jeudi 13 mars 2025

Une imitation de la lettre du voyant par Hervé Bazin : L'église verte (1981)

Hervé Bazin est l'auteur du célèbre roman Vipère au poing que j'avais lu au programme de lycée en classe de seconde. Le roman que j'ai sous la main est plus tardif. Il s'intitule L'Eglise verte. Le style est un peu particulier à analyser. Bazin fait des efforts pour être très littéraire et il s'investit en particulier dans la richesse du vocabulaire, mais je trouve qu'il a une manie ostentatoire un peu vaine, surtout qu'il commente de manière appuyée certains de ses choix. Au moins, c'est nourri. Je n'ai jamais été friand des phrases toutes pauvres de Samuel Beckett, Marguerite Duras, Christian Bobin, etc. Malheureusement, ce n'est pas très savoureux question prosodie. Ce n'est pas une lecture qui me berce, c'est une lecture intellectuelle. Le début du roman a pourtant ce charme de décrire un père, sa fille et un autre jeune qu'il prend sous son aile en train de se balader dans la nature. Nous avons droit à des descriptions de ce qu'ils observent, puis à la scène où ils font le guet face à un inconnu. Mais, dès la troisième page du premier chapitre, nous avons le passage qui nous intéresse, une imitation évidente des lettres de Rimbaud de mai 1871 à Izambard puis Demeny, avec pour preuve le recours aux italiques (ma citation va transposer les caractères romains en italique et la partie en italique en caractères gras) :
 
[...] Je l'ai guidée longtemps, elle me guide aujourd'hui, cette fille très fille, dont je n'ai jamais rêvé de faire un garçon manqué, mais à qui, bien avant ma retraite, dépensant mes loisirs d'enseignant, j'ai donné le goût des longues randonnées dans ce bois où nous sommes parfois des cueilleurs de simples, de bolets, de framboises, de noisettes, mais surtout des voyeurs. Je veux dire : des gens qui savent voir, à l'inverse de tant d'autres passant à côté de tout, les yeux ouverts et le regard fermé ; des gens qui appartiennent, en pleine nature, à l'ordre des contemplatifs, qui se conduisent comme dans une réserve, qui n'interviennent jamais, qui ne collectionnent rien, qui ne photographient même pas, qui se réjouissent seulement d'identifier [...]
 Notons que la mention "les yeux ouverts et le regard fermé" est à rapprocher de "Credo in unam".
A la troisième page du cinquième chapitre, il vaut la peine de mentionner un autre passage qui a le mérite de la prouesse stylistique :
 
   Dans ce cas-là reste la marche pour la marche, mais on s'aperçoit vite que les jambes sont complices des prunelles : à voyeuses déçues, convoyeuses lassées. [...]
 
J'aime bien ce genre de jeu dont "convoyeurs qu'on voyait" et "convalescent qu'on va laisser" seraient d'autres exemples.
Je ne suis qu'au premier quart du roman, mais il serait dommage de laisser tomber ces deux passages dans l'oubli pur et simple. Ceci ne veut pas dire que je place Bazin parmi les grands écrivains. Je relève simplement des fulgurances de sa part.

mercredi 12 mars 2025

Aritcle provisoire, annonce Banville-Rimbaud

 Je ne peux pas travailler dans de bonnes conditions, j'annonce un article sur Banville. Dans son premier recueil Les Cariatides et dans la version originelle de 1842, Banville commet au moins à trois reprises la rime "dort"/"d'or". Plus précisément, il emploie une fois "dort", deux fois "s'endort".
Ce n'est pas tout, il emploie le pronom relatif "dont" à la rime, la conjonction "Or", et dans un poème en sizains à la Musset il pratique un rejet d'une syllabe, du mot "air" de mémoire.
Par ailleurs, il faut que j'étudie certaines séquences au-delà des rimes.
Prenons, par exemple, la comparaison du "Dormeur du Val" avec le mot "comme" à la rime : "Souriant comme / Sourirait un enfant malade".
Le mot "comme" à la rime pratiqué par Agrippa d'Aubigné est devenu récurrent avec Victor Hugo qui l'a pratiqué à la fois à la rime et devant la césure. Musset a été un disciple et Banville a suivi, et j'insiste sur le fait que Banville place un "comment" à la rime puis un "comme". Il suit l'exemple de ce qu'a fait Hugo à la césure dans Cromwell et Marion de Lorme. Victor Hugo est souvent cité dans Les Cariatides, avec l'hommage appuyé à la fin de "La Voie lactée", mais il y a aussi plusieurs épigraphes tirées des écrits de Victor Hugo, et il y a mention de la pièce Marion de Lorme. En 1842, Banville ne pratique pas le "comme" à la césure, mais il pratique plusieurs fois le mot d'une syllabe à la rime : "comme", "or" et "dont" (ce dernier est pratiqué par Rimbaud à la césure). Baudelaire n'a qu'une antériorité partielle sur Banville en fait d'audaces, puisqu'en 1842 Banville privilégiait quelques audaces à la rime. Banville était moins courageux que Victor Hugo et Alfred de Musset, mais il a joué un rôle de relais, et c'est amusant de voir que le poète de la rime a préféré toucher aux rimes qu'aux césures dans un premier temps.
Le mot "comme" est placé à la rime par Rimbaud dans "Le Dormeur du Val". Ce "comme" a pu être identifié à la rime chez Banville "La Voie lactée" ou le rondeau sur "Coquardeau", Cariatides et Odes funambulesques, mais Banville savait vu son rejet sur Perceval que Victor Hugo s'était inspiré des vers d'Agrippa d'Aubigné avec la comparaison "Comme / Hannibal".
La comparaison du "Dormeur du Val" est plus longue et se délie en tant que subordonnée : "Comme / Sourirait un enfant malade." La comparaison de Rimbaud contient une balance ambiguë, avec le sourire et la maladie, l'état d'enfant malade qui sourit fait songer à un accent mélodramatique hugolien. Le personnage est décrit en train de dormir, et dans Marion de Lorme que Banville invitait à lire en citant ce drame dans ses Cariatides nous avons un "comme" suspendu à la rime pour une comparaison "comme il dort". Il y a un autre aspect intéressant, c'est la reprise "Souriant" / "sourire". Ce genre de répétition a aussi des antécédents.
Quant à la forme "souriant", elle se rencontre dans le poème "Le Stigmate" liée à une comparaison solaire et peu après des mentions "follement" qui font songer à la rivière du début du sonnet "Le Dormeur du Val". J'ai aussi des éléments à rapprocher de la description de la servante "La Maline" : "alerte et...", "vint" qui pourraient se ressentir d'une lecture de poèmes des Cariatides.
Voilà, le sort a beau s'acharner, j'ai écrit ce que je voulais. Bientôt une grande mise en forme de tout ça.
 
 
 
 
 
 

dimanche 9 mars 2025

Quand la rime s'endort, l'allusion cachée de Rimbaud à Banville ! (édité le 10 mars, ajout en conclusion)

 
Je mets parfois des accompagnements musicaux choisis gratuitement, mais les titres ci-dessus ont à voir avec la présent article où il est question d'emprunter ou voler des rimes si je puis dire, et où il est question d'un sommeil d'inattention qui n'a que trop durer pour moi.

Dans divers articles, et en particulier à partir d'un colloque qui s'est tenu en 2004 à Charleville-Mézières, Jacques Bienvenu a mis en avant que, dans sa réponse à la lettre de Rimbaud de mai 1870, Banville avait probablement critiqué les rimes imparfaites des trois poèmes qui lui avaient été soumis : une version sans titre de "Sensation", la pièce "Credo in unam" devenue "Soleil et Chair" et enfin le poème intitulé "Ophélie".
Les Actes de ce colloque ont été publiés dans le colloque n°5 de la revue Parade sauvage et nous y trouvons l'étude de Jacques Bienvenu sous le titre suivant : "Ce qu'on dit aux poètes à propos de rimes", page 247 et suivantes.
Cette thèse n'a retenu ni l'attention des rimbaldiens en général, ni l'attention des métriciens. Je suis le seul à en avoir soutenu les conclusions et j'ai travaillé à la prolonger, notamment au plan de l'emploi des vers de neuf syllabes du côté de Charles Cros et Paul Verlaine. Bienvenu souligne que Rimbaud a pu avoir accès à une pré-originale des premiers chapitres du traité de Banville avant de rédiger ses lettres du 13 et du 15 mai 1871 à Izambard et Demeny. Dans ce traité, Banville se montre fermement opposé aux licences en fait de rimes. Banville a probablement critiqué la rime "lys"/"cueillis" du poème "Ophélie" puisqu'il était en train de dénoncer ce genre d'abus des poètes dans le traité qu'il était en train de rédiger, ainsi que la rime "Vénus"/"venus", bien plus fautive à l'oreille d'un Banville que la rime sulfureuse "Vénus"/"anus" que Rimbaud allait bientôt se permettre dans "Vénus anadyomène". Au fait, pourquoi Marc Ascione, Alain Chevrier et d'autres passent leur temps à croire inutilement que Rimbaud jouerait sur le sens de "vieille femme" avec le mot "anus" ? Ils ne savent pas ce que c'est qu'un anus ? Parlent-ils seulement le français ? Elle a un ulcère à la vieille femme, ça ne veut rien dire. Evidemment que le sens normal se suffit à lui-même à la lecture de ce sonnet ? Et je dis bien normal, parce que si je disais le sens premier ils partiraient sur leur goût pour le sens second. Non, votre lecture, elle est anormale. Point barre.
Reprenons.
Banville aurait critiqué ces rimes chez Rimbaud plutôt que de crier au génie, ce qui prouve au passage que Banville n'est pas quelqu'un qui sait goûter la poésie d'autrui. Il a un petit manque de compétence assez évident. Moi qui suis intelligent et qui ai de la sensibilité, je trouve admirables "Ophélie", "Sensation" et le très décrié "Credo in unam" il a une sacrée verve et une sacrée prosodie, et il déploie un propos. Mais, bref, reprenons.
Parmi les rimes que Banville a pu critiquer, il y a celle-ci qui figure dans "Ophélie" : "aune qui dort,"/"astres d'or." En liaison avec l'époque lointaine où le "t" de fin de mot se prononçait, il est de tradition de ne pas faire rimer "or" et "dort". Je vous épargne les autres proscriptions du genre, mais remarquons que les poètes ont eu recours à cette rime un peu négligée, et tout particulièrement Alfred de Musset. Mais ici, il est question de la réaction d'un Banville tatillon, tel que son traité écrit à la même époque peut en donner une idée. Ce qui est tout de même étrange, c'est que dans la suivante lettre à Banville, celle du mois d'août 1871, Rimbaud a envoyé un poème où figure la rime "Bois qui dort,"/"pommades d'or". L'expression "Bois qui dort" est un équivalent évident de l'expression "aune qui dort" et "pommades d'or" fournit une rime identique de départ "dort"/"d'or", mais aussi une autre forme d'équivalence, puisque l'émotion du poète qui se paie avec des "astres" est tournée en dérision par le mot "pommades". Et Rimbaud déforme aussi pour l'occasion l'expression "pommes d'or". Le mot "pommades" est frappant à d'autres égard, puisque la forme "pommadés" est à la rime au vers 2 de "Vénus Anadyomène", poème qui contient lui aussi un équivalent de la rime "dort"/"d'or" avec la rime du second quatrain : "ressort"/"essor".
En clair, nous avons des indices que "Vénus anadyomène" est un sonnet composé après la réponse de Banville, et un sonnet qui digérerait par la raillerie la réponse du censeur qui ne lui a pas encore ouvert les portes du Parnasse. Le poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" s'amuse à rappeler volontairement la rime du poème "Ophélie", c'est le discours supposé avec fermeté par Bienvenu et je me range pleinement à cette conviction. Et cela ne s'arrête pas là ! J'ai encore plus d'un épisode à dérouler...
Reprenons l'expression "Bois qui dort", elle est assez singulière et elle se retrouve à nouveau, plutôt suggérée que formulée telle quelle il est vrai, dans le poème "Tête de faune", lequel poème s'inspire de la comédie Le Bois de Glatigny comme JE l'ai démontré et annoncé le premier, du poème "Sous bois" de Glatigny et du poème du même titre "Sous bois" de Banville, deux dernières sources découvertes par Steve Murphy.
Comme le témoignage d'Ernest Raynaud fait entendre que des manuscrits de "Paris se repeuple" et "Tête de faune" furent récupérés auprès de Charles Cros et Théodore de Banville, Jacques Bienvenu tend à considérer que le manuscrit lui-même de "Tête de faune" venait plutôt de Banville étant donné qu'il contient encore une fois une occurrence de la rime "dort"/"d'or", et la source relevée par Murphy du poème "Sous bois" conforte cette hypothès : "écrin vert taché d'or", "où le baiser dort". C'est le lien avec l'expression du dernier vers : "Baiser d'or du Bois" qui permet de faire le rapprochement avec "Bois qui dort" dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs".
Rimbaud renverrait sans arrêt cette rime aux yeux de Banville.
Cela était involontaire dans la lettre initiale et le poème "Ophélie", il s'agit d'une provocation dans la lettre d'août 1871 et le poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" dont personne ne s'étonne jamais qu'il ne figure pas dans le dossier paginé de Verlaine, puis dans "Tête de faune" la provocation se double d'une perspective d'en avant poétique. Les trois dizains de "Tête de faune" ont des césures chahutées comme jamais, et cela joue, comme l'a fait remarquer Bienvenu, sur les ambiguïtés de Banville qui célèbre la règle tout en avouant qu'Hugo aurait tout de même pu créer un art totalement libre en fait de césure. Du coup, la rime "d'or"/"dort" et la confusion phonétique du quatrain final, rimant tout en "oeil" si je puis dire : "écureuil", "feuille", "bouvreuil", "se recueille", participent d'une revendication faunesque de poète qui veut la "liberté libre" en soutien aux audaces à la césure. Je rappelle que "Tête de faune" est un poème en décasyllabes littéraires avec une césure, à lire de manière forcée, après la quatrième syllabe. Ne croyez pas les billevesées des métriciens sur la variation des césures en l'espace de ces douze vers, même si vous pourriez vous croire fort d'expliquer que la liberté libre c'est quand il n'y a plus de césure.
Dans "Tête de faune", la rime "d'or"/"dort" annonce clairement l'avènement des vers "nouvelle manière" du printemps et de l'été 1872.
 Mais il y a un poème plus régulier que "Tête de faune", peut-être un peu antérieur, qui offre lui aussi une occurrence de la rime "d'or"/"dort". Il s'agit des "Mains de Jeanne-Marie", poème qui s'inspire du poème du recueil Emaux et camées de Théophile Gautier : "Etude(s) de mains". Notez que le poème véhicule une rime reprise à la comédie Vers les saules de Glatigny : "cousine"/"usine", rime qui donnait raison à Yves Reboul de tourner le dos au délire des recherches de sens douteux pour le mot "cousine" pour lui préférer le sens normal du mot. Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" offre donc la rime : "fleurs d'or"/"éclate et dort." Le poème a-t-il un lien étroit avec Banville ? Pour une fois, il est permis d'en douter. En tout cas, cette rime obsède Rimbaud.
Rimbaud ne commet qu'une fois la rime équivalente avec des mots bien distincts : "ressort"/"essor" dans "Vénus anadyomène", mais il revient à plusieurs reprises sur une rime à l'identique : "dort"/"d'or". Les mots à la rime sont dans le même ordre de "Ophélie" à "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs".  L'ordre de défilement inverse "d'or"/"dort" est adopté dans les deux poèmes "Les Mains de Jeanne-Marie" et "Tête de faune" composés au début de l'année 1872, en février et éventuellement en mars.
La rime revient dans cet ordre "d'or"/"dort" dans le sonnet "Poison perdu", ce qui est un argument important de l'attribution du poème à Rimbaud, la rime "d'or"/"dort"/"mort" des tercets accompagnant une rime faible en "'-ée", sans consonne d'appui : "piquée", "trempée", "préparée".
Or, si nous revenons aux poèmes de l'année 1870, nous nous apercevons qu'après le sonnet "Vénus anadyomène" daté sur un manuscrit du 27 juillet, nous avons une rime équivalente dans le sonnet "Le Mal" : "calices d'or", "hosannah s'endort", puisque "s'endort" n'est après tout qu'une forme enrichie de la conjugaison verbale "dort".
Mais là vous me direz que le poème "Le Mal" ne peut pas être une provocation à l'encontre de Banville, puisqu'il ne semble pas lui avoir été communiqué et puisque son sujet n'a rien à voir avec les poésies de Banville, et à peu près tout avec Les Châtiments de Victor Hugo.
Et pourtant, on sent qu'il se joue quelque chose et que la réplique à Banville couve sous cette rime...
Avant de vous apporter la solution, je confirme que nous sommes sur la bonne voie par le relevé d'une dernière rime de Rimbaud. Dans Un cœur sous une soutane, Rimbaud a inclus des poèmes parodiques qui permettent de tourner en dérision son personnage principal. Et il y a une pièce essentielle à verser au dossier qui n'est autre que le poème intitulé "La Brise" :
 
Dans sa retraite de coton
Dort le zéphyr à douce haleine ;
Dans son nid de soie et de laine,
Dort le zéphyr au gai menton !
 
Quand le zéphyr lève son aile
Dans sa retraite de coton,
Quand il court où la fleur l'appelle,
Sa douce haleine sent bien bon !
 
O brise quintessenciée !
O quintessence de l'amour !
Quand la rosée est essuyée,
Comme ça sent bon dans le jour !
 
Jésus ! Joseph ! Jésus ! Marie !
C'est comme une aile de condor
Assoupissant celui qui prie !
ça nous pénètre et nous endort !
 
Cette création anticipe le "Sonnet du Trou du Cul", d'autant que la relative "où la fleur l'appelle" préfigure "où la pente les appelait". On peut être frappé également combien ce poème tout en dérision fait écho aux vers pourtant aimés de "l'Ariette oubliée" envoyée à Verlaine en avril 1872 : "Le vent dans la plaine / Suspend son haleine." En bon lecteur des Cariatides de Banville, Rimbaud s'inspire ici des répétitions de vers qu'il peut apprécier dans les "triolets" des Odes funambulesques, comme dans pas mal de productions baudelairiennes des Fleurs du Mal. Ce poème en quatre quatrains est aussi la première ébauche du poème en trois quatrains "Tête de faune". Au lieu de l'anaphore sur deux vers : "Dans la feuillée," nous avons l'anaphore "Dort" aux vers 3 et 4 et au lieu de la chute "se recueille", la conclusion verbale : "et nous endort". Nous partons dans un cas d'un abri sous la feuillée et dans l'autre cas d'une "retraite de coton". Et Rimbaud s'est inspiré du livre deux des Cariatides dans l'édition de 1864, la section "Amours d'Yseult", ensemble qui deviendra pour "Elise" dans les éditions définitives. Je n'ai pas mon exemplaire de 1864 sous la main, mais je consulte en ligne le fac-similé de l'édition originale de 1842 des Cariatides, et Rimbaud cible donc directement le poème V de la section "Amours d'Yseult". Il s'agit d'un sonnet, et la reprise est évidente du début de cette pièce banvillienne, mais la lecture d'ensemble confirme les intentions comiques de la parodie :
 
Le zéphyr à la douce haleine
Entr'ouvre la rose des bois,
Et sur les monts et dans la plaine
Il féconde tout à la fois.
 
Le lis et la pâle verveine
S'échappent fleuris de ses doigts,
Tout s'enivre à sa coupe pleine,
Et chacun tressaille à sa voix.
 
Mais il est une fleur penchée
Qui se retire desséchée
Sous le baiser qui veut l'ouvrir.
 
Or, je sais des âmes plaintives
Qui sont comme les sensitives
Et que le bonheur fait mourir.
 Il y a de fortes et bonnes raisons de penser que ce sonnet est aussi une source directe pour "Tête de faune" (le baiser qui veut l'ouvrir, la rose des bois, Tout s'enivre, chacun tressaille) et pour "Poison perdu" (chute "le bonheur fait mourir", rime d'attaque des tercets). La chute "que le bonheur fait mourir" ressemble à la chute du poème cité plus haut : "et nous endort". Le premier quatrain avec ses fortes connotations sexuelles : "Entr'ouvre la rose des bois", "féconde", confirme le sens assez cru de la formule "la rosée est essuyée" chez Rimbaud. Avec "Assoupissant" en guise de relais, nous passons aussi des deux mentions en attaque de vers "Dort" au mot de la fin "s'endort". La forme "Dort" est justement martelée dans "Le Dormeur du Val", poème que de prime abord on ne ferait pas intervenir dans cette série visant Banville. Pourtant, ça prend de la consistance.
Mais, si je ne vous fournis pas l'ultime pièce du dossier, vous pouvez encore vous dire que tout cela n'a aucun sens précis.
Normalement, Banville n'a jamais pratiqué la rime "d'or"/"dort", contrairement à Musset, Hugo, Gautier et d'autres, sauf que Banville retouchait ses vers.
Dans l'édition définitive de ses œuvres,  on peut lire le poème des Cariatides intitulé "Phyllis" et daté de juillet 1842, la préface du recueil datant du mois de septembre. Le poème "Phyllis" est une imitation latine classique avec des exemples très connus, comme celui de Clément Marot au début de son Adolescence clémentine. Vers la fin du poème, nous avons une rime très correcte : "effort"/"s'endort". Je me permets de citer les vers en question :
 
Voici la douce Nuit qui vient, et sans effort
Sous le baiser du soir la Nature s'endort.
 
 Vous noterez que la Nuit est un peu l'équivalent du faune rimbaldien.
En 1842, Banville avait tourné cela autrement avec une autre rime :
 
Fermez l'arène, enfants. Déjà sur ses longs voiles,
La nuit brode en courant sa ceinture d'étoiles,
Et dans l'herbe fleurie et sur l'arène d'or,
Sous le baiser du soir la Nature s'endort.
[...]
 
Notez que dans le peu vers restants, nous avons la mention "Anadyomène" à la rime.
En clair, Banville s'est reproché la licence "d'or"/"s'endort".
Je dois vérifier sur ma fragile édition de 1864, à moins que je ne le fasse sur le fac-similé de cette édition disponible sur le site Gallica. J'éditerai alors cet article demain. Mais Rimbaud a identifié ce défaut de rime dans la poésie de Banville, et c'est pour cela qu'il n'a eu de cesse de citer cette rime. "Vénus anadyomène" répond à Banville en offrant une variante de la licence "ressort"/"essor" pour "dort"/"d'or", puis le sonnet "Le Mal" fait siffler la forme verbale même employée par Banville en sa jeunesse : "s'endort" avec la même rime "d'or"/"s'endort", puis le poème d'Un cœur sous une soutane offre une variante "condor"/"s'endort" au milieu d'autres allusions précises aux poèmes voisins de l'églogue "Phyllis" qui contient la fameuse rime hérétique originelle de Banville.
J'aurais d'autres choses à dire, des prolongements à proposer, mais je vous laisse sur cette mise au point qui vous fera énormément songer, je n'en doute pas.
 
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Je viens de vérifier sur le fichier fac-similaire du site Gallica de la BNF de la nouvelle édition en 1864 des Cariatides. Banville avait déjà corrigé la rime "dort"/"s'endort", je ne pouvais donc mal de la repérer tant que je n'avais pas accès à l'édition originale. Une vérification reste à faire du côté de l'édition des "poésies complètes" de 1857 qui contient l'ajout "Le Sang de la coupe" (petit cafouillage dans mes derniers articles sur ce point). En tout cas, voici la leçon de 1864 :
 
Fermez l'arène, enfants. Déjà sur ses longs voiles,
La nuit brode en courant sa ceinture d'étoiles,
Les flammes du couchant meurent, et sans effort
Sous le baiser du soir la Nature s'endort.
La Nature pâmée est plus jeune et plus belle
Que la Vénus de marbre et la nymphe d'Apelle :
A toi donc, ô Daphnis ! la victoire et le prix
Du combat que tous deux vous avez entrepris.
Car si belle que soit une Anadyomène
Sortie en marbre blanc des mains de Cléomène,
Mieux vaut la chaste enfant dont l’œil sourit au jour,
Dont le sein est de chair, et palpite d'amour !
 C'est un pavé dans la mare des études rimbaldiennes que je soumets là à l'attention. Vous avez enfin l'explication nette pour laquelle Rimbaud a poursuivi Banville avec la rime "dort"/"d'or". Vous avez des éléments qui intéressent de loin en loin la genèse de "Tête de faune" où le baiser fugitif est quelque peu vent et soleil. On pense à la brise du zéphyr, on pense ici à un "baiser du soir" qui est double mort avec les "flammes du couchant" qui "meurent" et une "Nature pâmée", mais un baiser du soleil à la Nature aussi, ce que cache une lecture de surface du syntagme "baiser du soir".
Il va de soi que dans le poème "La Brise" de Léonard (Rimbaud) le mot "condor" peut se lire "con d'or" et fait écho à la double mort de la pièce "Phyllis". J'ai déjà fait état de l'occurrence du mot "Anadyomène" à la rime qui justifie l'idée que "Vénus Anadyomène" soit aussi une réponse à Banville. Vous constatez aussi un paradoxe, puisque quand il a envoyé les poèmes "Ophélie" et "Credo in unam" à Banville Rimbaud ne prévoyait pas une réflexion sur la rime "dort"/"d'or". Pourtant, la rime "voiles"."étoiles" est la première du poème "Ophélie" où elle encadre la rime fautive pour Banville : "lys"/"hallalis", premier quatrain de rimes croisées : "étoiles", "lys", "voiles", "hallalis", et la reprise du dernier quatrain fait que nous avons les mêmes remarques à faire pour la conclusion du poème en remplaçant "hallalis" par "cueillis" : "étoiles", "cueillis", "voiles", "lys". J'irais jusqu'à souligner que "cueillis" y annonce le choix "se recueille" qui conclut la rime en "oeil" du dernier quatrain de "Tête de faune" : "écureuil", "feuille", "bouvreuil", "se recueille", la rime "feuille"/"se recueille" étant reprise au Bois de Glatigny.
Notons que le deuxième quatrain de "Ophélie" se lovait dans la citation de rimes de Banville avec "Ophélie"/"folie". Je crois pourtant difficilement que le jeu d'envoyer ces rimes-là à Banville de manière volontaire dès la lettre de mai 1870 soit envisageable. Rimbaud ne connaissait pas d'avance que Banville allait publier un traité à ce point-là. En tout cas, après probablement la réponse de Banville, à partir des sonnets "Vénus anadyomène" et "Le Mal" et du poème "La Brise", Rimbaud a été capable d'identifier la présence de cette rime négligée dans un poème de jeunesse de Banville et de l'identifier dans un poème qui entre en résonance avec les discours passionnés impliquant la Nature et la rime "étoiles"/"voiles" dans les poèmes "Ophélie" et "Credo in unam". Je remarque aussi dans la citation ci-dessus l'occurrence du mot "chair" qui peut avoir préparé l'évolution de titre en "Soleil et Chair". Je rappelle que dans sa lettre de mai 1870 Rimbaud dit à Banville qu'il est jeune et qu'il a besoin qu'on lui tende la main. Il est ainsi un peu après aller rechercher une erreur de jeunesse de Banville, le sentiment de culpabilité étant confirmé par le remaniement du vers.
Mais les perspectives pour la critique rimbaldienne ne s'arrêtent toujours pas là.
Rimbaud a donc lu la version originale des Cariatides de 1842, à moins qu'il ne s'agisse de la version publiée en 1857. Rimbaud a lu les deux versions du recueil ! Il est évident que la version de 1864 était la plus accessible à son époque, mais comme elle était déclarée "nouvelle" on ne peut s'étonner que Rimbaud ait cherché à accéder à sa forme originelle.
Ce faisant, Rimbaud a eu un confort extraordinaire pour comparer l'évolution des vers de Banville et son passage de césures régulières à des césures audacieuses. Il a pu évaluer toute l'évolution dès l'année 1870, ce qui est à prendre en considération dans les études sur l'évolution du vers de Rimbaud dès 1870.
Une perspective s'ouvre aussi quant à la lecture des "Reparties de Nina" dont le sujet rebondit sur un propos de Glatigny dans sa préface de 1870 même à une édition par Lemerre de trois de ses premières œuvres.  Glatigny y dit qu'il ne corrige pas ses vers de jeunesse pour qu'il reste sa jeunesse, lui devenant un homme positif à la manière du Fortunio de Musset passant du Chandelier à la parodie La Chanson de Fortunio d'Offenbach.
La section inégale des "Amours d'Yseult" contient des poèmes où il est question d'érotisme de vision de femme à la messe, notamment le premier poème très réussi, et cela intéresse aussi la lecture de plusieurs poèmes de 1870 de Rimbaud dont ceux cités plus haut qui ciblent Banville. La section contient aussi un poème en quatrains où le vers de six syllabes alterne avec le vers de quatre syllabes, ce qui nous rapproche de l'alternance octosyllabes et quadrisyllabes que "Ce qui retient Nina" a repris à la "Chanson de Fortunio", et il y a quelques échos possibles avec justement "Ce qui retient Nina", la rime clef "jour"/"amour et son positionnement dans le poème de Banville ou bien l'idée d'un "profil dur".
J'aurais d'autres éléments encore à traiter, mais un dernier fait insolite est à relever. Dans "Credo in unam", poème en rimes plates, nous avons une petite altération d'une séquence de quatre vers en rimes croisées. Cela concerne précisément la forme conjuguée "étoile" et le nom "voile" : "bleus", "s'étoile", "mystérieux", "voile". Les rimbaldiens ont déjà relevé cette anomalie, elle a été commenté par Cornulier et je ne sais plus si c'est Murphy ou Cornulier qui a fait remarquer que l'anomalie avait été habilement disposée en fonction du changement de page manuscrite sur les feuillets de transcription envoyés à Banville. L'humour de cette perturbation vient d'une volonté de créer l'impression d'un trouble soudain vécu par le poète, puisque la dryade est nue et que le poète évoque une "clairière sombre où la mousse s'étoile", vision pubienne qui provoque donc un sursaut parmi les rimes !
 Par conséquent, quand Rimbaud raille Banville pour la rime "d'or"/"s'endort", il n'est pas peu heureux de la trouver à la suite d'une rime "étoiles"/"voiles" qui se rapproche d'une erreur volontaire du poème "Credo in unam". Rimbaud vante l'intérêt du fait exprès des fautes de versification pour exalter des effets de sens proprement poétiques, tandis que Banville renonce à sa jeunesse pour une poésie tracée au cordeau.
 Je sais qu'il est compliqué d'admettre que Rimbaud a commis une faute volontaire, que Banville n'a vu que les licences habituelles en son siècle à reprocher et que Rimbaud a su retourner cela en railleries, puis en principe de sa propre évolution jusqu'aux vers déréglés "dernière manière", mais c'est la conclusion imparable qui ressort de la confrontation des textes et des dates. Je ne crois pas que tout était prévu dès l'envoi de mai 1870, explication plus homogène qui n'aura pas la vraisemblance pour elle.

samedi 8 mars 2025

Un Rimbaud comme Hugo et Banville en somme...

Le titre du présent article est une blague, le titre "Comme Hugo" était pas mal, ici je bouffonne un petit peu, mais j'explique.
Rimbaud emploie la forme "en somme" dans "A la Musique", et j'ai remarqué, depuis un certain temps déjà même si je n'en ai jamais parlé, que cet emploi à la rime était commun à Hugo et Banville. Je l'ai repéré tout récemment dans Cromwell et c'est parce que je dois prendre le temps de fixer l'antériorité d'Hugo sur Banville que je n'en ai jamais parlé.
Je viens de trouver un fac-similé en ligne de l'édition originale des Cariatides de Banville.
 

Je n'ai pas accès à l'édition philologique de Peter Edwards avec le texte de l'édition définitive et toutes les variantes rapportées en fin de volume. Le site Wikisource privilégie des versions tardives de 1889, et l'édition originale n'était pas disponible sur le site Gallica de la BNF. J'ai découvert enfin un site américain utile. Le recueil Les Stalactites est en revanche disponible sur le site Gallica.
Théâtre ou poésies lyriques, le reste de la production en vers de Banville semble postérieur à 1855 : Odelettes en 1856, Améthystes en 1863, Le Sang de la Coupe en 1857.
Gouvard a fixé que la première césure sur déterminant d'une syllabe de Banville datait de l'édition originale de 1857 des Odes funambulesques.
Je sais que dans sa préface au Sang de la Coupe Banville indique toutefois qu'il y a eu une édition de ses poésies complètes en 1854 ou 1855 qui contenait les poèmes du recueil Le Sang de la coupe qui publié isolément en 1857 est contemporain des Odes funambulesques.
Je possède un exemplaire des Cariatides de 1864 et je sais que les vers de poèmes tels que "La Voie lactée" ont été remaniés, et cela fait apparaître des césures acrobatiques.
Rimbaud a lu la version de 1864, il s'en est inspiré donc en 1870 et en 1871. Mais, pour l'histoire du vers indépendamment de Rimbaud, il faut bien faire contraster l'édition originale et celle de 1864.
En 1842, le recueil Les Cariatides fournit une rime sur le mot "comment" dans "La Voie lactée" et plusieurs pages plus loin une rime sur le mot "comme". J'ai relevé aussi des rejets et contre-rejets de deux syllabes, mais Banville ne pratique pas des césures audacieuses à ce moment-là. Il n'en reste pas moins que le mot "comme" à la rime dans le poème "La Voie lactée" dont on sait l'importance pour "Credo in unam" et "Ophélie" est un indice de ce qui se jouait dans le changement de génération poétique. Banville et Baudelaire étaient des adolescents dans la décennie 1830 contrairement à Gautier et Musset ! Et Banville a une amorce de pratique à la Cromwell qui n'a pas attendu Baudelaire. Et si je cite le "en somme", c'est qu'il est à la rime dans le poème "Stephen" qui suit "La Voie lactée", et j'ai repéré le "en somme" dans Cromwell, comme j'ai annoncé que dans Cromwell et Marion de Lorme le "comme" à la rime était entouré de pas mal de "comment" mis à la rime.
Je constate la série "comment", "comme" et "en somme" dans Les Cariatides de Banville en 1842. 
Je prévois aussi de passer du temps à évaluer la prégnance de rimes, même banales, dans les recueils de Banville et Hugo, comme je prévois de faire contraster les versions des Cariatides et de privilégier bien sûr l'influence de la version de 1864 sur les poésies de Rimbaud.

vendredi 7 mars 2025

Les études métriques ne font-elles que tourner en rond ?

Le titre de cet article résume sans doute la pensée de ceux qui ne s'intéressent pas à l'analyse métrique de la poésie. Non seulement ces gens étudient et parfois plutôt bien le sens des poèmes indépendamment du cadre versifié, mais même s'ils acceptent que Roubaud et Cornulier aient pu remettre du bon sens dans l'étude des césures les études métriques qui ont suivi ne semblent pas autre chose que des preuves a posteriori de cette rénovation des études métriques vers 1978-1982. Quant aux effets de sens à la césure ou à l'entrevers, ils ne sont bien souvent qu'un calembour redondant avec ce que dit en mots le poème. C'est même en s'appuyant sur le discours du poème qu'on justifie le sens des enjambements.
Pourtant, il y a encore des enjeux. Il y a des insuffisances dans le discours mis en place par Roubaud, puis surtout Cornulier en 1982, Cornulier ayant fait école au sein de la critique universitaire. Il demeure aussi des cas compliqués : la réalité métrique de "Tête de faune" de Rimbaud et forcément celle de ses vers dernière manière. Les poèmes tardifs de Verlaine posent des problèmes similaires que cache complètement une étude s'arrêtant au recueil Jadis et naguère, qui est le dernier grand recueil de Verlaine. Les verlainiens s'illusionnent à donner de l'intérêt à la suite de sa production poétique, ce qui n'est pas mon cas : je lis le reste de ses recueils en me forçant et ça m'ennuie à mourir, mais au plan de la versification ils sont plus délicats à analyser. Il y a aussi un historique à revoir au sujet de l'évolution du vers, puisque les métriciens ont privilégié plus arbitrairement qu'ils ne veulent l'admettre le rôle de Baudelaire, puisqu'ils ont évité de comparer les césures et les entrevers, puisqu'ils ont négligé les rejets et contre-rejets d'épithètes, puisqu'ils ont écarté certaines configurations trop éparses, puisqu'ils n'ont rien dit sur la genèse des mesures d'accompagnement et n'ont pas fait un sort au trimètre. La mise au point de Cornulier sur les trimètres classiques est assez récente elle-même. Il y a un problème aussi d'étude sur les rejets ou contre-rejets d'une syllabe, puis sur les contre-rejets de deux syllabes ou plus qui forment une suite grammaticale ne justifiant pas une pause.
On pourra dire que tout cela est de la précision d'arrière-garde, mais je ne suis pas d'accord.
Il y a d'autres enjeux encore. Qu'est-ce qui réellement différencie le vers de théâtre du vers lyrique en fait d'enjambement ?
Puis, il y a au-delà de tout cela un arrière-plan auquel personne ne pense. A l'origine, la versification a à voir avec la mémoire. Lors des débuts de l'écriture, même les lois, même peut-être la comptabilité est composée en vers, en formes martelées flanquées d'échos, répétitions sinon rimes qui vont se graver dans l'esprit. Peut-être que la mort du vers a à voir avec une société où l'écrit n'est plus un problème en société. Il y a une vraie réflexion culturelle à avoir sur la disparition du vers, sur le fait que nous rechignions à apprécier la contrainte des vers.
Il existe en français selon le classement académique neuf classes ou natures de mots. Nous avons d'un côté des mots variables : le verbe, le nom, l'adjectif, le déterminant et le pronom, de l'autre côté des mots invariables : la préposition, l'adverbe, les conjonctions rangées en deux catégories, et puis les interjections qu'on essaie encore de séparer avec une catégorie d'onomatopées.
A l'époque de Rimbaud, Hugo et compagnie, la catégorie du déterminant n'existait pas telle que nous la connaissons. Les articles définis et indéfinis étaient à part, et beaucoup de déterminants étaient appelés des adjectifs malgré une logique grammaticale profondément différente, loin de l'origine latine.
Pour le sujet qui nous occupe, les métriciens ne s'intéressent pas aux mots autonomes, donc aux interjections, adverbes en emploi autonome, etc. Les métriciens ne s'intéressent pas aux mots dits lexicaux : noms, verbes, adjectifs, adverbes, et donc pas à une grande partie des pronoms.
Ils ne s'intéressent pas non plus aux mots qui ont au moins deux syllabes masculines.
Ils s'intéressent aux prépositions d'une syllabe, aux déterminants d'une syllabe, aux prépositions et aux déterminants dont la deuxième syllabe est un "e" de fin de mot, puis aux pronoms sujets et objets ou à l'adverbe de négation "ne" qui se placent avant le verbe.
Ils ont laissé de côté certains pronoms d'une syllabe, des conjonctions de subordination d'une syllabe et la liste des sept conjonctions de coordination "mais ou et donc or ni car", catégorie arbitraire en français, puisque "mais" n'a pas un emploi si différent de l'adverbe "puis" et n'est pas un élément de coordination comme "et", "ou" et "ni". Il n'y a aucune raison de placer "mais", "or" et "car" parmi les conjonctions de coordination, plutôt que parmi les adverbes et locutions adverbiales. Le mot "donc" est complètement incongru dans cette liste.
En laissant de côté les trois conjonctions "et", "ou" et "ni", les conjonctions de subordination "si", "comme", "quand", et des pronoms relatifs "dont" ou "qui" non précédé d'une préposition les métriciens se sont privés d'outils pour des enquêtes plus fouillées.
Les critères de la métricométrie se sont figés en un mode d'approche structuraliste en tension avec la réalité historique de l'évolution qu'ils prétendaient observer, ce que deux autres cloisonnements ont aggravé : la non comparaison entre les césures et les entrevers, la séparation non étayée par des critères entre vers de théâtre et poésie lyrique. Et en tolérant l'idée des vers d'accompagnement trimètres et semi-ternaires, le discours de la métricométrie s'est laissé contaminer par un préjugé intuitif légué par la tradition alors même que la méthode voulait une approche rigoureuse non intuitive.
Et justement sur le trimètre, cela fait des années que je dis qu'il faut une étude fouillée du drame Cromwell de 1827. Pourquoi à votre avis ?
Les trimètres classiques considérés comme évidents supposent une répétition de mots, une anaphore interne : "Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir", ou bien une symétrie grammaticale nette : "mener les chiens, guider les gens, traire les vaches" (trimètre de mon invention pour l'exposé).
Hugo a pratiqué ses premiers trimètres vers la fin de son drame Cromwell, Acte IV et V, alors que nous pouvons relever plein de trimètres selon les habitudes de lecture que nous avons héritées du vingtième siècle, puisque dès que la grammaire paraît s'y prêter et dès que la césure nous paraît faible nous pensons pouvoir trouver naturelle la lecture en trimètres. C'est tout de même intéressant qu'un jour quelqu'un comme moi fasse un relevé des trimètres apparents dans Cromwell où on verra que les trimètres évidents ne sont qu'à la fin de la pièce !
Et je mettrai ça en relation avec d'autres évolutions tardives des vers de Cromwell. Car les mises en relief de mots d'une syllabe devant la césure ou à la rime deviennent abondantes aussi vers la fin du drame, même s'il y a un "mais" à la césure dès le premier acte. Là, je parle de phrasillons du genre "oui", "non", etc. Et c'est très intéressant de voir que Victor Hugo prend la mesure de la fragmentation des paroles qui a une conséquence sur le débit du vers au théâtre, alors qu'en poésie lyrique les à-coups n'empêchent pas que le vers doit rapidement reprend un certain rythme sous peine de perdre l'ambiance lyrique.
Ben, ça, c'est un sujet d'étude, et un sujet qui concerne l'éloquence, qui nous fait réfléchir sur le débit poétique et le débit en vers au théâtre, pardon si le mot "débit" est ici un peu familier.
Sur le trimètre, Viny pose un problème remarquable à cause d'un vers de son "Eloa" et d'un trimètre manuscrit inédit évident antérieur à Cromwell de Victor Hugo.
Bien qu'il soit un médiocre versificateur, Edmond Rostand est important aussi à étudier. Son Cyrano de Bergerac s'inspire de l'antécédent de Cromwell et c'est même le seul succès théâtral de cet ordre que nous puissions étudier après le bouleversement du vers dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Rostand va pratiquer des enjambements de mots en veux-tu, en voilà, à une époque où ils sont banalisés depuis trente à quarante ans, car avant Rimbaud il y a eu pas mal de parnassiens obscurs qui l'ont pratiqué : Mendès, Silvestre, Blanchecotte, ça ne s'arrête pas à deux raretés de Borel et Banville, puis un envol de Verlaine, Mallarmé et Rimbaud. Et l'intérêt c'est de vérifier si Rostand quand il commet un enjambement de mot pratique ou non le semi-ternaire. J'ai cru remarquer que dans certains cas avec enjambements de mots la lecture en trimètre et même en semi-ternaire était impossible. Vous me direz que c'est déjà le cas avec les parnassiens, mais il y a eu une réalité de l'émergence du concept de semi-ternaire, et Martinon atteste précocement de sa réalité, et cela devrait impliquer Cyrano de Bergerac. Or, j'ai l'impression que ça ne marche pas pour la pièce de Rostand. En revanche, il me semble que dans une certaine poésie médiocre au profil rythmique assez plat vous avec des alexandrins bien découpés, puis de temps un vers avec d'un côté un groupe de quatre syllabes et de l'autre un groupe de huit syllabes, mais sans que vous n'éprouviez le besoin de supposer un effet de lecture forcée à la césure. Pour moi, c'est évident que c'est ça qu'il faut repérer historiquement pour fixer une origine au consensus de la mesure d'accompagnement. Les poètes au XIXe siècle pratiquaient le trimètre avec un effet à la césure ou ils pratiquaient des césures audacieuses sans se poser la question d'une mesure rythmique de relais. Mais, dans la seconde moitié du XIXe, ce sont les clampins qui ont dû commencer à pratiquer des trimètres sans chercher à produire un effet à la césure, et à la toute fin du XIXe siècle on est passé aux clampins qui faisaient des alexandrins 48 ou 84 sans effet à la césure, et comme personne ne lit ce qui n'appartient pas au patrimoine poétique, ce point d'histoire de perception du vers échappe aux études métriques et quand on s'aperçoit que ces vers-là existent c'est chez des poètes d'une certaine importance mais qui écrivent au vingtième siècle trop de temps après la bataille que pour qu'on leur attribue l'invention. Valéry et d'autres sont concernés, alors que Valéry a un pied dans le XIXe siècle et n'est pas le plus malhabile des versificateurs. Il y a dû y avoir un problème d'enseignement du vers autour de la décennie 1880. Les jeunes ont lu les vers les plus déjantés de Rimbaud et Verlaine, avant de lire les vers épars un peu audacieux et délicats à repérer de Victor Hugo et d'autres, et ils ont pris pour argent comptant les concept de césure mobile et d'enjambement libre. Du coup, ils ont appris à écrire en vers classiques, mais avec l'option d'écrire sans règle à côté pour faire moderne. La logique suivie par les poètes du XIXe siècle, de Victor Hugo à Arthur Rimbaud et Paul Verlaine, n'a pas eu lieu d'être pour eux. Et certains considérant que le vers doit avoir un cachet d'harmonie prosodique faisaient soit des alexandrins normaux, soit s'accordait des trimètres purs, des semi-ternaires 48 ou 84 simplement jolis d'être gracieusement 4 et 8 ou 8 et 4.
 Et on projette à tort cela en mesures d'accompagnement sur des vers de Victor Hugo et d'autres, même si de fait le trimètre était pensé comme une double mesure derrière la césure normale à tout alexandrin.
A force d'étudier dans le détail ce qu'il s'est passé, je ne pourrai que revenir toujours plus à même d'expliquer ce que Rimbaud a cherché à faire dans ses poèmes en vers de onze syllabes ou dans "Conclusion" de "Comédie de la soif". Pour le reste, j'ai déjà expliqué la césure forcée pour les poèmes en alexandrins (!!) "Qu'est-ce" et "Mémoire", pour les poèmes en vers de dix syllabes que sont "Tête de faune", "Jeune ménage" et "Juillet".
J'ajoute que l'étude des vers employés, des strophes, des césures ou des entrevers, ainsi que des mots à la rime a des conséquences considérables sur la seule étude des sources. Rien que ça, c'est déjà énorme comme outil de critique littéraire. C'était l'objet de mon article "La Versification tactique" paru dans la revue Rimbaud vivant en 2021.
L'année prochaine, je commencerai un discours d'une nouvelle teneur sur la poésie en prose de Rimbaud, et je vous agacerai par d'autres minuties auxquelles vous ne vous attendez pas encore, mais des minuties qui permettront de rendre objectives pas mal de remarques qui sans support sont toujours taxées de spéculations, de subjectivité, etc. Certes, sur la prose, je n'ai pas un terrain balisé par la reconnaissance des moules adoptés par les poètes, par les études de métriciens, mais j'ai déjà un petit bagage que j'ai monté au fil du temps. Je pense que j'arriverai à quelque chose de très intéressant. J'étudie aussi des débuts de roman, parfois contemporains pour méditer le style. Petit à petit, quelque chose se met en place.

mercredi 5 mars 2025

Vers de théâtre et mots-outils d'une syllabe à la rime...

Sur son blog Rimbaud ivre, Jacques Bienvenu a publié un article où il propose d'envisager que Rimbaud a employé le mot "comme" à la rime suite à sa lecture des poésies de Banville : cliquer ici pour lire l'article "Une rime rarissime du 'Dormeur du Val' inspirée par Banville". 
Ma perspective pour l'instant n'est pas de déterminer de qui Rimbaud s'inspire à tel moment. Je suis dans la réflexion sur une évolution d'ensemble de la versification française, et le présent article va revenir sur deux sujets : celui d'un emploi plus souple du vers au théâtre et celui des mots grammaticaux d'une syllabe à la rime, et sur ce dernier sujet je vais revenir sur l'importance dans le cas de Banville d'accéder à toutes les versions de ses recueils.
Je me permets de parler très rapidement du premier sujet sur les vers de théâtre.
L'idée des métriciens : Cornulier, Gouvard, etc., c'est de laisser à part les vers de théâtre, ce que je ne trouve pas défendable.
Effectivement, il existe un contraste entre les vers de théâtre de Victor Hugo et ce qu'il se permet dans ses poésies, poésies lyriques ou satiriques puisque Châtiments il y a. Toutefois, qu'ils écrivent en tant que dramaturge ou en tant que poète, Victor Hugo et Alfred de Musset sont les mêmes personnes et toutes leurs œuvres furent lues avec la même attention par Baudelaire, Banville et leurs divers successeurs.
Ce n'est pas tout. Selon les critères des métriciens, le seul vers déviant de Musset à la césure n'appartient pas à son théâtre en vers, mais à un poème lyrique "Mardoche": "Mais une fois qu'on les commence, on ne peut plus [...]". Tout aussi déviant selon les mêmes critères des métriciens, son "Comme une" à la rime figure, en revanche, dans une comédie en vers, mais il se trouve que cette comédie en vers fait partie du premier recueil de poésies de Musset Contes d'Espagne et d'Italie à la toute fin de l'année 1829. Marceline Desbordes-Valmore a pratiqué un tel vers déviant à la césure dans un décasyllabe de son recueil de poésies de 1830, tandis que Pétrus Borel a pratiqué l'enjambement de mots dans un poème de son recueil Rhapsodies de 1833, en se pliant, il est vrai, à la composition un peu théâtrale d'un dialogue en vers : "Adrien que je redise encore [une fois]". Défaut de mémoire de ma part pour la fin du vers, mais peu importe. Gouvard recense aussi un vers de Barbier et un autre de l'obscur Savinien Lapointe. Il faudrait une enquête sur les vers de théâtre de la décennie 1830, surtout du côté des parodies de Victor Hugo après la bataille d'Hernani. A défaut, on voit que la séparation entre vers de théâtre et vers lyriques n'est pas pleinement justifiée.
Le contraste ne concernerait pour l'instant que le seul Victor Hugo. Toutefois, il est d'autres faits à observer. Avant Cromwell, Hugo a pratiqué la forme "comme si" à la césure dans ses Odes et ballades, et de mémoire il pratiquait déjà aussi à cette époque à la césure ou à la rime l'isolement de l'adverbe "Puis" qui est un équivalent de l'adversatif "Mais" que Corneille emploie à deux reprises à la césure dans Suréna. Le "comme si" et le "Puis" reviennent à l'honneur aux césures et aux rimes des Contemplations. Mais, avec le seul cas des Odes et ballades, avec le seul cas du "comme si" devant la césure du poème "Mon enfance", la séparation pour Victor Hugo lui-même est fragilisée. Il faut y ajouter les mots grammaticaux vers d'une syllabe dans "La Chasse du burgrave", objets jadis de remarques dans le livre d'Alain Chevrier La Syllabe et l'écho : "ni" et "si".
Et ce qui devient intéressant, c'est que selon les critères des métriciens qui ont par ailleurs écarté plusieurs mots grammaticaux d'une syllabe il n'y a que six vers déviants de Victor Hugo sur l'ensemble de son théâtre en vers de 1827 à 1843, deux vers à chaque fois dans les trois drames Cromwell, Marion de Lorme et Ruy Blas. Il n'y a pas de vers déviant dans Hernani, Le Roi s'amuse et Les Burgraves. C'est essentiellement les emplois à la césure ou à la rime de "comme" qui font qu'il y a aussi des vers déviants dans Hernani et Les Burgraves. Hugo a écrit Marion de Lorme en 1829 avant Hernani, ce qui contredit le classement habituel réservé à la chronologie de ses pièces. ET cela dégage surtout que Victor Hugo a eu une période importante de remise en cause de la versification de 1825 à 1829 qui a connu ensuite une retombée dont se ressentent au théâtre Hernani et Le Roi s'amuse. Certes, le recueil des Orientales, contemporain de Marion de Lorme confirme la réalité d'un contraste dans la pratique du vers par Hugo, contraste entre théâtre et poésie lyrique, mais ce contraste est plus mince qu'il n'y paraît. Un "comme" à la rime figure dans un poème des Feuilles d'automne, ce qui fait une égalité d'audace avec la pièce contemporaine Hernani, malgré le scandale du rejet au premier vers : "escalier / Dérobé", Hugo pratiquant et le trimètre et les rejets d'épithètes dans ses poésies lyriques.
Au passage, je me demande si quand Sainte-Beuve fait dire à son Joseph Delorme que les romantiques pratiquent la césure mobile et l'enjambement libre il dissocie simplement l'enjambement à la césure et celui à la rime, puisqu'il n'y a aucun autre moyen d'opposer les deux notions.
Dans ses Odes funambulesques, Banville a publié en 1857 sa première césure déviante, il l'a fait sur le déterminant "un", ce qui est une citation pour moi très claire de Marion de Lorme. Banville l'a fait aussi dans une comédie en vers qu'il a introduite dans un recueil de poésies, ce qui coïncide avec le cas des Marrons du feu de Musset, et justement, si on passait alors du "c'est un" devant la césure au "comme une" à la rime, Banville pratique donc le "un" à la césure dans une comédie en vers et il pratique à la rime dans un poème la séquence "Dans un", poème dont le titre est une allusion à un poème célèbre de Victor Hugo : "La Tristesse d'Olympio" nous vaut une "occidentale" intitulée "La Tristesse d'Oscar", et au sein de ce poème Banville a cité l'entrevers "Comme une" de Musset qui était déjà une citation de Victor Hugo" :
 
Jadis, le bel Oscar, ce rival de Lauzun,
Du temps que son habit vert-pomme était dans un
       Etat difficile à décrire,
[...]
 
Il y a un autre emploi du déterminant à la rime dans un poème des Odes funambulesques, toujours dans l'édition originale de 1857, au sein du rondeau "A Désirée Rondeau" :
 
[...]
Que son éloge aurait valu mieux qu'un
              Rondeau.
 Dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", Rimbaud cite très précisément le "dans un" à la rime de "La Tristesse d'Oscar" :
 
Toi, même assis là-bas, dans une
Cabane de bambous, - volets
Clos, [...]
 
 En-dehors des critères des métriciens, il est quelques emplois de monosyllabes à la rime qui doivent être mentionnés.
Dans les Odes funambulesques, nous avons une rime "qui"/"Sakoski". De mémoire, il me semble que Banville l'a déjà employée dans un recueil antérieur, elle figure ici dans le poème "Les Théâtres d'enfants". Pour être employé à la rime, le mot "qui" doit être précédé d'un autre mot grammatical qui permet de rendre la "pause" à la rime acceptable, mais ici le "qui" est précédé d'une virgule :
 
[...]
Passez ce pantalon et ces bottines, qui
Viennent de chez Renard et de chez Sakoski ;
[...]
 Il s'agit clairement d'une rime déviante sur un mot grammatical d'une syllabe.
Le début de la comédie "Les Folies nouvelles" exhibe d'emblée des rimes sur préposition d'une syllabe : "contre" et "sur"., tandis que le premier poème du recueil "La Corde roide" offre un "Mais" à la rime.
En clair, dans ses Odes funambulesques, Banville n'a pas nettement dissocié les audaces des vers lyriques de celles des vers de comédie, même si les vers de comédie sont un peu plus provocateurs en fait d'enjambement et se réservent la mention du "un" devant la césure. Précisons que les audaces se concentrent dans les tout premiers vers, je cite le début de la première scène carrément :
 
Au meurtre ! épargnez un bourgeois ! [...] J'ai donné contre
Un mur, et j'ai cassé le verre de ma montre !
Mon chapeau défoncé s'est tout aplati sur
Ma tête. C'en est fait ! je suis mort à coup sûr !
C'est un bourgeois qui parle, et ses enjambements peuvent amener à conclure qu'il ne sait pas parler en vers, mais l'enjambement est ici le sel comique du poète.
Le contraste existe entre les vers de théâtre et les vers lyriques ou satiriques, mais il est faible que ce soit chez Hugo, chez Musset ou chez Banville. Notez que la comédie de Banville inclut plusieurs chansons en vers, ce qui vaut comme autre référence à Hugo et Musset.
Je prévois prochainement de faire un sort complet aux césures et rimes de Banville, mais j'aimerais accéder aux versions originelles de ses recueils, en particulier Les Cariatides. Le recueil Le Sang de la coupe est daté de 1857, mais en réalité il y a eu une édition des poésies complètes de Banville en 1854 ou 1855, là encore il me faudrait mettre la main dessus, car dans sa préface au Sang de la coupe Banville explique que les poèmes ont été publiés dans ce volume de 1854, mais sans les notes et dates explicatives.
Il me faut un historique des rimes déviantes de Banville, vu que sur les césures il a un temps de retard sur Baudelaire et Leconte de Lisle. Or, dans ses Odes funambulesques de 1857, pour un déterminant "un" devant la césure, on en a deux à la rime.
Il y a d'autres sujets à traiter sur les Odes funambulesques. Sa préface peut éclairer l'humour de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" comme du "Bateau ivre", ce que Michel Murat a déjà envisagé dans son livre L'Art de Rimbaud. La rime "hyacinthe"/"Hyacinthe" ne serait-elle pas l'origine de la rime "hyacinthes"/"jacinthes" d'un dizain de l'Album zutique ? Banville écrit un an après la publication des Contemplations qui contient "Réponse à un acte d'accusation". Banville utilise le titre "Triolets rythmiques" qui a son importance dans la parodie "Le Martyre de saint Labre" de Daudet. Il y a d'autres choses encore...
Mais, j'en reviens aux vers de théâtre. Avec Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand est revenu sur la versification de Cromwell et comme son époque en avait vu d'autres il commet des audaces inconnues du Cromwell de 1827. Rostand est un versificateur assez médiocre, mais au plan de l'histoire du vers l'analyse de sa pièce est essentielle, et je relève aussi la mention "triolet" à la rime qui suppose aussi une référence à Banville. Il y a en particulier plusieurs enjambements de mots qui permettent de dire si oui ou non Rostand pratiquait ce semi-ternaire que Martinon, puis les métriciens attribuent à Hugo et d'autres poètes du dix-neuvième siècle. Rostand situe aussi l'action à l'époque de Corneille ce qui nous rapproche encore une fois de Marion de Lorme, drame romantique complètement inconnu de la critique universitaire, mais alors complètement.
Je ferai une revue sur la pièce de Rostand dans un prochain article.

lundi 3 mars 2025

"Credo in unam" et ses allusions à des poèmes de Lamartine !

 

Hymne au soleil

 

Vous avez pris pitié de sa longue douleur !

 

Tel est le premier vers du poème des Méditations poétiques. Baudelaire l’a réécrit dans « Les Litanies de Satan ». Ne minimisez pas la réécriture en prétextant que Lamartine et Baudelaire se réfèrent à la liturgie chrétienne et que cela ne suppose pas une intention maligne de la part de Baudelaire envers la pensée de Lamartine :

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

 

Le vouvoiement de Lamartine s’adresse à Dieu, comme l’atteste le deuxième vers :

 

Vous me rendez le jour, Dieu que l’amour implore !

 

Dans « Les Litanies de Satan », l’alexandrin qui réécrit un vers de Lamartine est répété quinze fois. Nous avons quatorze mentions de ce vers isolé en guise de refrain par contraste avec des distiques couplets, puis nous avons une quinzième occurrence de ce vers en tête d’une séquence finale de sept vers.

Le poème de Baudelaire parle de l’Ange déchu et nous avons la formulation d’un exil au sein d’un monde dualiste, ce que souligne les rejets de la séquence finale, avec mention de l’adjectif clef « fécond » :

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue douleur !

Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs

Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs

De l’Enfer où, fécond, tu couves le silence !

Fais que mon âme un jour, sous l’Arbre de Science,

Près de toi se repose, à l’heure où sur ton front

Comme un Temple nouveau ses rameaux s’épandront !

 

Sans chercher à affirmer que Rimbaud a pris en considération « Les Litanies de Satan » lorsqu’il composait « Credo in unam », il faut remarquer les convergences. Baudelaire se tourne vers Satan contre Dieu qui l’a banni, Rimbaud se tourne vers Vénus qui a été bannie par l’avènement du christianisme. Il est question d’une ancienne royauté de Satan, et le motif de l’Homme Roi est central dans la composition de Rimbaud. Il est question de « l’Arbre de Science » dans la pièce baudelairienne, et il est question de savoir et de ne pas rester des ignorants dans le poème de Rimbaud. La notion d’exil est inévitable avec une évocation de l’Angé déchu, l’exil est aussi une notion clef du poème rimbaldien quoique sur un plan plus exclusivement métaphorique (pour Satan, il y a un plan concret lié au récit disons "biblique"). Le poème de Baudelaire se clôt sur une image de temple à rapprocher des marbres à la fin de la pièce rimbaldienne.

Il va de soi que le dualisme Ciel et Terre du poème de Rimbaud n’est pas le dualisme des pôles Ciel et Enfer du poème baudelairien. Cependant, nous avons bien deux poèmes de révolte contre Dieu ou le christianisme.

Venons-en à un autre détail troublant. Lamartine parle d’une douleur, avec un renvoi grammatical imprécis à la troisième personne du singulier « sa » que la lecture de la suite du poème « Hymne au soleil » est censée éclairer. Rimbaud parlera dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871 de « générations douloureuses prises de visions », mais le mot « douleur » est lui-même absent du poème « Credo in unam », même s’il est question d’une « route » « amère ». Passons au mot « misère » employé par Baudelaire. Rimbaud l’emploie plutôt vers le début du poème pour introduire la fausse prétention de l’Homme à un savoir sur les choses :

 

Misère ! Maintenant, il dit : je sais les choses,

Et va, les yeux fermés et les oreilles closes :

– Et pourtant, plus de dieux ! plus de dieux ! l’Homme est Roi,

L’Homme est Dieu ! Mais l’Amour, voilà la grande Foi !

 

Vous notez que cela coïncide avec le lancement du motif du règne de l’Homme. Et il est question de l’Amour comme Foi, et avant de montrer en quoi ça fait écho au poème de Lamartine lui-même, je voulais citer un dernier point de convergence, plus discret, entre « Credo in unam » et « Les Litanies de Satan ». J’ai cité la séquence finale de sept vers et forcément le vers aux quinze occurrences, mais il y a aussi quatorze distiques dans ce poème, et parmi ces distiques il en est un assez provocateur sur l’amour sexuel, ce qui coïncide avec l’appel à Vénus du poème de Rimbaud. Baudelaire attribue presque à Satan l’invention du plaisir sexuel, puisque les vers suivants l’en remercient :

 

[Toi…]

 

Qui même aux parias, ces animaux maudits,

Enseignes par l’amour le goût du Paradis[.]

 

Etant donné que le poème « J’aime le souvenir de ces époques nues… » est un autre poème des Fleurs du Mal qui offre des liens étroits de pensées de Baudelaire à Rimbaud, il n’est pas à négliger la possibilité que Rimbaud ait médité aussi la lecture de tels poèmes précis de Baudelaire en composant « Credo in unam ». Mais cela n’est défendable que s’il est justifié de comparer « Hymne au soleil » de Lamartine à « Credo in unam » de Rimbaud, et justement le poème offre quelques prises. Le titre justifie un rapprochement « Hymne au soleil », et vous avez des vers sur l’éveil de la Nature dans le poème de Lamartine, et nous allons les citer pour vous faire remarquer la mention mythologique de « Vénus » en personne :

 

Mais la nature aussi se réveille en ce jour !

Au doux soleil de mai nous la voyons renaître ;

Les oiseaux de Vénus autour de ma fenêtre

Du plus chéri des mois proclament le retour !

Guidez mes premiers pas dans nos vertes campagnes !

[…]

 

Je me dois aussi de citer la première séquence de sept vers de « Hymne au soleil ». Il s’agit d’un préambule à l’hymne, puisque Lamartine s’adresse à Dieu, mais nous avons la mise en place du dispositif métaphorique où le soleil rend à l’être les couleurs de la vie, répand une chaleur dans le corps qui vient circuler dans le sang même, et cela devient chaleur de l’amour communiqué à un corps qui revit. C’est exactement la métaphore qui lance le poème de Rimbaud, et les deux poètes étendent le processus à la nature entière et le verbe « aimer » est l’ultime plan métaphorique des deux poèmes, par-dessus l’image de réchauffement de vie du soleil !

 

Vous avez pris pitié de sa longue douleur !

Vous me rendez le jour, Dieu que l’amour implore !

Déjà mon front couvert d’une molle pâleur,

Des teintes de la vie à ses yeux se colore ;

Déjà dans tout mon être une douce chaleur

Circule avec mon sang, remonte dans mon cœur :

           Je renais pour aimer encore !

 

**

 

Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,

Verse l’amour brûlant à la terre ravie,

Et, quand on est couché sur la vallée, on sent

Que la terre est nubile et déborde de sang ;

Que son immense sein, soulevé par une âme,

Est d’amour comme dieu, de chair comme la femme,

Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons,

Le grand fourmillement de tous les embryons !

 

Et tout croît, et tout monte !

[…]

 

Je note la mention du nom « vallée » et je rappelle que cette image d’homme chéri du soleil « couché sur la vallée » est liée à une résurrection solaire dans « Le Dormeur du Val ». Les mots « vallée » et « val » chez Rimbaud favorisent l’idée que Rimbaud a présent à l’esprit les thèses de Lamartine, l’auteur du poème « Le Vallon » entre autres.

Dans son « Hymne au soleil », Lamartine superpose Dieu et le soleil dans son déploiement métaphorique, et Dieu confondu au soleil est celui qui « verse( ) la vie et la fécondité ! » :

 

Dieu ! que les airs sont doux ! Que la lumière est pure !

Tu règnes en vainqueur sur toute la nature,

Ô soleil ! et des cieux, où ton char est porté,

Tu lui verses la vie et la fécondité !

[…]

L’univers tout entier te reconnut pour roi ;

Et l’homme, en t’adorant, s’inclina devant toi !

[…]

 

Les phrases exclamatives en « que » font nettement penser au lyrisme de certains autres poèmes de Baudelaire, mais notez aussi la mention « vainqueur » à opposer aux mentions « trahi » et « vaincu » des vers 2 et 5 des « Litanies de Satan ». Nous avons la mention du règne ici aussi, comme dans les deux poèmes de Rimbaud et Baudelaire. Et les échos sont plus évidents encore avec le poème de Rimbaud. L’homme s’est incliné et tout le discours de Rimbaud est pour l’inviter à se relever en se libérant de tous ses dieux. Il est évident que Rimbaud veut jeter la contradiction au discours lamartinien. Nous avons un emploi commun d’une forme conjuguée du verbe « verser », mais dans un cas le Soleil est l’argument du Dieu chrétien, dans l’autre l’argument d’une Vénus explicitement opposée au Dieu qui nous « attelle à sa croix ». Le mot « vie » employé par Lamartine est exhibé à la rime dans le poème de Rimbaud, tandis que « fécondité » remplacé par « tendresse » est ensuite remplacé par les mentions plus fortes : « amour brûlant » et « nubile ». Le mot « vie » a deux autres mentions à la fin de « Hymne au soleil », d’un vers à l’autre, avec une occurrence finale à la rime, rime qui sera la dernière du poème :

Je n’avais pas goûté la volupté suprême

De revoir la nature auprès de ce que j’aime,

De sentir dans mon cœur, aux rayons d’un beau jour,

Redescendre à la fois et la vie et l’amour !

Insensé ! j’ignorais tout le prix de la vie !

Mais ce jour me l’apprend, et je te glorifie !

 

Outre la mention clef de « glorifie », je relève la forme conjuguée « ignorais », puisque Rimbaud dénonce une ignorance qui s’oppose clairement à la thèse lamartinienne.

Croyez-vous vraiment que Rimbaud et Lamartine n’entrent ici en résonance qu’à cause d’un recours à de mêmes clichés éculés dans la composition en vers ? Vous pensez que Rimbaud s’inspirerait exclusivement des poèmes mythologiques de Leconte de Lisle, de Banville, de Victor Hugo, de divers parnassiens, mais pas du poème de Lamartine, sous prétexte que le poème de Lamartine n’est pas inscrit dans un cadre mythique païen ?

Lamartine cite « Vénus » et le poème de Rimbaud règle des comptes avec le christianisme. Certes, il y a un partage de clichés plus anciens, mais le poème de Rimbaud est une réponse directe au discours de Lamartine dans « Hymne au soleil », et on va voir que d’autres poèmes de Lamartine sont ciblés. Si Rimbaud ne parle pas pour ne rien dire, forcément qu’il réplique au discours de Lamartine avec un traitement inversé des mêmes images. C’est du pur bon sens pour un lecteur !

Il n’est pas utile de citer tous les échos possibles entre « Credo in unam » et « Hymne au soleil », je vais me contenter des liens clefs. Nous avons donc une séquence de phrases interrogatives avec emploi du verbe « croire » à la rime :

 

Mais ton sublime auteur défend-il de le croire ?

N’es-tu point, ô soleil ! un rayon de sa gloire ?

Quand tu vas mesurant l’immensité des cieux,

Ô soleil ! n’es-tu point un regard de ses yeux ?

 

Ne m’opposer pas trop vite les séquences interrogatives d’autres poètes, notamment Victor Hugo, puisque ce dernier et les autres s’inspirent eux aussi précisément du succès des Méditations poétiques en 1820 ! Cette séquence interrogative a son équivalent dans « Credo in unam » et le terme « immensité » a pas mal d’équivalents chez Rimbaud (« immense Creuset », « immense splendeur de la riche nature », « immense sein ») :

 

Son double sein versait dans les immensités

[…]

 

Qui jadis, émergeant dans l’immense clarté

Des flots bleus, […]

 

Et monter lentement, dans un immense amour,

[…]

 

Le Monde vibrera comme une immense lyre

Dans le frémissement d’un immense baiser :

[…]

 

Et une occurrence de « immense » est incluse dans une séance interrogative comparable à celle de suspens métaphysique du poème lamartinien :

 

Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau

De mondes cheminant dans l’horreur de l’espace ?

 

Et nous avons justement une mention au pluriel des « pasteurs » dans « Hymne au soleil » :

 

Et c’est l’heure où déjà sur les gazons en fleurs

Dorment près des troupeaux les paisibles pasteurs !

 

Ne pouvant tout citer, je précise que dans les deux poèmes qui suivent « Hymne au soleil » : « Adieu » et « La Semaine sainte à la Roche-Guyon », Lamartine déploie ensemble les métaphores de l’embarcation à rapprocher du « Bateau ivre » et celle du soleil qui fait renaître. Nous avons ensuite le poème « Le Chrétien mourant » et puis le poème « Dieu » qui commence par un vers que de toute évidence Rimbaud combat en reprenant l’image au profit d’une thèse inversée :

 

Oui, mon âme se plaît à secouer ses chaînes :

[…]

 

Il serait intéressant de citer plusieurs vers du poème « Dieu », avec l’idée d’un langage de la nature qui a inspiré « Les Correspondances » de Baudelaire, avec le motif explicite d’un dualisme chrétien d’origine platonicienne qui sera repris pour ses images d’envol là encore par Baudelaire, et ce dualisme suppose donc que l’homme subit un « exil » au monde terrestre, idée de l’exil que retourne aussi Rimbaud dans « Credo in unam ». Lamartine parle de l’âme en prison dans le corps, référence explicite à Platon, il parle du « monde des esprits » et imagine son âme y voler à la manière de Baudelaire dans le poème « Elévation » : « Je plane en liberté dans les champs du possible. » Lamartine écrit encore ce vers : « Aux pures régions où j’aime à m’envoler[.] » Le poète dit de sa « pensée » qu’elle est « reine de l’espace et de l’éternité ». La contrepartie, en principe absurde, c’est que Lamartine peut vivre sa pensée, mais ne saurait la formuler en paroles. Il y a deux langages, et l’un, « verbe vivant », ne peut se mettre en mots, l’autre « suffit aux besoins de l’exil où nous sommes ».

D’évidence, ce poème d’accession à l’éternité et à la vérité par un langage de projection solaire lumineuse est à rapprocher du poème « L’Eternité », ce couchant d’une majorité des critiques rimbaldiens.

Le poème « Dieu » contient plusieurs équivalents de l’hémistiche « La Nature est un temple » que Baudelaire a repris à un autre poème de Lamartine « L'Immortalité » :

 

L’espace est son séjour, l’éternité son âge ;

Le jour est son regard, le monde est son image ;

[…]

 

Il est question d’une révélation entrevue par Pythagore, Socrate et Platon, et de tenter de remonter à Dieu. Il est évident que « Credo in unam » est pensé comme une réplique à ce discours que Lamartine expose dans plusieurs autres poèmes. Et si Rimbaud s’adresse à un discours chrétien qui va au-delà du champ poétique, il n’empêche que Rimbaud écrit en tant que poète et ne saurait manquer de viser une cible aussi emblématique que les Méditations poétiques de Lamartine.

Le poème « Dieu » contient une séquence interrogative lui aussi et comme « Credo in unam » le poète s’inclut dans un groupe tombé du ciel :

Ah ! que ne suis-je né dans l’âge où les humains,

Jeunes, à peine encore échappés de ses mains,

Près de Dieu par le temps, plus près par l’innocence,

Conversaient avec lui, marchaient en sa présence ?

Que n’ai-je vu le monde à son premier soleil ?

Que n’ai-je entendu l’homme à son premier réveil ?

 

J’imagine mal comment on peut regarder l’univers naître, puisque cela suppose que nous y soyons extérieur, je ne sais pas ce que peut être la conscience du premier réveil de mon espèce, puisque je n’y ai pas accès pour mon être lui-même…

Il s’agit visiblement de communier en Dieu. Rimbaud fait clairement écho à tel type de discours quand il parle de « Singes d’hommes tombés de la vulve des mères » et quand il se demande : « La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve ? »

Et insistons sur le fait que le poème « Dieu » se termine sur ce vers idéologique que contre le poème de Rimbaud :

 

L’homme cessa de croire, il cessa d’exister !

 

Et cela s’accompagne chez Lamartine de l’image solaire :

 

Mais peut-être, avant l’heure où dans les cieux déserts

Le soleil cessera d’éclairer l’univers,

De ce soleil moral la lumière éclipsée

Cessera par degrés d’éclairer la pensée ;

[…]

 

Face à Lamartine, il y a les poètes qui ne renoncent pas à endosser la révolte d’un Byron. Le deuxième poème des Méditations poétiques de manière curieuse s’intitule « L’Homme » et est adressé « A Lord Byron ». Je dis « de manière curieuse » parce que même si ce n’est pas l’intention de Lamartine on peut être tenté de se dire que Byron est une figure de L’Homme qui se révolte.

Au passage, je remarque que le deuxième vers a une séquence à la rime « ange ou démon » à rapprocher du « ange ou pource » d’un des sonnets « Immondes », ou « Stupra » si ça vous parle plus, de Rimbaud. Au début du poème, nous avons ce tour phrastique parallèle à « la nature est ton temple » ou « Le jour est son regard » : « La nuit est ton séjour, l’horreur est ton domaine[.] » Le poète Byron est comparé à « l’oiseau qui chante ses douleurs », l’aigle. Le regard de Byron est explicitement comparé à celui de Satan : « Ton œil, comme Satan […] ». Lamartine accuse alors Byron d’avoir une « raison mutinée » et je ne peux m’empêcher au calembour « mutilée » à la lecture. Lamartine invite le poète à limiter l’exercice de sa raison, ce qui est le contraire du discours de « Credo in unam » :

 

Ne porte pas plus loin tes yeux ni ta raison :

Hors de là, tout nous fuit, tout s’éteint, tout s’efface ;

Dans ce cercle borné Dieu t’a marqué ta place.

 

Et cela est suivi de l’idée d’êtres qu’on a laissé tomber dans la vie et qui ne savent d’où ils viennent :

 

Comment ? pourquoi ? qui sait ? De ses puissantes mains

Il a laissé tomber le monde et les humains,

Comme il a dans nos champs répandu la poussière,

Ou semé dans les airs la nuit et la lumière ;

Il le sait, il suffit : l’univers est à lui,

Et nous n’avons à nous que le jour d’aujourd’hui !

 

Rimbaud refuse cet état de cécité volontaire.

Voici la suite immédiate du poème de Lamartine :

 

Notre crime est d’être homme et de vouloir connaître :

Ignorer et servir, c’est la loi de notre être.

 

Rimbaud reproche au contraire aux hommes de fermer les yeux en croyant en savoir assez sur les choses, il les invite à sonder l’univers tout illimité qu’il est, à scruter les cieux, à inspecter l’horizon… Le discours est expressément contradictoire :

 

L’Homme veut tout sonder – et savoir ! […]

 

Lamartine invite au contraire Byron à « adorer [s]on divin esclavage », à admettre ses limites de « faible atome emporté », à embrasser le « joug » et à « Descend[re] du rang des dieux qu’usurpait [s]on audace ». Le poème « L’Homme » assez conséquent se termine par un couplage des verbes « croire » et « aimer » qui sont au centre du discours tenu dans « Credo in unam » :

 

Viens reprendre ton rang dans ta splendeur première,

Parmi ces purs enfants de gloire et de lumière,

Que d’un souffle choisi Dieu voulut animer,

Et qu’il fit pour chanter, pour croire et pour aimer !

 

Par quel tour de passe-passe les rimbaldiens ne confrontent-ils jamais la thèse de Rimbaud à l’antithèse lamartinienne ?

Je peux encore faire une longue liste de citations des Méditations poétiques à mettre en tension avec le discours de « Credo in unam ». Je suis en train de parcourir les phrases interrogatives du poème « L’Immortalité »… Je compare ensuite le premier vers de « L’Immortalité » et le premier vers de « La Prière » :

 

Le soleil de nos jours pâlit dès son aurore,

[…]

 

Le roi brillant du jour, se couchant dans sa gloire,

[…]

 

Le poème « L’Immortalité » est celui qui contient l’hémistiche : « la nature est ton temple » que Baudelaire a adapté au début du sonnet « Les Correspondances » : « La Nature est un temple… »

Le poème « La Prière » contient justement lui aussi sa séquence sur le moule « la nature est ton temple » :

 

L’univers est le temple, et la terre est l’autel ;

Les cieux en sont le dôme : et ces astres sans nombre,

Ces feux demi-voilés, pâle ornement de l’ombre,

Dans la voûte d’azur avec ordre semés,

Sont les sacrés flambeaux pour ce temple allumés ;

[…]

 

Quand, dans Les Contemplations publiées en 1856, Victor Hugo compare la Lune à une immense hostie, il a derrière lui trente-six ans de méditations du premier recueil de Lamartine…

Les baudelairiens accepteront difficilement le vers suivant comme une clef de lecture pour le sonnet « Les Correspondances » :

 

La voix de l’univers, c’est mon intelligence.

 

Ils préfèrent chercher midi à quatorze heures.

Le poème « La Prière » est suivi par une pièce courte « Invocation », puis nous repartons sur un long poème en alexandrins intitulé « La Foi ». Plus loin, nous aurons « Philosophie », puis « Le Temple », puis nous arriverons à « Hymne au soleil » et à « Dieu » dont nous avons déjà parlés. En clair, c’est un peu comme si au sein des Méditations poétiques Lamartine avait fragmenté et éparpillé les pièces d’un seul long discours métaphysique de croyant. Le poème « Le Désespoir » fait fausse note dans l’ensemble, tandis que certains poèmes ont des sujets plus particuliers. La critique littéraire ne semble s’intéresser qu’aux poèmes qui ont un sujet plus particulier. Ils n’ont pas mesuré l’importance d’un discours d’ampleur qui prédomine dans tout le recueil et auquel furent pourtant bien sensibles les poètes du XIXe siècles tels que Musset, Baudelaire et Rimbaud.

Lamartine ne manque pas d’évoquer la pensée de Lucrèce dans son recueil. Je ne sais plus où, mais il mentionne Epicure. Cela pourra faire l’objet d’un développement dans un prochain article. Je reviendrai sur Lamartine, j’ai déjà indiqué que le « Tu n’iras pas plus loin » que Dieu adresse aux flots est une idée qu’affectionne Lamartine et à laquelle répond Rimbaud en disant que les pieds lumineux des Maries (statues votives) ne sauraient faire reculer l’Océan poussif. Cette image se rencontre en particulier dans les Nouvelles Méditations poétiques. Toutefois, comme Lamartine cite assez peu la mythologie grecque directement, je ne peux m’empêcher de mentionner le passage suivant de « La Mort de Socrate » :

 

Et quand le doux regard de la naissante aurore

Dissipant par degrés les ombres qu’il colore,

Comme un phare allumé sur un sommet lointain,

Vint dorer son front mort des ombres du matin,

On eût dit que Vénus d’un deuil divin suivie

Venait pleurer encor sur son amant sans vie !

Que la triste Phœbé de son pâle rayon

Caressait, dans la nuit, le sein d’Endymion !

Ou que du haut du ciel l’âme heureuse du sage

Revenait contempler le terrestre rivage,

Et, visitant de loin le corps qu’elle a quitté,

Réfléchissait sur lui l’éclat de sa beauté !

Comme un astre bercé dans un ciel sans nuage

Aime à voir dans les flots briller sa chaste image !

 

A deux vers près, il s’agit de la fin du long poème paru en plaquette « La Mort de Socrate ». J’ai relu L’Apologie de Socrate de Platon avant de relire ce poème de Lamartine pour évaluer à quel point Lamartine développait une inspiration personnelle, ce qui prédomine bien évidemment. L’image a un traitement subtil chez Lamartine au sujet du bel Endymion puisqu’il est question d’un regard porté de soi à soi finalement. Cette beauté compense l’attaque un peu scolaire de ma citation, avec cette imitation paresseuse d’Homère. La rime « pâle rayon »/ « Endymion » se retrouve à l’identique dans « Credo in unam » : pourquoi ? Rimbaud a imité quelqu’un qui avait imité Lamartine ? La rime est un cliché que les deux poètes peuvent partager ? Ou Rimbaud lisait-il les vers de Lamartine avec un tant soit peu d’attention ? C’est ce que la critique rimbaldienne n’a jamais affronté ! Je cite la rime chez Rimbaud :

 

– La blanche Séléné laisse flotter son voile,

Craintive, sur les pieds du bel Endymion,

Et lui jette un baiser dans un pâle rayon…

 

Les mentions d’Endymion et de Vénus sont à leur place dans un poème de Lamartine qui a pour cadre l’Antiquité grecque, mais tout l’article ci-dessus a mis le doigt sur une restriction patente de la recherche universitaire : « Credo in unam » n’était qu’un centon sur un traitement moderne antichrétien de la mythologie grecque, sans voir que la contestation du christianisme ouvrait une fenêtre du côté des poèmes d’expression de la foi, justement !