoluthes, des périphrases, des métaphores, des hypozeuxes, des épanadiploses. Ici, c’est pareil. Il y a le sublime et l’immonde, il y la violence et la paix, il y a le pur et l’impur. Tout ça nous fait une belle jambe. C’est une lecture articulée, ça ? Si ce n’est pas un discours, est-ce qu’au moins ça produit du sens ? Allez, au moins « un certain sens » ! Oui, moi, dans mes articles, j’ai mis du sens à tout cela, mais comme Bardel n’en fait aucun cas, je comprends que j’aurais dû prudemment étaler la confiture : dans le poème, il y a un A, il y a un E, il y a aussi un I, il y a même un U et il y a un O, et ces lettres sont même répétées plusieurs fois pour faciliter le repérage des appositions. Il y a aussi un premier vers, et puis il y a un deuxième vers, et puis il y a un troisième et un quatrième. Après, le quatrième vers, il y a un blanc, les quatre premiers vers forment donc un quatrain. Je ne vais pas continuer en si bon chemin, qu’il est facile d’écrire de la critique littéraire, me susurre Diderot.
Je reviendrai plus tard sur l’idée d’une « vision du monde », mais je relève d’ores et déjà que le sonnet est supposé être formulé sur un « ton qui oscille entre lyrisme et ironie légère ». L’ironie légère, certes ! Mais on peut tout mettre derrière cette idée. Il va de soi qu’il y a un certain persiflage dans l’annonce du vers 2 : « Je dirai quelque jour vos naissances latentes ». Il est clair qu’il ne faut pas prendre au premier degré les affirmations du poème, et par conséquent oui il y a une ironie légère. Le dernier vers galamment tourné a une inspiration humoristique. Mais, Bardel vous amène toujours de manière forcée sur le terrain sur lequel lui a décidé d’aller. Il n’a pas sitôt fait état de cette « ironie légère » que dans la phrase suivante il affirme la présence de « quelque intention bouffonne ». Cependant, je suis assez surpris par l’incertitude de la formulation « quelque ». La bouffonnerie, elle ne fait pas dans la dentelle, que je sache ! Si c’est bouffon, c’est bouffon, non ? Il n’y a pas d’approximation à la bouffonnerie !? Oui, l’intention est comique, malicieuse, mais l’adjectif « bouffon » employé par Bardel a un sens précis. Le dernier vers de « Voyelles » est là pour exciter un gros rire.
Mais, soit ! J’attends alors une explication complète du mouvement du poème pour arriver à ce gros rire. Cette explication, Bardel ne nous la fournit à aucun moment. Il ne suffit pas de dire que Rimbaud parle de manière érotique d’un regard de femme, là où on attendrait le dieu de l’Apocalypse ! Ce n’est pas ainsi qu’on le fait survenir, le gros rire. En quoi les autres vers du poème amènent-ils tous insensiblement à l’effet considéré comme grotesque du dernier vers ? J’attends toujours les explications. Par ailleurs, dans son commentaire plus détaillé du sonnet, Bardel rend compte de la lecture de Reboul qui soutient que le sonnet est fortement ironique, mais aussi des réactions de Michel Murat à cette lecture, réactions de Michel Murat qui se placent explicitement dans le droit fil d’une de mes propres réactions publiées sur mon blog, et Bardel admet que ça n’a pas trop de sens de prêter à une forme de groupe nominal une intention ironique automatique, et que cette histoire d’ironie on n’arrive pas vraiment à l’établir pour une lecture suivie du sonnet « Voyelles ».
L’avant-dernier paragraphe de cette page de commentaire du sonnet « Voyelles » me fait encore une fois bondir :
 
L’originalité, en tout état de cause, n’est pas ici dans l’idée mais dans le dispositif métaphorique que cette idée permet de mettre en place, fondé sur un jet continu d’images disparates, génératrices d’émotions et de sensations chromatiques éclatées, tour de force poétique […]
 
Le texte est assez allusif. D’un côté, on peut penser que l’idée n’est pas neuve à cause du sonnet « Les Correspondances », d’un autre côté, il pourrait y avoir l’idée d’une allusion à la littérature diffuse qui associait des voyelles à une couleur, des lettres à une forme d’objet, etc. Bardel ne se situe pas précisément par rapport à tous ces renvois possibles. Mais, qu’est-ce que c’est que cette histoire de « jet continu » ? Ce n’est pas un poème à jet continu, puisque c’est un sonnet avec toutes les contraintes d’articulation qu’il en a résulté pour un discours autour de cinq voyelles colorées. Ensuite, qu’est-ce que vous appréciez dans le poème ? Je ne comprends pas. Où est le tour de force du « dispositif métaphorique » ? Wouah ! Rimbaud a associé le « A noir » à des « golfes d’ombre ». Ah ! c’est génial, c’est gé-nial ! On va fêter ça ! Génial ! Ah ! je le reconnais bien là ! Non, mais vous n’êtes pas zinzins à ce point-là quand même ? Des « sensations chromatiques éclatées », un « tour de force » ? Mais de quoi on parle ? Vous vous réjouissez de lire aux vers 7 et 8 des petits mots qui font penser à la couleur rouge : « I, pourpres (oh oui les pourpres c’est rouge), sang (ah oui le sang c’est rouge) craché (oh craché, craché, je vous retiens mon billet pour ce mot-là, quel beau tour d’expression), rire des lèvres belles (oh oui, tout à fait, de belles lèvres pulpeuses, charnues, écarlatines, oh oui, et érotiques aussi, aah ah ahah ahha, je jouis en lecture) Dans la colère (une colère rouge, je le disais encore aux béotiens d’en face) ou les ivresses pénitentes (ah les « ivresse pénitentes », n’en jetez plus, mon cœur est en train de bouillir »). C’est quoi vos fantasmes ? Rimbaud, c’est de la poésie pour tabanards ? Mais qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
 
Passons à la page de « Panorama critique » sur ce sonnet.
Commençons par citer les trois emplois du mot « métaphysique » sous la plume de Bardel :
 
Enfin, [Reboul] concorde parfaitement avec Etiemble pour déceler dans ces « naissances latentes, avec les relents gnostiques qui ont tout l’air de s’en dégager » un « piège » tendu au lecteur féru d’hermétisme et de mystères métaphysiques.
 
Il faudrait donc voir dans ce vers final une nouvelle allusion parodique, non plus tournée cette fois contre la métaphysique hugolienne mais contre « le culte romantique de la Femme et de l’Amour »[.]
 
Le sonnet des Voyelles serait encore porteur, à lire certains commentaires, d’une métaphysique du Langage ou du Poème.
 
Pour Bardel, l’intérêt pour la métaphysique est nécessairement une chose honteuse qui ne s’avoue pas. On croit rêver ! Et comment vous voulez produire des textes sérieux sur le sens profond d’Une saison en enfer avec un pareil a priori ? Certes, il existe un exercice dévalué de la méditation métaphysique, mais Bardel s’en sert pour exprimer un mépris hautain de tout intérêt métaphysique. Notez que nous retrouvons un emploi du verbe « déceler », emploi très subtil puisqu’Etiemble découvre non pas le sens du poème, mais le piège tendu pour se faire une fausse idée du poème. D’accord !
Pour le vers final, fort heureusement, Bardel a l’ultime prudence de mettre son énoncé au conditionnel. Mais du coup, s’il emploie le conditionnel, on se demande quelle est son assurance pour parler de la prestation bouffonne mise à la pointe du sonnet. Et je m’empresse de préciser que je n’adhère pas du tout à l’idée d’Yves Reboul d’une charge contre « le culte romantique de la Femme et de l’Amour ». Je suis désolé, mais vous avez la Femme avec un « F » majuscule dans « Credo in unam » doublée d’une déclaration de foi en Vénus. Dans les poèmes en prose des Illuminations, vous avez une déesse « Aube », une « Raison », une « Being Beauteous », un être polaire avec des ébats arctiques dans « Métropolitain » ou « Barbare ». Il va en falloir du temps d’explication pour séparer les visions célébrant le féminin chez Rimbaud et le culte romantique de la Femme. Où sont les avertisseurs au dernier vers de « Voyelles » pour ne pas confondre le féminin divin propre à Rimbaud et le culte de la Femme chez divers poètes de son siècle ? C’est si bouffon et ridicule que ça d’écrire : « Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux [ ?] » Et puis, ça commence à bien faire cette farce, selon laquelle, pour s’excuser de consacrer son temps à la frivole poésie, Rimbaud n’aurait de cesse de rappeler qu’il ne se prend pas au sérieux. Il va écrire quinze expressions érotiques et galantes, et à chaque fois ça vaudra parce qu’il écrit quelque chose de joliment tourné pour se moquer des choses joliment tournées. C’est quoi cette glu ? Oui, trompettes sacrées d’Ennio Morricone, sauvez-moi, élevez-moi hors du désastre avec votre souffle épique !
Je ne vais pas tout citer dans la recension critique de maître Bardel, mais je ne peux m’empêcher d’épingler cette constance effarante. Rimbaud cite les cinq voyelles comme un tout, et il cite cinq couleurs correspondantes comme un tout également. L’association du noir et du blanc pour les deux premières couleurs n’échappe à personne, et personne n’a de mal à comprendre que leurs mentions ne soient pas éparpillées, mais contiguës. On peut appeler ça une articulation nette et précise du poème. Il y a ensuite trois couleurs : le rouge, le vert et le bleu, et le bleu aura une variation en violet. Il y a une trichromie officielle à quoi cela renvoie et qui était connue à l’époque de Rimbaud à cause des travaux de Young, puis de Helmholtz. Etiemble en a fait état dans ses ouvrages sur Rimbaud mais sans en constater l’importance. Et Bardel, puisqu’il cite des extraits de l’ouvrage de Marie-Paule Berranger dans son « panorama critique » sur « Voyelles », sait automatiquement que cela a déjà été envisagé. Dans son livre de 1993, Berranger a fait remonter l’information, elle a fait remonter un écrit pas évident à lire d’Etiemble où il le dit que la variation du bleu au violet correspond à une hésitation du modèle théorique suivi par Helmholtz, le nom de Helmholtz même a été cité par Etiemble. Et pire encore, consultez des dictionnaires, vous verrez que les deux trichromies connues (rouge-vert-bleu / rouge-jaune-bleu) sont connectées entre elles. Et pourtant, imperturbablement, Bardel recense l’avis perplexe suivant de Charles Chadwick :
 
Le même commentateur propose ensuite (p. 211) sa réponse personnelle à la question de savoir pourquoi Rimbaud a exclu du poème cette couleur primaire qu’est le jaune (en y substituant le vert, couleur composée), au grand scandale de René Ghil. Tout simplement, dit-il, parce que le jaune ne fait pas partie de ses couleurs favorites […]
 
Oui, l’argument ne vaut rien et serait à relativiser avec les mentions de « l’or » (au passage, une subtilité du poème est de désigner un clairon bleu-violet en guise d’orbe solaire mystique), mais c’est quand même inquiétant cette capacité à ignorer comme René Ghil et tant d’autres la trichromie du rouge, du vert et du bleu qui a eu un rôle prépondérant au vingtième siècle pour la photographie, la télévision, etc., trichromie capitale pour la théorie de la perception optique chez l’Homme. On n’est pas obligés de la connaître à l’avance. Mais, j’en parle, Etiemble en avait parlé, d’autres en parlent. On va continuer jusqu’à quand à nier cette réalité. Rimbaud a été hébergé la seconde moitié du mois d’octobre 1871 par Charles Cros, antérieurement à la composition du sonnet « Voyelles ». Manque de bol, dans son mémoire sur la photographie en couleurs Cros a parlé de la trichromie plus ancienne du rouge, du jaune et du rouge. Mais, il était à même d’informer Rimbaud. La Revue des deux mondes, ce n’était pas la femme de Fillon qui rédigeait les articles dedans à l’époque. Merde ! Merde ! Merde, comme dirait Rimbaud ! A cause de vous, je vais avoir un procès parce que je vais finir par vous insulter ! Mais merde ! merde ! merde ! et re-merde ! Faut pas être bouché à l’émeri quand même…
Enfin, bref, je n’en peux plus.
La suite, prochainement.

samedi 27 novembre 2021

Propositions dans "Voyelles"

Dans les réponses de rimbaldiens recueillies par Lauren Malka autour du livre Cosme de Guillaume Meurice, il y a la mienne qui, tout en n'étant pas favorable du tout à l'ouvrage, développe une synthèse d'époque de mes propres approches du sonnet, et il y a aussi celle de Benoît de Cornulier qui se termine par ce paragraphe qui doit attirer l'attention :
Accessoirement, Cosme part de l'idée que ce sonnet n'est pas constitué d'une phrase. Ce n'est pas évident : les groupes noyaux des douze derniers vers peuvent s'articuler à la proposition initiale, que ce soit comme vocatifs, ou en exclamatifs, ou en appositions.
Je mets le lien pour que vous puissiez consulter la réponse de Cornulier : cliquer ici.

Je voudrais revenir sur ce problème de lecture du sonnet en tant que phrase.

Le poème semble être conçu d'une seule phrase. A la différence de la prestation orale, on peut délimiter une phrase écrite à partir d'une majuscule initiale et d'un signe de ponctuation fort : point, point d'interrogation, éventuellement trois points de suspension ou un point d'exclamation.
Le poème nous est connu par trois états distincts : deux états manuscrits et une version imprimée. Nous avons un manuscrit de la main de Verlaine, un manuscrit de la main de Rimbaud qui avait été conservé par Emile Blémont et une version imprimée initialement dans Les Poètes maudits qui coïncide avec la version manuscrite de la main de Rimbaud. Je pars du principe qu'on n'a pas la preuve que la version des Poètes maudits a été établie à partir du manuscrit remis à Blémont.
Mais, dans tous les cas, il faut dès lors opposer deux versions pour la ponctuation.
La copie de Verlaine est constituée de trois phrases, et celle de la main de Rimbaud est constituée d'une seule phrase. La version de la main de Rimbaud, la plus célèbre, peut générer des doutes sur le nombre de propositions que contient le sonnet, tandis que la copie de Verlaine permet de ne pas avoir autant d'hésitations.
Commençons par citer la version manuscrite de Rimbaud. Je ne retiendrai pas la thèse de Cosme, l'ami de Guillaume Meurice selon laquelle le dernier vers serait encadré de deux tirets. Je considère comme Murphy (édition philologique des Poésies en 1999) que ce trait relève du paraphe devant la signature. Qui plus est, le double tiret impliquerait de lire le dernier vers comme une parenthèse, ce qui est absurde. Quant à l'isolement du vers final, le tiret d'attaque du vers suffit. Le second tiret ne saurait rien apporter de significatif. La copie de Verlaine n'offre pour le dernier vers que le décrochage du tiret d'attaque. Et, dans Les Poètes maudits, que le manuscrit utilisé ait été celui de Blémont que nous connaissons ou un autre, le tiret à la fin du vers 14 n'a pas été retenu. Soit ils ont utilisé un autre manuscrit, soit de manière logique ils ont compris que ce tiret faisait partie du paraphe et n'avait aucune pertinence grammaticale.

Citons donc la version du manuscrit autographe :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dan la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, Suprême Clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
- Ô l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
Maintenant, jouons à un petit jeu scolaire. Nous relevons tous les verbes conjugués. Je rappelle que les infinitifs et les participes ("craché", "semés", "traversés") ne sont pas considérés comme des formes verbales conjuguées puisque nous n'identifions pas de marques de première, deuxième ou troisième personne en ce qui les concerne.
Le verbe "imprime" a pour sujet "l'alchimie", mais il s'agit d'une proposition prise dans une subordonnée relative : "Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux", subordonnée qui dépend du nom "rides". Cela reste tout de même amusant, puisque le verbe "imprimer" a du sens pour un poète qui a de l'ambition. Rappelons que dans une section d'Une saison en enfer qui s'intitule précisément "Alchimie du verbe" Rimbaud va citer "Voyelles", et ici "l'alchimie" en liaison avec l'idée d'imprimer une voyelle est mentionnée dans ce sonnet qui s'intitule "Voyelles". Mais ce n'est pas le sujet de notre étude pour l'instant. Le verbe "bombinent" a pour sujet le pronom "qui" et nous identifions une autre subordonnée relative dans le poème. Le poème n'a donc qu'une seule proposition principale dont le foyer est situé au vers 2 : "Je dirai quelque jour vos naissances latentes". Le sujet de l'unique phrase du poème est "Je", le verbe est "dirai", le complètement d'objet direct est "vos naissances latentes". Le premier vers est pour sa part une apostrophe, avec simplement un petit peu de complexité puisque nous avons une énumération à cinq membres apposée à un propos de synthèse : "voyelles".
Bref, pour les deux premiers vers, on peut dire qu'on a l'équivalent grammatical d'une phrase scolaire du type : "Jeune homme, je lis maintenant votre rédaction."
Les deux premiers vers posent donc peu de problèmes, on va voir que c'est plus délicat à partir du passage du vers 2 au vers 3.
Ceci dit, dans le premier vers, l'analyse peut être plus fine. Le mot à la rime "voyelles" reprend l'énumération d'ensemble : "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu". Rimbaud aurait pu se contenter de la virgule, il a préféré introduire le mot "voyelles" par un double point pour plus de clarté.
C'est un peu une sorte de revue, comme nous pourrions l'imaginer dans un cadre différent : "Eric, Vincent, Patrick, Arnaud, Jérôme, partenaires, je vais vous donner mes directives maintenant..."
Il faut aussi remarquer d'autres singularités. Les mentions de couleur ne sont pas d'évidence des adjectifs épithètes. Rimbaud ne dit pas "A, E, I, U, O : voyelles", mais "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles," ce qui implique une unité indissociable du "A" et du "noir", ce qui fait que grammaticalement il n'est pas évident du tout de définir "A noir" comme un susbstantif "A" suivi de l'épithète de couleur "noir". On peut toujours le dire, prétexter que "noir" est un adjectif qui s'accorde en genre et en nombre avec la lettre "A", mais on perd alors une force du poème qui est d'exhiber l'entité "A noir".
Au-delà des deux premiers vers, le poète ne va certes reprendre que les mentions des lettres "A", "E", "I", "U", "O", mais on peut envisager que la reprise implique malgré tout les termes tels qu'ils ont été introduits : "A" au début du vers 3 est strictement "A noir", et ainsi de suite.
Je laisse reposer ce sujet et je passe maintenant au problème des douze derniers vers. Cornulier dit qu'ils peuvent "s'articuler à la proposition initiale [du vers 2 ou des deux premiers vers], que ce soit comme vocatifs, ou en exclamatifs, ou en appositions."

Or, le poète a déjà apostrophé les voyelles, et au passage il faut bien se représenter que le poète parle non aux lecteurs, mais aux voyelles elles-mêmes. Le discours au sein du poème s'adresse aux voyelles, et ce n'est évidemment que dans la stratégie d'élaboration du sonnet dans un recueil destiné à des lecteurs que dans un second temps le poète s'adresse à un public humain. C'est important pour l'analyse du sens du poème. Il y a deux plans à ne pas confondre.
Mais, si Rimbaud a déjà apostrophé les voyelles au premier vers, certes on peut imaginer qu'il s'agit de nouvelles apostrophes tout au long des vers 3 à 14, mais c'est un peu étrange de s'en limiter à ce raisonnement.
Reprenons la figuration imagée à partir du modèle d'un supérieur qui donne des ordres :

Sergent Gérard, Colonel Mitchum, Lieutenant McQueen, Caporal Pierre, officiers,
Je vais vous donner vos ordres de mission :
Gérard, gentille frimousse qui boutonne ta chemise au plus haut de l'encolure,
Mitchum, tes poings fermés d'amour et mort, l'allure géniale dans des chaussures en crocodile,
McQueen, forte tête, regard bleu plein d'évasion,
Pierre, superbe église sur laquelle on ne peut rien bâtir, - oh la honte et la ruine de toute l'armée.

On voit bien que ça ne va pas, que c'est ridicule. Il n'est pas possible que les douze derniers vers soient seulement une apostrophe pour rappeler avec préciosité les personnes auxquelles le poète s'adresse.
L'idée d'une reprise de l'apostrophe sur un mode exclamatif qui vaut célébration est une manière de contourner la difficulté. L'apostrophe reprend, mais devient une sorte d'invocation, de "sorcellerie évocatoire" même pour citer du Baudelaire.
Quant à l'idée que les vers 3 à 14 sont des appositions, ils sont donc des appositions à un élément des deux premiers vers, mais ce ne serait pas tant "voyelles" à la rime du vers 1 que "vos naissances latentes". Il faut avouer qu'il y a un peu de flottement dans l'analyse grammaticale.
Toutefois, je voudrais ne pas m'arrêter là. Quoi qu'on pense de la liaison des douze derniers vers aux deux premiers, il y a aussi dans ces douze derniers vers plusieurs autres propositions (des phrases à l'intérieur de la phrase principale si vous êtes plus âgés et n'êtes pas habitués à l'emploi du mot "propositions" en-dehors des subordonnées).
Nous avons tout simplement affaire à des propositions sans verbes.
Prenons la séquence du "A noir" des vers 3 à 5.
Nous avons une lettre "A" qui est une abréviation pour "A noir" et cette lettre "A" est le sujet d'un propos. Ce "A" peut être "noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles" ou "golfes d'ombre".
Il s'agit de structures attributives avec un verbe "être" sous-entendu. On pourrait dire que c'est réversible : le "A noir" est "golfes d'ombre" et les "golfes d'ombre" sont "A noir". Toutefois, outre qu'il y aurait à dire sur les pluriels qui font que la réversibilité marche moins bien ("golfes d'ombre" est "A noir"), dans la langue française telle qu'elle nous est parvenue, la place des mots a son importance et l'idée est qu'on mentionne d'abord son sujet puis on développe l'information qu'on veut mettre autour.

Prenons des exemples scolaires !
Soit la phrase : "Jean est un vétérinaire." On ne peut pas inverser l'ordre : "Un vétérinaire est Jean." En revanche, "Jean est le vétérinaire" et "Le vétérinaire est Jean" sont deux propositions synonymes. Toutefois, dans une conversation, si vous placez l'une ou l'autre phrase, la signification ne sera pas la même. Si vous dites : "Jean est le vétérinaire", vous partez du substrat connu et vous apportez l'information qu'il est le vétérinaire. Si vous dites : "Le vétérinaire est Jean", vous partez de l'idée qu'il faut identifier le vétérinaire et donc vous mentionnez d'abord ce que vous cherchez à identifier puis vous procédez à cette identification.
Pour moi, sans autre forme de réflexions compliquées, je considère que des vers 3 à 13 (je laisse de côté le vers 14), nous avons des propositions sans verbe qui pourraient être assimilées à des constructions avec des attributs après un verbe "être", et pour le dire plus clairement encore, j'identifie un procédé d'étalage de définitions comme on en a dans un dictionnaire.
J'apprenais cela à l'école primaire en Belgique : quand on définit un adjectif, on ne construit pas la définition autour d'un nom, on met un adjectif en relation avec des structures équivalentes : d'autres adjectifs ou une subordonnée relative.
Ici, A, E, I, U et O sont cinq lettres considérées comme des noms substantifs. Donc, on peut les définir par des noms, mais là où on retrouve la logique du dictionnaire, c'est que les noms têtes des images développées ne sont pas accompagnés par des déterminants : "corset", "golfes", "candeurs", "Lances", "rois", "frissons", "pourpres", "sang", "rire", "cycles", "vibrements", "paix", "paix", "Clairon", "Silences". L'exception est au vers 14 : "l'Oméga", tout simplement parce qu'il y a un décrochage au dernier vers qui ne relève plus de la même analyse grammaticale. Le dernier vers est le support d'une révélation qui surprend le poète.
La séparation des plans était plus nette encore dans la version recopiée par Verlaine. Merci au passage de ne pas attribuer à Verlaine des initiatives personnelles en fait de ponctuation. Je pense que la version recopiée par Verlaine est plus ancienne et que la version autographe est la plus aboutie, même si on peut dire que la version copiée par Verlaine découpe le poème en sept phrases distinctes avec des conséquences plus claires pour la lecture, et même si la version aboutie offre un sonnet en une seule phrase qui trimballe trois doubles points, ce qui n'est pas très apprécié en principe.

Citons cette version de Verlaine en en appréciant la ponctuation. Je précise que ne croyant pas un instant à l'idée absurde que Verlaine aurait fait exprès de ne pas mettre de virgule après "U", je rétablis d'office cette virgule qui n'est qu'une lacune de copie manuscrite.
Pour vous expliquer le problème (qui fait quand même pitié), des adeptes de la thèse de lecture farcesque de Guillaume Meurice et son ami Cosme, soutiennent que Verlaine aurait anticipé dès le premier vers qu'il allait devoir produire 666 signes (selon un type de décompte qui n'avait pas lieu d'être à son époque) et qu'il y avait un problème sur le manuscrit de Rimbaud. Sans attendre d'avoir recopié les quatorze vers, Verlaine a eu, selon eux, l'idée lumineuse de ne pas mettre de virgule entre la lettre "U" et la mention "vert". Oui, ça vole haut ! Je passe sur la discussion s'il faut transcrire "rais blancs" ou "rois blancs", je suis partisan d'une mauvaise lecture de Verlaine pour "rois blancs", mais ce n'est pas le sujet ici !
Notez aussi que sur la version recopiée par Verlaine, la stratégie grammaticale était différente au vers 1 et reposait sur le principe de propositions attributives sans verbe "être" par le truchement d'une virgule : "A, noir", comme cela reste le cas pour les vers 3 à 13.
A, noir ; E, blanc ; I, rouge ; U, vert ; O, bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles.

Golfes d'ombre. E, frissons des vapeurs et des tentes,
Lances de glaçons fiers, rais blancs, frissons d'ombelles !
I, pourpre, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes.

U, cycles, vibrements divins des mers virides ;
Paix des pâtis semés d'animaux ; paix des rides
Qu'imprima l'alchimie aux doux fronts studieux.

O, suprême clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges...
- O l'Oméga, rayon violet de ses yeux !
Cette fois, le poème est composé de sept phrases distinctes. Nous avons une première phrase qui s'arrête à la fin du vers 2 puisque nous avons un point de fin de phrase et non le double point comme sur le manuscrit autographe. Des vers 3 à 13, nous avons cinq phrases clairement délimitées par une mention initiale de la voyelle forcément sous la forme d'une majuscule et par une ponctuation finale forte. Nous avons un point de fin de phrase pour la série du "A noir" et notez que ce point est au milieu du vers, pas à la rime. Nous avons un point final également pour le tercet du U vert. Dans son édition philologique, Murphy a toutefois proposé d'identifier une virgule après "pénitentes", je pense qu'un point peut être facile à confondre avec une virgule. C'est tout de même la fin du deuxième quatrain. Il n'y a aucune raison d'identifier une virgule. On a bien compris la stratégie de ponctuation propre à la copie faite par Verlaine. Le point d'exclamation peut être aussi assimilé à une signe de ponctuation forte à la fin de la série du "E blanc", à la fin du vers 6. Enfin, nous avons trois points de suspension à la fin du vers 13 et non le double point du manuscrit autographe. Sur la copie faite par Verlaine, le dernier vers forme une phrase isolée.
Je ne vais pas revenir sur l'analyse des propositions sans verbe des vers 3 à 13 que j'ai comparées à des définitions de dictionnaire qu'on pouvait analyser en sous-entendant un verbe "être" et en comprenant qu'il s'agit de constructions attributives.
Cette lecture s'applique aussi pour le dernier vers : "l'Oméga" est "rayon violet de ses yeux", mais ce dernier vers a une spécificité, l'apport d'un article défini qui matérialise l'Oméga, qui le met en scène, qui fait comme si le poète n'avait plus qu'à nous le montrer du doigt à l'horizon, alors que des vers 3 à 13 nous pouvions ne considérer avoir affaire qu'à des associations verbales imaginaires. Le vers 14 a un procédé d'actualisation, et c'est en quelque sorte le mécanisme qui nous fait passer à la capacité du poète à dire les naissances latentes, puisque ce dernier vers désigne un nœud.
La compréhension d'un poème ne réside pas tout entière dans la lecture littérale. C'est pour cela que je ne suis pas perturbé par le fait que le vers 2 fasse une annonce qui semble ne pas concerner le sonnet : le poète déclare qu'il remet à plus tard ses révélations. Je lis ce sonnet en tant qu'œuvre littéraire. Le fait de remettre à plus tard l'explication n'est pas un véritable problème, parce que l'essentiel est de cerner l'humeur du vers 2. Mais, l'idée, c'est que cette aspiration à formuler les "naissances latentes" provoque le déploiement particulier des vers 3 à 13, et l'altération qui se joue autour du vers 14 peut s'entendre comme une révélation impromptue au sujet des "naissances latentes". Nous sentons qu'effectivement le poète approche du dernier mot de la révélation.
Mais, indépendamment de cette lecture que je fais, l'article défini dans "l'Oméga" suppose une actualisation qui est suffisante pour prononcer une fin de non-recevoir en tant que contresens de toutes les lectures du sonnet "Voyelles" qui prétendent n'y voir qu'un modèle d'associations d'idées pour poètes. La tournure grammaticale du vers 14 est la preuve que ce n'est pas ça l'enjeu de lecture du poème.


Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur les choix grammaticaux du poème, mais j'ai mes raisons pour réserver certaines choses. Toutefois, je voudrais insister sur deux derniers éléments.
Premièrement, pour une série telle que "A noir", nous avons deux associations : "noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles" et "Golfes d'ombre". Une des questions à se poser, c'est est-ce qu'il s'agit d'une série fermée ou non ? Est-ce que le "A noir" suppose une alternative exclusive "corset" mais avec ce luxe de précisions ou "golfes d'ombre", ou bien si la série pourrait s'allonger. Si on compare avec le U et le I, nous aurions plus de possibilités de rencontrer des U et des I dans la Nature. Le mot "cycles" permet d'identifier plus de U dans la Nature, le I correspond déjà à tous les pourpres. Je ne pense pas que la série doive être considérée comme fermée, mais l'idée est que Rimbaud considère qu'il a dit l'essentiel des notions qu'il voulait soulever avec deux associations. De toute façon, le travail que j'ai fait depuis longtemps, c'est de faire une synthèse des valeurs qui se dégagent de la série d'images, voyelle après voyelle.
Je précise aussi que la définition d'un nom suppose de renvoyer à un nom-tête. Dans le sonnet, nous avons soit des mentions brèves, en un seul mot même : "pourpre(s)", "cycles", avec une tendance à privilégier le passage au pluriel qui nous éloigne du principe du dictionnaire stricto sensu, ou bien nous avons des groupes nominaux complexes. Dans le cas de "noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles", j'ai souligné une polarisation paradoxale. L'image décrit une scène horrible, mais la polarisation sur "corset" valorise l'amour, la nutrition et la vie, sorte donc d'inversion rassurante. Et dans le tercet du O, nous avons un "Clairon" qui joue encore une fois sur le rapport vie et mort. Mais, j'en arrive à mon deuxième point que j'ai annoncé. Dans la série du "A noir", le complément circonstanciel "autour des puanteurs cruelles" est pris dans la subordonnée relative, et partant de là tout au long du poème les seize éléments définitoires sont toujours des groupes nominaux allant du mot simple à la forme un peu riche et complexe ("noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles", "paix des rides / Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux"). Cependant, si j'affine l'analyse grammaticale, les groupes nominaux sont enrichis dans tous les cas sauf un des configurations classiques : adjectifs épithètes ou forme participiale quelque peu assimilable (noir, velu, blancs, craché, divins, suprême, plein de...,, traversés des Mondes et des Anges / violet au dernier vers), groupes prépositionnels compléments du nom (des mouches..., d'ombre, des vapeurs et des tentes (en facteur commun à "candeurs"), "de glaciers fiers", "d'ombelles", "des lèvres belles", "des mers virides", "des pâtis...", "des rides...", / "de Ses Yeux" au dernier vers), et au sein des groupes prépositionnels compléments du nom nous avons parfois une extension d'un autre nom support d'une subordonnée relative : "Qui bombinent..." et "Que l'alchimie imprime..."). Mais un point m'interpelle. Dans le cas du "I", le vers 8 est rempli par un complément circonstanciel qui n'a aucun équivalent dans les autres groupes nominaux : "Dans la colère ou les ivresses pénitentes", sauf à la imite "autour des puanteurs cruelles". Je fais une différence tout de même dans le sens où comme je l'ai dit "autour des puanteurs cruelles" est vraiment intégré à la subordonnée relative, alors que dans le cas du vers 8, le lien de dépendance à "rire des lèvres belles" est moins sensible au plan grammatical. D'un côté, je ne veux pas exclure le rapprochement avec "autour des puanteurs cruelles" qui est également une forme de localisation. Cela crée un parallélisme entre la fin du premier quatrain et la fin du second, de "puanteurs cruelles" à "colère" et "pénitentes" au plan des valeurs sémantiques déployées. Après, "puanteurs" demeure une mention concrète dans son image, alors que pour le vers 8 on a une espèce de mise en relief qui dépasse le cadre des opérations définitoires : "Dans la colère ou les ivresses pénitentes". On a la précision d'un milieu et d'un milieu défini par des valeurs morales engagées. Et le vers 8 est précisément le milieu du sonnet, en tant que dernier vers des quatrains.. Les vers 7 et 8 sont le milieu du poème, mais le vers 8 a ce rôle conclusif vis-à-vis des quatrains. Qui plus est, "pénitentes" appartient au lexique religieux, quand au moins sur le manuscrit autographe et sur la version publiée dans Les Poètes maudits nous avons des majuscules à "Ses Yeux" qui supposent également la référence sémantique à la majesté en religion (il va de soi que Rimbaud ne pense pas au dieu des chrétiens, n'importe qui d'un tant soit peu sensé comprend que "noir corset" et "rayon violet de Ses Yeux" prône des valeurs d'amour malgré l'atrocité de la mort ambiante ("puanteurs cruelles" et "suprême clairon") en phase donc avec l'idée de croire en Vénus et un monde qui a une providence d'amour, mais d'amour au sens païen, pas chrétien. On a donc des effets de reprises qui appuient les symétries de positions des fins des deux quatrains, et des fins du groupe huitain des quatrains et du groupe sizain des tercets. Et ce vers 8 permet aussi de rappeler que le poème fixe les cinq voyelles comme les cinq supports de toutes les représentations du monde, mais que les voyelles ne sont pas seules. Rimbaud spécifie des cadres qui ne passent pas toujours par le rôle déclencheur de la voyelle et c'est à l'évidence le cas pour le vers 8 qui explicite assez nettement des valeurs militantes, engagées : "colère" et "ivresses pénitentes".
Voilà ce que moi j'avais à dire sur l'analyse grammaticale du poème. Cet article est le fruit d'échanges importants avec une autre personne, il y a des idées que je ne formule pas ici, il y aurait d'autres développements à faire, mais je m'en suis tenu à ce qui correspond au foyer de mes raisonnements propres. Je pense n'avoir rien développé des idées capitales de la personne avec laquelle j'ai échangé, même si on peut sentir des amorces ici d'idées mises en commun. Pour que vous connaissiez enfin tout ça, cela viendra en son temps.

vendredi 26 novembre 2021

Les deux articles rimbaldiens de l'année 2021

L'année 2021 n'aura pas été complètement perdue en fait de publications phares sur Rimbaud. Cet été, le volume collectif Les Saisons de Rimbaud a été publié. J'en ai reçu un exemplaire gratuit en tant que collaborateur. Il s'agit des Actes d'un colloque qui s'est tenu il y a quelques années déjà, en mars 2017 je crois. Etrangement, il n'est pas rappelé que ce volume fait suite à un ensemble de conférences. L'article m'a permis d'aller un peu plus loin que ce que j'ai le temps de développer dans le temps limité d'une intervention orale. J'ai livré un article de 40 pages intitulé "Sur les contributions de Rimbaud à l'Album zutique". J'y ai fait les mises au point nécessaires sur Pommier et les sonnets en vers d'une syllabe et sur quelques autres sujets. J'ai même réussi à renouveler l'approche du "Sonnet du Trou du Cul" en montrant qu'il n'était pas une parodie du recueil L'Idole de Mérat avec une allusion à un recueil publié sous le manteau d'Henri Cantel, j'ai carrément montré que la parodie de Rimbaud et de Verlaine, concertée à l'avance, consistait à entrelacer une double parodie des recueils Amours et priapées et L'Idole, Mérat demeurant la cible parodique, mais Cantel est mobilisé parce que Verlaine connaissait la genèse du recueil L'Idole et son lien avec le recueil de Cantel. Cela donne une nouvelle mise en perspective saisissante sur la pudibonderie parnassienne de Mérat dans son recueil, et cela donne aussi un autre jour à la malignité de la réponse satirique de Verlaine et Rimbaud, vu que Mérat a visiblement dès le départ pris la mouche quant à leur relation érotique. Un truc que je n'ai pas pu mettre dans l'article, car je m'en suis rendu compte plus tard, c'est que je me demande si Rimbaud a attendu de rencontrer Verlaine pour connaître le recueil d'Henri Cantel. J'ai l'impression que les vers érotiques de "Credo in unam" ressemblent dans la conception à certains vers d'Henri Cantel, mais cela va me demander de publier une mise au point à ce sujet, car il faut que je vérifie ce qui, réellement, est de l'ordre des clichés d'époque et ce qui est de l'ordre de la réécriture probable.
L'autre idée importante de mon article qui a été saluée dans le temps de débat qui a suivi ma conférence, c'est que je montre très bien comment les poètes s'influencent les uns les autres et sont dans une émulation de groupe pour réagir promptement à la création de l'un et inventer un autre poète.
Il faut bien mesurer qu'il y a une révolution des approches rimbaldiennes qui se joue grâce à moi qui consiste à étudier la création des poèmes dans un contexte étroit, dans le fait de tenir compte de ce qu'il se passait à quelques jours près dans le quotidien des poètes. Désormais, vous voyez de plus en plus les rimbaldiens s'intéresser à ce que publiait la presse littéraire d'époque au jour le jour. Désormais, on va chercher les pré-originales de poèmes dans la presse, on va chercher à mieux prêter attention à une réédition, etc. Et on s'intéresse aussi différemment à la relation des poèmes entre eux sur le corps de l'Album zutique.
Mais, tout cela se fait encore un peu lentement.
Au début de cet article de quarante pages, je fais aussi une mise au point sur le Cercle du Zutisme et la possession de l'Album zutique. Suite à ma conférence, plusieurs intervenants ont déclaré que mes arguments étaient justes qui faisaient valoir que l'Album zutique n'était pas une création de Charles Cros, mais de Verlaine et Valade, et que c'était Valade qui possédait cet Album. Je mets en avant tous les indices en ce sens. Quant à la création du Cercle lui-même, elle est indépendante de la création de l'Album. Il s'agit d'un recoupement de deux projets. Il est possible que le Cercle soit une création des frères Cros, mais dans l'absolu nous n'en savons rien.
Mais, dans cet article, j'ai encore ajouté un développement précis.
Nous savons qu'il existe un débat sur la présence ou non de Rimbaud à Paris du temps de la Commune. Jusqu'aux années 1920 en gros, il était même plutôt admis que Rimbaud s'était rendu à Paris sous la Commune, mais on n'en a pas la preuve. Or, une personne refusait cette idée, rien moins qu'Izambard. Izambard n'a plus revu Rimbaud depuis 1870, mais il est en contact par lettres avec Rimbaud au moment de la Commune. Et Izambard prétend contre Berrichon et tout le monde que Rimbaud n'était pas à Paris sous la Commune, et il publie à cet effet la lettre du 13 mai 1871 que Rimbaud lui a envoyée. Izambard avait d'autres lettres des jours précédents comme on le sent à l'amorce de la lettre de Rimbaud et comme on le comprend en voyant Izambard expliquer qu'il a reçu plusieurs lettres auparavant. Izambard joue un jeu compliqué. Il veut démentir qu'il a eu une dispute décisive avec Rimbaud, ce que raconte Berrichon de son côté, et il est certain que Rimbaud et Izambard ne se sont plus parlés, plus écrits avant la fin de l'année 1871. La lettre du 13 mai prouve deux choses : premièrement, Rimbaud est à Charleville, une semaine avant le début de la semaine sanglante et il est clair qu'il n'écrit pas non plus de retour de Paris, deuxièmement il y a bien un échange qui se poursuit entre Rimbaud et Izambard. Toutefois, Izambard révèle tout de même une lettre compromettante puisque les propos de Rimbaud ne sont pas particulièrement agréables à entendre. Izambard n'a pas résisté à l'envie de prouver que Berrichon mentait sur un point, mais en faisant cela il a montré que Berrichon disait vrai sur la dispute entre Rimbaud et lui.
On aimerait avoir les autres lettres, et il est malheureusement clair qu'Izambard les a détruites pour ne pas avoir à passer pour un con incapable de comprendre un génie qui se lève devant la postérité.
Or, cela ne réglait pas complètement l'idée de la présence ou non de Rimbaud à Paris, et cela demeure une des grandes énigmes rimbaldiennes. Rimbaud a pu se rendre à Paris entre le 17 avril et le début du mois de mai. Toutefois, Rimbaud avait un travail le 17 avril même comme l'atteste sa lettre de ce jour-là à Demeny et il est clair qu'Izambard a reçu d'autres courriers de Rimbaud dans les jours qui précèdent le 13 mai. Nous nous retrouvons à spéculer sur un hypothétique passage d'environ dix jours à Paris de la part de Rimbaud. Et, dans tous les cas, le retour de Rimbaud à Charleville ne plaiderait pas pour une action de franc-tireur sous la Commune. Il ne reste alors qu'une seule possibilité, celle d'un Rimbaud qui serait allé à Paris au-delà du 15 mai, date de sa lettre connue à Demeny. Après tout, Izambard ne dit rien, absolument rien de ce que lui aurait répondu sans tarder Rimbaud après le 13 mai. Izambard dit qu'il a répondu par lettre, qu'il a envoyé "La Muse des Méphitiques" (poème dont les versions qui nous sont parvenues ont été en réalités composées dans les années 1880-1890), mais il ne dit rien de chronologiquement précis sur les réponses de Rimbaud par courrier, m'a-t-il semblé. [- Mathilde Semblay ? Mais qui est Mathilde Semblay ? - Je ne sais pas !] Rimbaud le dit à Demeny le 15 mai que les "colères folles" le "poussent vers Paris", et il n'est pas impossible que Rimbaud se soit rendu à Paris dans les jours qui précèdent la semaine sanglante et qu'il n'ait ensuite fait que chercher à en réchapper. Nous n'en savons rien, mais ce n'est pas impossible, et nous sommes malgré tout obligés d'envisager l'hypothèse, puisque nous avons des témoignages en ce sens, même si nous ne pouvons pas les vérifier. Il y a des rapports de police, il y a un écrit de Delahaye appuyé par Verlaine, etc. Or, à l'époque, parmi les surréalistes, il y avait une confusion sensible entre la Commune de Paris et le communisme, le socialisme marxiste, etc. En réalité, la Commune de Paris avait d'autres composantes qui dominaient, et sans doute dans le cas de gens portés sur la poésie comme Louise Michel et Arthur Rimbaud il convient de parler de théories libertaires ou anarchistes. Pour le mot "anarchistes", il y a un risque d'anachronisme, puisqu'il y a eu un groupe anarchiste terroriste dans les décennies qui ont suivi, mais Louise Michel en était proche, et le mot anarchiste en liaison avec celui de libertaire a du sens pour Rimbaud tout de même, puisque le mot "anarchisme" vient de Proudhon, auteur cité implicitement par Rimbaud dans "Chant de guerre Parisien", puis par Verlaine au sujet de Rimbaud dans sa réaction à "Jeune goinfre" sur les pages manuscrites de l'Album zutique. Il faut rappeler que les bolchéviks et les trotskystes ont massacré en Russie les libertaires. Quant à Marx, un des courants qui cherchent à le réhabiliter consiste à dire qu'après la Commune il aurait compris que la dictature du prolétariat qu'il prônait auparavant ce n'était pas la bonne solution. Mais je laisse ça à ceux qui veulent réhabiliter Marx. Le truc, c'est qu'Aragon, qui lui en plus a la mauvaise réputation d'avoir soutenu Staline par la suite, c'est dit que, de toute façon, Rimbaud exprimait politiquement des idées qui étaient les leurs (ce qui n'est pas exact), on pouvait sans peine renoncer à l'idée de sa participation physique à la Commune, et donc cette énigme, même si elle persiste, n'est pas considérée comme si importante. C'est une sorte d'article de foi selon l'humeur rimbaldienne qu'on peut avoir.
Mais si je développe tout ça, c'est que ça fait écran de fumée sur la réalité, bien attestée, du déplacement de Rimbaud à Paris entre le 25 février et le 10 mars 1871. Ce sujet est complètement traité par-dessus la jambe par les biographes rimbaldiens.
Et là, ça ne va pas du tout, ce n'est pas sérieux !
Rimbaud a passé quinze jours à Paris avant la Commune. C'est une certaine étendue de temps, et il n'y était pas pour admirer une révolution en cours, puisque la révolution n'avait pas encore eu lieu. Puis, du coup, le temps d'éveil des journées passées à Paris, il n'est pas à plein temps consacré à l'actualité politique. Il cherchait à nouveau une carrière de journaliste comme en octobre du côté de la Belgique. Mais, cette fois, il n'y a pas eu de prison à Mazas, il est arrivé à Paris, et Paris, ce n'est pas la Belgique ! Ils sont bien gentils, les belges (j'en suis un, c'est toujours écrit sur ma carte d'identité !), mais même en 2021 les belges n'ont pas une façon très littéraire de s'exprimer dans les rues. Ils sont très éduqués, ils peuvent être forts dans le raisonnement, mais le bouillon de culture, au plan de la population, des interactions dans la rue, n'est pas littéraire du tout, mais pas du tout. Les préoccupations typiques d'un belge ne sont pas littéraires. Ils sont fortement tournés vers les particularismes locaux et le bien-être général. Il peut y avoir des individualités, il y a eu Henri Michaux, mais en gros, à Charleroi ou à Bruxelles, je n'imagine pas Rimbaud, au dix-neuvième siècle, entrer dans un réseau littéraire très affiné. Là, en février-mars 1871, il était dans le seul endroit francophone où il pouvait rêver d'aller pour une carrière littéraire, car même si ailleurs en France les gens s'expriment de manière plus littéraire qu'en Belgique il n'y avait que Paris qui était envisageable pour une carrière de poète de toute façon. Il est clair que du 25 février au 10 mars Rimbaud a tourné à plein régime. Or, il cherchait à obtenir l'adresse de Vermersch, l'inventeur comme par hasard du mot "Zutisme", et je rappelle qu'il n'est pas exclu qu'il l'ait rencontré. La lettre à Demeny ne dit pas qu'il a échoué. Surtout, nous savons que Rimbaud a rencontré André Gill. La biographie de Verlaine par Lepelletier raconte même cela comme un point d'arrivée entièrement programmé de la part de Rimbaud. Vermersch et André Gill étaient tous les deux assez en vue dans la presse satirique d'époque. Nous avons la caricature par les dessins et la caricature par les mots. Nous avons aussi une approche logique de la part de Rimbaud. Il s'agit de gens qui vivent à Paris puisqu'ils publient régulièrement dans les journaux, et les contacts des journaux avec eux sont incessants. André Gill sera un membre du Cercle du Zutisme et Vermersch est le créateur du mot "Zutisme" apparemment. Il ne faut pas être spécialement intelligent pour soupçonner que la rencontre physique d'André Gill a favorisé la quête de l'adresse de Vermersch. On se contente de supposer qu'en rencontrant Gill Rimbaud a rencontré Forain, mais il y a des points un peu étranges. Forain est un ami commun de Rimbaud et de Verlaine, tandis que Gill est avec Rimbaud et Verlaine parmi les membres du Cercle du Zutisme. Si Rimbaud a rencontré André Gill dès son arrivée à Paris, pourquoi ne serait-il pas entré en contact avec d'autres futurs membres du Cercle du Zutisme dans les jours qui ont suivi ? Rimbaud citait déjà Verlaine en en faisant cas en 1870, mais dans la lettre du 15 mai à Demeny Rimbaud unit les noms de Mérat et Verlaine en tant que les deux "voyants" de la nouvelle génération de poètes. Mérat, fût-ce à son corps défendant, a fait partie lui aussi du Cercle du Zutisme. Ensuite, Rimbaud tient un discours étrange au sujet de Baudelaire. On sent qu'il louvoie : il en fait un "vrai dieu", mais après il le rabaisse en disant que la forme ne lui plaît, est mesquine, et pour soutenir son point de vue il oppose une opinion de gens qu'il a bien dû rencontrer quelque part. En clair, du 25 février au 10 mars, Rimbaud a de toute évidence rencontré un milieu parisien plus favorable à Baudelaire qu'à la première génération de poètes romantiques. Rimbaud a subi l'influence de cet enthousiasme, mais non sans réticences. Il ne faut pas être spécialement intelligent pour comprendre que la lettre du 15 mai n'est pas un pur témoignage d'admiration pour Baudelaire. N'importe qui d'intuitif voit bien qu'il y a un problème. Si Rimbaud s'est enthousiasmé tout seul, sans l'influence de quiconque, pour la poésie de Baudelaire, comment expliquer cette réaction : "oui, mais, je tiens quand même à dire que, pour la forme, vous vantez un truc qui n'est pas bon." Jamais Rimbaud ne dirait ça si réellement la pensée que Baudelaire est un vrai Dieu venait de lui et de lui seul. Il est clair, net et précis que le milieu parisien a dit à Rimbaud que Baudelaire c'était le "nec plus ultra", qu'il l'a admis, mais que, comme ce n'était pas sa pensée initiale, il a mobilisé que, jusque-là, il trouvait la forme pas terrible pour ce qu'il en avait lu. Rimbaud, il préfère dire : "Les Misérables, c'est un vrai poème." Je n'arrive pas à comprendre comment vous ne voyez pas les choses ? Comment se fait-il que vous n'ayez aucun esprit intuitif ? ça me dépasse. En tout cas, il y a un autre truc important. Rimbaud a eu aussi l'adresse de Jean Aicard, puisqu'il lui écrit en juin. Et là, c'est à nouveau bien troublant. Je pense que vous possédez tous le tome I de la Correspondance de Verlaine par Pakenham. Vous pouvez vous reporter aux extraits du journal de Blémont qui sont cités à l'occasion. Valade et Verlaine sont de plus en plus mis en contact avec Blémont, et Valade va être un des piliers de la rédaction de la revue La Renaissance littéraire et artistique avec Blémont, quelques autres, et précisément Jean Aicard.
En clair, vous avez un boulevard pour comprendre que Rimbaud a rencontré un noyau de cercle zutique entre le 25 février et le 10 mars, noyau qui faisait en plus lien avec des gens désireux de bientôt créer une nouvelle revue littéraire pour lancer de jeunes poètes.
Il est évident que, quand il y a eu la Commune, tout ça a été mis de côté. Rimbaud, ce n'est pas le 20 mai à Paris qu'il a obtenu l'adresse d'Aicard, ou qu'il a été mis en contact avec quelqu'un qui allait lui fournir l'adresse. Il faut bien comprendre les données du problème. Imaginer Rimbaud à Paris sous la Commune, ça alimente la représentation légendaire, idéalisée du poète, cela peut permettre d'envisager l'hypothèse d'une rencontre d'individu à individu entre Rimbaud et Verlaine. Je ne dis pas que c'est le cas, mais je dis que c'est le cadre de réflexion qui se poserait ainsi. Mais, sous la Commune, et a fortiori, aux approches de la Semaine sanglante, Rimbaud n'a pas créé un réseau de relations littéraires. En revanche, cela est mille fois concevable pour la période du 25 février au 10 mars, sauf que les rimbaldiens et les biographes n'ont pas considéré cela comme important, parce que c'était plus fascinant d'imaginer le poète sous la Commune qu'à Paris comme un mendiant. Et là, ils ratent complètement l'intérêt du séjour du 25 février au 10 mars. Ce séjour est idéal pour expliquer toutes les billes que Rimbaud a pu planter pour de fil en aiguille monter à Paris le 15 septembre 1871. [- Planter des graines, placer des billes, tss, t'es nul, tu mélanges les métaphores.]
Et Valade est une probable rencontre de Rimbaud à cette époque-là. Les frères Cros à cette époque-là sont eux aussi très proches des Mauté d'ailleurs, et "Le Hareng saur" lié à Cabaner serait une composition de cette époque-là aussi. Mais Valade était régulièrement avec Verlaine, et même si vous voulez vous obstiner à dire qu'on n'a de preuve d'une rencontre soit de Verlaine, soit de Valade, je suis désolé, mais Valade c'est une pépite pour la recherche rimbaldienne. Ce gars-là a-t-il oui ou non été en contact avec Rimbaud du 25 février au 10 mars. C'est ça le vrai sujet. Verlaine, je pense que Rimbaud l'a rencontré bien sûr, mais il est déjà sous les feux des projecteurs. Cependant, Valade il n'est pas sous le feu des projecteurs, et il a l'intérêt de présenter certains avantages par rapport à Verlaine. Valade permet d'expliquer l'idée que Mérat et Verlaine soient associés en tant que voyants. Qui mieux que Valade peut prôner l'admiration commune de Mérat et Verlaine ? Valade est plus étroitement lié à La Renaissance littéraire et artistique que Verlaine, et donc il pourrait être plus que Verlaine lié à Jean Aicard à l'époque. Le 2 mars 1872, selon Lepelletier, c'était Jean Aicard qui a été interrompu lors d'une récitation par Rimbaud, ce qui n'est pas prouvé et peu importe. En revanche, parmi ceux qui ont fermé l'accès aux dînes des Vilains Bonshommes, Lepelletier ne cite que deux noms : Mérat et "le doux Valade". Lepelletier cite Valade en tant qu'ami de Mérat qui refusera d'être sur le Coin de table de Fantin-Latour, me dira-t-on. Mais ce n'est pas suffisant. Le but de Lepelletier est de citer des gens réprouvant la présence de Rimbaud. Pourquoi citer "le doux Valade" ? On comprend déjà que Valade qui se vantait d'être le "saint Jean-Baptiste sur la rive gauche" pour l'introduction de Rimbaud à ces dîners est cité qu'impliqué. Valade était quelqu'un de tenu responsable des invitations de Rimbaud à ces dîners. Et il ne faut pas raisonner en se disant "la boucle est bouclée", Lepelletier cite Valade parce que celui-ci comme il s'en est vanté a introduit Rimbaud avec Verlaine à ces dîners. Une fois qu'on a ces éléments en mains, on sait qu'il faut chercher plus loin. Valade était quelqu'un qui misait sur l'avenir littéraire de Rimbaud. L'incident du 2 mars a remis en cause son travail de chapeautage, tout simplement.
Mais, au-delà des contacts littéraires, il y a l'idée que les échanges à Paris du 25 février au 10 mars ont impliqués des réactions autour de poèmes. Dans mon article pour le volume collectif Les Saisons de Rimbaud, je mets en place l'idée que l'esthétique zutique est décisive pour comprendre les poèmes qui accompagnent les lettres dites "du voyant" envoyées à Izambard et Demeny.
"Le Cœur supplicié" est un poème en triolets enchaînés, ce qui renvoie à Banville et Daudet. Le poème "Accroupissements" est un poème en quintils hérité de Baudelaire avec d'autres allusions précises à Baudelaire au plan des césures et des comparaisons. Des allusions à Daudet percent dans le poème "Mes Petites amoureuses".
Je n'ai pas développé cela dans mon article sur les contributions, mais tout récemment vient de sortir le nouveau numéro 60 de la revue Rimbaud vivant, dans lequel j'ai publié un article intitulé "La Versification tactique", article de trente pages cette fois. J'y mets en place de nouvelles révélations essentielles sur la composition de plusieurs poèmes de Rimbaud, et tout cela est étroitement lié à la question zutique comme vous vous en apercevrez rapidement en le lisant, et j'y traite à nouveaux frais de la question des références à Daudet, Glatigny, Banville et Musset dans "Mes petites amoureuses" et "Le Cœur supplicié", en renforçant à nouveau la plausibilité de soirées zutiques parisiennes vécues par Rimbaud entre le 25 février et le 10 mars. Et ça, c'est génial, et c'est pas dans la biographie Arthur Rimbaud publiée chez Fayard en 2001, ni ailleurs. Et ce n'est pas un Rimbaud précieux et décadent qui se dessine, on n'est pas dans l'évanescent du copain de Germain Nouveau. On n'est pas dans du Des Esseintes et du Huysmans. Là, on découvre que les rimbaldiens qui daubent superbement la lecture de Banville, de Valade, pour préférer Germain Nouveau, les symbolistes, etc, les héritiers de Rimbaud, ben ils n'ont pas compris le rimbaldisme, ils n'ont pas compris comment lire Rimbaud. Ils sont passés à côté de l'essentiel. Là, on touche de plus en plus à du concret. Tu lis Glatigny, tu lis Banville, tu lis Daudet, tu lis Coppée, tu compares avec Rimbaud, il se passe quoi ? Puis, enfin, on a des réécritures précises de Baudelaire dans des poèmes en vers de Rimbaud : "Accroupissements" et "Oraison du soir", alors qu'on a aucune trace de réécriture aussi nette d'un texte de Baudelaire dans les cas du "Bateau ivre", de "Voyelles" et de "Mémoire". L'influence du sonnet "Les Correspondances" est sensible, mais ne se ressent que de loin en loin. Quant aux influences du "Voyage" sur "Le Bateau ivre" et à plus forte raison du "Cygne" sur "Mémoire", il faut se lever tôt pour prouver qu'elles sont prégnantes et décisives. Là, on a des amorces autrement plus solides du côté de "Accroupissements" et "Oraison du soir". Il faudrait que j'y ajoute "Les Sœurs de charité", mais ça fait des années que j'en parle et je n'ai jamais rien publié, j'avoue. Mais bref, cette fois on a des réécriture immédiates au plus près des textes de Baudelaire. Et bien évidemment j'identifie un indice d'une lecture d'un poème inédit des Epaves dans "Accroupissements" qui permet aussi de relier l'admiration de Baudelaire à un très haut degré de probabilité d'une lecture de la partie censurée et impubliable de ses vers à des soirées zutiques en compagnie de Valade et Verlaine en mars 1870. Cela va bien évidemment de pair avec l'idée du voyant maudit par la société.
A bon entendeur !

[Si vous avez lu cet article jusqu'au bout, mettez "Mathilde Semblay" en commentaire.]

samedi 20 novembre 2021

"Un recueil de pièces, 18e siècle, entr'autres Ninette à la Cour par Favart, avec une eau-forte initiale"

Rimbaud a été éloigné un certain temps de Paris avant son retour vers le début du mois de mai 1872. Pendant cet exil, et plutôt à son début en mars, notre poète s'est intéressé aux vers de Favart et il a réussi à se procurer le texte de l'Ariette oubliée, paroles et musique, pour l'envoyer à Verlaine.
Nous savons cela par une lettre de Verlaine à Arthur Rimbaud qui est parvenue jusqu'à nous. Il faut ici rappeler que la correspondance de Rimbaud qui est publiée consiste essentiellement en missives de sa part. Nous n'avons pas mis la main sur les courriers que recevait Rimbaud. Nous n'avons pas accès à des lettres d'Izambard à son élève, ni de réponses de Demeny, Aicard et bien d'autres. Les propos que Delahaye rapportent dans ses témoignages sont fortement suspects, puisqu'il écrit des années après les faits sur un courrier dont il n'a probablement jamais eu connaissance. Quelques lettres font exception, mais on peut penser que si ces lettres ont été sauvées, c'est précisément parce qu'elles ne sont pas parvenues à Rimbaud, sauf celle confisquée par la justice belge. En revanche, il n'en reste pas moins que Verlaine écrivant une lettre à Rimbaud parle avec sincérité et exactitude à son destinataire.
Ainsi, une lettre de Verlaine à Rimbaud nous est connue qui est datée de "Parsi, le 2 Avril 72" et qui précise en en-tête qu'elle a été rédigée "Du Café de la Closerie des Lilas". L'adresse est sobre : "Bon ami," et les premiers mots de cette missive formulent le remerciement pour l'envoi de l'Ariette oubliée :
C'est charmant, l'Ariette oubliée, paroles et musique ! Je me la suis fait déchiffrer et chanter ! Merci de ce délicat envoi ! [...]
Dans le post scriptum, Verlaine établit une liste de gens à envoyer promener qui se termine par une mention ironique de l'incident qui a précipité visiblement l'exil de Rimbaud :
Merde à Mérat - Chanal - Périn - Guérin ! - et Laure : Feu Carjat t'accole !
Edouard Chanal, Henri Périn et Anatole Guérin sont trois personnages de Charleville. Ce qui veut dire que Rimbaud est déjà rentré à Charleville, puisque nous savons par le témoignage de Mathilde Mauté que Rimbaud en mars 1872 s'est d'abord rendu chez une parente de Verlaine à Arras, Rose Dehée, 21, rue de la Paix. On peut penser qu'exilé de Paris Rimbaud ne vit pas l'intérêt de résider plutôt à Arras qu'à Charleville. Et Rimbaud semble chercher à s'y recréer une vie sociale et il s'est plaint à Verlaine ses contacts avec des professeurs, rédacteurs et directeurs de journaux de sa ville natale. Seuls les noms de Mérat, Carjat et Laure appartiennent à la sphère parisienne. On sait que Velaine a écrit une lettre menaçante à Mérat le sommant d'arrêter ses rumeurs, que Mérat toujours à cette même époque a refusé de figurer sur le Coin de table de Fantin-Latour, que vers la même époque, soit avant, soit directement après, Rimbaud a composé deux quatrains zutiques faussement attribués à Mérat. Mérat partcipait qui plus est au dîner des Vilains Bonshommes, ce qui permet de le relier à la mention de l'incident Carjat à la fin du paragraphe verlainien. Laure désigne la sœur d'Edmond Lepelletier. Lepelletier est précisément le premier biographe connu de Verlaine. Il a publié le volume Paul Verlaine, sa vie, son œuvre en 1907. L'ouvrage de Lepelletier ne suit pas toujours la chronologie, il est divisé en chapitres thématiques et, par exemple, les événements sous la Commune sont décrits au chapitre IV, bien avant le mariage de Verlaine et Mathilde qui fait l'objet du chapitre VII. Il y a d'autres distorsions chronologiques de la sorte dans l'ouvrage, mais certaines sont particulièrement significatives.
Verlaine écrit le 30 septembre 1871 à Lepelletier qu'il ne pourra se rendre aux obsèques de la mère de celui-ci, puisqu'elle est morte le 29, sachant que le 30 septembre semble la première date anniversaire de la mort de Viotti. Lepelletier fait mine de ne pas se souvenir de la raison que Verlaine dut bien lui expliciter par la suite. En réalité, le 30 septembre a eu lieu le dîner des Vilains Bonshommes avec la première participation d'Arthur Rimbaud. Lepelletier a soigneusement évité de préciser la mauvaise raison de Verlaine, tout simplement.
Parfois, Lepelletier parle de Rimbaud, mais il l'a très peu connu. Or, en-dehors de toute chronologie précise, le biographe, suite à un commentaire sur la relation de Rimbaud et Verlaine autour de la période qui nous intéresse mars-mai 1872, va rappeler qu'il l'a invité chez lui et que Rimbaud s'est mal comporté, et que Lepelletier a calmé l'insolent qui s'est tu. Le problème, c'est que la présentation est biaisée, puisqu'en réalité cette invitation a eu lieu après que dans la presse en novembre 1871 Lepelletier ait parlé de Verlaine aux bras d'une "Mlle Rimbault". C'est un redoutable escamotage de la part de biographe, puisque c'est Lepelletier qui avait des torts et qui invitait Rimbaud et Verlaine dans un espoir d'apaisement. Normalement, Lepelletier devait présenter des excuses. Toute la compréhension de la soirée est changée, une fois qu'on sait pareille vérité. Et cela en dit long sur le caractère manipulateur de Lepelletier dans sa biographie. Remarquons que Mérat est au bras de Mendès dans la chronique de Lepelletier. On a donc Edmond Lepelletier et Albert Mérat qui sont complices, et il faut ajouter Mendès, pour ce qui est de diffuser des rumeurs sur la relation homosexuelle de Rimbaud et Verlaine, et il s'y ajoute le piment des moqueries. Les rumeurs colportées par Mérat et l'incident Carjat sont deux événements distincts que relie entre eux la réalité des dîners des Vilains Bonshommes. En revanche, la mention de "Laure" Lepelletier à proximité de Mérat dans une commune exécration : "Merde à Mérat et Laure !" a du sens. Laure Lepelletier connaissait Rimbaud et partageait visiblement les réprobations de Mérat et son frère. Laure Lepelletier et Carjat ont des sensibilités communardes, mais ils sont hostiles à Rimbaud.
Lepelletier va lui-même raconter sa version de l'incident Carjat et il va nommer Jean Aicard en tant que poète dont la récitation publique aurait été interrompue par Rimbaud. Peu importe qu'Aicard ait été ou non le récitant. Lepelletier cite avec exactitude Carjat et Penoutet comme autres protagonistes du scandale. Précisons que Lepelletier, même s'il ne révèle rien au sujet de Penoutet, glisse très discrètement une allusion nouvelle à l'homosexualité de Rimbaud dans sa biographie, même si cela correspond à la présentation des faits de la version par Verlaine lui-même. Lepelletier précise aussi le noms de personnes qui refusèrent d'inviter Rimbaud désormais. Et Lepelletier n'en cite nommément que deux : "le doux Valade, Albert Mérat, d'autres poètes paisibles..." Valade est spécifié comme doux, les autres poètes comme paisibles, mais rien sur Albert Mérat. Rappelons que Valade et Mérat sont deux poètes perçus comme inséparables et si "doux" qualifie Valade c'est du coup pour le différencier de Mérat. En clair, Mérat est celui qui a fait le plus de bruit pour interdire à Rimbaud de revenir aux dîners des Vilains Bonshommes. Dans sa lettre du 2 avril, rédigée à la "Closerie des Lilas" (pour l'anecdote, Lepelletier adaptera en roman une pièce dont le titre était La Closerie des genêts, mais je n'y vois qu'une coïncidence), Verlaine lance un paragraphe de post scriptum qu'il lance par un "Merde à Mérat" et clôt par un "Feu Carjat t'accole". Et dans ce paragraphe, il égrène trois noms carolopolitains, ce qui suppose que Rimbaud essuie des refus pour des publications dans la presse ardennaise, comme Mérat et Carjat sont le début de son évincement parisien. Laure Lepelletier est ajouté à cette série.
Mais, Verlaine tourne cela en dérision, après son ironie sur les embrassades de Carjat, Verlaine relance ainsi Rimbaud : "Parle-moi de Favart, en effet." Le "en effet" fait sans doute écho à un propos de la lettre de Rimbaud. Le plus simple à envisager, c'est que Rimbaud disait lui-même "Parlons plutôt de Favart".
Verlaine en attend plus au sujet de Favart.
Nous allons parler de Favart, mais je voudrais faire un sort final au témoignage de Lepelletier dans sa biographie. Suite à son propre récit de l'incident Carjat, Lepelletier repart sur des considérations générales en s'éloignant de la chronologie. Lepelletier n'explique pas que Verlaine a dû éloigner de Rimbaud, cela nous le lirons plus loin entre les lignes, et encore ! Mais Lepelletier explique bien que Rimbaud ne pouvait plus se présenter aux dîners des Vilains Bonshommes, mais que cette excommunication ne concernait pas Verlaine. Il va de soi que nous n'avons aucun mal à superposer les deux idées : d'un côté, suite à l'incident Carjat, Rimbaud ne peut plus se rendre au dîner des Vilains Bonshommes, début de fin pour une vie mondaine littéraire parisienne, et d'un autre côté, Verlaine a en réalité carrément demandé à Rimbaud de s'éloigner un temps de Paris le temps que les esprits s'apaisent.
Mais, il ne faut pas oublier que Fantin-Latour est en train de peindre le Coin de table et que, même si Mérat refuse d'y paraître en présence de Rimbaud, il n'en reste pas moins que ce tableau va être commenté dans la presse et faire état d'une liste de poètes, journalistes ou écrivains en quête d'un nom, parmi lesquels Rimbaud. Dans le courant du mois d'avril, alors que Rimbaud n'est pas encore revenu à Paris, Banville a fait un commentaire précoce du tableau en parlant en termes plutôt favorables de Rimbaud :
[...] A côté d'eux, voici M. Arthur Raimbaut [sic], un tout jeune homme, un enfant de l'âge de Chérubin, dont la jolie tête s'étonne sous une farouche broussaille inextricable de cheveux, et qui m'a demandé un jour s'il n'allait pas être bientôt temps de supprimer l'alexandrin !
On peut commenter en soutenant que Banville se moque du propos écervelé de Rimbaud, il n'en reste pas moins qu'il parle d'une "jolie tête", ce qui prend le contre-pied des attaques de Mérat et Lepelletier. Banville devait être au courant de ces rumeurs, mais il en fait fi. Il ne noircit pas Rimbaud dans ce portrait. Je rappelle que, dans sa biographie prétendument de référence, Jean-Jacques Lefrère intervertit l'ordre chronologique et parle de la réception du Coin de table dans le chapitre "Le Repas des communards", tandis qu'il parle de l'exil de Rimbaud dans le chapitre suivant "De Charlestown à Parmerde". Ce n'est pas ainsi qu'on rédige une biographie. Les dégâts sont immenses. On perd tous les repères intéressants. Banville s'appesantit à parler d'une idée de Rimbaud qui a de quoi attirer les curieux alors qu'il est déjà persona non grata.
Dans sa biographie, Lepelletier va éviter de dire que suite à cet incident Rimbaud a été éloigné de Paris par Verlaine, éloignement qui est d'ailleurs moins sensiblement lié à l'incident Carjat qu'à un engagement de Verlaine vis-à-vis de sa belle-famille, parce qu'il faut dire encore que dans sa biographie Lepelletier nous fait verser des larmes sur le père privé de son fils qu'il n'aurait jamais embrassé. Lepelletier gomme presque complètement les torts sévères de Verlaine à l'égard de Mathilde... et de son fils. Mais voici donc comment Lepelletier poursuit :
   Verlaine se montra froissé de l'exclusion dont Rimbaud était l'objet. Il attribua même à cette mise à l'écart un motif qui n'était alors dans l'esprit de personne. Ce fut là certainement le point de départ de sa séparation volontaire d'avec ses amis de jeunesse, et le commencement de la rupture de plus en plus grande avec ses compagnons des débuts littéraires.
   Rimbaud était, il est vrai, un peu agréable convive. Pour faire plaisir à Verlaine, je l'invitai une fois, chez moi, rue Lécluse, à Batignolles, et il fallut toute mon énergie pour le maîtriser. [...]
Lepelletier ne cache pas vraiment que ce repas eut lieu bien avant l'incident Carjat puisque dans la suite du paragraphe que j'ai coupé il rappelle que ce repas a eu lieu deux mois après la mort de sa mère qui, plus haut dans la biographie même, est fixée au 29 septembre 1871. Les lecteurs les moins attentifs croiront que ce repas a eu lieu après l'incident Carjat. Les plus attentifs comprendront que ce repas eu lieu à la fin du mois de novembre, mais il leur manque alors l'information capitale selon laquelle à la mi-novembre Lepelletier a persiflé Verlaine et "Mlle Rimbaut" dans un article de presse.
Lepelletier raconte alors une anecdote où il se donne le beau rôle face à Rimbaud, mais nous n'avons pas la version de Rimbaud à lui opposer, ni celle de Verlaine.
Et puis, Lepelletier enchaîne par un nouveau paragraphe pour expliquer qu'il n'a ensuite revue Rimbaud qu'une ou deux fois. Le procédé est toujours aussi pervers, puisque la plupart des lecteurs, en tant qu'inattentifs, croient que le repas a eu lieu après l'incident Carjat, et dans tous les cas Lepelletier va lier cette raréfaction au fait que Rimbaud va éviter le milieu parisien après l'incident Carjat puis fuguer avec Verlaine. La réalité, c'est que Lepelletier dit n'avoir vu Rimbaud qu'une ou deux fois au-delà de la fin-novembre 1871, ce qui inclut les mois de décembre, janvier et février, quand Rimbaud est encore quelque peu intégré au milieu parisien. Lepelletier cache que ses relations avec Verlaine n'étaient pas si suivies à cette époque, et il laisse le lecteur se faire piéger par la manière d'écrire une biographie sans suivre le fil strict de la chronologie des événements.
Suite à l'incident Carjat, Lepelletier consacre l'éloignement définitif de Rimbaud. Il ne le revit plus, on ne le revit plus : victoire par désertion du clan Mérat, Lepelletier, sinon Carjat.
En deux courts paragraphes où cingle l'expression "résumer l'histoire d'Arthur Rimbaud", Lepelletier nous fait l'histoire de la mort de Rimbaud, de son monument, puis il repart sur le fait que Rimbaud quitte Paris "peu enthousiaste" et "avec dédain", et il lui prête alors l'intention d'aller sous de nouveaux climats, et cela se confond avec l'envie de déjà renoncer à la littérature. L'écriture de Lepelletier est un concentré de déformations perverses. Et c'est alors qu'on en revient au plan biographique, où Rimbaud n'est pas revenu à Paris et reparti avec Verlaine, mais par sa correspondance Rimbaud aurait convaincu Verlaine de venir le rejoindre pour qu'ils voyagent ensemble :
   Il continua à correspondre avec Paul Verlaine. Celui-ci, comme on le verra par la suite, se décida à venir le retrouver, pour faire, de compagnie, des voyages. Une brouille survint, puis se produisit l'accident du coup de pistolet, et enfin la séparation définitive, éternelle, des deux amis. Ils ne se sont jamais retrouvés depuis la tragique journée de juillet 1873.
Lepelletier tait la nature de cette relation entre les deux poètes, mais il prétend aussi que les deux poètes ne se sont jamais revus, ce qui est faux à deux égards. Premièrement, quand Verlaine est incarcéré, pendant quelque temps, les deux poètes ont des échanges épistolaires impliquant le recopiage par Rimbaud de poèmes de Verlaine. Deuxièmement, Verlaine a rencontré Rimbaud à Stuttgart à sa sortie de prison début 1875. Lepelletier prétend admettre le génie de Rimbaud, mais dès qu'il cite un extrait d'Une saison en enfer c'est pour en parler dans les termes les plus cassants.
J'aurais aimé aussi commenter les propos de Lepelletier sur l'intérêt de Verlaine à propos des poésies de Desbordes-Valmore, intérêt que Lepelletier trouve exagéré pour une poétesse de second ordre. Lepelletier ne comprend pas que Desbordes-Valmore a réellement un potentiel qui sort du lot et il ignore que c'est Rimbaud qui a attiré l'attention de Verlaine sur Desbordes-Valmore. Le mépris de Lepelletier est d'autant plus piquant que c'est sans aucun doute à cette époque d'avril 1872 que Rimbaud a invité à lire et Favart et Desbordes-Valmore pour mieux se détourner des Mérat, Lepelletier et consorts.
Revenons-en maintenant à la question de l'Ariette oubliée.
Le 2 avril, par lettre, Verlaine remercie Rimbaud de lui avoir envoyé un texte d'un auteur qu'à l'évidence il connaît mal : "Parle-moi de Favart, en effet", et s'il dit que le texte qui lui a été envoyé est "charmant" c'est qu'il le considère comme une découverte.
Or, une fois à Londres et mis au courant de la demande en séparation de Mathilde, avec en prime tout le bruit autour des amis, Burty, etc., au sujet de sa relation avec Rimbaud, Verlaine a établi une liste des objets qui sont demeurés sous le toit de sa belle-famille et qu'il entend récupérer. Et dans cette liste, nous relevons la ligne suivante qui sert de titre à notre présent article :
Un recueil de pièces, 18e siècle, entr'autres Ninette à la Cour de Favart, avec une eau-forte initiale.
A ma connaissance, ce livre n'a jamais été identifié. Pourtant, nous pouvons faire quelques remarques. Verlaine remercie Rimbaud pour le seul envoi du texte de "L'Ariette oubliée", paroles et musique. Ce volume est donc une acquisition postérieure de Verlaine. Il y a deux explications possibles. Soit, après l'envoi de Rimbaud, Verlaine a fait des recherches auprès de bouquinistes, dans les librairies, pour trouver le texte de la pièce de Favart contenant l'Ariette oubliée. Il aurait ainsi acheté entre le 2 avril et le 7 juillet, en gros, le volume qu'il réclame dans cette liste. Soit, lorsque Rimbaud est revenu à Paris, c'était avec un exemplaire de ce volume contenant la pièce Ninette à la Cour sous le bras et il l'aurait prêté ou donné à Verlaine.
J'aimerais bien avoir des réponses. D'abord, existe-t-il un "recueil de pièces" qui offrirait non seulement le texte de Ninette à la cour parmi d'autres pièces du XVIIIe siècle, mais aussi la partition musicale de "l'Ariette oubliée". Ensuite, il faut retrouver un volume avec une eau-forte initiale.
La mention "Un recueil de pièces, 18e siècle", a quelque chose d'évasif de prime abord, mais il pourrait s'agir du titre même d'un ouvrage relié imprimé au XVIIIe siècle.
Par exemple, ce jour même, 20 novembre 2021, sur le site de ventes en ligne eBay, je constate une photographie avec sur le côté la mention "Recueil de pièces". L'ouvrage est vendu pour 200 euros et la notice dit qu'il réunit des pièces de Marmontel, Goldoni, Barthe, Favart et Dorat. Ce n'est pas le volume qui nous intéresse, puisque la pièce de Favart recensée est L'Anglais à Bordeaux.
Toujours sur le même site de ventes, je relève la présence d'une annonce pour un volume vendu à 150 euros : Recueil de comédies. Il s'agit de neuf pièces, mais aucune de Favart cette fois.
Et enfin, pour 50 euros, nous avons une annonce pour un recueil de pièces de théâtre de 1768 qui réunit Favart, Collé et Shakespeare, mais la pièce de Favart est de nouveau L'Anglais à Bordeaux.
La pièce Un caprice amoureux ou Ninette à la Cour peut être récupérée au format PDF sur Gallica, mais j'aimerais identifier le livre précis que possédait Verlaine.
Dans sa biographie Arthur Rimbaud, chez Fayard (2001), Lefrère soutient que Rimbaud a envoyé par lettre non pas le mince livret paroles et musique de L'Ariette oubliée, mais carrément le recueil de pièces que Verlaine réclame à Burty en novembre 1872 parmi les affaires qu'il a laissées rue Nicolet. Et Lefrère ne rend pas précisément compte de la description de Verlaine. Verlaine parle d'un recueil de pièces parmi lesquelles il y a notamment Ninette à la Cour de Favart. On comprend qu'il s'agit d'un recueil de pièces de théâtre de divers auteurs. Lefrère prétend que Rimbaud a envoyé à Verlaine "une petite édition du siècle précédent", à savoir "un recueil de pièces rimées contenant cette ariette de Favart". D'où Lefrère tient-il qu'il s'agit d'un ouvrage de petit format ? Certes, Ninette à la Cour est une pièce rimée, mais vu qu'on ignore le contenu de ce recueil on n'en sait rien si toutes les pièces sont rimées. C'est probable, mais ça n'a pas été vérifié. Je ne sais pas du tout ce que donnerait une recherche à la Bibliothèque Nationale de France. Il faut retrouver un ouvrage intitulé "Recueil de pièces" qui date du XVIIIe siècle, qui contient une eau-forte initiale et la pièce Ninette à la cour de Favart parmi des pièces d'autres auteurs. En tout cas, Verlaine remercie Rimbaud pour l'envoi de la seule "Ariette oubliée" et à propos du "recueil", Verlaine précise ne s'intéresser qu'à la pièce de Favart. J'imagine mal Rimbaud envoyer un livre à Verlaine à l'époque par courrier, ça n'a pas le sens commun.
Reprenons l'enquête au sujet de la seule "Ariette oubliée". Il faut bien voir que Verlaine ne s'est pas contenté d'intituler "Ariettes oubliées" la première section des Romances sans paroles. Verlaine a découvert l'envoi de Rimbaud à la fin du mois de mars, et alors que Rimbaud n'est pas encore revenu à Paris Verlaine a composé un poème qui deviendra la première des "Ariettes oubliées" dans Romances sans paroles, et ce poème est publié dans le périodique hebdomadaire tout récent La Renaissance littéraire et artistique. Il a fallu un délai pour la publication. Le poème a été publié le 18 mai 1872, et il contient en épigraphe deux vers de Favart désormais rendus célèbre par Verlaine et le succès des Romances sans paroles au vingtième siècle : "Le vent dans la plaine / Suspend son haleine." Rimbaud est revenu à Paris vers le 7 mai 1872. Le 10 mai, il y eut au salon l'inauguration du Coin de table et, enfin, le poème de Verlaine a été publié dans la revue dont le personnel-dirigeant figure sur le Coin de table. Lepelletier pense que Rimbaud le 2 mars a interrompu au dîner des Vilains Bonshommes la récitation de vers par Jean Aicard. Jean Aicard est un poète provençal auquel Rimbaud a écrit en juin 1871, mais Jean Aicard figure sur le tableau du Coin de table et aussi parmi l'équipe dirigeante de La Renaissance littéraire et artistique. C'est le cas également de Blémont. Valade est un pilier de la revue au plan des contributions. En clair, Rimbaud revient à Paris au moment de l'inauguration d'un tableau où son portrait figure en bonne place, mais aussi à un moment de convergence entre l'exposition de ce tableau et les tout débuts d'une revue littéraire animée par d'autres figurants de ce tableau. Et Verlaine fait publier le 18 mai, une semaine après l'exposition du tableau, un poème où il reprend le titre "l'Ariette oubliée", à Favart, et il cite deux vers de cette chanson. Et au début du mois de juin, Rimbaud conseille à Delahaye de chier sur la Renaissance littéraire et artistique, tout comme Verlaine disait "Merde à Mérat" le 2 avril avant de conseiller de parler plutôt de Favart. Finalement, l'épigraphe de Verlaine n'est pas qu'intime et discrète, elle nargue ouvertement ceux qui ont déclaré Rimbaud persona non grata.
Tout se passe au moment même où Rimbaud revient à Paris. Le retour de Rimbaud avait pour enjeu l'occupation de l'espace littéraire. Et toujours au même moment, nous avons le portrait de Mérat qui est présent sur un autre tableau et qui précipite le report de blagues dans l'Album zutique autour de cette tête décapitée de Mérat qui fait nettement écho et à la publication de la série de Valade "Don Quichotte" dans La Renaissance, mais aussi à l'exposition du Coin de table. Blémont, Valade, Aicard et d'autres n'étaient pas rancuniers et haineux comme Mérat ou Lepelletier à ce moment-là. Néanmoins, Rimbaud demeurait mis à l'index. Cela n'a d'ailleurs rien d'étonnant vu la blessure qu'il a faite à Carjat. La réaction des cercles parisiens n'a rien de surprenant à cet égard.
Mais, avec un cadre aussi bien posé, j'en viens enfin à la petite idée que j'ai en tête, c'est que le mot "ormeaux" en tête d'un vers de onze syllabes de "Larme", avec la précision "sans voix", elle coïncide avec la mention à la rime du même mot au pluriel "ormeaux" dans l'Ariette oubliée :
    Dans nos prairies
    Toujours fleuries,
    On voit sourire
    Un doux zéphire :
    Le vent dans la plaine
    Suspend son haleine ;
    Mais il s'excite
    Sur les coteaux
    Sans cesse il agite
    Les orgueilleux ormeaux :
        Il s'irrite,
    Sans cesse il agite
        Les ormeaux.
     Comme nos fleurs
     Dans nos asyles,
     On voit nos cœurs
     Toujours tranquilles ;
     Mais comme un feuillage
     Qu'un vent ravage,
     Vos cœurs sont agités,
     Vos cœurs sont tourmentés.
            Dans nos asyles
            Nos cœurs tranquilles,
Par les Amours sont toujours caressés ;
            Toujours bercés,
            Toujours caressés.
J'ai retranscrit le texte du fac-similé mis en ligne sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France. J'en ai respecté les émargements et la ponctuation. A la page 463 de sa biographie, Lefrère cite les dix premiers vers et la ponctuation livrée est différente de la mienne. Les différentes marges ne coïncidence pas pleinement avec l'emploi de vers de longueurs différentes. Les quatre premiers vers sont de quatre syllabes métriques (tétrasyllabes), les vers 5 et 6 utilisés en épigraphe par Verlaine sont de cinq syllabes (pentasyllabes). Nous repassons ensuite à deux vers de quatre syllabes, mais le neuvième vers est de cinq et le dixième de six syllabes. Nous avons une marge pour des vers courts de trois syllabes (vers 11 et 13), mais on voit bien que d'autres différences de vers ne sont pas soulignées. Le vers 12 est de cinq syllabes, mais le vers 14 repart sur la base de quatre syllabes. Nous repassons un peu plus loin à cinq syllabes : "Mais comme un feuillage", redescendons à quatre : "Qu'un vent ravage," pour remonter à deux vers de six syllabes. Ensuite, deux vers de quatre syllabes sont isolés par une marge avant un décasyllabe (hémistiches de quatre et six syllabes), et enfin nous avons une progression d'un vers de quatre syllabes à un vers de cinq syllabes.
Il s'agit de l'ariette n°17, elle vient tard dans la pièce, au milieu du second et dernier acte.
Lorsque les personnages ne chantent pas, nous avons un mélange important de décasyllabes à césure après la quatrième syllabe avec des alexandrins, précisément les deux vers que nargue la configuration du premier vers de "Larme". Ninette, personnage féminin de la pièce, est nommément cité en tant que "villageoise" au sein de la pièce, et les termes "village(s")", "villageois(es")" reviennent à quelques reprises à la rime dans cette pièce. Il est aussi question de la cabane de paysans, paysan étant quelque peu synonyme pour villageois. La "cabane" est un terme clef mais exotique d'un quatrain de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" où il est question de torcher des floraisons dignes d'Oises extavagantes et Rimbaud renonce dans "Larme" à la leçon "colocase" à la rime pour la leçon "Case / Chérie". Le retrait de Rimbaud a sans arrêt des équivalents dans la pièce "Ninette à la Cour" qui oppose la vraie Nature au monde artificiel jusqu'aux fleurs de la Cour. Ninette est enlevée au secret de ses bosquets, etc. Et les agitations du vent sont des métaphores des mouvements du coeur. Cette ariette numéro 17 fait immédiatement suite à une critique par Ninon du mensonge du monde de la Cour qui est "un pays maudit" "Où l'on mange sans appétit" "Où la gaieté n'est que grimace", "Où le plaisir n'est que du bruit." L'enchainement de ces vers a l'ariette est immédiat. Et l'ariette est suivie par une réplique d'Emilie, sa rivale auprès du Prince : "Elle a de l'esprit comme un Ange[.]" Je vous laisse apprécier à quel point une bonne connaissance de cette pièce valorise vos lectures des poèmes du printemps et de l'été 1872 de Rimbaud. D'ailleurs, au début de la pièce, un vers : "Je chante à mon tour", a visiblement été repris tel quel par Rimbaud dans "Âge d'or".
L'héroïne de la pièce est la villageoise Ninette, parfois nommée Ninon. Il y a tout lieu de penser que Rimbaud connaissait déjà cette pièce de Favart en 1870. Cette pièce est une parodie d'une autre Bertholde à la cour. Ninette est fiancée à Colas, mais un Prince voit Ninette et en tombe amoureux. Colas jaloux tord le bras de Ninette qui, pour se venger, suit le Prince à la Cour, mais sans en être amoureuse. Elle se plaint de toute façon de la vie à la Cour, songe à en rire avec Colas, lequel arrive à la Cour dans un déguisement de "gentilhomme villageois" pour la récupérer, mais il ne reconnaît pas Ninette à cause de se "beauté en peinture". Ninette en profite pour essayer les sentiments de Colas, tandis que Colas fait semblant d'en être amoureux pour s'en servir pour approcher Ninette, de la parodie de Marivaux en quelque sorte. Les deux se retrouvent fâchés l'un contre l'autre. Quant au Prince, il a cherché à tromper sa vraie promise Emilie, mais se repent de la faire pleurer, sans renoncer à Ninette, et cela nous vaut une ariette où il est question d'orage et de tempête en mer, toutes images métaphoriques évidemment. Je vous laisse deviner le parti à en tirer pour une lecture de "Larme", poème qui n'imite pas l'intrigue de la comédie de Favart mais qui est plus que visiblement conçue à partir de plusieurs de ses clefs symboliques.
Astolphe apprend que Colas et Ninette se sont brouillés, mais un nouveau quiproquo de l'imagination de Ninette va faire qu'Astolphe va déclarer sa femme à Emilie dans l'obscurité, croyant parler à Ninette.
Nous avons alors droit à une ariette n°29 qui nous livre une morale où l'avantage du village c'est de vivre en liberté et de suivre la gaieté. La préférence va au fait de folâtrer sur la fougère.
Rimbaud reprend ces idées symboliques dans "Larme", mais il se refuse à l'idée d'affirmer la gaieté du village ou du refuge de la bruyère pour produire un discours poétique d'une tout autre envergure et qui semble loin des préoccupations de la pièce plus légère de Favart.

Maintenant, je remarque que le titre "L'Ariette oubliée" n'apparaît nulle part dans cette édition de la pièce. Et j'écoutais ces jours derniers des chansons de Béranger sur le site Youtube, mais je n'ai pas connaissance d'une mise en ligne de l'Ariette oubliée de Favart chantée, voire mise en musique. Personne ne tient compte des recommandations de Rimbaud et Verlaine.