Cela doit commencer à se savoir. Je revendique une lecture complète et cohérente de la prose liminaire du livre Une saison en enfer. Ma lecture a remis en cause, ce qui résultait d'un article de Jean Molino (volume collectif de "Dix études sur Une saison en enfer") en réplique à une analyse de Pierre Brunel (édition critique de la saison chez José Corti, en 1987). J'avais cité Pierre Brunel dans son édition des oeuvres de Rimbaud au Livre de poche pour montrer que sa lecture de 1987 se maintenait dans le temps et j'avais cité un article récent de Yoshikazu Nakaji qui avait changé de lecture depuis son ouvrage paru lui aussi en 1987 Combat spirituel ou immense dérision ? sous l'influence de l'article de Molino, et j'avais précisé que pourtant c'est la lecture de Nakaji en 1987 qui était bonne face à celles de Brunel et Molino.
J'ai publié à plusieurs reprises ma critique de Molino, deux fois sur papier au moins et plusieurs fois sur ce blog. Bien que je ne sois pas cité, les lignes ont commencé à bouger, mais pas complètement. J'ai épinglé sur ce blog l'analyse récente de Michel Murat dans l'édition augmentée de son livre L'Art de Rimbaud.
Pour ma remise en cause des lectures de Brunel et Molino, cela se joue au plan de l'enchaînement des deux alinéas suivants :
La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !"Tu resteras hyène, etc..." se récrie le démon [...]
Pierre Brunel pensait que le démon se récriait parce que le poète refusait l'inspiration de la charité. Jean Molino, ayant qualifié cette lecture de non-sens, a considéré que l'inspiration n'était pas que la charité puisse être une clef du festin ancien, alors même que l'unité de l'alinéa l'imposait, mais que l'inspiration rejetée c'était toutes ces actions de révolte revendiquées par le poète. Les rimbaldiens n'ont pas tous traités par la suite du livre Une saison en enfer ou de cette prose liminaire, mais ceux qui l'ont fait sont victimes de la dimension confuse introduite par les réflexions successives de Pierre Brunel et Jean Molino. Une des idées, c'est que, comme le démon a couronné le poète de pavots, le rêve est forcément plein de visions infernales. J'ai clairement posé qu'il y avait deux rêves à distinguer. Le festin est un souvenir incertain, et s'il cesse d'être un souvenir, il devient rêve. C'est ce qui se passe dans le récit qui ouvre Une saison en enfer. Ce que dit explicitement la satire de Rimbaud, c'est que ce festin suppose la pratique de la charité. La charité est la voie d'accès à ce festin. Or, le poète va le dire dans "Mauvais sang", il n'a "jamais été chrétien". Le poète ne remet pas en cause que la charité soit la clef du festin, il dit directement que ce festin était un rêve. Ne pas comprendre cela, c'est renoncer à lire Une saison en enfer. Lire une satire et ne pas identifier la satire, ça pose problème.
Il s'agit bien sûr de la charité chrétienne, ce que prouve la présence proche d'une autre vertu théologale étouffée par le poète, l'espérance, ainsi que la mention des "péchés capitaux". L'erreur de Brunel, c'est que le démon se récrie non pas pour le refus de croire au festin, mais parce que le poète songe à échappe au "dernier couac". Il le dit clairement avec l'injonction "gagne la mort", dont j'ai commenté la perfide inversion "perds la vie". Brunel dit que le démon se récrie parce que le poète refuse la charité, Molino dit que le démon se récrie parce que le poète ne croit pas aux scènes de révolte qu'il vient de décrire. Deux belles erreurs de lecture qui se corrigent aisément. Ce que je dis est imparable et logique. Il y a donc bien deux rêves. Le premier du festin est rejeté, le second est celui des pavots du démon qui endorment la conscience du poète pour l'attirer vers la mort. Les rimbaldiens n'ont pas à s'acharner à lier les "pavots" à la mention "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé'". Il y a bien deux rêves ou deux sommeils en présence. Point barre.
Et ceci ruine un autre aspect de la lecture de Molino qui prétendait que la charité n'était pas à prendre au sens chrétien, mais dans un sens laïc, commun, cela au mépris d'une opposition claire des catégories : vertus théologales et cardinales contre sept péchés capitaux. Si Rimbaud mentionne "espérance", "charité" et "justice", deux vertus théologales et une vertu cardinale, face à la mention "péchés capitaux" et face à l'égrènement des noms de ces péchés capitaux dans Une saison en enfer, c'est anecdotique et secondaire pour Molino.
Rappelons que les trois vertus théologales sont la foi, l'espérance et la charité, l'espérance rejetée au seuil d'un livre de chute infernale rappelant le "laissez tout espoir" au début de La Comédie de Dante (souvent appelée abusivement "Divine Comédie", titre apocryphe) et que les quatre vertus cardinales sont la justice, la tempérance, la prudence et la force (force qui remplacerait le courage de la liste platonicienne). Je constate que dans "Mauvais sang" Rimbaud ironise ainsi, il manquerait de "courage d'aimer la mort". Je ne peux garantir qu'il ait envisagé dans cette phrase le "courage" comme une vertu cardinale, mais cet emploi du mot "courage" fait tout de même écho à l'emploi du mot "courage" comme vertu d'un chrétien. Surtout, Rimbaud emploie souvent l'idée de "force", et cite sa valeur opposée 'faiblesse". Ce mot "force" est au coeur de la thèse de Yann Frémy sur Une saison en enfer, mais au plan d'une réflexion sur l'énergie qui ne se veut pas spécifiquement chrétienne. Ceci dit, dans un livre où le discours de la religion a sa place, difficile de ne pas songer à la vertu cardinale qu'est la force. C'est face à la menace de la "charité" comme clef d'un retour au festin ancien, avec à l'évidence un retour de cette "espérance" étouffée dans les premiers alinéas, que le démon "se récrie" en citant comme moyen de ne pas renoncer les "péchés capitaux". Le goût pour les "péchés capitaux" est mis en avant au début de "Mauvais sang", texte qui commence par des revendications qui font du poète d'emblée un exclu de tout festin ancien. Il se réclame des gaulois et vante les péchés capitaux. En démarrant d'emblée dans l'acceptation du "mauvais sang", le poète confirme que le "jadis" du "festin" ne fait pas partie de son histoire, mais d'une sphère fantasmée dont il n'est pas certain qu'elle corresponde à un souvenir. Pour moi, tout cela est parfaitement cohérent et bien articulé.
Il faudra revenir sur les autres mentions de la "charité" dans Une saison en enfer, car ce sont aussi ces autres mentions qui, dans le discours de Molino, sont le support d'une analyse où le poète chercherait un idéal non chrétien de la charité.
En tout cas, pour la prose liminaire, j'en ai dit assez que pour évoquer toute ambiguïté. Le poète parle de la charité chrétienne. Point barre.
Mais une autre résistance des rimbaldiens à ma lecture de la prose liminaire vient de l'interprétation de la "beauté". Certains rimbaldiens, et notamment Mario Richter depuis les années 1980, ont considéré que le titre Une saison en enfer ressemble assez à celui des Fleurs du Mal et que, partant de là, la "beauté" au début du livre Une saison en enfer n'est autre que l'allégorie de poèmes en vers du modèle baudelairien dont Rimbaud va partager dans son livre en prose le questionnement métaphysique sur le Bien et le Mal.
Je lis actuellement le livre de Yann Frémy issu de sa thèse "Te voilà, c'est la force", essai sur Une saison en enfer de Rimbaud. Après une première partie sur les "avant-textes d'Une saison en enfer (lettre à Delahaye de mai 1873, brouillons conservés, et à mes yeux rattachement plus contestable des "proses dites 'évangéliques'"), nous avons une deuxième partie "Analyse d'Une saison en enfer", pas tout à fait linéaire, mais section par section. Treize pages portent sur la prose liminaire (pages 153-165). D'ailleurs, c'est à Yann Frémy que j'ai repris la mention "prose liminaire" pour parler du texte d'ouverture du livre Une saison en enfer, plutôt qu'une quelconque autre formule "texte liminaire, avant-propos, prologue, préambule, etc." Or, au bas de la page 153, la première note est un renvoi à un article de Mario Richter intitulé "La Beauté, clef de lecture d'Une saison en enfer", article que je ne pense pas avoir lu par le passé, vu qu'il est dans un volume collectif qui ne m'est pas directement accessible : Malédiction ou révolution poétique : Lautréamont / Rimbaud, colloque de Cerisy-la-Salle de 1989 publié en 1990. J'ai en revanche lu d'autres articles de Richter qui soutenait la même idée avec en prime la lubie d'un Rimbaud qui combattrait le dualisme. Il nous manque juste une déclaration de Rimbaud à ce sujet. Dans son livre, Yann Frémy parle d'ailleurs de monade, ce qui suggère le monisme, sauf que Frémy plaide pour un Rimbaud matérialiste, alors que la Monadologie de Leibniz est une heuristique spiritualiste opposée au matérialisme à ce que j'ai cru en comprendre, la lecture de Leibniz n'étant pas des plus évidentes.
La lecture des pages consacrées à la prose liminaire par Yann Frémy n'est pas inintéressante ("Un 'jadis' qui est plus que jamais celui de l'oubli", "une immense stase qui a la particularité d'être dynamique", "Une fluidité, une sensualité circulatoire rend humide et florissante cette glorieuse image", ""note liquide aux antipodes des sécheresses à venir", "linteau", "énergie inentamée à jamais", "une sorte de monade en rupture avec le monde réel", ..., "Cet univers protégé masque un rapport de forces très concret", "Il s'agit d'extraire l'énergie particulière à soi d'une totalité aliénante", "La proposition 'si je me souviens bien' en brise légèrement la période et semble se constituer en ironie de son propre contenu", ...). Mon but n'est pas de rendre compte de ces treize pages ici, mais seulement de cerner ce qui coince au sujet de la notion de "beauté". Mario Richter a un discours qui nous est présenté comme une référence à suivre, cette référence est suivie par d'autres rimbaldiens, il s'agit donc de s'inscrire dans une lignée collective qui pense que la "beauté" est en filiation baudelairienne. Frémy renforce cela par une citation de Michel Murat. La femme est assise sur les genoux, "dans le contexte d'un festin, il ne peut s'agir d'une femme respectable". Antoine Fongaro a soutenu ce point de vue en essayant de préciser les poèmes d'Alfred de Vigny comme sources à la formule de Rimbaud. Une allusion à Vigny doublerait l'allusion à Baudelaire, car dans ses poèmes Vigny parle d'une Poésie qu'on assoit sur ses genoux. J'éditerai cet article pour mettre la référence exacte, mais je poursuis car je suis impatient de le rédiger et publier.
Je ne pense pas ainsi. C'est le poète qui a assis la beauté sur ses genoux, ce n'est pas la beauté qui s'est assise sur ses genoux. Or, le poète est déçu par la situation. Or, je ne vois pas pourquoi le poète se fâcherait contre ce qu'il a désiré. Il assoit la beauté sur ses genoux, puis il dit "Va-t'en, prostituée (ou femme facile) !" Cela me paraît peu convaincant. Je comprends bien plutôt que le poète trouve cette beauté amère parce qu'elle n'est pas à la hauteur de la situation et je citerais bien plus volontiers le vers de Soleil et Chair : "La Femme ne sait plus même être courtisane" ! Par le passé, il m'est arrivé qu'on me rie au nez parce que je disais que l'acte sexuel n'était pas consommé dans cette prose liminaire. Je n'aurais pas identifié que le fait d'être assis sur les genoux prouvait la catin. Mais, outre que cette assimilation à une catin ou une femme facile n'est pas prouvée au plan du texte qui nous est parvenu, il est un fait avéré que la relation sexuelle n'a pas été consommé, puisque le poète s'est enfui simplement parce que cette femme sur ses genoux l'a dégoûté. Un soir, il l'a assise sur ses genoux, il l'a trouvée amère et injuriée, donc la relation n'est pas allée plus loin. C'est un détail sans importance que la relation ait été consommée ou pas de toute façon. Ce qu'il faut comprendre, c'est la symbolique, et moi ce que je comprends c'est que le poète voulait cette femme sur ses genoux, mais il se rend compte qu'elle ne convient pas, parce qu'elle n'est pas la femme à la relation libre qu'il espérait.
Et surtout, cette beauté est donc liée à un festin où se pratique la charité et la justice, puisque le poète rejette le festin comme rêve quand il apprend qu'il est conditionné par la pratique de la charité, et puisque le rejet de la beauté s'accompagne du rejet de la justice. Je n'ai aucune raison de pinailler en prétendant qu'une beauté assise sur les genoux d'un inconnu ce n'est pas chrétien. L'orgie des "vins" qui "coulaient", ce ne sera pas chrétien non plus si on veut entrer dans ce genre d'appel à la cohérence métaphorique purifiée.
Je considère bien évidemment que Richter, Frémy, Murat se trompent tous sur le statut de cette "beauté" qui n'est pas une femme facile, ni une prostituée. Cette "beauté" peut bien n'être pas tout à fait respectable, elle sera du côté de la "vierge folle" qui veut revenir vers Dieu dans le texte qui lui est consacré dans Une saison en enfer et du côté de "petites amoureuses" qui "crèveront en Dieu".
Pour achever d'emporter la décision, il y a bien sûr la mention de la beauté à la fin d'Alchimie du verbe, texte qui fonctionne en couple, si j'ose dire, avec celui sur la "Vierge folle". Murat et d'autres rimbaldiens pensent que le salut à la beauté est l'acceptation d'un hommage apaisé, tandis que moi, Claisse (bien que, son raisonnement étant instable, ce dernier considère que dans la prose liminaire il y aurait allusion à l'allégorie baudelairienne) et d'autres estimons qu'il s'agit de la congédier. J'ai prouvé ce fait avec la fin du manuscrit correspondant, en montrant que Rimbaud avait essayé quatre clausules différentes et non aligné quatre phrases finales. Ces quatre clausules imposaient l'idée évidente d'un rejet de la beauté avec des mentions du genre "l'art est une sottise", l'art au sens de ce qui s'est fait jusqu'à la révolte rimbaldienne pour ceux qui trouveraient contradictoire que le poète rejette aussi ce qu'il est en train d'écrire.
Dans la prose liminaire, je l'ai déjà dit, le poète fuyant la beauté rejette la justice et découvre bientôt que ce qu'il rejette c'est le faux souvenir et donc le rêve d'une vie dans la charité chrétienne. Partant de là, la beauté infernale ne saurait ni être présente parmi les convives du festin, ni soulever la révolte du poète qui va dès lors se tourner vers les forces du démon. La lecture baudelairienne de cette beauté est un contresens parfait sur le discours satirique tenu par Rimbaud, mais parfait, absolument parfait. Il est difficile de faire plus contradictoire.
Dans son livre, Frémy, bien qu'il soit partisan de l'identification soutenue par Richter, offre une anlyse qui, complétée, est un parfait contre-argument à la filiation baudelairienne de l'allégorie rimbaldienne.
A la page 157, Frémy écrit : "[...] la continuité labile du premier paragraphe laisse place à la discontinuité du suivant. Tout est identique en étant différent :
- "où s'ouvraient tous les coeurs" / "-Et je l'ai trouvée amère".
- "où tous les vins coulaient" / "- Et je l'ai injuriée".
Il est juste de mettre en parallèle ces quatre membres, mais quelle est la relation que privilégie ici le commentaire ? Cette disposition entraîne le lecteur à considérer que "où s'ouvraient tous les coeurs" correspond à la "et je l'ai trouvé amère" et "où tous les vins coulaient" à "Et je l'ai injuriée". En réalité, il y a une construction en chiasme : l'injure s'oppose à l'ouverture généreuse des coeurs, et l'abondance des vins à l'amertume. Ce chiasme bien repéré, voilà qui nous permet de mieux confirmer une conclusion qui s'imposerait déjà de la symétrie telle qu'elle est proposée par Frémy, à savoir que la beauté fait partie du monde de la charité, de l'ouverture, et que le poème rompt à la fois avec le festin et la beauté par une attitude injurieuse et par un dégoût. Cette surface de lecture est une évidence, mais elle a une implication sans appel : la beauté est du côté des vertus cardinales et théologales qui permettent la concorde sociale du festin. Peu importe qu'elle ne soit pas assez parfaite chrétiennement que pour refuser de s'asseoir sur les genoux du poète, elle n'est en tout cas pas la femme de "mauvais sang" qui rompt l'harmonie sociale ou qui la fragilise. D'ailleurs, ce n'est pas les autres convives qui appréhendent la beauté, c'est le poète lui-même qui va dès lors se mettre sous la coupe du démon.
Combien d'articles devrai-je encore rédiger pour que cessent les errements de la critique rimbaldienne au sujet d'Une saison en enfer ? J'ai des arguments que personne ne prend la peine de réfuter, mais ils sont là. J'ai commenté les insuffisances des autres lectures. Combien de temps va durer l'esquive : "oh ben moi je pense comme ça, oh ben moi j'ai telle impression, oh ben la littérature ce n'est pas comme les maths, rien ne peut être jamais démontré !"
Mais ça va durer encore longtemps une telle comédie ?
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