mercredi 29 novembre 2017

Ils soufflent avec leurs pieds

Je sors à l'instant d'un concert d'orgues un peu particulier. J'ai vu dans la Dépêche du Midi Ariège vers 16 heures qu'à 18 heures et demie il y aurait dans le cadre du téléthon un concert d'orgues dans la cathédrale Saint-Antonin à Pamiers avec une intervention de sportifs pour actionner exceptionnellement un soufflet à l'ancienne qui alimente l'instrument en air.
Nous assistions à la prestation sur les bancs de l'église avec un écran vidéo qui nous rendait des images d'en haut au niveau des joueurs au clavier et d'autre d'en bas au niveau des sportifs souffleurs. Je suis en train de composer un poème en prose drolatique sur l'événement et dès que j'aurai rédigé ceci je fixerai mes idées sur un cahier de brouillon, mais si je place ici  un article c'est que dans l'église il y a deux fresques murales dans le fond qui représentent, une fois n'est pas coutume, la Grande Guerre avec d'un côté un homme touché par une balle et le titre "Patria" et de l'autre côté une fresque "Credo" avec un ange entouré de lumière sur un nuage et au sol le corps allongé d'un soldat dont la tête est redressée dans le bras d'un prêtre qui prie pour lui et qui fait avec sa main libre le même geste avec le même infléchissement de l'index et du majeur que le Christ de Léonard de Vinci vendu récemment à un prix record.
Un commentaire à un article récent m'interrogeait sur la possibilité pour Zoçla d'avoir lu "Le Dormeur du Val" tant une image semblait s'imposer à lui dans les mêmes termes que ceux du sonnet de Rimbaud. Il va de soi que l'image au fond du mur dans une église du soldat mort que l'ange attend au ciel est une clef de compréhension iconographique du sonnet républicain de Rimbaud où l'idée de résurrection christique est présente, mais Dieu est alors remplacé par la Nature et le soleil : "Nature, berce-le" et "Il dort dans le soleil".
J'ai lu ou du moins essayé de lire le livre de Paul Claes La clef des Illuminations. C'est complètement fou. L'auteur peut paraître sérieux par moments. Il dit des choses sensées, puis tout d'un coup il s'emballe. L'essentiel du livre consiste en une analyse de tous les poèmes en prose des Illuminations avec un biais hallucinant : il s'agit d'interpréter tous les poèmes comme des allusions métaphoriques ou fantasmées à des nuages. Le critique offre une étude des poèmes dans l'ordre habituel des éditions, mais il prévient son lecteur que certaines lectures seront plus faciles à assimiler que d'autres. Il considère que les poèmes avec le titre au pluriel de Villes sont plus faciles à aborder pour bien appréhender la méthode du critique. J'ai décidé d'appliquer le conseil et de lire d'abord les études sur les poèmes où l'explication devait être plus facile à comprendre, pour garder les plus compliqués pour la fin. le problème, c'est que, dès la première lecture : "Ce sont des villes !" Je lis une démonstration que je ne comprends pas en tant que démonstration. Le raisonnement est rompu. Une approche linéaire est annoncée, puis on s'en détache. Les travers défiant la logique s'accumulent rapidement. Les affirmations péremptoires ne me font aucun effet. On a des réflexions du genre : "De tout temps, les hommes ont comparé les nuages à des montagnes, exemple Homère, Rousseau, la Bible, un tel, un tel et un tel autre, et donc les Alleghanys et les Libans de rêve sont des nuages, et "dans les feux", tout le monde droit comprendre que ça brille beaucoup dans les creux des nuages qui laissent passer le jour, c'est peut-être même une magie crépusculaire. La preuve que ce que je dis est vrai, c'est que Rimbaud parle de "cuivre" et que tout le monde sait que le ciel peut se décrire pour son tons cuivrés. Le récit est un tel délire permanent. Outre le caractère peu vraisemblable de telles lectures, le commentateur ne se demande pas pourquoi Une saison en enfer ou "Ma bohême" ne sont pas aussi tant qu'à faire des descriptions de nuages dans le ciel. Le problème, c'est que pour déchiffrer ainsi les poèmes, l'auteur passe à travers la richesse sémantique des mots et passe à travers la voix et les tours syntaxiques expressifs du poète. Parfois il concède qu'une lecture plus sérieuse peut se tenir, mais c'est pour bientôt nous apprendre que c'est leurre et qu'à la fin nous sommes toujours ramenés à une poésie d'un intérêt bien mince : moi Rimbaud et mes mille façons de parler des nuages, sans que vous n'y compreniez jamais rien intuitivement.
Bref ! A bientôt pour de nouveaux articles sur Rimbaud et aussi sur la versification.

mardi 28 novembre 2017

(Récréation en marge du rimbaldisme) Renée Mauperin des Goncourt, La Curée de Zola et la Recherche de Proust

Le blog autorise à une certaine liberté. Il ne faut pas toujours se maintenir le nez dans le guidon. Il faut respirer et s'offrir quelques belles digressions. Aussi ce soir, je souhaite développer les idées qui me viennent à la lecture du roman Renée Mauperin des frères Goncourt. J'en suis à la page 337. Le roman se termine à la page 373. J'ai acheté ce roman comme il s'est présenté et il est édité par De Borée. Il n'a guère de préface et il a une foule étonnante de coquilles. J'ai relevé "acquit de conscience" ou "fruits ronges", mais surtout un nombre considérables de mots où un ou deux "l" figurent à la place d'un "t" : "voilure", "celle", etc. Je me demande comment expliquer un tel travers. Ils ont utilisé un système de reconnaissance des lettres d'un document à un autre, puis ils auraient toiletté avec quelques oublis ? Je suis perplexe.
Ceci étant dit, les pages sont aérées avec un interligne assez important. Ce qui fait que le roman m'est tombé des mains, c'est que le début est dominé par beaucoup de propos rapportés, avec très souvent l'affectation type des journalistes de cette époque. En même temps, le roman est plus réservé dans le style, il n'a pas la recherche, me semble-t-il, de Charles Demailly, Manette Salomon, Mardame Gervaisais ou Germinie Lacerteux. Je n'ai pas du tout aimé les quatre premiers chapitres. Ce qui a commencé à me plaire, c'est le chapitre V qui va de la page 53 à la page 64 : "Monsieur et Madame Mauperin étaient dans leur chambre. La pendule venait de sonner minuit gravement, lentement, comme pour marquer la solennité de cette heure intime et conjugale, qui est en même temps le tête-à-tête du mariage et le conseil secret du ménage [...]". Là, l'écriture devient intéressante, même si c'est avec encore un certain manque de déploiement qui persiste.
A deux instants, j'ai songé à Verlaine, aux Poèmes saturniens, en particulier à "Croquis parisien", mais ma lecture du roman des Goncourt a été appelée par les indices du roman La Curée de Zola. Je n'ai jamais lu d'études critiques sur ce roman de Zola, mais ce que j'ai lu dans les notes au Livre de poche ou sur internet me donne la forte impression que les sources du roman zolien n'ont guère été soulignées, recherchées, décantées. Zola l'a dit : il refait Phèdre de Racine. Mais il saute aux yeux que ça va plus loin.
Rappelons les données du roman. Aristide Saccard a déjà toute une existence provençale derrière lui. Il s'est rallié in extremis à l'empereur lors du coup d'état, et c'est sa famille, son père, sa mère et surtout son frère Eugène Rougon qui lui ont sauvé la mise. Ce passé d'opposant rend d'ailleurs comique son vivat à l'adresse de l'empereur lorsque celui-ci passe en calèche devant lui au bois de Boulogne, et le titre La Curée cible donc un opportuniste puisque son adhésion politique n'est pas originelle, ni sincère. La richesse a tardé à sourire aux Rougon. Aristide n'est pas tout jeune, il a une femme, une fille et un fils Maxime. Une fois à Paris, Aristide a été placé par son frère Eugène Rougon dans un service qui lui permet d'apprendre ensuite les informations clés pour tirer son épingle du jeu. Saccard va échafauder le projet de s'enrichir en s'endettant dans l'immobilier, vu qu'il sait comment l'état va racheter à prix d'or quantité d'immeubles pour reconfigurer la ville sous l'égide d'Haussmann. Saccard se fait parfois avoir et rencontre des difficultés au long du roman, mais il sait cacher cela à la société et à sa nouvelle femme Renée.
Or, Aristide a un problème de fonds au départ, il lui faut de l'argent pour lancer son projet. C'est sa soeur qui va l'aider. Résidant elle aussi à Paris, Sidonie refuse tout comme Eugène d'avancer de l'argent à Aristide, mais elle lui propose un mariage avec une jeune fille riche. Opportunément, la première femme d'Aristide décède, et c'est sur le lit de l'agonisante que le frère et la soeur scellent le projet de mariage. Renée est cette seconde femme, elle a été violée, ce sur quoi le romancier s'attarde assez peu dans le roman, comme si ce n'était pas très grave en soi et ce silence du romancier contribue pour beaucoup au manque de vraisemblance psychologique du personnage sensible et débauché qu'est Renée.
C'est là que nous pouvons basculer dans le parallèle avec la pièce de Racine. Aristide est un peu dans le rôle de Thésée, Renée est dans le rôle plus évident de Phèdre, et alors que la première femme est décédée, que la fille d'Aristide disparaît du récit, voilà qu'arrive de Provence le fils Maxime. Il n'a que quatorze ans  quand il arrive, et Renée n'en a elle-même que vingt-et-un. Après, Zola a des idées un peu loufoques sur la sexualité, il en est presque à imaginer des accouplements entre enfants, puisque dans La Fortune des Rougon il a déjà imaginé les amours de Silvère pour une enfant Miette, qui n'a que de onze à treize ans dans ce récit d'amour. Zola a visiblement des difficultés à se représenter l'âge de la transformation des corps chez les garçons ou même chez les filles, et il semble qu'il n'ait jamais apprécié la naïveté et la candeur d'un enfant de douze ans sur les relations hommes-femmes. Ici, il en remet une couche. Certes, Renée est très jeune par rapport à son mari, mais Maxime n'a que quatorze ans. Personnellement, je trouve que les valeurs chiffrées choisies par Zola ont l'art dans ces deux premiers romans des Rougon-Macquart de rendre les intrigues amoureuses assez peu vraisemblables. D'ailleurs, très vite, Maxime et Renée sont sur un pied d'égalité, et il n'est jamais question de la différence d'âge.
On l'aura compris. Maxime prend la place d'Hippolyte dans la référence  la tragédie grecque. Mais il est différent du modèle. Maxime va se laisser aimer par sa belle-mère par alliance. Zola reprend le motif de l'ennui, mais il n'aboutit pas au même résultat. En revanche, même si Zola insiste sur la beauté hors du commun de Renée, la façon dont en parlent les hommes dans le roman étant particulièrement éloquente, Maxime n'a pas de sentiments. Il veut rompre et se marier. Renée ne le supportera et, connaissant l'intrigue de Phèdre dont elle a vu une représentation et adaptation italienne, Renée veut se venger en accusant Maxime d'avoir été le suborneur. Mais tout cela ne fait que quelques lignes vers l'expéditive fin du roman qui se moque bien ainsi de la douleur de Renée. Celle-ci échoue à diviser réellement le père et le fils.
Zola s'est éloigné de lui-même, par ses propres forces, du modèle de la tragédie. Mais il a utilisé d'autres sources littéraires que personne ne semble presser d'identifier dans son roman. Or, Maxime est un galant qui n'a que quatorze ans, qui s'intéresse à la mode, qui a l'air d'une fille, qui est déguisé en fille, etc., à un moment donné, le lecteur ne peut que s'imposer la référence du Chérubin de Beaumarchais à l'esprit. Je ne comprends pas pourquoi les commentateurs ne font pas le rapprochement systématiquement. Ils ne citent que Phèdre, référence explicite assumée par le roman lui-même, alors que dans les commentaires c'est l'occasion d'en dire plus. Cette incompétence me laisse perplexe. Mais ce n'est pas tout. Renée n'est pas un prénom féminin courant. Or, c'est le prénom d'une héroïne des frères Goncourt, et prénom et nom forment le titre du roman en question Renée Mauperin. Je n'ai pas encore lu les quarante dernières pages de ce roman, mais j'en sais déjà assez. Par exemple, ce titre "la curée" dont s'émerveillent les spécialistes de Zola : Mitterand, Bonnefis, il est renforcé chez Zola par la mention "curée chaude" à une occasion au moins. Or, dans les premières pages de Renée Mauperin, la "curée chaude" est mentionnée. Le premier chapitre du roman des Goncourt évoque un dialogue un peu surprenant entre Renée, une femme d'un esprit moderne ou libre, et un ami masculin. La situation est inconvenante quelque peu, et la nage est effectuée dans la Seine. Or, le roman zolien choisit de se clore sur l'image de la Seine symbolisant la force d'un courant contre lequel on ne peut qu'aménager un peu nos forces pour que ça se passe au mieux, on ne saurait le diriger ce courant. Voilà trois liens puissants entre Renée Mauperin et La Curée : une héroïne prénommée Renée qui n'a pas les idées de la société sur son rôle à jouer, le courant de la Seine, la curée chaude. Cela ne s'arrête pas là. Dans le roman des Goncourt, la jeune fille Renée n'est pas très aimée de sa mère qui préfère son fils et même la plus grande de ses deux filles. Les mères ne sont pas spécialement mises en valeur dans le roman des Goncourt, la petite Noémi est humiliée et sacrifiée par sa mère de manière horrible. En revanche, Renée a une relation privilégiée à son père et plusieurs fois revient l'idée que si elle n'est pas amoureuse c'est que son père occupe déjà une place dans son coeur. Dans le roman zolien, la référence au mythe de Phèdre nous fait revenir à une figure plus habituelle et directement incestueuse. La Renée de Zola a un rapport différent à son père qui est froid, il y a même deux beaux passages de description de la maison d'enfance habitée par le père. Ce sont des moments de contrepoint dans le roman. Un autre fait intéressant. Dans le roman des frères Goncourt, il y a tout un traitement sur le retournement de veste au plan politique. D'anciens libéraux deviennent légitimistes, la famille Bourjot. Le frère de Renée Mauperin, qui le paiera cher, s'achète un nom à particule pour un projet de mariage en dépit de ses convictions propres. Le nom m'a fait rire d'ailleurs, une vraie trouvaille : Henri Mauperin de Villacourt. Ceci nous renvoie à la curée d'Aristide Saccard qui n'est pas un bonapartiste de la première heure, mais de la dernière, pour citer la parabole christique.
Je n'ai fait que donner des pilotis. Tout cela justifierait assez largement une étude comparative entre les romans Renée Mauperin et La Curée. Comme d'habitude, j'ai déjà laissé retourner dans l'oubli certaines idées qui me sont parfois venues à la lecture (le frère Mauperin qui séduit la mère puis la fille, son côté fille face au côté garçon de Renée, etc.), mais il est une prescience qui n'est encore que retournée dans le vague et qu'il me faut conserver comme amorce sans hésiter.
Dans A la recherche du temps perdu, il  y a une phrase capitale. J'ignore à quel point elle est célèbre, mais après son échec en amour avec Albertine le narrateur dit "Il faut laisser les jolies femmes aux hommes sans imagination." Cette phrase a une valeur de transition entre la clôture de l'échec avec Albertine et le passage au métier d'écrivain dans Le Temps retrouvé. Cette phrase est savoureuse à considérer au premier degré. On se la récite parfois entre potes et puis on dit : "bon, ben moi, je suis un homme sans imagination".
Ce n'est pas le sens qu'elle a exactement, mais c'est ainsi qu'elle fait beaucoup rire en société.
Or, je ne les ai plus en tête, mais il y a deux réflexions de Renée Mauperin que je mets spontanément en lien avec cette phrase de Proust. Je relirai le roman des Goncourt et je relèverai ces deux phrases, mais avec le fait que cette Renée pose des questions franches et inconvenantes sur l'amour à la façon d'un Marcel ces deux réflexions de la jeune Mauperin me font envisager qu'il y a encore un cas d'influence majeure des Goncourt sur Proust à partir de ce roman précis.
Voilà, cette étude nous éloigne du rimbaldisme, mais je pense que c'est tellement intéressant, voire important, qu'on ne me reprochera pas le petit moment de récréation qu'on peut prendre à lire ces lignes.
Je ne vais pas poursuivre maintenant, mais j'étais prêt à donner une seconde partie. Je comptais étudier le style de Zola dans La Curée. J'ai des passages descriptifs que j'ai étudiés de près en dégageant les procédés poétiques et les procédés que je vais dire d'ordonnancement du récit. C'est autrement plus intéressant que la question du naturalisme. J'aurais étudié aussi quelques passages de Renée Mauperin. Tôt ou tard, je rédigerai des articles sur le style et la poésie en prose. Je laisse mûrir cela, mais j'en suis déjà à des considérations très avancées dans la vie de mon esprit. Il faut juste que je me mette à coucher tout cela par écrit avant que la vie ne m'en empêche. Ce serait dommage de passer à côté de telles mises au point.

samedi 25 novembre 2017

Complément aux notes de lecture autour des Rougon-Macquart (La Curée)

Je complète ce que j'ai donc à mettre de côté au sujet des romans de Zola.
Le roman La Curée a été publié en feuilleton dans La Cloche, un "organe de la gauche libérale" note le commentaire de Philippe Bonnefis pour l'édition au Livre de poche, à partir du 29 septembre 1871. La publication a été suspendue après la 27ème livraison sur décision du Parquet. Zola a eu le droit de le publier en volume, l'interdiction n'a concerné que la publication en feuilleton. Le roman est sorti en volume le 30 janvier 1872. Selon ces remarques faites par Bonnefis, il faut donc se méfier de ce qui est dit sur la page Wikipédia qui date la sortie du roman d'octobre 1871, ce qui est donc un peu inexact et trompeur.
Certes, il y a du coup eu un certain silence de la presse sur la sortie du roman comme nous l'apprend toujours le même commentaire, mais celui-ci apporte des informations qui peuvent aller dans une autre direction. Premièrement, il faut se rappeler que le roman de Flaubert Madame Bovary avait été condamné pour atteinte aux bonnes mœurs en 1857, sous le second Empire (qui a d'ailleurs eu plusieurs phases). Ce qu'il faut comprendre, c'est que Flaubert, bien plus que Baudelaire, a été victime d'un resserrement du contrôle moral à son époque. Il existe dans la littérature française, et au dix-neuvième siècle notamment, des romans ou des publications littéraires plus sulfureuses que Madame Bovary. Et l'exemple de Zola montre bien qu'il n'a pas fallu attendre longtemps pour avoir de nouveau des romans avec des femmes adultères. Les frères Goncourt font par ailleurs le point entre Madame Bovary et les Rougon-Macquart, sans oublier l'autre grand roman de Flaubert L'Education sentimentale où il s'en faut de peu que Marie Arnoux ne passe elle aussi à une relation adultère consommée. Nous pourrions citer d'autres romans Le Rouge et le Noir avec l'adultère de madame de Rênal, Indiana de George Sand auquel il me semble probable que Madame Bovary doit beaucoup, et ainsi de suite. Nous pourrions rappeler évidemment un roman plus ancien : Manon Lescaut. En tout cas, la condamnation qui frappe La Curée de Zola à la fin de l'année 1871 pouvait déjà attirer l'attention d'un Rimbaud, surtout que cela aurait été le premier roman attaqué par le gouvernement de Thiers pour son immoralité. Deuxièmement, Philippe Bonnefis nous apprend que le journal Le Constitutionnel a attaqué la publication en feuilleton en cataloguant Zola comme faisant partie "de la bande à Vallès", accusation calomnieuse, fausse, puisque Zola était opposé à la Commune, la dénonçait. J'ai aussi un livre sur Gambetta avec sa correspondance. Un problème semblable se pose. Opposant à Napoléon III, puisqu'il a pris position sous la seconde République, alors qu'il est encore bien jeune, Gambetta est un personnage connu de la Troisième République, mais il ne plaît pas aux communards. Pour Zola, la question qui se pose, c'est, est-ce que malgré la faible publicité pour son roman, Rimbaud en a eu vent ? Zola fréquentait certains peintres, ce qui pourrait être un angle d'enquête. Le problème, c'est que la célébrité de Zola n'est venue que quelques années plus tard, au moment de L'Assommoir. Il devait tout de même être connu que son projet allait prétendre concurrencer La Comédie humaine de Balzac.
Reprenons donc l'étude des romans zoliens. Une petite idée générale me trotte depuis quelque temps à l'esprit. D'abord, il n'est pas vrai que Balzac a créé le retour des personnages avec le passage de personnages principaux à un rôle secondaire. Cela apparaît déjà dans les récits de la mythologie grecque et aussi dans les cycles médiévaux, celui de la Table ronde et du roi Arthur avec l'exemple des romans de Chrétien de Troyes. Ceci dit, la structuration sociale n'a rien à voir et le projet de Balzac demeure original. On lit un roman et au détour d'une page un personnage d'un autre roman fait une brève apparition. Pour moi, le projet zolien ne reprend pas franchement cet aspect des choses. Un personnage peut revenir d'un roman à l'autre, mais c'est conditionné par le choix des héros princpaux. Ce qui serait intéressant, c'est de croiser incidemment un Rougon dans Nana ou dans L'Assommoir ou bien Macquart dans L'Argent ou Son Excellence Eugène Rougon, éventuellement voire qu'un personnage secondaire d'un roman du côté des Rougon est aussi un personnage secondaire du côté des Macquart. Je me trompe ou rien de tel ne se produit dans les romans de Zola, à l'exception du volume des origines La Fortune des Rougon où inévitablement tout le monde se rencontre.
J'ai l'air de n'indiquer qu'un jeu, mais je trouve que ce n'est pas une remarque sans intérêt. Passons cependant.
Dans La Curée, j'ai observé une description de serre avec des plantes exotiques et des lianes, ce qui ramène subrepticement mon esprit à la décoration particulière du parc royal de Bruxelles décrit dans Juillet.  J'ai relevé aussi un passage sur la mode d'aller patiner, ce qui intéresse l'étude des poèmes de Verlaine et un peu quand même celle de Rimbaud, à cause de "Fête d'hiver" par exemple.
Qu'ai-je relevé d'autre ? Un long passage étonnant où quand il parle affaire et fait des comptes, Aristide Saccard tisonne. Cela s'étend sur plusieurs pages et la scène est importante puisqu'Aristide est en train de travailler sa femme pour lui voler la fortune qui vient de sa famille. Le roman zolien est postérieur au poème "A la Musique" de Rimbaud, mais le motif a l'air d'avoir été prégnant à cette époque. Je pense que Rimbaud et Zola ont puisé le motif dans une littérature secondaire d'époque.
Je fais une enquête dans le même ordre d'idées au sujet de "Bottom". Le décor de "Bottom" me semble avoir un modèle littéraire qu'il reste à débusquer. Dans La Curée, nous avons les peaux d'ours, les cristaux, le lit luxueux, l'effet d'aquarium de la serre, la coloration à base de gris, etc. Cela a éveillé automatiquement mon attention, c'est-à-dire que l'accroche a été imprévue pour moi. Pour les description du luxe chez Zola et aussi chez le Rimbaud des poèmes en prose, je songe inévitablement à la manière de Théophile Gautier et j'observe la mention "symphonie en jaune mineur" (ou majeur) dans le roman La Curée.
Philippe Bonnefis a publié un article sur Rimbaud, je crois, qui s'intitule "Onze notes...", mais je n'en ai aucun souvenir. Le début de son commentaire ne m'a pas séduit du tout. Il met en parallèle le fait que La Curée, premier roman à Paris de la série avec les fondations de l'Empire et les travaux d'Haussmann, entrent en tension avec une publication au moment de sa chute. Zola a écrit le premier chapitre juste avant la guerre, mais le second et la suite n'ont été écrits qu'après la Commune. On a droit à un gros délire métaphorique sur une présence incognito des pétroleuses, etc., dans La Curée. On peut décider écrire n'importe quoi pour dresser une belle construction métaphorique sur la genèse du roman.
Après, je pense que j'ai déjà oublié deux idées que je voulais travailler sur les romans La Fortune des Rougon et La Curée, c'est pour cela que je rédige vite des articles pour ne pas oublier au fur et à mesure le travail à faire ultérieurement.
Sinon, je me suis fait hier un délicieux plat de lentilles avec une base d'oignons, de carottes et de morceaux de lards pas tout frais, mais salés, poivrés, de la ventrèche, du thym, du laurier, un clou de girofle, de l'ail, et aujourd'hui je fais reprendre le tout et c'est encore meilleur, et j'ai ajouté de la saucisse. Comme dirait Rick Hunter : "ça marche pour moi". C'est grossier et bâclé Rick Hunter, mais bon faut se détendre.

vendredi 24 novembre 2017

Notes de lecture autour des Rougon-Macquart

Si je ne prends pas de notes au fur et à mesure, je vais oublier certains éléments de ma réflexion. Je suis en train de lire et parfois de relire dans l'ordre les romans de la série des Rougon-Macquart. J'ai commencé par La Fortune des Rougon et La Curée. Pour ce qui est de la quête éventuelle de sources aux poèmes de Rimbaud, outre Thérèse Raquin, de premiers romans, de premières nouvelles et des écrits journalistiques, il faut considérer que Rimbaud n'a pu lire que les quatre premiers romans de l'histoire des Rougon-Macquart lors de sa carrière poétique. Et encore il convient de nuancer, puisque ces quatre romans sont publiés en même temps que Rimbaud compose son oeuvre. Le roman La Fortune des Rougon semble avoir été remanié, il me faudra également vérifier cela de près. Je n'ai pas connaissance d'un remaniement des autres romans de la série dans le passage de la publication en feuilleton dans les journaux à la publication décisive du roman en volume. Je vérifierai tout cela pas acquis de conscience. Je remarque tout de même un défaut de suture dans les chapitres de La Fortune des Rougon, puisque, à un moment donné, une fin de chapitre parle des "blancs de lune", et le début du chapitre suivant parle aussi des "blancs de lune", voire les deux phrases étaient assez similaires m'a-t-il semblé. L'effet est diablement étrange, puisqu'évidemment vous ne passez qu'en quelques secondes de la fin d'un chapitre au début du chapitre suivant, donc je me suis retrouvé à lire à peu d'intervalle deux fois la même phrase pratiquement. Qui plus est, la mention "blancs de lune" revient quantité de fois dans La Fortune des Rougon, comme un tic d'écriture, et on a la variante "blancheurs de lune". Evidemment, j'adopte une attitude normale de lecteur, je n'ai pas pris une plume et un carnet pour référencer au fur et à mesure tout ce que je pouvais remarquer d'intrigant, d'intéressant, etc.
Ce qui me frappe, c'est que l'expression "blancs de lune" séduise Zola à une époque où Rimbaud s'en sert dans son poème "Mes petites amoureuses". Etait-elle à la mode à l'époque ? Dans La Curée, j'ai une mention "maison d'or" pour en réalité La Maison dorée, ce qui fait écho à l'emploi contemporain de Rimbaud dans "Paris se repeuple", poème qui, selon moi, n'a pas été composé en mai 1871 comme Verlaine le laisse entendre, mais à Paris, peut-être au début de l'année 1872. Ceci dit, la mention "maison d'or" est un poncif et on rencontre cette expression dans le roman d'Amédée Achard lu par Rimbaud La Robe de Nessus ou bien, mais avec un dispositif anachronique cette fois, dans le roman Le Bossu de Paul Féval.
Au-delà de la recherche d'une éventuelle influence de Zola sur Rimbaud, il faut s'intéresser à ce qu'offre comme mise en contexte romanesque sur le Second Empire la série des Rougon-Macquart; Je lis en parallèle des ouvrages d'historiens sur le Second Empire. Je lis d'ailleurs aussi un volume de textes d'Auguste Blanqui "Maintenant, il faut des armes", la fabrique éditions, ouvrage non référencé je crois dans ma liste du mois d'août.
Le roman La Fortune des Rougon est intéressant, parce que la prise de pouvoir par Napoléon III n'a guère soulevé d'émeutes. Au début des Châtiments, Victor Hugo raconte dans "Nox" les massacres qui ont eu lieu lors du coup d'Etat, mais il faut comprendre qu'il  y a eu de la nervosité et qu'en gros il n'y avait pas d'émeute franche, mais que ça a tiré sur la foule quand même, au grand dam de Napoléon III qui avait souhaité une prise de pouvoir lui conservant une virginité vis-à-vis du peuple. En revanche, il y a eu des émeutes en Provence, et Zola en rend compte. Les émeutiers sont décrits comme des bêtes, et c'est assez intéressant de comparer avec le problème communard en gardant à l'esprit que Zola a été contre la Commune. D'ailleurs, dans une notice ou un commentaire que j'ai pu lire sur ce premier volume des Rougon-Macquart, il y avait une comparaison faite avec la Commune, mais sans recul critique, comme si pour Zola ces émeutes et la Commune c'était le même combat. Ce n'est pas une démarche de critique littéraire tout à fait habituelle, mais j'essaie de comprendre les divergences sous ce qui semble à un regard non averti des réalités assimilables. Sand, Zola, étaient contre la Commune. Cela doit faire réfléchir. Il y a un livre à ce sujet paru en 1870 d'un certain Lidsky, le sujet est connu tout de même. En même temps, le portrait animal des émeutiers sera appliqué aux communards selon un principe de répudiation biaisé, cela aussi je veux l'étudier, l'observer, l'éprouver.
Ce premier roman de la série est fort agréable à lire par ailleurs. Il est assez étrange dans sa structure. Zola commence par nous situer au moment de la montée en armes la nuit et il privilégie un couple d'émeutiers, puis il y a plusieurs retours en arrière qui vont se succéder. Zola va remonter dans le temps pour une série de personnages, puis il va à nouveau remonter dans le temps pour une autre série de personnages. Et dans tout cela il a à cœur d'exposer les choses. Ce n'est pas fait maladroitement dans la conduite du récit, mais évidemment on met du temps à revenir à l'histoire du couple d'émeutiers initial. La structure est donc originale, et même si on comprend que ce n'est pas parfait, le roman se lit aisément et on a une prime de plaisir à découvrir un tel mode d'agencement, à observer comment Zola s'est débrouillé pour que nous puissions nouer tous les fils de sa conception familiale complexe.
L'intérêt aussi de ce premier roman, c'est qu'il n'a pas la même note que les autres romans des Rougon-Macquart, il est emporté par une poésie profonde qui surplombe le récit. Car, pour moi, Zola dit des inepties au sujet de sa conception du naturalisme, et tous ceux qui le commentent après lui. Je suis révolté par ce qu'on enseigne dans les lycées au sujet de la méthode expérimentale appliquée à un roman. C'est d'un niveau de bêtise, mais effarant ! En revanche, Zola est un poète admirable et il a à mon sens une énorme dette à l'égard de Victor Hugo que cache trop bien l'axe du réalisme avec Balzac, Flaubert et les frères Goncourt. Dans La Fortune des Rougon, il brode une histoire sur le canevas des amours de Pyrame et Thisbé, mythe grec majeur qui est également à la source de Tristan et Yseult, récit où l'influence grecque perce aussi avec un tribut à un équivalent du Minotaure sur une île, mythe grec qui est à l'origine de Roméo et Juliette également, ce que confirme le Songe d'une nuit d'été. Mais Zola fait un traitement personnel et étoffé de ce mythe, et le résultat est vraiment superbe, j'aime beaucoup. Zola a mis aussi beaucoup de cœur dans la dernière phrase de son roman. Je ne vais pas dévoiler de quoi il retourne pour ceux qui ne l'ont pas lu, mais il y a une construction avec un fil directeur tout au long du roman tourné vers la dernière phrase. C'est une lecture marquante. Je développerai tout cela dans une étude sur les Rougon-Macquart, mais ici je ne veux pas "spoiler" comme on dit aujourd'hui, je reste dans la confidence.
Dans la relation entre Silvère et Miette, il y a enfin l'aspect érotique qui m'intéresse. A mon avis, pour l'âge, Miette est trop jeune que pour être crédible : onze à treize ans, un petit décalage aurait été le bienvenu pour la vraisemblance psychologique des personnages. Mais, indépendamment de cette anomalie, il y a une mise en scène de la femme, en fait très jeune adolescente, qui sent qu'elle va mourir et qui regrette de ne pas avoir connu les plaisirs de la chair. Et, un peu avant, il y a la femme dont la chair est marquée par la religion. Evidemment, du point de vue de l'analyse comparée, on songe à des rapprochements avec plein de passages de Rimbaud "Vierge folle", "Credo in unam" ou "Premières communions". C'est un aspect que je prétends travailler quand je reviendrai sur ce roman au moment de ma démarche de synthèse.
Le roman La Curée me fait plus rentrer dans le Zola bien connu. Le style n'est pas le même, nous sommes à Paris, et là la critique des mœurs, la description du luxe, engagent un autre style zolien, celui du documentaire élégant qui nous est familier. On retrouve de grandes bouffées de poésie avec un jeu sur le côté dévorateur des sens, avec le jeu sur l'amplification du rapport à l'appétit, à la lumière, etc. Le roman démarque à nouveau de grands récits antérieurs. Il y a une mise en abîme qui confirme ce qui est assez évident, la transposition de l'amour incestueux de Phèdre pour Hippolyte, sauf que les lignes sont déplacées. Comme Phèdre, Renée n'est pas réellement incestueuse, puisque Maxime n'est comme Hippolyte que le fils de son mari. Cela choque tout de même les bienséances et Zola fait à nouveau dans l'anomalie avec un jeune premier de quatorze ans qui exerce un pouvoir de séduction immédiat sur une femme de vingt-et-un ans. Je ne comprends pas bien pourquoi Zola insiste sur des âges aussi jeunes, onze à treize ans pour Miette, ou un amour d'une femme de vingt-et-un ans pour un enfant de quatorze ans. C'est possible, mais il faut traiter la logique psychologique en conséquence, ce qu'il ne fait pas. Le fantasme l'emporte sur la vraisemblance et le prétendu naturalisme. Ceci dit, une justification littéraire est à l'appui, car j'ai remarqué au chapitre trois des parallèles assez évidents avec le personnage de Chérubin de Beaumarchais. Je ne sais pas si cela a été relevé, mais c'est ce qui m'a frappé. Zola a mixé Racine et Beaumarchais, c'est Phèdre amoureuse de Chérubin en réalité, et ça change tout. L'inceste est consommé, sauf que le cynique Maxime va abandonner un jour la belle-mère qui en mourra de chagrin. Et quand on comprend cela, on ne lit pas qu'une transposition de Phèdre, on voit que Zola tisse quelque chose de personnel à partir d'une méditation sur une pièce de Racine, une pièce de Beaumarchais et sur bien sûr la société qu'il cible dans son roman. Il y a aussi une allusion à Macbeth dans la confrontation entre les deux frères Rougon, Eugène et Aristide, ce dernier étant le père de Maxime et le mari en secondes noces de Renée. Je n'ai pas réfléchi au parti que je pouvais encore tirer de cette idée, c'est peut-être à creuser. Evidemment, l'intérêt est d'étudier le roman en confrontant cela à des livres d'Histoire sur le Second Empire, et même à des chronologies sur les événements du Second Empire, puisque Aristide Rougon qui se rebaptise Saccard s'enrichit par la spéculation immobilière. Zola procède étrangement. Aristide a déjà joué un rôle de benêt dans La Fortune des Rougon par rapport à son frère Eugène, son père et sa mère, qui eux ont épousé la cause du bonapartisme quand Aristide a été un républicain. Mais il est annoncé comme un requin prometteur qui va se rattraper. En réalité, toute sa réussite tient encore une fois à l'aide de sa famille. C'est à nouveau Eugène qui le lance et c'est sa sœur Sidonie qui intervient en deus ex machina pour qu'il puisse mettre en œuvre son projet. Zola a le même défaut que Balzac dans ses récits furieusement ratés sur la société secrète des Dévorants. Comme on ne voit pas en quoi les Ferragus et consorts sont des génies, on ne voit que de la chance dans la réussite d'Aristide Saccard, même si Zola nous explique l'astuce d'anticipation qui consiste à racheter des immeubles que l'état va racheter à prix d'or pour changer la physionomie de Paris et créer de grandes artères. Je n'ai pas trouvé cet aspect du roman très subtil. En revanche, il y a une très grande scène. En fait, Aristide cherche de l'argent pour lancer son projet immobilier, son frère Eugène refuse, mais sa sœur Sidonie lui dit : "si tu étais célibataire seulement". Outre ce rôle de deus ex machina de la sœur, Zola a la maladresse de faire mourir la première femme d'Aristide dans la foulée. Mais là où le romancier est remarquable, c'est que, pendant les dernières heures d'agonie de cette femme, malgré quelques remords d'Aristide et quelques hypocrites compassions de Sidonie, le frère et la sœur arrangent le futur mariage d'Aristide, lequel n'est donc pas encore veuf, avec une jeune fille violée et enceinte qui n'est autre que Renée. Ce mariage est pour la respectabilité et c'est une aubaine pour Aristide. Avec une horrible indélicatesse, cet arrangement se fait la porte ouverte sur la chambre de la femme d'Aristide qui est alors dans les derniers râles de l'agonie qu'on entend et quand Aristide revient la veiller, il comprend à l'effroi de son regard qu'elle a tout entendu, puis il la voit s'apaiser parce qu'elle comprend que ce minable qui lui a fait une vie menteuse souffrait aussi depuis des années de ne pas encore être arrivé, etc. En quelque sorte, pour le dire familièrement, passé le moment d'effroi, elle lâche l'affaire, consentant à mourir.
Malgré tout cela, Zola, qui ne nous saisit même pas comme un Hugo ou un Balzac, n'est pas un grand créateur au plan de la psychologie des personnages. Il rapporte les évolutions des désirs des personnages, il dit ce qu'ils peuvent penser, leur complexité, il décrit ce qu'ils éprouvent, mais il n'a pas le don de l'exploration psychologique. On sent qu'il rapporte les choses avec mesure et distanciation. Et on n'est pas dedans. Ceci dit, ça reste une lecture d'un cynisme agréable (dont on s'indigne, mais qu'on goûte), d'autant que Zola peut s'identifier à Aristide puisque dans sa propre vie il a imposé à sa première femme une seconde, comme Hugo dira-t-on sauf que celui-ci avait quand même été trompé par sa première femme. Car, dans le fond, Zola aurait pu écrire : "Aristide Saccard, c'est moi". Trêve de persiflage. Pour finir, j'ai remarqué aussi que le nom Renée semblait une reprise de la femme libre du roman des Goncourt Renée Mauperin, le problème c'est que j'ai beaucoup de mal avec les romans des Goncourt où domine le style direct et la collection de traits d'esprit, à savoir Charles Demailly, Manette Salomon et donc Renée Mauperin. Du coup, ce dernier roman qui est fortement dominé par des propos rapportés que je trouve assez peu enlevés m'est tombé des mains après la centième page. Je devrai le reprendre prochainement pour vérifier la solidité du lien avec La Curée de Zola.
Pour Le Ventre de Paris, c'est un roman que j'ai lu il y a longtemps, j'étais lycéen, juste que les personnages de la famille Rougon-Macquart y sont de côté pour ainsi dire. J'ai le souvenir de critiques de l'érotomanie de Napoléon III par des dessins obscènes, de descriptions des Halles et d'arrestations, on verra. Quant à La Conquête de Plassans, je ne l'ai jamais lu, pas plus que Son Excellence Eugène Rougon, Pot-bouille ou La Joie de vivre. En plus, il faut que je vérifie les romans de Zola que j'ai sauvés des eaux comme dirait Moïse, parce que cela risque de me ralentir dans mon projet de lecture ordonnée et systématique d'une série de vingt romans.

jeudi 23 novembre 2017

A propos de la "numérisation de l’œuvre de Rimbaud" sur le site d'Alain Bardel


Sur son site Arthur Rimbaud le poète, Alain Bardel a proposé une nouvelle présentation d'ensemble des textes. Il essaie de présenter une structure en fonction des dossiers manuscrits, ce que complètent les cas particuliers de textes imprimés dont nous ne possédons pas les manuscrits. Cette présentation inclut les lettres de Rimbaud et essaie de rendre compte des différentes versions connues des poèmes. Ajoutons que, pour des raisons de commodité, Alain Bardel a tenu compte d'une division année par année. En effet, dans l'absolu, il ne devrait exister qu'un seul dossier Demeny, qu'un seul dossier Izambard, qu'un seul dossier Banville et même qu'un seul dossier Forain-Millanvoye.
Certains textes sont isolés dans cette présentation : "Les Etrennes des orphelins", la lettre à Jean Aicard avec une version du poème "Les Effarés", le récit en prose "Le Rêve de Bismarck", la version intitulée "Trois baisers" d'un poème paru dans la revue La Charge, le poème "Les Corbeaux", les deux versions de "Paris se repeuple", le dizain "L'Enfant qui ramassa les balles...", le texte imprimé du livre Une saison en enfer.
D'autres textes sont isolés, mais cette fois il s'agit de choix effectués par Alain Bardel lui-même. Je traiterai donc ces autres cas isolés dans les paragraphes suivants où je vais parler de la cohérence des dossiers année par année, des quelques oublis et aussi des dossiers de base qu'Alain Bardel a pu scinder. Par exemple, pour l'année 1870, nous ne devrions avoir affaire qu'à six dossiers. A côté des cas isolés "Les Etrennes des orphelins", "Trois baisers" et "Le Rêve de Bismarck", nous ne devrions relever que la lettre à Banville qui contient trois poèmes, puis un dossier de manuscrits en provenance d'Izambard et enfin un dossier en provenance de Demeny. Alain Bardel a scindé en deux le dossier Izambard, et d'une façon qui mérite débat, puisque nous avons d'un côté un ensemble poèmes et lettres, et de l'autre la seule nouvelle Un coeur sous une soutane. On aurait pu imaginer une séparation différente entre œuvres littéraires et lettres, par exemple. Il faut d'ailleurs considérer que, parmi les lettres, il y en a une qui date de la fin du premier séjour douaisien, puisque Bardel a inclus la lettre de protestation du 25 septembre, mais surtout nous en trouvons une autre qui date du deux novembre 1870 et qui est postérieure à tout le dossier remis à Demeny en 1870, alors que les poèmes remis à Izambard et aussi la nouvelle sont admis comme des dons antérieurs aux copies remises à Demeny. Selon moi, ou il y a un seul dossier Izambard, ou il y en a trois (les poèmes, la nouvelle, les lettres), mais le fait d'isoler Un coeur sous une soutane d'un ensemble qui reste hétérogène : lettres et poèmes, n'a pas de sens pour moi. C'est une scission qui n'est pas très importante à dénoncer, mais qui reste à mi-chemin de deux options divergentes.
Pour l'année 1871, les dossiers Demeny et Izambard sont donnés d'un seul tenant chacun : lettres et poèmes ensemble, ce qui était inévitable. Nous avons également un nouveau dossier Banville, assez justifié celui-là dans la mesure où les lettres à Banville n'ont pas été révélées au même moment au public. Mais, pour l'année 1871, on voit que le classement est soumis à certains aléas qui imposent des choix hétérogènes : isolement du cas du "Bateau ivre", isolement des versions de poèmes publiés dans les Poètes maudits, isolement très particulier pour "Voyelles" et "Oraison du soir". L'Album zutique a tout à fait sa place dans les ensembles consacrés à l'année 1871, mais pour le dossier Verlaine paginé, deux remarques sont à faire. Premièrement, ce dossier fait partie d'un dossier Forain-Millanvoye plus large qui contient encore "Les Déserts de l'amour" et quatre poèmes de "mai 1872". Je vais revenir sur ce sujet plus loin. Deuxièmement, et Alain Bardel nous en prévient dans son "avertissement" comme dans la parenthèse qui accompagne la mention du dossier Verlaine : certains des poèmes ont pu être composés en 1872. Sur l'ensemble des dossiers référencés par Bardel, cela s'aggrave du fait que deux des poèmes présentés isolément pour l'année 1871 ne sont pas nécessairement des compositions de 1871, à savoir "Le Bateau ivre" et "Paris se repeuple" qui peuvent dater du début de l'année 1872. On peut penser que l'isolement de "Voyelles" et "Oraison du soir" doit être considéré comme un second volet du seul "dossier Verlaine paginé". Là encore se pose la question de la datation réelle de deux poèmes qui dans le meilleur des cas datent de la toute fin de l'année 1871, mais qui peuvent fort vraisemblablement dater de 1872. Enfin, Bardel a proposé également les trois sonnets "Immondes" et les "Vers pour les lieux" en-dessous du dossier de l'Album zutique. Cette fois, du moins sur la page de sommaire intitulée "Tous les textes", nous observons un traitement différent entre le "Sonnet du Trou du Cul" qui est mentionné dans deux dossiers distincts, alors que les sonnets "Voyelles" et "Oraison du soir", sans parler du dossier des Poètes maudits, sont eux séparés du dossier Verlaine paginé. Toutefois, sur les autres sommaires, ceux établis dossier par dossier, l'anomalie semble résorbée, "Voyelles" est bien intégré au "dossier Verlaine paginé". Mais surtout, Bardel réunit en un seul dossier les "Immondes" et les deux quatrains coiffés du titre "Vers pour les lieux", alors qu'il s'agit de deux dossiers distincts, et surtout il néglige que ces compositions peuvent dater de 1872, ce qui est d'ailleurs le cas des "Vers pour les lieux" selon le témoignage de Verlaine. Précisons qu'une solution serait selon nous décaler les bornes : au lieu d'un ensemble pour l'année 1871, un ensemble janvier 1871 - mars 1872 qui minimisera les risques d'erreurs. Et en conséquence, il faudra limiter le dossier pour l'année 1872.
Nous ne nous attarderons pas sur les multiples mentions inévitables d'un poème de 1870 "Les Effarés" dans les dossiers consacrés à l'année 1871. En revanche, nous observons un oubli important. Même s'il n'y a pas de consensus en la matière et même si certains mentions sont sujettes à caution, Delahaye a cité un certain nombre de vers inédits qu'il attribue à Rimbaud. Je ne crois pas que Delahaye ait inventé le poème "Oh ! si les cloches sont de bronze,...", et encore moins qu'il ait eu le don rimbaldien du vers pour composer le fragment "[...] Vous avez / Menti sur mon fémur, [...]" dont les qualités littéraires sont suffisamment réelles que pour le prendre au sérieux. En revanche, et Bardel lui-même n'en a heureusement pas tenu compte, je rejette les reconstitutions proposées par Labarrière qui ne sont qu'une aimable plaisanterie. Je n'en suis pas à confondre le talent de Rimbaud avec celui du facétieux Labarrière. Alain Bardel ne référence pas non plus les deux versions connues, l'une étant sans doute erronée, d'un vers attribué à Rimbaud, cité pour la première fois par ce béotien d'Octave Mirbeau, vers qui serait des "Veilleurs" et que Mirbeau citait tendancieusement pour se moquer de la phrase de Verlaine dans Les Poètes maudits où il déplorait ne pas se souvenir d'un seul vers des "Veilleurs", car il va de soi que, n'en déplaise à Pierre Michel, il n'y a aucune illusion à se faire sur la lucidité poétique des citations d'Octave Mirbeau qui sentaient le mépris à plein nez. Un problème similaire se pose pour une version des "Chercheuses de poux" citée par Félicien Champsaur. Octave Mirbeau et Félicien Champsaur auraient cité des pièces du dossier Forain-Millanvoye lui-même.
Passons donc aux dossiers pour l'année 1872. Bardel aurait dû présenter un seul dossier Forain-Millanvoye, il a scindé ce dossier en trois : d'un côté le "dossier Verlaine paginé" reporté à l'année 1871, le dossier des "Déserts de l'amour" et le dossier de quatre poèmes du mois de mai 1872. La scission ne peut se justifier que si elle est systématiquement appliquée à d'autres dossiers hétérogènes similaires, essentiellement le dossier Izambard de 1870 et les brouillons de la Saison dont nous parlons plus bas. Il se trouve que c'est à peu près le cas dans la page de présentation de Bardel, donc nous pouvons admettre l'autonomie des trois dossiers Forain-Millanvoye. Toutefois, il y a un risque que les notices pour les trois dossiers doivent prendre en charge. En effet, pour l'interprétation des dossiers, il est bon de savoir que le dossier Verlaine paginé a été remis à Forain en même temps que les manuscrits des "Déserts de l'amour" et que quatre poèmes nouvelle manière datés de mai 1872. Nous allons nous expliquer là-dessus plus bas. Je n'ai rien d'autre à dire pour l'instant sur les dossiers proposés par Bardel pour l'année 1872, à ceci près que dans le dossier 1886 de poèmes nouvelle manière il y a un doublon qui interpelle dans la confrontation entre "Enfer de la soif" et une version sans titre.
Pour l'année 1873, Bardel a finalement opté pour une séparation en deux dossiers des brouillons et des proses dites "évangéliques". Nous aurions pu n'avoir qu'un seul dossier, vu que les brouillons sont au dos des textes inédits qui forment une parodie des écrits johanniques en quelque sorte. La séparation procède ici d'une logique identique à celle qui a divisé en trois le dossier Forain, à celle qui a isolé Un cœur sous une soutane du dossier Izambard de 1870. Cette séparation a son intérêt. Dans la mesure où elles sont associées par le document manuscrit à la genèse du livre Une saison en enfer, ces proses ont été assimilées d'office à une sorte de dossier sur les origines du livre Une saison en enfer. Mais, objectivement, malgré la thématique religieuse, ce sont des textes autonomes. Après tout, Rimbaud aurait pu entamer la genèse d'Une saison en enfer au dos d'un manuscrit de "Matinée d'ivresse" (à supposer certes que, comme je le pense, il ait écrit ce poème en prose avant Une saison en enfer), et nous aurions eu alors tendance à enquêter sur les liens profonds qui unissent "Matinée d'ivresse" et Une saison en enfer, travail de comparaison qui n'aura rien de particulièrement éprouvant. J'ai signalé ce problème à Alain Bardel qui a été spontanément d'accord pour modifier son sommaire à ce sujet. Il faudrait peut-être aussi supprimer pour les brouillons la mention "1872" dans la parenthèse. On peut conserver l'idée que l'espèce de "suite johannique" a pu être composée en 1872, mais cela n'est pas franchement tenable pour les brouillons de la Saison. Deux remarques encore, pour les brouillons de la Saison, il me semble qu'ils devraient passer non avant mais après le texte des proses dites "évangéliques", et la mention entre guillemets "Proses évangéliques" a l'inconvénient de faire passer pour authentique un titre apocryphe : il est vrai que pour l'instant il est difficile de s'accorder sur une manière neutre de désigner ces proses.
Alain Bardel offre enfin deux derniers ensembles pour la période 1873-1875 : celui délicat à dater des Illuminations avec prise en compte des seuls poèmes en prose comme cela est devenu le cas depuis la thèse de Bouillane de Lacoste et un ensemble de lettres à Delahaye avec de derniers exercices poétiques. En revanche, il manque un dossier dans cet ensemble, celui des versions du sonnet "Poison perdu", même si son attribution à Rimbaud continue d'être couverte par quelques ombres problématiques. En effet, le dizain "L'Enfant qui ramassa les balles..." signé "PV" est admis dans les dossiers, mais pas les reconstitutions hautement plausibles de Delahaye, ni le sonnet "Poison perdu" dont un manuscrit est tout de même accompagné de la mention "Arthur Rimbaud".
Dans la mesure où la page "Tous les textes" s'adresse à ceux qui veulent connaître l'état de la recherche rimbaldienne et les problèmes philologiques qui se posent, il convient que le dossier soit complet.

Passons maintenant à un autre problème. Dans son avertissement, Alain Bardel a prévenu avec un second paragraphe qu'il recourait à trois notions distinctes "archives", "dossiers" et "recueils". Ce dont je n'ai tenu aucun compte dans ce qui précède où j'ai parlé systématiquement de dossiers. Pour Bardel, le mot "archives" convient à une réunion aléatoire de documents, le mot "recueil" à un projet en tant que tel de la part du poète et le mot "dossier" conviendrait à une compilation non aléatoire.
Pour Bardel, la notion de recueil s'applique aux seuls poèmes en prose des Illuminations, ce qui tend à entériner la séparation critique avec les poèmes en vers nouvelle manière opérée par les éditeurs depuis la thèse de Bouillane de Lacoste. Je ne veux pas traiter ce sujet ici, même s'il  y serait quelque peu à sa place : je me contente d'attirer l'attention sur ce fait.
L'important, c'est que Bardel a renoncé à la désignation traditionnelle "Recueil de Douai" ou "Recueil Demeny" dans le cas des manuscrits remis au poète douaisien en 1870. Pour faire le point sur ce sujet, je précise que sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu, j'ai publié un article que je mets en lien ici et qui s'intitulait "La Légende du 'recueil Demeny' ". Cette idée de recueil était également contestée par André Guyaux, et son édition des Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud en 2009 en témoigne, mais mon article, assez long, développe la contre-argumentation dans pratiquement tous les détails et fait un historique assez précis pour donner à comprendre aux lecteurs pourquoi plusieurs critiques rimbaldiens ont eu ce consensus depuis les années 1980 de considérer que nous avions affaire à un recueil. L'hypothèse n'est pas raisonnable, et je vais même plus loin. Bardel opte pour l'appellation "dossier", ce qui signifie que, malgré tout, la collection n'est pas aléatoire. Mais comment définir l'aléatoire ? Demeny a reçu des poèmes composés à Douai, tels que "Roman" ou "Les Effarés" dont les manuscrits sont datés. Il a reçu la primeur de sonnets qui relataient un passage en Belgique, juste avant le second séjour douaisien. Est-ce que la différence est bien réelle avec les dons de manuscrits à Izambard pour lequel Bardel parle d'archives ? Quittant Douai, Rimbaud ne semble plus avoir envoyé un seul poème à Demeny avant plusieurs mois. Enfin, je vais dire ma conviction : Rimbaud remettait l'ensemble de ce qu'il considérait comme sa production poétique à un poète déjà publié, histoire de l'épater. C'est un jeune qui arrive seulement sur ses seize ans, il n'a pas un recueil publié, mais il a besoin de lecteurs. Il donne tout ce qu'il a, c'est uniquement ça l'histoire des manuscrits remis tant à Izambard qu'à Demeny. Izambard a reçu moins de manuscrits parce qu'il y a eu par la suite un conflit entre les deux hommes, parce que certains aléas du séjour à Douai ont fait que Rimbaud a dû avoir le tort de s'imaginer que tout ce qu'il donnait à Demeny il aurait peu de mal à le communiquer ensuite à Izambard qu'il estimait son ami et qui habitait la même ville que lui. Enfin, nous pouvons soupçonner qu'Izambard a détruit du courrier contenant des poèmes, puisqu'il cite de Rimbaud des formules non attestées par les lettres qui nous sont parvenues, et notamment il prétend avoir possédé une version sans titre de "Mes petites amoureuses". Quand Rimbaud demande à Demeny de brûler ce qui lui a été confié, il ne parle pas d'un recueil. Le site d'Alain Bardel prend acte en tout cas de ce basculement critique et ne confère pas de légitimité à la mention de recueil pour les manuscrits de 1870, puisqu'il écrit dans la notice sur ce "dossier Demeny" : "Mais si l'espoir d'être publié ne paraît pas douteux, on n'est pas en mesure d'affirmer que Rimbaud a composé ce dossier de textes offert à Demeny comme un 'recueil' à proprement parler." Mes deux réserves sont les suivantes. Je me méfie des implications du singulier "dossier" conforté par l'accord au singulier pour "offert" (un accord au pluriel avec "textes" était envisageable), puisque les pliures des manuscrits et les différents papiers utilisés témoignent d'une constitution lente du soi-disant "dossier offert", avec même l'hypothèse que les manuscrits n'ont pas tous été transmis lors du même séjour. Quant à l'idée que la volonté d'être publié ne soit pas douteuse, elle est ambiguë. Personne ne conteste le désir du jeune Rimbaud d'être publié, alors que la formulation ici placée prend un autre sens en laissant entendre que les manuscrits sont remis dans l'espoir de servir à une publication, ce que rien ne prouve, pas même l'amusante réplique rapportée par Izambard selon laquelle, pour Rimbaud, on n'écrit pas au verso des manuscrits prévus pour l'impression, tant la boutade ne porte pas à conséquence.
Un autre dossier en vers pose débat en ce sens, c'est celui du "dossier Verlaine paginé". Sur ce sujet encore, j'ai publié un article sur le blog Rimbaud ivre que je mets en lien et qui s'intitulait "Dossier Forain ou Recueil Verlaine". Alain Bardel rend compte donc des diverses positions dans le débat et par conséquent de l'article que nous venons de mentionner, puis il précise qu'il a préféré la mention "dossier" aux mentions "archives" comme "recueil". Il ne prétend pas trancher le débat en notre faveur, mais rester sur la réserve face à un sujet qu'il considère compliqué. L'appellation "dossier" est cette fois bien justifiée à cause de la pagination. Alain Bardel fait remarquer dans sa notice que l'ordre des poèmes dans la suite paginée n'est pas le même que dans la page de sommaire qui lui correspond. On peut faire un sort rapide à ce sujet. Verlaine comptait les vers et a effectué des regroupements ne tenant aucun compte de l'ordre réel de la suite paginée. Il s'agit d'une variante parce qu'il n'avait pas le scrupule de compter les vers des poèmes dans l'ordre. L'argument important, c'est bien évidemment que sur la page de sommaire Verlaine cite plusieurs titres de poèmes qui ne figurent pas dans la suite paginée, ce qui veut clairement dire qu'il ne les a pas eus sous la main, ce qui veut bien dire que la suite paginée est un portefeuille de recopiages en fonction des manuscrits disponibles. Verlaine prévoyait de compléter cette liste, mais pour des raisons inconnues cela ne s'est pas fait. Cette collection avait l'intérêt de fixer l'état d'une production rimbaldienne pour la conserver par-devers soi et pour l'évaluer. Cela pouvait être un support de réflexion pour échafauder un projet de recueil, mais il n'y a évidemment aucun recueil là-dedans.
Je vais même en profiter pour proposer des pistes de réflexion. Tout à l'heure, j'ai insisté sur le problème que posait la scission en trois parties du dossier Forain-Millanvoye. D'abord, une lettre de Delahaye à Maurevert nous apprend que le dossier contenait également une version du "Sonnet du Trou du Cul". Pour des raisons évidentes, ce sonnet n'a pas été publié par Messein en 1919 : ceci indique au passage qu'un manuscrit inédit courrait dans la nature, à moins qu'il ne s'agisse de la version publiée par les surréalistes. Maurevert n'avait-il pas entre les mains les trois sonnets dits "Immondes" ? Je me pose quelque peu la question. Autre problème, les vers inédits cités par Delahaye ne viendraient-ils pas eux aussi de Maurevert ? Il faudra un jour une étude fouillée sur les publications dans les Revues d'Ardennes et d'Argonne, il y a en tout cas pour moi des choses pas très claires dans l'histoire de Maurevert, du dossier Forain-Millanvoye et des vers inédits cités par Delahaye. En tout cas, le dossier Forain-Millanvoye tel que nous le connaissons coïncide avec le retour à Paris de Rimbaud en mai 1872 quand Forain s'occupe de protéger les manuscrits et, avec Verlaine, de trouver une chambre à Rimbaud. Le dossier Forain-Millanvoye contient une prose, sans doute de la poésie en prose (Les Déserts de l'Amour), quatre poèmes datés de mai 1872, ce qui veut probablement dire des poèmes commencés un peu avant mais terminés, mis au point, recopiés définitivement, en mai 1872. Quand Rimbaud est revenu à Paris, il n'aurait pas remis à Verlaine d'autres poèmes première manière à Verlaine pour qu'il les recopie. Ne soyons pas aussi catégoriques, car tout de même, le manuscrit des "Mains de Jeanne-Marie" est assez déconcertant où la main de Verlaine se mêle à celle de Rimbaud pour établir deux versions distinctes d'un même poème, mais deux versions superposées en un résultat hybride. Surtout, un état manuscrit de "L'Homme juste" a été remplacé par un nouveau allongé de deux quintils qui ont selon toute vraisemblance été écrits au plus tôt en mars 1872, puisqu'ils portent la rime "daines"::"soudaines" qui vient d'un passage d'Ernest d'Hervilly cité par Banville dans une recension en revue qui date de mars 1872, la fameuse "cerise sur le gâteau" dans mon déchiffrement du prétendu vers illisible de "L'Homme juste" dont je parlerai plus bas. Le dossier paginé a été remanié, mais pas complété en mai 1872, à moins que tous les recopiages ne datent de mai 1872. En tout cas, le travail de compilation et recopiage a été brutalement interrompu en mai 1872, et à la place des poèmes manquants, dont "Le Bateau extravagant" ou "Bateau ivre", nous avons quatre poèmes "nouvelle manière" et un poème en prose "Les Déserts de l'amour".
En juillet 1872, Verlaine et Rimbaud partent précipitamment pour la Belgique, deux mois après ils gagnent l'Angleterre, d'où Verlaine va découvrir l'étendue du scandale qu'il laisse derrière lui. Verlaine reprochera désormais la détention, puis la destruction d'un ensemble important de manuscrits de Rimbaud. Mathilde s'en défendra, avouant tout de même la destruction de poèmes déjà publiés "Voyelles" ou "Les Chercheuses de poux". Le fait d'avoir retrouvé des manuscrits remis à Forain au vingtième siècle invite à tort selon nous la critique rimbaldienne à considérer que Verlaine s'est trompé et que Mathilde était de bonne foi sur le sujet. Ce n'est pas parce qu'en septembre-décembre 1872, par exemple, Rimbaud et Verlaine n'ont rien fait pour récupérer les manuscrits auprès de Forain que la famille Mauté ne s'était pas emparée des doubles. On peut parier qu'elle est tombée sur une série d'autographes rimbaldiens, ceux mêmes qui ont servi à la confection du dossier paginé. Car où seraient passées les sources des copies de Verlaine autrement ? Il n'y a que trois hypothèses : ou Rimbaud a tout ramené à Charleville, et c'est là qu'ils auraient été détruits un jour ou l'autre, peut-être par la famille après novembre 1891, ou (mais pour quelle obscure raison) Rimbaud les aurait remis à Bretagne, mais la famille a déclaré aux chercheurs n'avoir rien conservé de la correspondance même de Bretagne avec ses amis poètes, ou Rimbaud aurait laissé tous ses poèmes à Verlaine en mai 1872. Peut-être que "Tête de faune", poème à la versification surprenante, ne fait pas partie du dossier des nouveaux vers, uniquement pour des raisons contingentes. Les versions manuscrites étaient entre les mains de la famille Mauté et entre celles de Forain à partir de juillet 1872. Je n'affirme rien, j'essaie de montrer qu'il faut bien réfléchir avant d'affirmer que tel poème fait partie ou non de tel projet, etc. Notez que dans ce raisonnement je point du doigt l'anomalie flagrante que pose "Tête de faune" dans un prétendu recueil paginé par Verlaine. Tout indique qu'il est une composition de transition avec la nouvelle manière des vers du printemps et de l'été 1872. Il n'est même pas une transition, il en est le premier exemple. Cela suffit à rendre très suspecte l'idée d'un projet de recueil arrêté où "Tête de faune" aurait été l'exception. Il me paraît extrêmement court de répliquer qu'il aurait été le signe avant-coureur du second recueil prévu. Pour en finir avec le dossier paginé par Verlaine, on peut même nuancer l'idée selon laquelle Verlaine n'avait pas sous la main "Paris se repeuple", "Le Bateau ivre", etc. Il pourrait s'agit d'un cas de poèmes non encore recopiés, mais en sa possession dans la maison de la belle-famille, jusqu'à ce que le départ du 7 juillet 1872 bouleverse tout. Il faut garder ouvert le champ des hypothèses.
Nous avons l'air de "gamberger" comme on dit, mais il ne faut pas cacher cet aspect du problème posé par l'histoire critique de la poésie rimbaldienne.

Ne pouvant traiter tous les aspects du travail d'Alain Bardel en un seul article, je vais en venir enfin à quelques derniers points de détail, mais des points qui sont en lien avec mon activité critique personnelle.
Au sujet du poème "L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple", la notice précise que j'ai publié un article sur les problèmes que pose ce poème dont aucun manuscrit n'est parvenu entre nos mains. Il est aussi question d'un problème d'établissement du texte, et il me faudra répertorier ici les divergences que j'ai avec l'établissement du texte actuel. Il y a une partie de l'établissement qui se fonde sur deux quatrains manuscrits d'une main autre que celle de Rimbaud, et je prétends que pour les majuscules les leçons adoptées ne sont pas correctes. Je prétends aussi m'intéresser à deux vers qui ont pu être retouchés par les typographes travaillant pour Vanier : il s'agit du conflit étrange de la variante "pudeur"::"putain" et du conflit sur l'établissement du vers "L'orage t'a sacré suprême poésie", avec sa licence grammaticale, pas d'accord au féminin sur "sacré". La leçon "L'orage a sacré ta suprême poésie" est au crayon et n'a pas du coup le statut de variante, puisque les variantes étaient d'office transcrites à l'encre. Le nouveau vers serait le fait d'une personne ayant collaboré avec Vanier lors de la préparation d'une édition rimbaldienne pour l'année 1895. La leçon "pudeur" a un sort étrange sur les séries d'épreuves. Il faut donc vraiment se reporter à mon article sur ces questions. Il y a aussi un problème posé par la ponctuation que permet de cerner la confrontation du texte imprimé de "Paris se repeuple" et les strophes allographes sur l'exemplaire du Reliquaire avec les annotations de quelqu'un faisant partie du "personnel" de Vanier.
Pour "Les Corbeaux", Alain Bardel a remanié sa notice et il évacue l'ambiguïté sur la datation. Le lecteur pourra se faire une opinion personnelle. Bardel m'attribue une datation problématique mars-avril pour la remise du poème aux dirigeants de la revue. En fait, le poème a été remis selon moi à la revue La Renaissance littéraire et artistique en février 1872, sinon au début du mois de mars, avant même que la revue n'ait lancé son premier numéro, mais, tout de même, à l'époque où avance la composition du "Coin de table", à une époque où il faut rassembler de la matière pour la future revue. Je ne crois même pas à un don au début du mois de mai 1872 quand Verlaine y publie ses premiers poèmes. Je ne crois même pas qu'il aurait été impossible de publier "Larme" ou "La Rivière de Cassis" dans la revue. Rimbaud n'était pas à Paris en mars-avril pour l'essentiel, et il part avec Verlaine pour la Belgique puis l'Angleterre à partir du 7 juillet 1872. Enfin, en juin 1872, Rimbaud a écrit son mépris pour la revue à Delahaye sous forme de propos scatologique. Rimbaud n'a pu remettre son manuscrit que vers février, sinon en mai. L'histoire d'un manuscrit envoyé depuis l'Angleterre où il vient à peine de débarquer est complètement absurde et invraisemblable. Il est en revanche plus intéressant de noter que c'est au moment où la correspondance de Verlaine avec Blémont témoigne du désir de Verlaine de récupérer les numéros de la revue que la petite malice de publier enfin un poème de Rimbaud survient, un Rimbaud qui a visiblement tant attendu qu'il ne l'espérait plus. L'idée d'un poème envoyé depuis l'Angleterre défie toute logique. D'ailleurs, pourquoi pas plutôt un poème de Verlaine qui avait déjà publié dans la revue en mai et juin ? Pourquoi la collaboration ne se serait-elle pas prolongée ? On voit bien que la thèse ne consiste qu'à justifier la date tardive de publication d'un poème de Rimbaud. Il est un peu court de dire que, puisque ce poème est publié en septembre 1872 et n'a jamais fait parler de lui avant, c'est que Rimbaud vient de le composer et de l'envoyer pour être publié dans une revue qui l'impatientait trois mois auparavant. Tous les indices concordent pour considérer que ce poème était déjà assez ancien quand il fut publié : départ des deux poètes depuis le 7 juillet, forme de versification régulière dont Rimbaud ou un autre comme Verlaine n'ont plus donné d'attestation pour un quelconque poème daté depuis les mois de février-mars 1872 (derniers exemples datés connus : "Les Mains de Jeanne-Marie", un quatrain au moins de "Vers pour les lieux"), un vers proche de "La Rivière de Cassis" sachant qu'il y a moins d'écart entre février-mars et mai 1872 qu'entre mai et septembre, une mention qui contextualise l'hiver, ce qui convient forcément mieux aux mois de février et mars qu'aux mois d'août et septembre, détention de manuscrits comme "Oraison du soir" et "Voyelles" par Blémont et Valade. Face à autant d'arguments, pourquoi donner un crédit plus favorable à l'idée d'une composition toute fraîche envoyée exprès pour une publication rapide, pour ne pas dire immédiate ? Si ce n'était pour "Les Corbeaux", sinon "Voyelles" ou l'obscène "Oraison du soir", pourquoi Rimbaud s'impatientait-il alors en juin 1872 face à cette revue ?
Autre point important. Bardel a rendu compte du problème d'attribution du dizain "L'Enfant qui ramassa les balles..." Il a remanié sa notice dans le sens de la neutralité. Ce n'est pas moi qui ai découvert le premier la signature "PV" au bas du manuscrit "L'Enfant qui ramassa les balles...", mais ce n'est pas le problème ici. L'enjeu, c'est que, en même temps qu'il a recensé ce fait, Steve Murphy l'a minoré au nom d'une conviction. Cette conviction de Murphy est partagée par d'autres apparemment, puisque Lefrère et Guyaux sont favorables à cette attribution rimbaldienne également, malgré la signature "PV". J'ai refusé que soit minorée la signature "PV" et j'ai publié un article à ce sujet où, en prime, je développe des arguments pour plaider l'attribution à Verlaine. Mais je voudrais ici me contenter de poser ce qui s'impose en termes d'approche philologique.
Deux arguments plaident pour l'attribution à Verlaine : le témoignage de Régamey et la signature "PV". Certes, le dizain, qui fait partie en fait d'un diptyque que personne ne semble pressé de reconstituer soit dit en passant, a été recopié par Rimbaud, mais, pour l'attribution du poème à Rimbaud il aurait fallu que cela ne soit mis en balance que par le seul témoignage de Régamey dont on aurait pu mettre en doute la mémoire, la fiabilité de l'appréciation. Ce que je trouve anormal, c'est de minimiser la signature "PV". Dire que Régamey aurait lui-même ajouté cette signature, c'est un argument qui ne se fonde sur rien, pas même sur une expertise graphologique, et c'est un argument qui n'a pas le mérite de la vraisemblance. A défaut de la moindre expertise, il va de soi que la signature "PV" ne peut que se comprendre comme ayant été reportée lors de la transcription des dizains et dessins. Cette signature est vraisemblablement de la main soit de Verlaine, soit de Rimbaud. On ne peut pas décider sans argument sérieux que ce "PV" a été ajouté ultérieurement par une autre main, celle de Régamey. Une approche scientifique et philologique doit exclure ce genre de travers. Qu'on pense que malgré tout le dizain a des chances d'être Rimbaud, on a le droit de le penser et d'argumenter en ce sens, mais il faut considérer qu'il  y a une hiérarchie des preuves à respecter. Signé "PV", le dizain est donc attribué à Verlaine, et cela dès le mois de septembre 1872. Si on n'est pas en mesure de prouver le contraire, on n'a pas à maintenir l'attribution à Rimbaud, ni au nom de l'intime conviction, ni au nom d'arguments critiques qui n'ont pas le statut de preuves. Le débat sur l'attribution de ce poème est en train d'être confisqué au nom de l'intime conviction, et ça ce n'est pas acceptable. Alain Bardel ne tranche pas la question de l'attribution, mais sa notice remaniée expose au moins les termes du débat en permettant aux lecteurs d'apprécier le problème et en les laissant se forger leur intime conviction personnelle sans être orientés par un avis intimidant. Car le lecteur a le droit à l'intime conviction, mais le critique n'a pas lui le droit d'imposer la sienne. Le poème doit être attribué à Verlaine à cause d'une preuve de premier ordre, la signature "PV", mais il est tout à fait loisible d'ouvrir le débat sur l'attribution à Rimbaud. Personnellement, j'estime que le poème a peu de chances d'être de Rimbaud malgré les mentions "Enghien chez soi" et "Habitude". Surtout, là encore, le dizain a une versification régulière (en un certain sens parnassien bien sûr) qui favorise l'attribution à Verlaine ou qui invite à penser que la composition est ancienne et ne date pas de septembre 1872 même. Je pense que les indices rimbaldiens "Enghien chez soi" et "Habitude" sont relatifs, Verlaine pouvant très bien faire écho à Rimbaud qui avait exhibé "Enghien chez soi" dans le sonnet "zutique" "Paris", tandis que nous ignorons la date de composition du poème en prose "H" et ne pouvons exclure que Rimbaud fasse allusion au dizain "L'Enfant qui ramassa les balles..." ou qu'à l'inverse le dizain qui serait de Verlaine fasse allusion au poème en prose "H" de Rimbaud. Bref, je ne vois pas comment prouver quoi que ce soit en s'appuyant sur les mentions "Enghien chez soi" et "Habitude". Par ailleurs, d'après ce que nous savons, c'est Verlaine et non pas Rimbaud qui a inventé la mode du dizain à la manière de Coppée et la reconstitution du diptyque doit nous rappeler qu'au moins Verlaine a recopié de sa main la première moitié d'un groupement de deux poèmes. C'est un élément important pour apprécier le problème, non ?
Quand il fut révélé que "L'Enfant qui ramassa les balles..." avait été recopié par Rimbaud, Bouillane de Lacoste avait pris l'habitude de le considérer comme un poème de Verlaine. Il a considéré que, malgré tout, le poème pouvait être de Verlaine. Il n'y a aucun mérite à le féliciter pour cela maintenant que nous avons connaissance de la signature "PV" absente de l'ancien fac-similé. Son avis était subjectif, il n'avait aucune preuve, ni aucune lucidité particulière sur le style du poème, qui l'aurait invité à maintenir l'attribution à Verlaine. C'est l'habitude justement qui jouait dans sdon appréciation. Dans le cas des commentaires de Murphy, Guyaux et Lefrère, nous avons affaire à la même question de l'habitude. Voilà des décennies qu'ils lisent ce dizain comme un poème de Rimbaud, ils ont même publié des écrits, sinon des commentaires, sur ce dizain. Ceci doit montrer assez que la signature "PV" est une preuve objective face à des impressions subjectives. On peut imaginer l'effondrement un beau jour de la preuve objective, mais en attendant elle est là et elle rend peu vraisemblable l'attribution à Rimbaud, car pourquoi mentir devant Régamey ? C'est ça qu'il convient de mettre en avant.
Pour le manuscrit de "L'Homme jsute", la transcription d'Alain Bardel préfère conserver l'état lacunaire du dernier quintil et reporté dans une note 4 notre déchiffrement "ou daines". Là, mon discours est très clair. Le manuscrit qui n'est en rien raturé comporte clairement la leçon "ou daines" qui n'est ni une conjecture, ni une proposition. Le manuscrit est clairement déchiffré : il comporte la leçon "ou daines", mais avec deux défauts, pas d'espace entre le "ou" et le nom "daines", un "o" mal bouclé, mais reconnaissable malgré tout dans le mouvement suivi par la plume, d'autant qu'on peut le comparer au "o" de la rime correspondante "soudaines". Je remarque que par ailleurs Bardel admet quand même le rétablissement de l'interjection "Ô", ce qui est une conséquence de mon déchiffrement, puisqu'il était considéré comme biffé, d'où les leçons souvent proposées "à bedaines", "à fredaines", qui ne s'expliquent que par la suppression du "Ô", vu le problème du décompte des syllabes. Enfin, au vers suivant, la partie lacunaire est également déchiffrée, Murphy avait proposé la leçon "Nuit", et j'affirme que c'est bien ce qu'il faut déchiffrer sur le manuscrit, simplement la barre horizontale du "t" est un peu éloignée de la hampe. Dans l'édition de la Pléiade en 2009, André Guyaux a signalé comme conjecture mon déchiffrement des vers de "L'Homme juste", mais il a opté pour une transcription ", de daines", ce qui pose plusieurs problèmes. D'abord, cette transcription n'est pas mienne, je n'ai jamais proposé la conjecture ", de daines", j"ai déchiffré "'ou daines". Ensuite, la leçon ", de daines" implique une virgule supplémentaire qui ne figure nulle part sur le manuscrit et enfin une étude du fac-similé permet assez facilement de faire la discrimination entre "de" et "ou". Murphy, qui n'a pas su résoudre la difficulté dans son édition critique de 1999, n'a pas admis également ce déchiffrement, mais quand il en a rendu compte il a systématiquement déformé ma solution en "d'aines" ou d'autres transcriptions inexactes. Cette leçon, plein de gens, considèrent que j'ai bien évidemment absolument raison de la donner, et ce déchiffrement ne demande pas des compétences rimbaldiennes particulières. Malheureusement, ce sujet est pour l'instant confisqué par les éditeurs de Rimbaud, et par les écrits de Guyaux et Murphy. Je ne peux malheureusement pas citer ni les non rimbaldiens qui considèrent que mon déchiffrement va de soi, ni les rimbaldiens qui m'ont fait savoir en privé que j'avais raison. Je ne peux qu'inciter les rimbaldiens à réagir et à s'exprimer, et je précise que je trouve tendancieuse la non acceptation de ce déchiffrement. C'est exactement comme s'il était soutenu que "Comme je descendais" n'était pas le premier hémistiche du "Bateau ivre". On me dira que ce n'est pas le même problème. Mais, si ! Dans les deux cas, les passages manuscrits sont lisibles et non surchargés de ratures, sauf que, dans un cas, la décision arbitraire est prise de ne pas l'admettre. Certes, pour "L'Homme juste", il y a eu de fait une longue époque pendant laquelle le manuscrit a été considéré comme illisible. Mais ce manuscrit n'est accessible à tous que depuis la divulgation d'un fac-similé pour le public dans les années 1990, en 1994 je crois. Et peu de gens peuvent être considérés comme des spécialistes des manuscrits de Rimbaud, même depuis cette date. Enfin, dans les avis que j'ai pu recueillir et dans les expériences que j'ai pu tenter avec des proches, il apparaît qu'en effet le manuscrit est difficile à déchiffrer. Les gens échouent à identifier le "ou" et à reconnaître comme mot "daines" le féminin peu connu de "daims". En revanche, malgré le problème que je rencontre avec les fins de non recevoir de Bardel, Murphy, Guyaux et Cervoni, tout le monde considère qu'une fois que je donne la solution elle se lit aisément sur le manuscrit. Tout le monde arrive alors à opérer le déchiffrement après coup. Je brûle d'envie de citer les rimbaldiens qui me donnent raison, avec l'affirmation forte que c'est une évidence. C'est ridicule de devoir faire semblant qu'il y a encore débat sur ce passage de "L'Homme juste", c'est complètement loufoque.
Passons à un dernier sujet. Il s'agit même d'un point fort intéressant. Au sujet du livre Une saison en enfer, Bardel apporte quelques notes sur le problème des coquilles, mais il conteste l'idée que la mention du texte imprimé "outils" soit une coquille pour la leçon clairement attestée par le brouillon manuscrit "autels". Là, Bardel est la seule personne que je connaisse qui me conteste ma démonstration, même s'il est vrai que d'autres écrits n'en parlant pas semblent donc la rejeter. J'ai publié ce résultat en 2009-2010, année de parution de plusieurs études sur Une saison en enfer qui n'ont guère pu profiter de cette révélation, et depuis les publications se sont raréfiées. Précisons tout de même que mon analyse d'une coquille "outils" pour "autels" est prise au sérieux par Tim Trzaskalik qui en rend compte dans son volume à paraître le 4 décembre. Il s'agit d'une traduction en allemand de la "Correspondance" de Rimbaud sur le modèle du tome publié par Jean-Jacques Lefrrère, mais avec une publication des poèmes en accompagnement et des notes critiques. Je ne citerai pas cet ouvrage à paraître, mais je fais confiance au fichier que j'en possède. Or, cerise sur le gâteau, j'apprends, ce que j'ignorais, que dans les nouveaux tirages du volume des Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud, André Guyaux, s'il n'a pas corrigé pour le texte de "L'Homme juste", a modifié le texte même d'Une saison en enfer : la mention "autels" remplace la mention "outils" dans la révision du tirage 2015 de cette édition, et une note lapidaire précise que c'est sur la foi du brouillon correspondant. J'ai là encore plusieurs personnes pour me dire que j'ai absolument raison, mais je suis là assez content du coup de tonnerre que j'apprends au sujet de l'édition de la Pléiade. Je vais essayer de consulter ce nouveau tirage dans les prochains jours. Désormais, l'idée de la coquille a le vent en poupe. Or, si je l'ai appris, c'est que Bardel nous offre en référence un article que je ne connaissais pas d'un certain Takeshi Matsumura que je mets en lien sous son format numérique comme l'a fait Bardel et qui s'intitule : Sur les Oeuvrezs complètes de Rimbaud dans la Pléiade 2015. Des retouches superficielles ou une immense révision ?
Le titre de cet article parodie celui de la thèse de Yoshikazu Nakaji sur Une saison en enfer et le travail de recensement est énorme de toutes les modifications du texte de la Pléiade au fur et à mesure des tirages successifs de 2009, 2011 et 2015. Le remaniement est tel que Matsumura considère que l'édition est révisée et augmentée, et qu'il conviendrait de le mentionner clairement. Matsumura demande des comptes avec insistance : pourquoi des remaniements si discrets, et pourquoi les travaux à l'origine de ces remaniements ne sont-ils pas systématiquement mentionnés ? Il envisage bien sûr la raison de cela. Quand il révise pour de nouveau tirages l'édition de 2009, Guyaux est obligé de demeurer au plus près de la mise en page originelle, il ne peut pas la bouleverser. Il s'agit d'un exercice acrobatique. C'est ce qui explique la discrétion, y compris sur ce qui vient des travaux de l'un ou l'autre critique. Il est vrai que cette discrétion peut être irritante et ne va pas sans poser problème. Il faut tout de même considérer que les travaux ultérieurs préciseront l'origine de toutes ces mises au point, l'important étant que l'édition de la Pléiade puisse établir un texte de référence, d'où le désir pressant que tout le monde devrait partager de corriger le texte de "L'Homme juste", ce dont Matsumura ne parle pas je crois dans son article. Je ne sais pas s'il parle aussi de la correction minimale, la disparition du trait d'union pour "Taurin Cahagne", car je sais qu'il en était question. Ceci dit, le travail de Matsumura est considérable et vaut la peine d'être épluché. Et donc il déplore que sur la correction "autels" qui est vraiment un fait d'importance Guyaux n'ait pas fourni des explications plus amples absolument nécessaires.
C'est vraiment quelque chose de décisif qui s'est joué, je ne sais pas si beaucoup prennent la mesure de l'événement.
Je vais essayer en tout cas de préciser pourquoi pour un esprit un tant soit peu perspicace la coquille est évidente.
La différence entre "autels" et "outils" peut sembler relever du choix d'une idée distincte. Le problème, c'est que seul ce mot-là est remplacé. Pour le reste, il y a des différences, des ajouts, par exemple la mention "le temps", mais ici il s'agit d'une substitution. Or, elle ne consiste qu'à remplacer un mot par un autre.
Vu que Rimbaud a permis l'élaboration de bien des considérations sur la libre association d'idées dans le domaine de la création poétique, ce qui est très discutable sans être le sujet ici, certains prétendront à l'hallucination des mots et par exemple il a été question de glissement phonétique. Mais, outre que le lecteur face au mot "outils" n'est pas censé remonter le glissement phonétique de "autels" à "outils", du point de vue créateur, on ne peut même pas parler de glissement phonétique. Le "ou" s'oppose au "au", voyelle plus proche d'un "o" que du "ou" par ailleurs, et la seconde syllabe varie bien plus encore, d'un côté [tèl], de l'autre [ti]. Seule demeure l'attaque du [t]. Le nombre de phonèmes n'est pas le même. Or, c'est là qu'il faut être intelligent. Entre "autels" et "outils", la variation graphique est moins importante que la variation phonétique ! Les plus résistants soutiendront que c'est Rimbaud lui-même qui a volontairement travaillé au plan de l'hallucination graphologique des mots, je ne parle même pas d'hallucination orthographique d'ailleurs, c'est bien d'hallucination graphologique qu'il doit être question au sens strict. Franchement, ceux qui veulent soutenir l'hallucination graphologique, vous allez bien vous amuser dans la constitution d'un dossier justificatif. Qu'est-ce que vous allez bien pouvoir sortir comme explications suivies ? Evidemment que c'est l'ouvrier-typographe qui l'a eue l'hallucination et qui a confondu "autels" avec "outils", évidemment que la substitution s'explique par la ressemblance du "a" et du "o" et par la possibilité d'un "e" où la boucle est si faible qu'il ressemble à un "i", à tel point que les tenants d'une hallucination graphologique de Rimbaud seront obligés de la prendre en compte et de dire que Rimbaud lui-même a été frappé de la ressemblance graphique du mot "autels" avec le mot "outils". On voit bien que les deux mots ne sont pas synonymes et qu'ils ne justifient aucun rapprochement de près ou de loin. Remplacer un mot par un autre, évidemment que ça change tout. Il faut vraiment être moutonnier que pour ne pas comprendre que la leçon "outils" c'est une coquille. Je m'attends à encore quelques années de débat sur la question, mais bon je vois que la brèche est ouverte : ce n'est plus qu'une question de temps pour que cela soit admis.
Voilà un petit peu tout ce que m'a inspiré une analyse pourtant encore rapide du site remanié d'Alain Bardel, j'ai laissé certains sujets de côté. A mes lecteurs d'apprécier le débat et les signes d'une forte évolution en cours.

mardi 21 novembre 2017

Le rejet de l'adjectif épithète : un point clef de la versification romantique

Quand on parle de versification romantique, deux procédés plus ou moins connus peuvent facilement venir à l'esprit : le rejet de l'adjectif épithète et le trimètre. Le premier concerne la bataille d'Hernani. Dès le premier vers, ou plutôt dès l'enchaînement des deux premiers vers, nous avons droit à un fait de versification proscrit chez les classiques, l'enjambement d'un vers à l'autre qui va séparer au sein d'un groupe nominal un nom et l'adjectif épithète qui le suit. Doña Josefa vient de formuler le premier hémistiche : "Serait-ce déjà lui ?" Sur le texte imprimé, une didascalie indique la réitération d'un bruit : "Un nouveau coup." Et puis, vient la fameuse provocation... Je vais citer les deux premiers vers de cette pièce en coinçant les didascalies entre crochets et non entre parenthèses, sachant qu'elles ne sont pas récitées au théâtre, et je vais également éviter les retours à la ligne.

Serait-ce déjà lui. [un nouveau coup.] C'est bien à l'escalier
Dérobé. [Un quatrième coup.] Vite, ouvrons. [...] Bonjour, beau cavalier.

Hugo a volontairement placé cet enjambement au premier passage, dans sa pièce, d'un vers à l'autre, pour que l'effet soit immédiat. La mesure romantique est donnée. Il a aussi songé à associer une provocation du vers à un ingrédient comique. L'escalier dérobé est un accessoire de comédie et non de tragédie. Le drame revendiqué par Hugo va mélanger les ingrédients des deux genres à la façon shakespearienne. Enfin, les didascalies du texte imprimé (ou les bruits et silences d'une quelconque représentation) favorisent la reconnaissance immédiate du procédé. L'enjambement aurait pu être flanqué dans un discours qui suit son cours, et il serait peut-être passé ainsi plus discrètement, ou bien il aurait été repéré, mais aussitôt abandonné par l'auditeur invité à faire attention à la suite du discours théâtral. Ici, il y a une mise en scène qui impose à l'auditeur, ou si vous préférez une mise en page qui impose au lecteur... de considérer l'effet de versification au tournant du tout premier vers. Nous devons cela à plusieurs suspens de la parole. Et une dernière observation peut être faite : est-ce involontaire si, au-delà de l'orthographe distincte, et donc si à l'oreille, le mot "dérobé" fait entendre la rime sur laquelle se clôt le premier vers "escalier" ? Un son [é] chasse l'autre dans l'effet de rythme de l'enjambement.
Pour un classique, plusieurs procédés permettent d'éviter un tel effet de décalage. Le groupe nominal "l'escalier dérobé" aurait pu être calé dans le second hémistiche du premier vers.

Serait-ce déjà lui ? [un nouveau coup] L'escalier dérobé,
C'est de là que ça vient. [...]

Je ne me suis pas cassé la nénette pour le début du second vers, mais on voit dans cet exemple construit pour la cause la meilleure répartition des masses qui rend bien la perception de trois premiers hémistiches dans une pièce de théâtre. La question du "e" féminin ne se posant pas ici, nous avons trois groupes de six syllabes.
Le classique aurait pu opter pour l'apposition :

Serait-ce déjà lui qui vient à l'escalier,
Secret de leurs amours.
Serait-ce déjà lui qui vient à l'escalier,
Dérobé tout à gauche.
Serait-ce déjà lui qui vient à l'escalier,
Dérobé, bien discret.
Le classique aurait pu également allonger le groupe nominal propulsé au premier vers sur tout le premier hémistiche du second vers.

Serait-ce déjà lui ? C'est bien à l'escalier
Dérobé qui nous sert.
Dérobé, prêt pour elle.
Dérobé, tout vieillot.
Dérobé, mais utile.

Un puriste pourrait reprocher la fâcheuse allure de bricolage de nos nouveaux hémistiches. La difficulté vient sans doute d'un autre aspect du dispositif adopté par Hugo. Celui-ci n'a pas choisi n'importe quel adjectif : "l'escalier crêpelé", "l'escalier raboté", etc., etc. Nous lisons "escalier dérobé" comme si ce n'était qu'un seul mot, c'est-à-dire comme une lexie du genre "pomme de terre" ou "chambre d'hôte". Dans un dictionnaire, nous n'allons pas chercher les définitions des mots "escalier" et "dérobé", nous allons rechercher une définition pour l'expression elle-même : un escalier dérobé est un escalier de service et on l'appelle "dérobé" parce que, du coup, il doit être discret pour ce qui est du décorum. Peu importe que mes exemples ne soient pas du coup tout à fait naturels. Ce qu'il faut cerner, c'est que l'enjambement n'est pas le fait d'un dépassement d'une seule borne au plan de la versification : un enjambement s'apprécie le plus souvent en fonction de deux bornes. Ce qui fait qu'il  y a un choc pour le lecteur, c'est que non seulement l'adjectif épithète est reporté dans le vers suivant, mais il y est isolé de telle sorte qu'il ne forme pas une unité mélodique allant jusqu'à la borne suivante, en l'occurrence la fin du premier hémistiche du second vers. Dans le second hémistiche du deuxième vers, nous aurions pu apprécier la juxtaposition de deux éléments faciles à concilier au même niveau, par exemple deux phrases ou bien une exclamation et une phrase : "Ah mon dieu ! Vite, ouvrons." ou "Je l'entends. Vite, ouvrons." Ici, "Dérobé" est assez peu autonome à côté de la phrase "Vite, ouvrons", alors qu'une apostrophe, même rattachée à la phrase du vers précédent serait très bien passée : "C'est bien à l'escalier, / Madame. Vite, ouvrons."
Ces problèmes d'autonomie sont l'essentiel des phénomènes d'enjambements non admis par les classiques.
En définissant le rejet comme un enjambement en principe non admis par les classiques et celui-ci étant particulièrement célèbre, vous vous dites qu'il n'y a rien d'autre à dire sur la nouveauté d'un tel type de rejet. Ce n'est pas si simple.
Premièrement, ce type de rejet peut se pratiquer entre hémistiches comme entre deux vers. Certains négligent les rejets d'hémistiche à hémistiche par méconnaissance des lois de versification. D'autres ont parfois mené des études statistiques exclusivement sur les hémistiches en ne considérant pas suffisamment les configurations similaires dans le basculement de vers à vers, nous songeons au livre de Gouvard notamment.
Deuxièmement, ce type de rejet était pratiqué avant les classiques. Nous en trouvons dans la poésie de Ronsard, ou bien dans celle de Mathurin Régnier, poète du dix-septième siècle pourtant. Et Sainte-Beuve ne s'est pas privé de le faire remarquer. Et il faut savoir qu'on en trouve une poignée dans le théâtre en vers de Molière. Ce procédé disparaissait progressivement de la poésie du seizième siècle. J'ai fait des études encore inédites à ce sujet que je vais publier sur ce blog, même s'il est consacré avant tout à Rimbaud. J'ai à proposer des relevés sur les particularités dans la versification du recueil L'Adolescence clémentine de Marot. J'ai une évolution à dévoiler au sujet des recueils de Joachim du Bellay, dont la carrière fut pourtant moins longue que celle de Ronsard. J'ai quelques autres études sur la versification et la prosodie des poètes du seizième siècle. Une conclusion importante, c'est que Sainte-Beuve se trompe lourdement dans ses appréciations. Il croyait que les romantiques en étaient revenus à la versification libre de Ronsard, Marot, etc. Mais, en réalité, il y a deux points à considérer. La langue française au début du seizième siècle est différente de la nôtre, et cela au plan rythmique également, je veux dire au plan de la solidarité des mots ou groupes de mots entre eux. Hélas, il est difficile d'étudier la façon de parler de gens qui ont disparu depuis des siècles, mais la construction des phrases permet d'envisager que des groupes de mots que nous lisons tout d'une haleine n'étaient pas lus avec le même enchaînement immédiat au seizième siècle. Je ne pourrai pas conclure tout seul, mais je soumettrai des vers de Marot à l'appréciation des lecteurs. Il y a un deuxième point important à prendre en considération. Je viens un peu plus haut d'annoncer que les rejets disparaissaient progressivement de la grande poésie littéraire française au cours du seizième siècle. Il faut bien comprendre que Ronsard ne se sentait pas menacé d'une critique qui pouvait lui être faite par comparaison avec une poésie classique qui n'existait pas encore. A rebours des poètes du dix-neuvième siècle, Ronsard, du Bellay et leurs successeurs ont purifié progressivement la versification. C'est une différence considérable avec les romantiques, puis les parnassiens, qui, eux, vont revenir sur les rejets et les pratiquer exprès, en en tirant un parti expressif. Un rejet n'a pas la même portée, ni la même signification, selon qu'il est repéré dans un poème de la Renaissance ou dans un poème du dix-neuvième siècle.
Malgré l'abondance d'écrits sur la versification, je peux garantir que ce que je viens de formuler, c'est un raisonnement personnel. Quand je publierai un article comparant les rejets d'adjectifs épithètes chez du Bellay et chez Hugo, je ferai quelque chose qui n'a pas encore d'exemple dans la littérature critique sur la versification, aussi étonnant que cela puisse sembler.
Or, cela ne s'arrête pas là. J'ai énoncé un "premièrement" et un "deuxièmement", il y a encore un "troisièmement". En effet, ce n'est pas avec "l'escalier dérobé" au début du drame hugolien Hernani que commence la carrière romantique du rejet de l'adjectif épithète. Or, cette histoire implique déjà de prendre en considération des auteurs qui ont servi de modèles aux romantiques, mais qui n'étaient pas romantiques. Il s'agit de trois poètes du dix-huitième siècle : Jacques Clinchamps de Malfilâtre, André Chénier et Jean-Antoine Roucher. Le premier est associé à Nicolas Gilbert en tant qu'exemple de "poète maudit" du dix-huitième siècle et, si son oeuvre est mince, il nous intéresse pour ses traductions en vers de Virgile, avec deux rejets d'épithètes à la clef qui étaient cités par la suite dans la prose de l'un ou l'autre commentaire. André Chénier et Jean-Antoine Roucher sont deux poètes qui ont été exécutés en même temps sous la Révolution française, mais il étaient encore deux poètes qui assouplissaient le vers. Roucher n'est pas connu, il n'est peut-être pas un modèle direct des romantiques, mais il faudra en parler au plan de l'histoire de la versification française. Quant à Chénier, deux poèmes furent publiés de son vivant, un autre très célèbre "La Jeune Tarantine" fut publié en l'an IX de la Révolution française, mais, en 1819, eut lieu enfin une édition de ses oeuvres. Chénier a assoupli la versification française. Certains vers appellent un commentaire particulier, mais il y a deux grands procédés qui se sont imposés. Il y a bien évidemment le rejet de l'adjectif épithète et il y a également le rejet d'une mention verbale d'un hémistiche à l'autre ou d'un vers à l'autre. Je parle bien de rejet verbal et non d'enjambement verbal. La particularité, c'est que le verbe n'est suivi d'aucun complément et qu'il ne va pas jusqu'à la frontière métrique suivante, fin d'hémistiche ou fin de vers. En voici quelques exemples :

Et près des bois marchait, faible, et sur une pierre,
S'asseyait. Trois pasteurs, enfants de cette terre, / [...] ("L'Aveugle")

Le vent impétueux qui soufflait dans ses voiles
L'enveloppe : étonnée, et loin des matelots,
Elle tombe, elle crie, elle est au sein des flots. ("La Jeune Tarentine")

D'autres exemples remarquables sont à citer, entre deux vers mais aussi entre deux hémistiches, avec en prime un exemple qui n'est pas passé inaperçu, le rejet du monosyllabe "Sort" qui ponctue une phrase lancée dans la strophe XI, mais qui figure au tout début de la strophe suivante XII du poème "Le Jeu de paume" publié du vivant de l'auteur en 1791.
Pour ce qui est des rejets d'épithètes, Chénier y recourt assez peu, mais il pratique ce procédé dont Malfilâtre a donné de rares exemples dans ses vers traduits de Virgile :

Puis aussi les moissons joyeuses, les troupeaux
Bêlants ou mugissants, les rustiques pipeaux, / [...] ("L'Aveugle")

Malgré les antériorités de Chénier et Malfilâtre, il ne saurait être question de cesser d'associer ces procédés à la poésie romantique. L'Histoire a fait ses choix : ces procédés auraient pu ne pas servir à la cause du romantisme, mais elle en a décidé autrement. Cependant, le problème qui est posé et qui n'a jamais retenu l'attention, c'est que, si une édition des poésies de Chénier a vu le jour en 1819, les débuts de la poésie romantique datent de la publication en 1820 des Méditations poétiques de Lamartine. Musset, plus jeune, n'a publié que quelques années plus tard, mais Victor Hugo et Alfred de Vigny ont publié chacun un premier recueil en 1822. Est-ce que les formes de versification de Lamartine, Hugo et Vigny s'inspiraient de celle de Chénier dès leurs premières publications ? Pour Lamartine, cela serait compliqué, car tous les poèmes de son recueil de 1820 n'ont sans doute pas été composés en un an. Or, la réponse dans le cas de Lamartine et Hugo est non. Ces deux grands romantiques ont une versification classique à leurs débuts. En revanche, même si c'est assez timidement, Vigny imite nettement et sous plusieurs aspects la poésie d'André Chénier. Les genres pratiqués par Vigny (Idylle, Poème), les thèmes de l'antiquité gréco-latine, certaines répétitions d'un vers à l'autre à la manière de "La Jeune Tarantine", tout cela témoigne nettement d'une influence d'André Chénier sur la poésie d'Alfred de Vigny. Les critiques au début du vingtième siècle ne s'y sont pas trompés. Vigny a antidaté ses poèmes par coquetterie d'auteur pour ne pas avouer sa dette à l'égard de Chénier. Le rejet verbal est pratiqué par Vigny. J'aurai à rendre compte d'un article du début du vingtième siècle sur le vers de Vigny. Mais il est un aspect qui a même échappé à cette étude, c'est que Vigny a pratiqué de premiers rejets d'adjectifs épithètes. Dans son premier recueil, le long poème épique "Héléna" en est la première attestation. Ce qui nous empêche de voir que les choses se sont déroulées ainsi, c'est que Lamartine, Hugo et Vigny ont remanié leurs premiers recueils. Dans le cas de Lamartine, cela n'est pas très grave. Il est facile de retrouver l'état original de ses premiers recueils, ils tendent même à être édités sous cette forme. En revanche, les Odes de Victor Hugo sont devenues des Odes et ballades, et au fur et à mesure des années et des ajouts les premiers rejets d'épithètes ont fait leur apparition. Le même problème se pose pour Alfred de Vigny qui a fondu ses deux premiers recueils en un seul qu'il a continué d'enrichir par la suite jusqu'à donner les Poëmes antiques et modernes tels que nous les connaissons aujourd'hui.
Quand on remonte la genèse de tous ces recueils, on découvre qu'il n'y a aucun rejet d'épithète dans les poèmes publiés par Lamartine avant 1825 (Méditations poétiques, Nouvelles Méditations poétiques, Mort de Socrate). Les trois premiers rejets d'épithètes dans l'oeuvre de Lamartine datent tous de 1825 dans deux poèmes peu connus, une traduction libre de Byron et un poème sur le sacre du roi. Hugo n'a publié aucun rejet d'épithète dans un quelconque de ses poèmes avant la parution du recueil Nouvelles Odes en mars 1824, où figure le poème "Le Chant du cirque" daté de janvier 1824. Nous y rencontrons un vers qui contient, selon mes recherches, le premier rejet d'épithète de toute l'oeuvre hugolienne, un vers qui fait significativement songer à un autre célèbre, mais régulier, de la tragédie Phèdre de Racine :

Bientôt, quand rugiront les bêtes échappées,
Les murs, tout hérissés de piques et d'épées,
Livreront cette proie entière à leur fureur. -

C'est Vénus toute entière à sa proie attachée.
Racine, à son époque, pouvait écrire "toute entière". Aujourd'hui, l'accord au féminin n'est admis que pour le pluriel "toutes" ("toutes grandes"), et nous écririons "tout entière". Nous avons compliqué les choses dans une espèce de compromis entre ce qui s'impose insolemment pour l'oreille ("toutes grandes") et ce qui permet de retrouver le principe d'invariabilité à peu près intangible des formes adverbiales ("tout entière"). Le lien au vers de Racine peut sembler lâche ou gratuit, mais autant considérer avec tout le décorum nécessaire le premier rejet d'adjectif épithète de la poésie hugolienne, quand on sait ce que ce procédé va devenir par la suite. Victor Hugo a été influencé de manière décisive par Chénier, mais avec la médiation capitale de Vigny qui n'a jamais été mise à jour auparavant. Je suis le premier à établir tout ceci, et je prévois un article fouillé sur le vers de Vigny, d'autant que Vigny est également concerné par le problème d'émergence du trimètre romantique, même si cela est plus ténu, plus difficile à attester.
En effet, le poème "Héléna" a permis à Hugo et Lamartine de reconsidérer les audaces de versification d'André Chénier. Rappelons que Vigny publiait dans les revues dirigées par les frères Hugo à ses débuts. Ce qui peut empêcher un lecteur actuel de saisir l'importance du poème "Héléna", c'est que celui-ci a été décrié par la mère de Vigny elle-même, à tel point que le romantique l'a supprimé de son oeuvre publiée à partir de 1829. Si je me suis rendu compte de son importance, c'est que je n'ai pas dédaigné d'étudier une oeuvre proposée en appendice dans l'édition des deux grands recueils de Vigny dans la collection Poésie Gallimard. Mais, avant de me rendre compte de l'importance du poème "Héléna", j'avais daté, poème par poème pratiquement, les compositions connues d'Hugo, Lamartine et Vigny. Or, je me suis rendu compte qu'en octobre 1823 Vigny a publié dans la Muse française, journal placé sous l'égide des frères Hugo, le poème "Dolorida" où figure un rejet d'adjectif épithète, un rejet de l'adjectif "horrible", ce qu'Hugo s'appropriera au point que dans le dernier vers du "Bateau ivre", Rimbaud qui cite sans aucun doute ce qu'il estime un procédé hugolien typique ignore qu'il rejoint la grande histoire du vers français avec cet alexandrin précurseur d'Alfred de Vigny :

Tout mon crime est empreint au fond de ton langage,
Faible amie, et ta force horrible est mon ouvrage.
Ces vers ont été publiés en octobre 1823 et, plus haut, nous avons cité des vers de Victor Hugo, publiés en mars 1824 et datés de janvier 1824, qui offrent un rejet d'adjectif et une espèce de ressemblance de tonalité tragique ("proie + entière", "force + horrible"). La publication en revue du poème "Dolorida" a eu un rôle déterminant. A partir de cette lecture, Victor Hugo a pu se reporter au poème "Héléna" qui contient des rejets verbaux à la manière de Chénier, comme c'est déjà le cas dans d'autres poèmes de Vigny, mais aussi un rejet d'adjectifs épithètes coordonnés :

On a dit que surtout un de ces jeunes hommes,
Voyageant d'île en île, allait voir sous les chaumes,
Dans les antres des monts, sous l'abri des vieux bois,
Quels Grecs il trouverait à ranger sous ses lois,
Leur faisait entrevoir une nouvelle vie
Libre et fière ; il parlait d'Athènes asservie,
D'Athènes, son berceau,  qu'il voulait secourir;
[...]
Parmi les premiers rejets d'épithètes de Lamartine, il y a un exemple d'adjectifs coordonnés comme c'est le cas ici. Lamartine n'a pas innové, il s'est inspiré de ce vers de Vigny qui, lui, a donc innové par rapport à André Chénier, sous réserve d'une expertise plus approfondie. Tout en innovant, Vigny s'inspire nettement de Chénier. Ma citation est assez longue, mais quelques vers plus haut Vigny nous offre la rime : "la liberté chérie" :: "le mot seul de patrie". Il s'agit pour moi de retrouver la rime dans l'oeuvre de Chénier, parce que je sais l'y avoir lue, elle avait retenu mon attention. Le problème, c'est que j'ai l'édition fac-similaire dans la collection "Poésie Gallimard" d'une édition de 1872 par Becq de Fouquières, édition fortement annotée, et je ne voudrais pas dire une bêtise et faire allusion par exemple à des vers cités en notes qui ne seraient pas de Chénier. En revanche, dans "Le Jeu de paume", plusieurs rejets verbaux sont en liaison avec la notion de liberté, en particulier le rejet du verbe "Sort" de strophe à strophe, car le sujet du verbe "Sort", c'est "la belle Liberté" justement. L'association de la liberté et de la fierté, tout cela donne une note qui montre que Vigny écrit sous l'influence de ce qui l'a formé, et sous celle de Chénier en particulier. Les rejets verbaux dans la poésie de Chénier ont des effets de sens, et il ne les pratique pas surabondamment, il les concentre en fonction de thèmes et de moments où la puissance du verbe doit croître dans ses poèmes. Vigny fait de même dans "Héléna", les rejets correspondent à des moments précis du récit et mettent en relief une idée, loin de s'éparpiller en détails.
Je vais donc prochainement publier sur ce blog une étude sur la poésie d'André Chénier, en m'intéressant à sa versification pour l'essentiel, et en n'oubliant pas de traiter en même temps des singularités de Malfilâtre et Roucher. Je publierai ensuite une étude importante sur la poésie de Vigny. Je pourrai traiter d'autres influences de Vigny sur la poésie de son siècle. Par exemple, les Poèmes antiques de Leconte de Lisle pourraient s'enorgueillir d'avoir précédé La Légende des siècles de Victor Hugo. En réalité, les Poèmes antiques et modernes sont la source d'inspiration, ou plutôt le modèle de Leconte de Lisle, lequel a sans doute eu peu d'influence réelle sur le projet d'Hugo de La Légende des siècles. Je traiterai bien sûr du vers de Vigny, mais je devrai publier une étude à part pour dater au cas par cas les vers avec des rejets d'adjectifs dans la décennie 1820, ce qui me permettra de parler également des frères Deschamps, de Musset et de Sainte-Beuve.
Une fois que ces études auront été publiées, je pourrai alors m'attacher à deux autres sujets : d'un côté, l'émergence du trimètre romantique, et de l'autre, la révolution de la versification hugolienne à partir de Cromwell et des Orientales.
Personne n'a jamais publié une étude poussée de la versification d'Hugo dans Cromwell à notre connaissance. C'est pourtant essentiel pour comprendre tout ce qui est venu ensuite. Musset, Banville, Baudelaire apparaîtront alors pour des disciples de la versification hugolienne. Musset et Baudelaire qu'on oppose à Hugo sont des disciples de Victor Hugo pour la versification, et ils n'ont rien inventé de leur cru du tout, malgré tout ce qu'écrivent les universitaires sur les audaces de versification de l'un ou de l'autre. Hugo s'est lui-même inspiré de modèles, parmi lesquels Vigny. Nous montrerons tout cela avec les nuances qui conviennent. Un des grands reproches qui peut être fait à la thèse de Gouvard, c'est d'avoir séparé l'étude du vers de la poésie lyrique d'une étude du vers de théâtre. Il indique que Victor Hugo s'octroyait une plus grande audace dans ses vers de théâtre, mais il en fait l'hypothèque pour ce qui est d'établir les antériorités dans le domaine de la poésie lyrique, ce qui l'amène à conforter les rôles innovateurs de Musset, Baudelaire et Banville. Musset n'a été qu'un disciple de Victor Hugo au plan des rejets. Baudelaire n'a inventé aucune forme de pratique au plan du vers, il a simplement amplifié le recours aux procédés de Victor Hugo en les faisant passer du domaine réservé du théâtre à la poésie lyrique. Banville a fait de même que Baudelaire, avec le mérite d'un enjambement au milieu du mot "pensivement" en 1861 dans le poème "La Reine Omphale", si ce n'est qu'il y a des antériorités non sues, par exemple un vers de Pétrus Borel du recueil Rhapsodies. Enfin, Musset et Banville ont précocement privilégie les rejets audacieux d'un vers à l'autre, l'étude de Gouvard tendant à maximiser l'importance initiale de Baudelaire dans la poésie lyrique en ne s'intéressant que trop exclusivement au passage d'hémistiche à hémistiche.
Quant à la question du trimètre, nous savons qu'une poignée de trimètres se rencontrent dans des oeuvres du dix-septième siècle (Aubigné, Corneille, l'auteur de Ragotin). Il s'agit là encore d'un fait rare et ancien que les romantiques ont promu. Le problème vient de ce que la définition du trimètre est problématique. De nombreux alexandrins sont commentés en tant que trimètres, alors qu'ils n'en étaient sans doute pas pour leurs auteurs. Du moins au départ, car il y a une évolution qui entraîne à une confusion inévitable, il ne faut pas confondre une structure ternaire ostentatoire appelée trimètre avec un rejet ou une configuration rythmique qui peut donner l'impression d'un trimètre. Tout ça, il faut le montrer et l'expliquer. Ensuite, il y a un problème qui se pose entre Vigny et Hugo. Hugo semble avoir le premier parmi les romantiques lancé la mode du trimètre. Pour en étudier l'évolution au dix-neuvième siècle, il convient d'étudier toute l'oeuvre de Victor Hugo avant de s'intéresser à ce qu'en ont fait les autres romantiques, les parnassiens et autres poètes du dix-neuvième siècle. Toutefois, alors que Vigny semble s'être détourné du trimètre dans son recueil Les Destinées, une poignée de vers des années 1820, certains inédits, certains publiés à l'époque, tendent à montrer qu'il a là encore joué un rôle important dans l'émergence d'un nouveau trait définitoire de la versification romantique. Le trimètre n'étant pas une pratique d'André Chénier, Vigny aurait eu conscience des trimètres d'Agrippa d'Aubigné et Pierre Corneille, mais il les aurait pratiqués avec une remarquable discrétion. Je mènerai l'enquête dans une étude à part sur le trimètre. Tout ceci concerne de loin en loin la révolution du vers pratiquée par Rimbaud en 1872, et, bien posé le problème du trimètre, c'est aussi revenir sur des points non satisfaisants de la méthode d'approche métrique de Benoît de Cornulier. Le modèle d'analyse de Cornulier est plus poussé que celui de son prédécesseur Jacques Roubaud, mais, entre autres points discutables à mon sens, Cornulier s'appuie pour l'analyse de l'alexandrin sur une conception anachronique, celle du semi-ternaire. Pour dire vite, le semi-ternaire est une forme d'alexandrin qui ressemble un peu au trimètre, une forme qui, en principe, s'analyse en trois membres avec au moins à l'une de ses extrémités un membre de quatre syllabes. En effet, le trimètre a une mesure interne 4-4-4, alors que le semi-ternaire a une forme ternaire distendue 3-5-4 ou 5-3-4 d'un côté, 4-5-3 ou 4-3-5 de l'autre Il s'agirait en gros d'un relâchement de la forme trimètre. Cela est hérité des analyses du vers du début du vingtième siècle sans doute, mais cela ne s'appuie pas sur des considérations critiques du dix-neuvième siècle, ni a fortiori sur des remarques à l'avenant des poètes tels que Victor Hugo ou Paul Verlaine. Cornulier considérait aussi, mais son discours a évolué ces dix dernières années, que la tolérance rythmique était plus grande pour le trimètre. On pouvait identifier un trimètre sans se préoccuper de l'emplacement des "e" féminins, alors même que l'analyse de la césure normale de l'alexandrin continuait d'exiger une attention à ce sujet. C'était une anomalie patente de son approche que j'ai signalée il y a plusieurs années déjà. C'est la raison pour laquelle, par exemple, Cornulier ne considère plus comme un trimètre ce vers de "Ma Bohême" : "Comme des lyres, je tirais les élastiques", puisque le mot "lyres" serait à cheval sur les deux premiers membres de la prétendue construction ternaire. Nous n'imaginons par le mot "lyres" à cheval sur les deux hémistiches classiques de l'alexandrin dans un quelconque poème de Rimbaud de l'année 1870. Il faut relier à cette question le désormais correct établissement "rios" et non "rives" pour un vers des "Poètes de sept ans".
Une fois que tout ceci aura été bien posé. j'aurai encore à rendre compte des ouvrages de Roubaud, Cornulier, Gouvard et Bobillot. Puis, je rendrai compte de la versification de Rimbaud en 1872. Je proposerai alors en tête d'article un sommaire avec un renvoi à tous les articles de versification. qui auront suivi celui-ci.
J'en ai déjà beaucoup dit dans cet article d'introduction, ce qui est normal pour intéresser le lecteur. J'ai vraiment fait sentir ici que je n'avais pas une connaissance floue de l'émergence des rejets d'adjectifs épithètes dans la poésie romantique. J'ai souligné un aspect moins connu, les rejets verbaux. J'ai montré l'étonnant rôle de passeur de Vigny entre Chénier et les romantiques tels que Lamartine et Hugo. J'ai engagé aussi une histoire de la libération progressive du vers au dix-neuvième siècle. Avant les audaces de Rimbaud en 1872, avant l'évolution parnassienne, il y a eu une première évolution romantique qui doit avoir elle aussi son histoire, sa mise au point critique.


A suivre !