Le blog autorise à une certaine liberté. Il ne faut pas toujours se maintenir le nez dans le guidon. Il faut respirer et s'offrir quelques belles digressions. Aussi ce soir, je souhaite développer les idées qui me viennent à la lecture du roman Renée Mauperin des frères Goncourt. J'en suis à la page 337. Le roman se termine à la page 373. J'ai acheté ce roman comme il s'est présenté et il est édité par De Borée. Il n'a guère de préface et il a une foule étonnante de coquilles. J'ai relevé "acquit de conscience" ou "fruits ronges", mais surtout un nombre considérables de mots où un ou deux "l" figurent à la place d'un "t" : "voilure", "celle", etc. Je me demande comment expliquer un tel travers. Ils ont utilisé un système de reconnaissance des lettres d'un document à un autre, puis ils auraient toiletté avec quelques oublis ? Je suis perplexe.
Ceci étant dit, les pages sont aérées avec un interligne assez important. Ce qui fait que le roman m'est tombé des mains, c'est que le début est dominé par beaucoup de propos rapportés, avec très souvent l'affectation type des journalistes de cette époque. En même temps, le roman est plus réservé dans le style, il n'a pas la recherche, me semble-t-il, de Charles Demailly, Manette Salomon, Mardame Gervaisais ou Germinie Lacerteux. Je n'ai pas du tout aimé les quatre premiers chapitres. Ce qui a commencé à me plaire, c'est le chapitre V qui va de la page 53 à la page 64 : "Monsieur et Madame Mauperin étaient dans leur chambre. La pendule venait de sonner minuit gravement, lentement, comme pour marquer la solennité de cette heure intime et conjugale, qui est en même temps le tête-à-tête du mariage et le conseil secret du ménage [...]". Là, l'écriture devient intéressante, même si c'est avec encore un certain manque de déploiement qui persiste.
A deux instants, j'ai songé à Verlaine, aux Poèmes saturniens, en particulier à "Croquis parisien", mais ma lecture du roman des Goncourt a été appelée par les indices du roman La Curée de Zola. Je n'ai jamais lu d'études critiques sur ce roman de Zola, mais ce que j'ai lu dans les notes au Livre de poche ou sur internet me donne la forte impression que les sources du roman zolien n'ont guère été soulignées, recherchées, décantées. Zola l'a dit : il refait Phèdre de Racine. Mais il saute aux yeux que ça va plus loin.
Rappelons les données du roman. Aristide Saccard a déjà toute une existence provençale derrière lui. Il s'est rallié in extremis à l'empereur lors du coup d'état, et c'est sa famille, son père, sa mère et surtout son frère Eugène Rougon qui lui ont sauvé la mise. Ce passé d'opposant rend d'ailleurs comique son vivat à l'adresse de l'empereur lorsque celui-ci passe en calèche devant lui au bois de Boulogne, et le titre La Curée cible donc un opportuniste puisque son adhésion politique n'est pas originelle, ni sincère. La richesse a tardé à sourire aux Rougon. Aristide n'est pas tout jeune, il a une femme, une fille et un fils Maxime. Une fois à Paris, Aristide a été placé par son frère Eugène Rougon dans un service qui lui permet d'apprendre ensuite les informations clés pour tirer son épingle du jeu. Saccard va échafauder le projet de s'enrichir en s'endettant dans l'immobilier, vu qu'il sait comment l'état va racheter à prix d'or quantité d'immeubles pour reconfigurer la ville sous l'égide d'Haussmann. Saccard se fait parfois avoir et rencontre des difficultés au long du roman, mais il sait cacher cela à la société et à sa nouvelle femme Renée.
Or, Aristide a un problème de fonds au départ, il lui faut de l'argent pour lancer son projet. C'est sa soeur qui va l'aider. Résidant elle aussi à Paris, Sidonie refuse tout comme Eugène d'avancer de l'argent à Aristide, mais elle lui propose un mariage avec une jeune fille riche. Opportunément, la première femme d'Aristide décède, et c'est sur le lit de l'agonisante que le frère et la soeur scellent le projet de mariage. Renée est cette seconde femme, elle a été violée, ce sur quoi le romancier s'attarde assez peu dans le roman, comme si ce n'était pas très grave en soi et ce silence du romancier contribue pour beaucoup au manque de vraisemblance psychologique du personnage sensible et débauché qu'est Renée.
C'est là que nous pouvons basculer dans le parallèle avec la pièce de Racine. Aristide est un peu dans le rôle de Thésée, Renée est dans le rôle plus évident de Phèdre, et alors que la première femme est décédée, que la fille d'Aristide disparaît du récit, voilà qu'arrive de Provence le fils Maxime. Il n'a que quatorze ans quand il arrive, et Renée n'en a elle-même que vingt-et-un. Après, Zola a des idées un peu loufoques sur la sexualité, il en est presque à imaginer des accouplements entre enfants, puisque dans La Fortune des Rougon il a déjà imaginé les amours de Silvère pour une enfant Miette, qui n'a que de onze à treize ans dans ce récit d'amour. Zola a visiblement des difficultés à se représenter l'âge de la transformation des corps chez les garçons ou même chez les filles, et il semble qu'il n'ait jamais apprécié la naïveté et la candeur d'un enfant de douze ans sur les relations hommes-femmes. Ici, il en remet une couche. Certes, Renée est très jeune par rapport à son mari, mais Maxime n'a que quatorze ans. Personnellement, je trouve que les valeurs chiffrées choisies par Zola ont l'art dans ces deux premiers romans des Rougon-Macquart de rendre les intrigues amoureuses assez peu vraisemblables. D'ailleurs, très vite, Maxime et Renée sont sur un pied d'égalité, et il n'est jamais question de la différence d'âge.
On l'aura compris. Maxime prend la place d'Hippolyte dans la référence la tragédie grecque. Mais il est différent du modèle. Maxime va se laisser aimer par sa belle-mère par alliance. Zola reprend le motif de l'ennui, mais il n'aboutit pas au même résultat. En revanche, même si Zola insiste sur la beauté hors du commun de Renée, la façon dont en parlent les hommes dans le roman étant particulièrement éloquente, Maxime n'a pas de sentiments. Il veut rompre et se marier. Renée ne le supportera et, connaissant l'intrigue de Phèdre dont elle a vu une représentation et adaptation italienne, Renée veut se venger en accusant Maxime d'avoir été le suborneur. Mais tout cela ne fait que quelques lignes vers l'expéditive fin du roman qui se moque bien ainsi de la douleur de Renée. Celle-ci échoue à diviser réellement le père et le fils.
Zola s'est éloigné de lui-même, par ses propres forces, du modèle de la tragédie. Mais il a utilisé d'autres sources littéraires que personne ne semble presser d'identifier dans son roman. Or, Maxime est un galant qui n'a que quatorze ans, qui s'intéresse à la mode, qui a l'air d'une fille, qui est déguisé en fille, etc., à un moment donné, le lecteur ne peut que s'imposer la référence du Chérubin de Beaumarchais à l'esprit. Je ne comprends pas pourquoi les commentateurs ne font pas le rapprochement systématiquement. Ils ne citent que Phèdre, référence explicite assumée par le roman lui-même, alors que dans les commentaires c'est l'occasion d'en dire plus. Cette incompétence me laisse perplexe. Mais ce n'est pas tout. Renée n'est pas un prénom féminin courant. Or, c'est le prénom d'une héroïne des frères Goncourt, et prénom et nom forment le titre du roman en question Renée Mauperin. Je n'ai pas encore lu les quarante dernières pages de ce roman, mais j'en sais déjà assez. Par exemple, ce titre "la curée" dont s'émerveillent les spécialistes de Zola : Mitterand, Bonnefis, il est renforcé chez Zola par la mention "curée chaude" à une occasion au moins. Or, dans les premières pages de Renée Mauperin, la "curée chaude" est mentionnée. Le premier chapitre du roman des Goncourt évoque un dialogue un peu surprenant entre Renée, une femme d'un esprit moderne ou libre, et un ami masculin. La situation est inconvenante quelque peu, et la nage est effectuée dans la Seine. Or, le roman zolien choisit de se clore sur l'image de la Seine symbolisant la force d'un courant contre lequel on ne peut qu'aménager un peu nos forces pour que ça se passe au mieux, on ne saurait le diriger ce courant. Voilà trois liens puissants entre Renée Mauperin et La Curée : une héroïne prénommée Renée qui n'a pas les idées de la société sur son rôle à jouer, le courant de la Seine, la curée chaude. Cela ne s'arrête pas là. Dans le roman des Goncourt, la jeune fille Renée n'est pas très aimée de sa mère qui préfère son fils et même la plus grande de ses deux filles. Les mères ne sont pas spécialement mises en valeur dans le roman des Goncourt, la petite Noémi est humiliée et sacrifiée par sa mère de manière horrible. En revanche, Renée a une relation privilégiée à son père et plusieurs fois revient l'idée que si elle n'est pas amoureuse c'est que son père occupe déjà une place dans son coeur. Dans le roman zolien, la référence au mythe de Phèdre nous fait revenir à une figure plus habituelle et directement incestueuse. La Renée de Zola a un rapport différent à son père qui est froid, il y a même deux beaux passages de description de la maison d'enfance habitée par le père. Ce sont des moments de contrepoint dans le roman. Un autre fait intéressant. Dans le roman des frères Goncourt, il y a tout un traitement sur le retournement de veste au plan politique. D'anciens libéraux deviennent légitimistes, la famille Bourjot. Le frère de Renée Mauperin, qui le paiera cher, s'achète un nom à particule pour un projet de mariage en dépit de ses convictions propres. Le nom m'a fait rire d'ailleurs, une vraie trouvaille : Henri Mauperin de Villacourt. Ceci nous renvoie à la curée d'Aristide Saccard qui n'est pas un bonapartiste de la première heure, mais de la dernière, pour citer la parabole christique.
Je n'ai fait que donner des pilotis. Tout cela justifierait assez largement une étude comparative entre les romans Renée Mauperin et La Curée. Comme d'habitude, j'ai déjà laissé retourner dans l'oubli certaines idées qui me sont parfois venues à la lecture (le frère Mauperin qui séduit la mère puis la fille, son côté fille face au côté garçon de Renée, etc.), mais il est une prescience qui n'est encore que retournée dans le vague et qu'il me faut conserver comme amorce sans hésiter.
Dans A la recherche du temps perdu, il y a une phrase capitale. J'ignore à quel point elle est célèbre, mais après son échec en amour avec Albertine le narrateur dit "Il faut laisser les jolies femmes aux hommes sans imagination." Cette phrase a une valeur de transition entre la clôture de l'échec avec Albertine et le passage au métier d'écrivain dans Le Temps retrouvé. Cette phrase est savoureuse à considérer au premier degré. On se la récite parfois entre potes et puis on dit : "bon, ben moi, je suis un homme sans imagination".
Ce n'est pas le sens qu'elle a exactement, mais c'est ainsi qu'elle fait beaucoup rire en société.
Or, je ne les ai plus en tête, mais il y a deux réflexions de Renée Mauperin que je mets spontanément en lien avec cette phrase de Proust. Je relirai le roman des Goncourt et je relèverai ces deux phrases, mais avec le fait que cette Renée pose des questions franches et inconvenantes sur l'amour à la façon d'un Marcel ces deux réflexions de la jeune Mauperin me font envisager qu'il y a encore un cas d'influence majeure des Goncourt sur Proust à partir de ce roman précis.
Voilà, cette étude nous éloigne du rimbaldisme, mais je pense que c'est tellement intéressant, voire important, qu'on ne me reprochera pas le petit moment de récréation qu'on peut prendre à lire ces lignes.
Je ne vais pas poursuivre maintenant, mais j'étais prêt à donner une seconde partie. Je comptais étudier le style de Zola dans La Curée. J'ai des passages descriptifs que j'ai étudiés de près en dégageant les procédés poétiques et les procédés que je vais dire d'ordonnancement du récit. C'est autrement plus intéressant que la question du naturalisme. J'aurais étudié aussi quelques passages de Renée Mauperin. Tôt ou tard, je rédigerai des articles sur le style et la poésie en prose. Je laisse mûrir cela, mais j'en suis déjà à des considérations très avancées dans la vie de mon esprit. Il faut juste que je me mette à coucher tout cela par écrit avant que la vie ne m'en empêche. Ce serait dommage de passer à côté de telles mises au point.
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